Texte inédit pour le site de Ballast
Depuis quelques années, entreprises, écoles de commerce, étudiants et médias chantent les louanges de l’entrepreneuriat social. Ce modèle d’entreprise d’un nouveau genre promet de résoudre les problèmes du XXIe siècle sans, bien sûr, remettre en question le modèle économique en place. Des plus séduisants au premier abord, le discours de l’entrepreneuriat social mérite pourtant d’être replacé dans son contexte afin de mieux cerner les enjeux idéologiques et pratiques qu’il soulève. ☰ Par Pablo Sevilla
D’après un récent sondage Ipsos, 50 % des étudiants souhaitent travailler dans l’économie sociale et solidaire (ESS). Ce secteur est né à la fin du XXe siècle du regroupement par l’État de l’économie solidaire et de l’économie sociale. Porteur d’une vision critique des fondements de la société capitaliste, il réunit des structures partageant des principes forts : gouvernance démocratique, lucrativité limitée, ancrage territorial, mobilisation citoyenne. On devrait donc se réjouir de l’engouement des jeunes en faveur de l’ESS, favorisé par l’essaimage d’associations telles qu’Enact’us dans les établissements d’enseignement supérieur. Pourtant, l’apparition d’un nouvel acteur, l’entrepreneuriat social, et son importance grandissante — notamment dans le numérique — semble en passe d’annihiler le potentiel critique du secteur. Par opposition à l’ESS traditionnel, ce modèle d’entreprises postule qu’il n’existe aucune alternative à l’économie de marché et que l’action sociale et environnementale doit être soumise, pour être efficace, à des exigences de lucrativité et de concurrence.
« Une telle situation met en péril les structures de l’ESS, au premier rang desquelles on retrouve les associations. »
Avec l’aide de la loi Hamon, qui a élargi la possibilité d’intégrer ces entreprises à l’ESS, il n’est plus rare de voir le secteur réduit à l’entrepreneuriat social. Le discours porté par les entrepreneurs sociaux tend dès lors à apparaître comme représentatif de la vision portée par les acteurs du secteur. Une telle situation, due autant au flou entourant la perception de l’ESS qu’à la béatitude des journalistes devant le mouvement de l’entrepreneuriat social, met aujourd’hui en péril les structures de l’ESS — au premier rang desquelles on retrouve les associations, déjà durement touchées par la crise.
Une tentative de moralisation du capitalisme
Cinq minutes dans l’Atelier de l’ESS, à Paris (un centre de ressources sur l’ESS), suffisent à comprendre de quel côté penche la balance du secteur et quels modèles sont privilégiés par les institutions. « Entreprenez autrement », « Devenez entrepreneur du changement », « Créez votre entreprise responsable »… On pourrait se croire à un salon de la French Tech [label décerné aux écosystèmes de startups dynamiques, ndlr]. À écouter les acteurs majeurs de l’entrepreneuriat social, on comprend facilement comment cette hégémonie culturelle a pu se mettre en place en si peu de temps. Maîtrisant parfaitement les codes de la communication, capables de mettre en avant des individualités fortes aux parcours exceptionnels, les entrepreneurs sociaux cultivent l’art du story-telling : « Il a préféré le social à la banque d’affaires », disent en substance tous ces portraits d’entrepreneurs qui s’affirment volontiers idéalistes, mais savent rester pragmatiques, à l’image de Nicolas Hazard, PDG du Comptoir de l’innovation et véritable idéal-type de l’entrepreneur social. Ce pragmatisme se traduit souvent par des collaborations audacieuses. Le Comptoir de l’Innovation est ainsi en partie financé par la banque d’affaires JP Morgan, connue pour ses implications dans de nombreux scandales financiers. Dans les partenaires financiers d’Ashoka France, pilier de l’entrepreneuriat social très lié au cabinet de conseil McKinsey, on retrouve des fondations de grandes entreprises (BEL, L’Occitane, Fondation Bettencourt) ainsi que des multinationales (SEB, Rothschild, McCain, Veolia).
(Ewelina Karpowiak)
Si l’argent des grandes entreprises n’a pas d’odeur, ce n’est pas le cas de l’argent public. Les entrepreneurs sociaux sont formels en ce qui concerne ce dernier : « Pas question pour les entrepreneurs sociaux d’être dépendants des pouvoirs publics. La volonté de pouvoir conserver son indépendance est cruciale. » Lorsqu’Arnaud Mourot, président d’Ashoka France, présente sa vision de l’avenir de la lutte contre la pauvreté, l’État n’est même pas cité comme acteur de ce combat. Et c’est là un des gages supplémentaires du succès des entrepreneurs sociaux : en niant la légitimité du financement public, ils s’insèrent parfaitement dans les politiques d’austérité mises en place depuis des décennies. À l’opposé des associations, subventionnées donc peu efficaces, les entrepreneurs sociaux se présentent comme la composante « professionnalisée » de l’ESS. La professionnalisation signifie l’application des méthodes de gestion du privé, méthodes dont les dégâts sur un secteur aussi important que celui de la santé sont désormais bien connus.
« En niant la légitimité du financement public, les entrepreneurs sociaux s’insèrent parfaitement dans les politiques d’austérité. »
Les critiques que l’on pourrait adresser aux entrepreneurs sociaux ne sauraient les toucher, tant ils se veulent ancrés dans la « réalité » et dans la recherche d’efficacité. Que les outils du privé soient le fruit d’une certaine vision du monde ne leur pose pas de problème. En effet, dans leur discours volontariste, toute action est intrinsèquement bonne, et toute critique théorique reléguée au rang de charabia idéologique. Or, à entendre les entrepreneurs sociaux, on comprend aisément qu’ils s’inscrivent eux-mêmes dans un courant idéologique : le néolibéralisme1. On retrouve chez eux l’ensemble des éléments de cette théorie : primauté des obligations sur les droits, vision « entrepreneuriale » de l’individu, restriction du rôle de l’État, « managérialisme », extension du principe de concurrence à l’ensemble des aspects de la vie. Par l’ampleur de ses implications, le néolibéralisme s’affirme comme un projet politique autant qu’économique. Dans ce projet, le social business joue un rôle de moralisation et de relégitimation d’un capitalisme affaibli par la crise2. En contradiction avec les valeurs portées par le secteur, le discours des entrepreneurs sociaux sonne comme un véritable requiem pour l’économie sociale et solidaire — en particulier pour les associations.
Entre conflits et connivences
L’unité factice que semble indiquer la réunion des acteurs associatifs et des entreprises sociales au sein d’un même ensemble, l’ESS, dissimule l’hostilité du discours entrepreneurial envers les associations. Ces deux acteurs ne représentent pas deux approches de l’action « sociale » qui pourraient cohabiter. La légitimité même du modèle associatif est constamment niée à chaque ligne du discours des entrepreneurs sociaux : inefficaces, dépendantes des pouvoirs publics, paralysées par l’idéologie — pour ces derniers, les associés sont le passé et sont donc voués à mourir. Jean-Marc Borello, président du groupe SOS, géant de l’entrepreneuriat social, aime ainsi à répéter que « dans 10 ans, il y aura 10 fois moins d’associations en France ». Avec de tels amis, le secteur associatif n’a pas besoin d’ennemis. La situation est d’autant plus périlleuse que le discours de l’entrepreneuriat social triomphe au moment même où les associations traversent une situation difficile, affectées qu’elles sont par les politiques d’austérité et le passage d’une culture de moyens à une culture de résultats au sein des collectivités territoriales. Les pouvoirs publics, déjà transformés par les réformes liées au New Public Management, les poussent à adopter les modes de fonctionnement du privé et à introduire le mécénat d’entreprise dans leur financement.
(Ewelina Karpowiak)
Dès lors, la frontière entre association et entreprise sociale peut devenir poreuse. Un certain nombre d’associations se sont ainsi totalement converties au discours de l’entrepreneuriat social et peuvent de facto être assimilées à la catégorie « entrepreneuriat social ». On notera ainsi qu’une grande partie des « fellows3 » d’Ashoka France sont des associations, parfois subventionnées, parfois financées par les aides à l’insertion, ou travaillant étroitement avec les collectivités territoriales. Ceci n’invalide en rien les remarques précédentes, et ces contradictions entre discours idéologique et pratiques concrètes est une constante du néolibéralisme — le sauvetage des banques par les États en 2008 en est un exemple parfait. Le clivage qui est en train de se créer au sein du secteur associatif apparaît très clairement dans le débat sur les Social Impact Bonds4, dont l’expérimentation en France sous le nom de « contrats à impact social » a débuté récemment. Un certain nombre d’associations s’y opposent fondamentalement. Le Collectif des associations citoyennes a, par exemple, récemment publié une tribune dans Le Monde pour alerter sur le danger qu’induirait une financiarisation de l’activité des associations. En revanche, Hugues Sibille, président du Labo de l’ESS, y est favorable et voit dans ces titres une opportunité pour le secteur.
« Ici, comme à chaque fois que l’on nous présente une évolution comme un progrès, il convient de se demander : que risquons-nous de perdre ? »
On assiste donc à un conflit profond au sein de l’ESS, entre des associations et entreprises sociales qui souhaitent pousser le secteur à se moderniser à marche forcée et des associations qui défendent leur identité et leur héritage historique ; entre une vision dépolitisée de l’ESS et cette « ESS de combat » qu’appelaient de leurs vœux deux acteurs du secteur. En dépit des connivences avec certaines associations, il n’en reste pas moins que le triomphe de l’entrepreneuriat social risque fort de mettre fin au projet associationniste. Dans l’état actuel des choses, il est douteux que le modèle associatif survive à ces assauts idéologiques, ou alors dans une configuration qui n’aura que peu à voir avec l’identité associative et l’ESS en général. Ici, comme à chaque fois que l’on nous présente une évolution comme un progrès, il convient de se demander : que risquons-nous de perdre ? Les entreprises sociales ne sont pas une version améliorée des associations ou des coopératives, mais promeuvent une vision du monde bien particulière. Alors, pourquoi défendre les acteurs historiques de l’ESS aujourd’hui ?
Un secteur « a‑capitaliste » en danger
Comme l’explique Jean-Louis Laville, l’associationnisme solidaire, né au début du XIXe siècle, « fait irruption pour réclamer une extension de la démocratie incluant le domaine économique et social5 ». Les associations et coopératives, conquêtes ouvrières récentes, apparaissent alors comme de véritables terrains d’expérimentation démocratique. À l’opposé de la vision philanthropique qui s’impose dans la deuxième moitié du XIXe siècle et qui influence aujourd’hui l’entrepreneuriat social, l’associationnisme lutte avant tout pour l’égalité et la démocratie. Quand l’entrepreneuriat social se construit sur une vision dépolitisée de la société, en ignorant les relations de pouvoir et de domination, l’économie sociale et solidaire se caractérise par sa « capacité à interroger les conceptions dominantes du politique et de l’économie6 ». Si les associations peuvent avoir des activités économiques, elles sont nécessairement non lucratives. La possibilité d’intégrer le bénévolat permet une connexion constante avec la société civile. Ces caractéristiques font d’elles de véritables outils démocratiques à la portée des citoyens, au moyen desquels ces derniers peuvent investir de nouvelles formes de production, d’échange ou de consommation. Les ressourceries, par exemple, questionnent autant les processus industriels de traitement des déchets que la notion même de « déchet » ou que nos modes de consommation, en proposant une alternative locale, solidaire et émancipatrice.
(Ewelina Karpowiak)
Si les coopératives sont soumises aux règles du marché capitaliste comme n’importe quelle entreprise, elles sont « a‑capitalistes »7, dans la mesure où leur mode de gouvernance démocratique limite la possibilité d’accumulation du profit et interdit la rémunération d’actionnaires. En moyenne, entre 40 % et 50 % des excédents qu’elles réalisent sont mis en réserve, le reste étant redistribué entre les salariés de la coopérative. L’hégémonie de l’entrepreneuriat social, fièrement dépolitisé, est en train de changer un secteur qui reposait sur le partage de valeurs fortes. Elle contribue à y réduire désormais l’engagement social à une déclaration de principes, faute d’application effective dans les méthodes employées. Le social disparaît au profit de l’impact social, notion tellement floue qu’on se demande quelle entreprise ne pourrait s’en revendiquer. En outre, au-delà de la vision portée par les acteurs, la qualité des services proposés et la possibilité pour chacun d’y accéder peuvent être profondément affectées par le passage à une vision entrepreneuriale. L’évolution des services à la personne8 est exemplaire des risques de nivellement induits par l’introduction de logiques lucratives dans un secteur.
« Aucune transformation sociale ou environnementale d’ampleur ne sortira de l’entrepreneuriat social. »
Jean-Louis Laville et Anne Salmon9 résument ainsi l’évolution de l’entrepreneuriat social dans l’introduction de leur dernier ouvrage : « Dans un premier temps, l’argumentaire mobilisé par les entreprises consistait à valoriser leur professionnalisme qui permettrait d’éviter […] l’amateurisme
endémique des associations. Dans un deuxième temps, […] est mis en place un lobbying destiné à ouvrir les services, […] entraînant alors la concurrence déloyale des associations qui est dénoncée. […] Dans un troisième temps, […] est exigée la solvabilisation des sociétés commerciales par les avantages que leurs consentent les autorités publiques […]. Le bilan après quelques années fait apparaître une augmentation des inégalités d’accès aux services, les groupes lucratifs concentrant leur offre dans les milieux urbains pour des services simples […] au détriment des zones rurales et de services plus compliqués […]. »
Assumer la conflictualité, amorcer la lutte
Il est probable qu’une grande part des étudiants attirés par l’ESS ait découvert le secteur par le biais de l’entrepreneuriat social. En dehors des clivages traditionnels, ils sont souvent dépolitisés, aspirent à agir et se moquent bien de la pureté idéologique de leurs méthodes. C’est à cette génération, dont je fais partie, que cet article s’adresse, pour les avertir du piège que tend l’entrepreneuriat social à notre idéalisme. Aucune transformation sociale ou environnementale d’ampleur ne sortira de l’entrepreneuriat social : revernir l’idéologie néolibérale ne la rend pas moins néfaste. Comment croire à une refonte du système lorsqu’elle est opérée par des acteurs qui épousent sa logique ? Quelles réflexions sur la croissance, le productivisme, le travail, la démocratie, le pouvoir permet un modèle qui se targue de ne pas remettre en question les fondements du capitalisme ? La rénovation de l’ESS que nous promettent les entrepreneurs sociaux est un leurre qui menace les particularités d’un secteur qui proposait jusqu’ici des alternatives réelles. Alors que l’arrivée en France des « contrats à impact social » lancent le signal de départ vers une libéralisation toujours plus forte du secteur, il est, à l’inverse, essentiel d’investir les associations et coopératives pour défendre ce que l’ESS peut être. Peut, parce qu’il ne s’agit pas de dire que les acteurs de l’ESS ont été jusqu’ici exemplaires, mais de rappeler que les principes fondateurs du secteur contiennent en eux les germes d’une économie alternative — une économie locale, non capitaliste, encastrée dans la société10, démocratique et autogestionnaire. Un rappel que doivent également entendre les associations attirées par les sirènes de l’entrepreneuriat social. Si elles continuent d’ignorer la conflictualité à l’œuvre dans l’ESS et de considérer les entrepreneurs sociaux comme des compagnons de route, nous assisterons à une reprise de la fable du pot de terre et du pot de fer. Dans l’état actuel des choses, nous savons pertinemment quel rôle sera alors dévolu aux associations.
Illustrations de bannière et de vignette : Ewelina Karpowiak
- Pierre Dardot, Christian Laval, La Nouvelle Raison du Monde — Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009.[↩]
- Jean-Louis Laville, Agir à gauche — L’économie sociale et solidaire, Desclée de Brouwer, 2011.[↩]
- Entrepreneurs sociaux accompagnés par Ashoka.[↩]
- Il s’agit d’un mode particulier de financement des associations. L’État fixe des objectifs liés à une mission d’intérêt général. Un intermédiaire privé est chargé de financer la réalisation de cette mission par une association. Si les objectifs sont atteints, l’intermédiaire est rémunéré par l’État.[↩]
- Jean-Louis Laville, op. cit.[↩]
- Ibid.[↩]
- Jean-François Draperi, « Le projet de l’ESS : fonder une économie Acapitaliste », Revue Mouvements, n° 81, 2015, pp. 38–50.[↩]
- Jean-Louis Laville et Marthe Nyssens, Les Services sociaux, entre associations, État et marchés, La Découverte / M.A.U.S.S / C.R.I.D.A, 2001.[↩]
- Jean-Louis Laville et Anne Salmon, Association et Action publique, Desclée de Brouwer, 2015.[↩]
- Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1983.[↩]
REBONDS
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