Cartouches (92)


Des iden­ti­tés qui s’entrechoquent, une ana­lyse de l’écologie réfor­miste, une pers­pec­tive désan­do­cen­trée sur le tra­vail, le mythe de la com­pen­sa­tion éco­lo­gique, mieux com­prendre l’antifacisme, les orphe­lins du géno­cide au Rwanda, astro­no­mie et colo­nia­lisme, l’emprise du capi­ta­lisme en Amazonie, une femme et un chien qui apprennent à vivre ensemble : nos chro­niques du mois de juillet.


Juif, fran­çais, de gauche… dans le désordre, d’Arié Alimi

Tandis que les délits anti­sé­mites aug­mentent, que cer­tains repré­sen­tants poli­tiques de gauche per­sistent à mini­mi­ser l’importance de ce constat et en payent le prix cher, que sur les pla­teaux de télé­vi­sion l’antisémitisme est tor­du dans tous les sens pour exclure la France insou­mise du champ répu­bli­cain et y inclure le Rassemblement natio­nal, l’ouvrage d’Arié Alimi offre un espace salu­taire d’honnêteté et de com­plexi­té. Parmi le concert de voix juives qui portent depuis la gauche, celle de l’avocat est des plus sin­gu­lières. Né à Sarcelles d’un père algé­rien et d’une mère tuni­sienne, juif et juive séfa­rades, l’auteur est, depuis son enfance, assi­gné à une « sorte d’étrangeté au car­ré ». Quelle que soit la com­mu­nau­té vers laquelle il se tourne, celle-ci finit tou­jours par lui oppo­ser une forme de rejet : être « juif, fran­çais, de gauche » implique des talents de funam­bule. C’est d’ailleurs tout l’objet de ce livre : arti­cu­ler « cet éche­veau d’identités », « celle d’un juif atta­ché à Israël, celle d’un homme de gauche atta­ché à l’émancipation des peuples, à l’égalité entre toutes et tous, seule à même de lut­ter contre tous les racismes ». C’est un rythme oscil­lant, de balan­ce­ment, qui marque l’ensemble du livre. Comment tenir des posi­tions qui, pour beau­coup, sont contra­dic­toires, quand elles ne sont pas seule­ment des convic­tions mais des iden­ti­tés qui s’entrechoquent en soi ? Ce rythme est au cœur même du judaïsme, dont cer­taines lec­tures ren­voient à « une aspi­ra­tion natio­nale à une terre pro­mise » alors que d’autres concluent à « un mes­sage d’universel » — celui auquel se réfère l’avocat, convo­quant le socia­lisme de Martin Buber plu­tôt que le natio­na­lisme de Theodore Herzel. Les deux pen­seurs défen­daient une forme de sio­nisme dia­mé­tra­le­ment oppo­sée : le pre­mier sou­hai­tait que son peuple per­sé­cu­té trouve en Palestine une terre d’accueil où « entre nous et le peuple arabe tra­vailleur s’imposera une pro­fonde soli­da­ri­té », là où le second fai­sait le « choix du natio­na­lisme juif », « incon­ci­liable avec l’autodétermination pales­ti­nienne ». Ce der­nier point n’a pas man­qué d’être dis­cu­té avec des orga­ni­sa­tions juives déco­lo­niales et c’est sans doute à de tels débats qu’il faut se rendre atten­tif pour com­prendre le « désordre » exis­ten­tiel dont Arié Alimi a uti­le­ment témoi­gné dans cet ouvrage. [R.B.]

La Découverte, 2024

Écolos, mais pas trop…, de Jean-Baptiste Comby

« L’écologie sans lutte des classes, c’est du gas­pillage. » Le titre de la confé­rence ges­ti­cu­lée qui accom­pagne la paru­tion du der­nier essai du socio­logue Jean-Baptiste Comby annonce la cou­leur. Sans une pers­pec­tive trans­for­ma­trice, l’écologie poli­tique n’a aucune chance d’être effec­tive. Qu’est-ce qui explique que ce soit une approche réfor­miste, indi­vi­duelle ou insé­rée dans le « capi­ta­lisme vert » qui triomphe ? Le cher­cheur avance qu’on ne peut le com­prendre sans ana­ly­ser les modes de socia­li­sa­tion aux ques­tions envi­ron­ne­men­tales. C’est le prin­ci­pal apport d’un livre atten­du. Sur la base d’enquêtes qua­li­ta­tives et quan­ti­ta­tives menées avec ses col­lègues, Jean-Baptiste Comby détaille com­ment dif­fé­rentes frac­tions sociales, de la bour­geoi­sie éco­no­mique ou cultu­relle aux milieux popu­laires sta­bi­li­sés ou pré­ca­ri­sés, font face aux enjeux éco­lo­giques. Il appa­raît que pour les strates qui concentrent le plus de capi­taux éco­no­miques et cultu­rels, l’écologie est absor­bée dans une démarche de dis­tinc­tion. Son appro­pria­tion est favo­ri­sée par une longue sco­la­ri­sa­tion ou par une dis­po­ni­bi­li­té éco­no­mique et tem­po­relle impor­tante. L’écologie réfor­miste pro­mue, pour sin­cère qu’elle puisse être, n’en est pas moins tota­le­ment en phase avec les confi­gu­ra­tions socio-éco­no­miques domi­nantes. Pour la petite bour­geoi­sie, l’écologie appa­raît comme un « enjeu sta­tu­taire » : s’approprier ses enjeux ou, au contraire, les reje­ter, vient répondre à un besoin de posi­tion­ne­ment social, qu’il soit ascen­dant ou volon­tai­re­ment mar­gi­nal, tour­né vers une éco­lo­gie non capi­ta­liste. Enfin, les membres des classes popu­laires, eux, sont tout bon­ne­ment dépos­sé­dés : « ils n’ont tout sim­ple­ment pas eu droit au cha­pitre de cette éco­lo­gie réfor­ma­trice avec laquelle ils sont contraints de com­po­ser et qui s’impose de sur­croît comme l’étalon de mesure de leur rap­port à l’environnement ». L’écologie popu­laire, dès lors, semble une pers­pec­tive louable, mais s’y réfé­rer reste « chic » tant elle ne recouvre pas la réa­li­té. L’enquête éclaire uti­le­ment « l’inégale condi­tion éco­lo­gique » des dif­fé­rentes classes sociales. C’est sur cette base seule­ment qu’on peut envi­sa­ger construire une conscience de classe qui repo­se­rait sur la lutte contre les inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales. [E.M.]

Raisons d’agir, 2024

L’Imposture du tra­vail, de Maud Simonet

« Ne tra­vaillez jamais » : on connaît le slo­gan, écrit par Debord sur un mur pari­sien dans les années 1950. Une phrase qui, alors, a dû faire bon­dir bon nombre de celles dont le tra­vail était invi­sible, non rému­né­ré, dénié au nom de valeurs telles que l’amour, la fidé­li­té ou l’engagement. Après la lec­ture de cet essai de la socio­logue Maud Simonet, on ne rejette plus aus­si crâ­ne­ment qu’auparavant les mondes du tra­vail, l’aliénation qui s’y fabrique et qui touche, aus­si, des acti­vi­tés qui sont long­temps res­tées à la marge d’une réflexion sur l’exploitation. L’autrice se consacre entre autres à l’analyse du béné­vo­lat, un geste gra­tuit qui gagne à être com­pris comme un tra­vail à part entière. Sous le patro­nage de Silvia Federici et des fémi­nistes maté­ria­listes qui, à par­tir des années 1970, mettent en lumière l’importance du tra­vail repro­duc­tif effec­tué par les femmes et, plus encore, les femmes pauvres et raci­sées, Maud Simonet avance une hypo­thèse sti­mu­lante : « désan­dro­cen­trer le tra­vail », c’est-à-dire « refu­ser du tra­vail ce que le capi­ta­lisme en a fait » en par­ti­ci­pant à « en désta­bi­li­ser le genre ». En somme, il ne s’agit plus de pen­ser le tra­vail à par­tir du tra­vailleur, mais des tra­vailleuses à qui on dénie cette qua­li­té au nom de valeurs ou parce que ce qu’elles effec­tuent des tâches, des acti­vi­tés, des actions. « Penser le tra­vail au fémi­nin neutre, c’est rendre visible les volon­taires en ser­vice civique dans l’organisation du tra­vail […], réins­crire, ne serait-ce que tem­po­rai­re­ment, les volon­taire des Jeux olym­piques dans l’organigramme de l’entreprise Omega, mon­trer com­ment cer­taines poli­tiques rele­vant du ser­vice public, comme celle de l’accès au droit, reposent sur en réa­li­té majo­ri­tai­re­ment sur l’enga­ge­ment de tra­vailleuses béné­voles et sous-rému­né­rées. » Maud Simonet invite à « réin­ven­ter la classe labo­rieuse » pour redé­fi­nir le tra­vail et défi­ni­ti­ve­ment « l’arracher au Capital ». [R.B.]

10/18, 2024

Mesures contre nature — Mythes et rouages de la com­pen­sa­tion éco­lo­gique, de Benoît Dauguet

Éviter, réduire, com­pen­ser : voi­là un trip­tyque que tout oppo­sant à un grand pro­jet d’aménagement se doit de connaître. Instauré par plu­sieurs lois sur la pro­tec­tion de l’environnement, il doit en prin­cipe être res­pec­té dès lors que la construc­tion d’un entre­pôt, d’un parc éolien, d’un port de plai­sance vient affec­ter le milieu natu­rel ou agri­cole sur lequel il est ins­tal­lé. Bien sou­vent, pour­tant, seul le der­nier terme est rete­nu par les amé­na­geurs. La com­pen­sa­tion éco­lo­gique s’est en effet impo­sée comme l’alpha et l’oméga des dis­po­si­tifs venant répa­rer les inévi­tables dégra­da­tions envi­ron­ne­men­tales qu’occasionne l’implantation de nou­velles infra­struc­tures. De Romainville à Notre-Dame-des-Landes, de la Crau à un centre d’enfouissement de déchets en Seine-et-Marne, Benoît Dauguet a enquê­té dans le monde peu connu des bureaux d’étude, des asso­cia­tions natu­ra­listes, des conces­sions auto­rou­tières et des ser­vices décon­cen­trés de l’État dédiés à l’environnement et à l’aménagement du ter­ri­toire pour obser­ver sur le ter­rain les « rouages » et le « fonc­tion­ne­ment » de la com­pen­sa­tion éco­lo­gique. Dans Mesures contre nature, il détaille les rai­son­ne­ments et outils for­gés par des « experts », des éco­logues et des modé­li­sa­teurs, qui mettent en équi­va­lence des milieux natu­rels a prio­ri incom­men­su­rables pour per­mettre de pro­po­ser une solu­tion de rem­pla­ce­ment en cas de des­truc­tion d’une tour­bière ou d’une forêt allu­viale. « Renaturaliser une forêt sur une base de loi­sirs pour construire une autre base de loi­sirs sur une forêt natu­relle à quelques dizaines de kilo­mètres, voi­là toute la logique de la com­pen­sa­tion éco­lo­gique. » Fort d’une ana­lyse pré­cise, illus­trée d’exemples atter­rants, Benoît Dauguet en vient à démon­trer que les contre-exper­tises éco­lo­giques pro­po­sées par des natu­ra­listes en lutte et des asso­cia­tions envi­ron­ne­men­tales, pour néces­saires qu’elles soient, ne peuvent se pas­ser d’un rap­port de force en faveur des oppo­sants pour être plei­ne­ment enten­dues. La com­pen­sa­tion éco­lo­gique, dès lors, n’apparaît plus seule­ment comme une simple aber­ra­tion ou un enjeu tech­nique et scien­ti­fique, mais bien comme un ter­rain de lutte. [E.M.]

Grevis, 2021

Dix ques­tions sur l’antifascisme, de La Horde

La vic­toire de l’extrême droite aux élec­tions euro­péennes de juin 2024 a remis l’antifascisme sur le devant de la scène. La ques­tion de com­ment enrayer la mon­tée de l’extrême droite, en par­ti­cu­lier hors des grands centres urbains, s’est posée de manière impé­rieuse. Mais les concepts mobi­li­sés par celle-ci, tout comme l’histoire de la lutte anti­fas­ciste et de ses pra­tiques res­tent sou­vent mal connus. Or elle est deve­nue la cible à la fois du pou­voir (dis­so­lu­tion de la Gale à Lyon fin 2023), mais aus­si d’idéologues de dif­fé­rents bords, y com­pris soi-disant « de gauche » qui vou­draient en faire un repous­soir et la décla­rer dépas­sée, voire lui attri­buer les carac­té­ris­tiques de ce contre quoi elle se bat. Dans ce contexte, l’ouvrage Dix ques­tions sur l’antifascisme, rédi­gé par le col­lec­tif La Horde, apporte un éclai­rage théo­rique et pra­tique sur une « lutte éga­li­taire, soli­daire et auto­nome contre l’extrême droite ». Les auteur·es, qui ras­semblent dif­fé­rentes géné­ra­tions de militant·es anti­fas­cistes, com­mencent par rap­pe­ler que l’« anti­fas­cisme est un phé­no­mène poli­tique qui s’est ancré dans la durée, et qui a connu des pro­lon­ge­ments bien après la dis­pa­ri­tion du fas­cisme his­to­rique ». Aujourd’hui, il est deve­nu syno­nyme de lutte contre l’extrême droite, dans toutes ses com­po­santes — car en réa­li­té il n’y en a plus beau­coup se reven­di­quant ouver­te­ment du fas­cisme his­to­rique. Autre élé­ment essen­tiel rap­pe­lé dès le début du livre, les fon­de­ments idéo­lo­giques de l’extrême droite, « comme un cou­rant poli­tique qui défend une vision fon­da­men­ta­le­ment inéga­li­taire des rap­ports entre groupe pré­dé­fi­nis d’individu.es, impli­quant des rap­ports de domi­na­tion d’un groupe sur l’autre, ces rap­ports inéga­li­taires étant éta­blis prin­ci­pa­le­ment selon des cri­tères eth­niques […] et de genre », s’appuyant sur « cinq piliers fon­da­men­taux : le racisme, le sexisme, le natio­na­lisme, le tra­di­tio­na­lisme et l’autoritarisme ». Après avoir repo­sé les bases théo­riques et fait un rap­pel his­to­rique, La Horde pro­pose de répondre à des ques­tions concrètes : com­ment et pour­quoi être anti­fas­ciste aujourd’hui ? [L.]

Libertalia, 2024

Sans ciel ni terre – Paroles orphe­lines du géno­cide des Tutsi (1994-2006), de Hélène Dumas

Explorant l’une des pistes qu’elle disait vou­loir suivre à la fin de son pré­cé­dent livre, Le Génocide au vil­lage, l’historienne Hélène Dumas pro­pose ici une « his­toire par l’enfance » du géno­cide des Tutsi. Elle s’appuie pour cela sur une archive excep­tion­nelle : deux mille feuillets où, douze ans après le géno­cide, cent cinq orphe­lins ont « cou­ché les sou­ve­nirs de leur enfance sac­ca­gée ». C’est autour de leurs témoi­gnages que se com­pose ce livre décou­pé en trois temps : la « vie d’avant », la « vie du géno­cide » et la « vie d’après ». Dans leurs écrits, le monde d’avant est un monde idéa­li­sé par la dou­leur immense de la perte : ils racontent les jeux et les longues marches dans les col­lines, l’étendue du cercle fami­lial et les socia­bi­li­tés per­dues. Mais « au sein de ces por­traits sté­réo­ty­pés de la concorde fami­liale et sociale, l’école incarne le pre­mier accroc […], la fabrique d’une alté­ri­té eth­no-raciale inlas­sa­ble­ment objec­ti­vée par les recen­se­ments poin­tilleux des ins­ti­tu­teurs et les moque­ries des cama­rades de classe. » Pointe aus­si la « per­méa­bi­li­té des socié­tés enfan­tines » à une vio­lence qui s’accentue lorsque la guerre civile éclate en 1990. Le temps du géno­cide est celui d’« une vio­lence nou­velle mar­quée par une radi­ca­li­té incon­nue […] qui rompt tout rap­port de conti­nui­té [avec] le temps des per­sé­cu­tions ». La cruau­té inouïe et la « tra­hi­son des proches » – les mas­sacres se déroulent dans l’entre-soi du voi­si­nage – sont au cœur des témoi­gnages. Les refuges sont pré­caires et leur fuite est empê­chée par le qua­drillage des milices, qui cherchent à « main­te­nir les vic­times au sein des fron­tières res­ser­rées […] pour favo­ri­ser leur traque et, sur­tout, leur iden­ti­fi­ca­tion par des proches », ce qui « explique sans doute pour­quoi les enfants assistent dans leur écra­sante majo­ri­té » aux humi­lia­tions et « à la mise à mort des leurs ». Pour tous les sur­vi­vants, le géno­cide conti­nue de « s’éprouve[r] au quo­ti­dien », et leur vul­né­ra­bi­li­té psy­chique ne peut se com­prendre qu’à l’aune du « dénue­ment maté­riel et affec­tif » dans lequel ils ont été plon­gés. Beaucoup racontent aus­si l’hostilité d’un voi­si­nage qui craint les demandes de res­ti­tu­tions ou que soit révé­lée leur par­ti­ci­pa­tion aux mas­sacres. Car c’est bien une des spé­ci­fi­ci­tés rwan­daises que la coha­bi­ta­tion des géno­ci­daires et des vic­times sur les lieux du crime dans l’après-coup du géno­cide. [B.G.]

La Découverte, 2020

La mon­tagne aux étoiles — Enquête sur les terres contes­tées de l’astronomie, de Pascal Marichalar

Les avan­cées scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques ont four­ni de plus en plus d’images astro­no­miques : galaxies, étoiles loin­taines, nou­velles exo­pla­nètes consti­tuent autant d’objets célestes qui sont scru­tés avec inté­rêt. Nombre de ces obser­va­tions sont réa­li­sées grâce à des téles­copes ter­restres, or, « [ils] sont tou­jours situés quelque part, sur une par­celle de terre qui a une his­toire natu­relle, sociale et poli­tique. » Pendant cinq ans, Pascal Marichalar a mené une enquête his­to­rique et eth­no­gra­phique à Hawai`i, cette « carte pos­tale dont on ne lit géné­ra­le­ment pas le ver­so ». Sur la base de nom­breuses archives et ren­contres, le socio­logue des­sine l’histoire astro­no­mique de cet État, dresse le por­trait de ses prin­ci­paux acteurs, des forces scien­ti­fiques, poli­tiques et sociales en pré­sence. Dès les années 1960, des scien­ti­fiques cherchent un lieu pour construire un téles­cope. Le scien­ti­fique Gérard Kuiper déborde d’enthousiasme en réa­li­sant le poten­tiel du Mauna Kea (le vol­can de la prin­ci­pale île). Mais rapi­de­ment, un cer­tain John Jefferies, non dépour­vu d’ambitions entre­pre­neu­riales, prend une place de pre­mière impor­tance. En 1967, c’est la créa­tion de l’Institute for Astronomy (dont il obtient la direc­tion) : l’organisme de recherche se met à gérer des terres sous la forme d’un bail de 65 ans, pour un prix déri­soire. Si des rai­sons his­to­riques et colo­niales avaient déjà relé­gué l’identité hawaïenne à une forme d’archaïsme, « par oppo­si­tion à la moder­ni­té états-unienne », les pro­jets de téles­copes qui se suc­cèdent au fil des décen­nies appuient cette vision. Mais ceux-ci ne se font pas sans oppo­si­tion : contre l’urbanisation et pour la pré­ser­va­tion d’espaces natu­rels, des éco­lo­gistes, des pro­tec­trices et pro­tec­teurs de la mon­tagne (ku kia`i mau­na), par­fois alliés aux Kānaka Maoli vont mener d’importantes batailles — menant à quelques vic­toires. En met­tant en évi­dence la dimen­sion colo­niale de ces pro­jets astro­no­miques, l’auteur remet en cause « l’idée que le monde entier est poten­tiel­le­ment dis­po­nible pour les entre­prises scien­ti­fiques ». [M.B.]

La Découverte, 2024

Le capi­ta­lisme au vil­lage – Pétrole, État et luttes envi­ron­ne­men­tales en Amazonie, de Doris Buu-Sao

Au début des années 2010, Doris Buu-Sao, cher­chant à mesu­rer la péné­tra­tion du capi­ta­lisme dans cette Amazonie « emblé­ma­tique [d’une] exten­sion sans fin de la fron­tière extrac­tive », a mené pen­dant plu­sieurs mois une enquête eth­no­gra­phique auprès de com­mu­nau­tés natives qui jouxtent un site d’extraction pétro­lière au nord de l’Amazonie péru­vienne. Attentive à « la part d’indétermination qui entoure la ren­contre entre une com­pa­gnie trans­na­tio­nale et le ter­ri­toire dans lequel elle s’implante » et sou­cieuse de res­ti­tuer la « diver­si­té des inter­ac­tions », elle s’attache dans ce livre à décrire la com­plexi­té de rela­tions pro­fon­dé­ment asy­mé­triques, « mais qu’on ne peut résu­mer au seul prisme de l’opposition fron­tale ». Pour com­prendre la manière dont le quo­ti­dien des habitant·es a pu être impré­gné par l’industrie pétro­lière, elle s’attèle dans un pre­mier temps à retra­cer les « efforts répé­tés, sou­vent infruc­tueux, de la part des élites colo­niales puis péru­viennes pour inté­grer à l’ordre poli­tique et éco­no­mique natio­nal ce ter­ri­toire loin­tain » et acca­pa­rer les res­sources ama­zo­niennes. Elle décrit ensuite lon­gue­ment l’appropriation par les habitant·es d’un dis­po­si­tif aujourd’hui cen­tral dans la pro­pa­ga­tion de la dis­ci­pline de mar­ché : l’entreprise com­mu­nale. Doris Buu-Sao invite aus­si à se défaire des « lec­tures roman­tiques […] qui célèbrent l’héroïsme de la résis­tance indi­gène ». Point de départ de son enquête, les mani­fes­ta­tions et l’occupation des infra­struc­tures pétro­lières ne sont pas les seuls visages de la mobi­li­sa­tion. Et dans un contexte où le sou­ve­nir d’affrontements meur­triers est encore très pré­sent, où « tout posi­tion­ne­ment qua­li­fié de « radi­cal » est sus­cep­tible d’être stig­ma­ti­sé comme rele­vant de la sub­ver­sion poli­tique » ou de la « sau­va­ge­rie », elle constate une « ten­dance à l’autolimitation de l’action contes­ta­taire ». L’issue des négo­cia­tions avec l’État ou la com­pa­gnie demeure pour­tant tou­jours incer­taine et la sub­ver­sion d’un cadre paci­fié tou­jours pos­sible. La conclu­sion de ce livre rap­pelle que la conti­nui­té de l’ordre extrac­tif dépend aus­si « des espaces […] bio­phy­siques dans les­quels il se déploie ». L’épuisement des réserves a conduit à l’arrêt de l’exploitation des gise­ments et d’un demi-siècle d’extraction pétro­lière, ne res­tent aujourd’hui que « des ins­tal­la­tions à l’abandon, des sites intoxi­qués [et] des habitant·es sans emploi ». [B.G.]

CNRS Éditions, 2023

Et d’une vie tout ani­male, de Sandrine Bourguignon

Visualisez : une femme seule et un chien coha­bi­tant dans un refuge de ber­ger sur un causse — ces hauts pla­teaux pareils à des mon­tagnes chauves, entailles cal­caires, des lapiaz comme des entrailles de roches, falaises spec­ta­cu­laires et bre­bis. De là, Laure sillonne la région à pieds et par­fois en voi­ture quand la route est trop longue. Elle recueille la parole de per­sonnes en fin d’existence. Parole don­née, consen­tie, mots deve­nant sacrés : avec eux, elle écrit une archive à trans­mettre à celles et ceux qui res­tent. Pourtant, ce métier à écou­ter des vies, des remords et des silences habi­tés n’est pas au centre du livre, même si les mots qui l’évoquent nous convainquent de son impor­tance. « Ils savent tous les deux que dans les mois à venir, la vie va se reti­rer len­te­ment de lui, comme une marée basse qui remon­te­rait chaque jour un peu moins haut. » Dans le refuge de Laure, Diogène l’attend. Diogène le chien. Guenille d’animal trou­vé mou­rant à la page seize, gar­ni de puces, le corps en loque. « Il n’y sur­vi­vra pas » dit un vété­ri­naire à la nar­ra­trice qui n’ose, d’abord, s’attacher à l’inconnu entré dans sa rou­tine. Cela la ren­drait res­pon­sable, « otage », écrit-elle. Mais elle passe la fron­tière de l’accueil et tout change. Le chien dou­ce­ment se nour­rit à nou­veau, se redresse, reprend forme de chien. C’est de ce lien appri­voi­sé, des­si­né en cou­ver­ture par Léa Anaïs Machado, dont le livre parle avec finesse. Un car­net de quo­ti­dien et de méta­mor­phoses entre­te­nu par les longues marches de la femme et de la bête ; où le métier de Laure souffle une autre cou­leur à toute cette vie qui grouille. La contem­pla­tion et l’attention aux détails d’un envi­ron­ne­ment où coha­bitent les grands cerfs, les chas­seurs, les bre­bis pro­mises à l’abattoir pour la Pâque pro­chaine et « la vie juras­sique » racontent en sous-texte un éco­sys­tème qui se ne cesse de muter par la pré­sence humaine et ses trans­for­ma­tions sociales. Perception miné­rale, végé­tale et orga­nique dans cet ouvrage de Sandrine Bourguignon qui, mieux que per­sonne, sait par­ler de la terre d’où elle écrit. « Il lui semble que Diogène a débar­qué dans sa vie pour gri­gno­ter son ter­ri­toire intime. Il la défait, la déter­ri­to­ria­lise et main­te­nant qu’elle est deve­nue l’hôte du chien, elle se rap­pelle un peu tard qu’en latin, hos­tis est à la fois l’accueillant, l’accueilli et l’ennemi. » [M.M.]

Cambourakis, 2024


Photographie de ban­nière : Markéta Luskačová. Whitley Bay 1978


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REBONDS

Cartouches 91, mai 2024
Cartouches 90, avril 2024
Cartouches 89, mars 2024
Cartouches 88, février 2024
Cartouches 87, décembre 2023

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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