Frédéric Lordon : « L’internationalisme réel, c’est l’organisation de la contagion »


Entretien paru dans le n° 3 de la revue papier Ballast (novembre 2015)

Le Royaume-Uni va sor­tir de l’Union euro­péenne. La réac­tion à gauche est tiraillée entre deux sen­ti­ments : la joie, d’a­bord, de consta­ter que l’al­liance objec­tive entre orga­ni­sa­tions patro­nales, médias domi­nants et par­tis tra­di­tion­nels (le camp du « remain ») soit défaite par un vote popu­laire mas­sif (le scé­na­rio se répète, après le « non » fran­çais en 2005 et le « oxi » grec en 2015, sur les négo­cia­tions avec ses créan­ciers) ; la crainte, ensuite, face aux forces mises en mou­ve­ment par le camp du « leave » — des hommes poli­tiques libé­raux, une cam­pagne sur le rejet de l’im­mi­gra­tion et de l’is­lam, l’exal­ta­tion d’une iden­ti­té bri­tan­nique. Selon Frédéric Lordon, éco­no­miste et phi­lo­sophe, il en va d’une loi de l’offre poli­tique : si la dif­fé­rence pro­gram­ma­tique par rap­port à l’ordre euro­péen est mono­po­li­sée par l’ex­trême droite, le vent de la colère popu­laire tour­ne­ra de ce côté-ci. Dans cette période post-Brexit, nous publions cet entre­tien avec Frédéric Lordon paru dans le n° 3 de notre revue papier, autour de la sor­tie de l’eu­ro. Si le contexte était dif­fé­rent (les négo­cia­tions du gou­ver­ne­ment Syriza en juin 2015), les inter­ro­ga­tions demeurent d’actualité.


portraitFL2Commençons par le sta­tut cen­tral que vous accor­dez à la ques­tion de la sor­tie de l’euro. Vous affir­mez que pen­ser la sor­tie de l’euro est la condi­tion pour « refaire du poli­tique ». Dans quelle mesure cet angle d’attaque vous paraît-il plus direc­te­ment effi­cace que d’autres axes cri­tiques — comme l’é­co­lo­gie, le fémi­nisme ou l’an­ti­ca­pi­ta­lisme « classique » ?

Aucune ques­tion n’a le pri­vi­lège exclu­sif de « la poli­tique », et tout est tou­jours matière à « refaire de la poli­tique ». Je n’ai jamais com­pris quelle dis­tor­sion de la logique avait pu conduire à mettre la ques­tion sociale en oppo­si­tion avec les ques­tions, je ne sais pas com­ment les appe­ler, socié­tales ?, de luttes « mino­ri­taires » ? Mais, par exemple, pré­sen­ter la lutte fémi­niste comme « mino­ri­taire » c’est tout de même un peu gros : 50 %, ça fait comme qui dirait une grosse mino­ri­té… Évidemment les pro­blèmes com­mencent quand cer­taines forces ins­tru­men­ta­lisent les luttes socié­tales comme sub­sti­tut des­ti­né à faire oublier les luttes sociales, mais ça, c’est une autre affaire. Il reste que ce qu’on appel­le­ra lar­ge­ment la « ques­tion sociale », en y incluant évi­dem­ment toutes les ques­tions éco­no­miques, condi­tionne l’existence maté­rielle de tout le monde — ce qui n’est pas un cri­tère négli­geable. C’est une ques­tion à très large spectre et, si l’émancipation est une réflexion décli­nable sous de nom­breuses formes — autant qu’il y a de formes de domi­na­tion, et il y en a… —, on devrait pou­voir accor­der faci­le­ment que la forme la plus mas­sive de la domi­na­tion dans les socié­tés contem­po­raines tient à la domi­na­tion du capi­tal. Puis, de proche en proche, à la confi­gu­ra­tion his­to­rique contem­po­raine du capi­ta­lisme, disons pour faire simple le capi­ta­lisme néo­li­bé­ral, puis, en son sein, à sa construc­tion ins­ti­tu­tion­nelle la plus puis­sante et la plus carac­té­ris­tique dans l’espace conti­nen­tal, la mon­naie unique européenne.

« On devrait pou­voir accor­der faci­le­ment que la forme la plus mas­sive de la domi­na­tion dans les socié­tés contem­po­raines tient à la domi­na­tion du capital. »

Il devrait donc aller sans dire qu’on fait, ou refait, hau­te­ment de la poli­tique quand on s’en prend aux trai­tés de l’euro puisqu’on tient avec eux le ver­rou à toute poli­tique pro­gres­siste pos­sible. Il faut que les choses soient claires en effet, et de la clar­té d’une qua­si-tau­to­lo­gie : il n’y a pas de voie pro­gres­siste pos­sible dans une construc­tion aus­si pro­fon­dé­ment libé­rale. L’alternative est donc de la quit­ter ou de la trans­for­mer radi­ca­le­ment — et, pour toute une série de rai­sons que j’ai déjà expo­sées lon­gue­ment ailleurs, je pense qu’il s’agit là d’une (fausse) alter­na­tive à une branche : la zone euro n’est pas trans­for­mable de manière autre que mar­gi­nale dans sa cir­cons­crip­tion actuelle — « de manière autre que mar­gi­nale » signi­fiant en décons­ti­tu­tion­na­li­sant tout le modèle de poli­tique éco­no­mique pour le rendre à la déli­bé­ra­tion par­le­men­taire (euro­péenne) ordi­naire ; « dans sa cir­cons­crip­tion actuelle » signi­fiant sans que l’Allemagne ne renoue aus­si­tôt avec son Sonderweg1 si d’aventure le sta­tut de la Banque cen­trale, ses mis­sions, les orien­ta­tions des poli­tiques bud­gé­taires ou le rap­port aux mar­chés finan­ciers rede­ve­naient objet de discussion.

Là cepen­dant où l’idée de pou­voir « refaire » de la poli­tique prend par­ti­cu­liè­re­ment son sens quand il est ques­tion de l’euro, c’est lorsqu’on la rap­porte à l’entreprise métho­dique d’annulation de la sou­ve­rai­ne­té poli­tique qui offre sa carac­té­ris­tique la plus déci­sive à la construc­tion euro­péenne. Comme on sait, et comme le répète le gos­pel euro­péen, les pertes de sou­ve­rai­ne­té au niveau natio­nal ne devaient être accep­tées qu’à titre tran­si­toire, dans la pers­pec­tive de construc­tion d’une sou­ve­rai­ne­té pro­pre­ment euro­péenne. Et comme on sait éga­le­ment — ici mutisme de la cho­rale —, cette der­nière est tou­jours curieu­se­ment en attente. On risque d’attendre encore long­temps, et pour de nom­breuses raisons…

Lesquelles ?

La pre­mière tient au fait que, pour toutes ses sym­bioses inavouables avec l’État, le capi­tal est aus­si très content de cette créa­tion d’un large vide de sou­ve­rai­ne­té, absence d’une puis­sance publique qui pour­rait venir contra­rier les puis­sances pri­vées. La seconde a à voir avec le cas de l’Allemagne dont la doc­trine ordo­li­bé­rale2 demande pré­ci­sé­ment à être inter­pré­tée comme endi­gue­ment sys­té­ma­tique de la sou­ve­rai­ne­té, com­prise comme empor­tant la cer­ti­tude de l’abus dis­cré­tion­naire aus­si sûre­ment que la nuée emporte la néces­si­té de l’orage.

[Josef Albers]

Cette obses­sion de neu­tra­li­ser la dis­cré­tion sou­ve­raine vaut par­ti­cu­liè­re­ment en matière éco­no­mique et moné­taire — des matières qui comptent un peu tout de même… Cette confi­gu­ra­tion néo-ordo-libé­rale d’ensemble est donc la plus vicieuse des poli­tiques : une poli­tique de l’anti-politique, une poli­tique de la neu­tra­li­sa­tion du poli­tique, dont on pour­rait, si l’on veut, voir les pro­dromes dans l’époque héroïque du rap­port Rockefeller pour la com­mis­sion Trilatérale, aver­tis­sant des incon­vé­nients de la démo­cra­tie pour la conduite éclai­rée du sys­tème. C’est bien cet aver­tis­se­ment que le trai­té euro­péen a pris au pied de la lettre : comme il est en effet dan­ge­reux de sou­mettre au peuple des choses aux­quelles de toute façon il n’entend rien — la poli­tique moné­taire, la poli­tique bud­gé­taire, etc. — autant en consi­gner les dis­po­si­tions dans un texte consti­tu­tion­nel et les tenir hors de sa por­tée. « Refaire de la poli­tique » signi­fie donc ici recou­vrer le droit de redis­cu­ter de tout ce dont nous sommes inter­dits de discuter.

Pourquoi ne pas défendre la sor­tie de l’euro à l’aide des ins­tru­ments pro­po­sés par la science éco­no­mique ? C’est-à-dire cal­cu­ler les points de crois­sance, d’inflation, le pour­cen­tage de déva­lua­tion, les gains en expor­ta­tion, etc. Serait-ce se pla­cer d’emblée sur le ter­rain de l’adversaire ?

« Les grands modèles de pré­vi­sion avaient oublié de modé­li­ser le sec­teur finan­cier, et par consé­quent ses effets pos­sibles sur l’économie réelle — boulette… »

Mais qui a dit qu’il ne fal­lait pas le faire ?! Rien ne l’interdit et nous aurions bien tort de nous pri­ver de ce genre d’outil. Au demeu­rant des exer­cices de cette nature ont déjà été pra­ti­qués, je pense en par­ti­cu­lier à une note de la Fondation Res Publica rédi­gée par Jacques Sapir, qui a fait tour­ner un petit modèle tes­tant plu­sieurs scé­na­rios de sor­tie de l‘euro. Maintenant, il faut avoir conscience du sta­tut intel­lec­tuel réel de ce type d’exercice, c’est-à-dire aus­si bien des limites de sa vali­di­té et des més­usages aux­quels il s’expose. L’exercice de la modé­li­sa­tion éco­no­mé­trique3 pré­vi­sion­nelle a toute sa digni­té : c’est un exer­cice de rigueur ana­ly­tique qui per­met de déduire avec cohé­rence les effets d’un cer­tain nombre d’hypothèses rela­tives à un cer­tain état des struc­tures éco­no­miques et à un cer­tain scé­na­rio de poli­tique éco­no­mique : c’est en quelque sorte une manière métho­dique de pour­suivre ses idées et d’en éva­luer les consé­quences quan­ti­ta­tives. Évidemment, comme de juste, le modèle ne vaut que ce que valent les idées pour­sui­vies en ques­tion, c’est-à-dire ses hypo­thèses… Celles-ci sont-elles adé­quates aux méca­nismes qu’elles se pro­posent de sai­sir ? Couvrent-elles un champ suf­fi­sant pour qu’on puisse esti­mer dis­po­ser d’une repré­sen­ta­tion rai­son­na­ble­ment fiable de l’économie ?

C’est lorsqu’on pose ce genre de ques­tion que les pro­blèmes com­mencent. Les grands modèles de pré­vi­sion en vigueur dans des ins­ti­tu­tions comme le FMI ou la Commission avaient « oublié » de modé­li­ser le sec­teur finan­cier, et par consé­quent ses effets pos­sibles sur l’économie réelle — bou­lette… À sup­po­ser même qu’on puisse « pas­ser » sur ce genre de tache aveugle, le reste du modèle, par construc­tion, res­ti­tue, dans la struc­ture de ses hypo­thèses, les par­tis pris de ses concep­teurs. Il se trouve que ces par­tis pris ont tous tour­né dans la même direc­tion depuis deux décen­nies envi­ron, la direc­tion néo­clas­sique, avec ce qu’on appelle les « modèles d’équilibre géné­ral cal­cu­lable », modèles anti­key­né­siens4 au pos­sible qui, congé­ni­ta­le­ment, refu­se­ront de dire qu’il peut y avoir des pro­blèmes de demandes dans l’économie et que les poli­tiques éco­no­miques actives peuvent être effi­caces… Sous le ver­nis de la science en majes­té ce sont donc par­fois de gros­siers a prio­ri qui ont la parole, si bien que les modèles ne disent jamais in fine que ce qu’on a déci­dé de leur faire dire. Et c’est par ce genre de pro­cé­dé que les éco­no­mistes, après avoir chu­cho­té à l’oreille des ministres, se pro­pagent dans l’espace public en annon­çant les pré­vi­sions de la science…

[Josef Albers]

Voilà donc où la chose se com­plique : la modé­li­sa­tion, qui est en soit un exer­cice par­fai­te­ment légi­time quand on en n’ou­tre­passe pas les limites de vali­di­té intel­lec­tuelle, peut deve­nir le sup­port d’un effet d’autorité entiè­re­ment abu­sif dans le débat public. Or, la véri­té, c’est que les modèles disent « papa maman » sur simple demande. J’ai encore le sou­ve­nir des « modèles » qui, au début des années 90, nous pré­di­saient que l’avènement de la mon­naie unique nous vau­drait un sup­plé­ment de 0,5 % voire 1 % de crois­sance par an. De ceux qui éva­luaient les miri­fiques béné­fices de la « know­ledge-based eco­no­my », comme s’il était bien utile de fati­guer l’économétrie pour dire que l’innovation tech­nique, c’est bien pour la crois­sance — mais en réa­li­té, comme on sait, il s’agissait de four­nir les jus­ti­fi­ca­tions incon­tes­tables de la science pour dire « petits enfants, man­gez bien la bonne soupe de l’agenda Lisbonne 2020 si vous vou­lez gran­dir ». Voilà main­te­nant que les « modèles » chiffrent le sup­plé­ment de reve­nu par ménage — parce qu’il faut bien que ça parle au télé­spec­ta­teur du JT de TF1 — qui résul­te­rait de l’adoption du TTIP. Récemment encore on a pu lire que la pro­po­si­tion émise par Syriza de rele­ver le taux d’imposition des socié­tés de 26 % à 29 % ferait pas­ser le taux de chô­mage à 30 % ! Il fal­lait bien qu’il y ait quelque part un cré­tin muni d’un modèle sur lequel s’appuyer pour oser pro­pa­ger une âne­rie pareille. On est là très au-delà de toutes les limites réper­to­riées de l’escroquerie intel­lec­tuelle. Dans un monde par­fait, il fau­drait pou­voir se pré­sen­ter dans l’espace public en expo­sant les résul­tats de ses modé­li­sa­tions en ajou­tant aus­si­tôt : « Ça vaut ce que ça vaut, c’est-à-dire que ça ne vaut pas rien mais que vous ne pou­vez pas non plus prendre au pied de la lettre tout ce que ça dit. » Or le monde n’est pas par­fait puisque cha­cun fait feu de tout bois pour pous­ser sa petite idée et qu’au demeu­rant qui­conque arri­ve­rait avec un mes­sage bien tem­pé­ré de cette sorte serait tout à fait cer­tain de ne rece­voir aucune attention.

Dans les dis­cus­sions qu’on peut avoir avec mon­sieur ou madame Tout le monde, la pré­oc­cu­pa­tion qui revient constam­ment est celle des consé­quences pra­tiques de la sor­tie de l’euro, ain­si que les mesures à prendre pour le gou­ver­ne­ment qui entre­pren­drait, entend-t-on, « ce saut dans l’inconnu ». L’économiste ne devra-t-il pas répondre, au moment de ce choix démo­cra­tique, devant le poli­tique quant aux écueils tech­niques à affronter ?

« C’est bien là d’ailleurs la force prin­ci­pale de l’état des choses : la peur de l’inconnu. On pré­fé­re­ra un désastre connu et cer­tain au salut pos­sible d’une ten­ta­tive dans l’inconnu. »

C’est une ques­tion de res­pon­sa­bi­li­té élé­men­taire. Il n’y aurait pas pire ser­vice ren­du au débat démo­cra­tique que de pré­sen­ter la sor­tie de l’euro comme une mar­tin­gale macroé­co­no­mique, la stra­té­gie gagnante à coup sûr — bref à la manière dont les éco­no­mistes libé­raux, et tous leurs sup­plé­tifs jour­na­lis­tiques ont, eux, ven­du l’agenda de la mon­dia­li­sa­tion, de la déré­gle­men­ta­tion géné­ra­li­sée, de la concur­rence non dis­tor­due, et de la mon­naie unique… Il est utile que vous posiez cette ques­tion dans la fou­lée de la pré­cé­dente car en réa­li­té il n’est à la por­tée de nul modèle de pré­voir pré­ci­sé­ment ce que seront les réac­tions à un choc si consi­dé­rable. Bousculés dans leurs habi­tudes, les com­por­te­ments peuvent connaître des dépla­ce­ments de grande ampleur, et cer­tains de ces dépla­ce­ments demeu­re­ront tout à fait impré­vi­sibles. Ceci d’autant plus qu’il n’y a rien comme des com­por­te­ments éco­no­miques purs : ceux-ci sont tou­jours mêlés à des pas­sions extra-éco­no­miques, poli­tiques notam­ment, qui peuvent les envoyer dans une direc­tion ou dans une autre. On peut tenir pour sûr qu’une sor­tie de la Grèce de l’euro serait au début un fameux rodéo : pro­blèmes logis­tiques de la conver­sion moné­taire, fuite des dépôts à endi­guer au plus vite par le contrôle des capi­taux, baisse pro­bable de la crois­sance du fait de la désor­ga­ni­sa­tion géné­rale, donc réap­pa­ri­tion d’un défi­cit à cou­vrir alors que toute pos­si­bi­li­té de finan­ce­ment externe (ins­ti­tu­tions euro­péennes ou mar­chés finan­ciers) a dis­pa­ru, infla­tion impor­tée à la suite de la déva­lua­tion, etc.

Comme l’ont prou­vé des expé­riences simi­laires, celle par exemple de l’Argentine ou de l’Islande, les dix-huit pre­miers mois seraient rudes… Mais on sait aus­si ce qu’on récu­père : dis­pa­ri­tion du far­deau de la dette (puisqu’il va sans dire que quit­ter l’euro sans faire lar­ge­ment défaut serait un coup pour rien), rapa­trie­ment (enfin) de la banque cen­trale dans le péri­mètre des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques ordi­naires, pos­si­bi­li­té (à uti­li­ser avec dis­cer­ne­ment) d’un finan­ce­ment moné­taire du défi­cit tran­si­tion­nel, défi­nan­cia­ri­sa­tion de l’économie et neu­tra­li­sa­tion de la pol­lu­tion spé­cu­la­tive par le contrôle des capi­taux, refonte radi­cale des struc­tures ban­caires, amé­lio­ra­tion de la com­pé­ti­ti­vi­té par la déva­lua­tion, bref res­tau­ra­tion géné­rale de la sou­ve­rai­ne­té de la poli­tique éco­no­mique. La modé­li­sa­tion aide cer­tai­ne­ment à ordon­ner ces effets contra­dic­toires et à en déga­ger les résul­tantes tem­po­relles. Mais dans leur mesure, qui est très incom­plète. C’est donc par des formes de rai­son­ne­ment plus qua­li­ta­tives qu’il faut ten­ter de se faire une idée pas trop impré­cise, éga­le­ment en s’appuyant sur les expé­riences anté­rieures. Mais en sachant qu’il res­te­ra une part d’incertitude irréductible.

[Josef Albers]

C’est bien là d’ailleurs la force prin­ci­pale de l’état des choses : la peur de l’inconnu. On pré­fé­re­ra un désastre connu et cer­tain au salut pos­sible d’une ten­ta­tive dans l’inconnu. Voyez la force de ce méca­nisme en Grèce. Car ce que donne la potion euro­péenne, pour le coup main­te­nant on le sait de connais­sance expé­ri­men­tale : 25 % d’effondrement du PIB, 25 % de taux de chô­mage, 22 % de réduc­tion du reve­nu moyen ! Ce sont des fluc­tua­tions éco­no­miques géantes, comme l’Histoire en montre très peu, un désastre appe­lé à res­ter dans les annales. Eh bien ça n’est pas encore suf­fi­sant pour balayer toute hési­ta­tion et convaincre les Grecs d’essayer quelque chose d’autre — et l’on serait presque ten­té de dire, à ce stade, n’importe quoi d’autre ! Il y a là un méca­nisme pas­sion­nel col­lec­tif d’une extra­or­di­naire puis­sance dont il faut com­prendre les rouages et sur­tout la manière de le déjouer.

La gauche redoute la récu­pé­ra­tion natio­na­liste de votre pro­jet car elle sait qu’un concur­rent joue éga­le­ment sur la dimen­sion poli­tique de la sor­tie de l’euro : le Front natio­nal. Ses diri­geants ne cessent d’appeler à un « retour du peuple sou­ve­rain ». Comment dis­tin­guer ces deux mes­sages alors qu’ils se reven­diquent des mêmes signi­fiants : « sou­ve­rai­ne­té », « nation », « com­mu­nau­té natio­nale », « indé­pen­dance » à l’égard des mar­chés financiers… ?

« Le FN est deve­nu le pro­vi­den­tiel repous­soir, le monstre cer­ti­fié au compte duquel ren­voyer tout pro­jet de rup­ture, quel qu’il soit, pour mieux conser­ver l’ordre des choses. »

Il y a quelque chose d’extraordinaire dans ce ren­voi sys­té­ma­tique de la sor­tie de l’euro au Front natio­nal, en tout cas de la part d’une cer­taine frac­tion de la gauche, qui se trouve ici — s’en rend-elle compte ? — joindre sa voix au mas­sif euro­li­bé­ral, agglo­mé­rat où l’on trouve les jumeaux UMP-PS, les éco­no­mistes de ser­vice, et tout ce que les médias comptent de chiens de garde, expres­sion déci­dé­ment d’une inal­té­rable actua­li­té. Tous ces gens qui font mine de pous­ser des cris hor­ri­fiés dès qu’il est ques­tion du FN le regardent en réa­li­té comme une béné­dic­tion, l’équivalent fonc­tion­nel de la Corée du Nord quand il faut arguer que la mon­dia­li­sa­tion n’a pas d’alternative — sauf celle-là (« C’est ça que vous vou­lez ? »). Le FN est deve­nu le pro­vi­den­tiel repous­soir, le monstre cer­ti­fié au compte duquel ren­voyer tout pro­jet de rup­ture, quel qu’il soit, pour mieux conser­ver l’ordre des choses — comme en témoigne par exemple l’assimilation, deve­nue sys­té­ma­tique, du pro­gramme du Front de gauche à celui du Front natio­nal. La véri­té du champ poli­tique actuel, c’est que ce que j’appelle le mas­sif euro­li­bé­ral et le FN sont main­te­nant unis par un inavouable rap­port de sym­biose fonc­tion­nelle. Chacun rend ser­vice à l’autre, et compte conti­nuer de pros­pé­rer aux frais de l’autre, le FN en repro­dui­sant sa sin­gu­la­ri­té, le bloc euro­li­bé­ral en s’aidant des ténèbres fas­cistes pour écar­ter toute alter­na­tive. Tout ceci peut durer encore un moment…

Mais le comble est ailleurs. Il est d’abord dans le fait que la (vraie) gauche euro­péiste (appe­lons ain­si celle qui pour­suit le rêve de trans­for­mer les ins­ti­tu­tions de l’eurozone) a sous les yeux le spec­tacle de la Grèce, c’est-à-dire de la seule expé­rience poli­tique pro­gres­siste où la sor­tie de l’euro est réel­le­ment à l’ordre du jour, très expli­ci­te­ment pour presque la moi­tié de Syriza. Il va fal­loir fati­guer la dia­lec­tique pour lui faire dire que ces gens sont des fas­cistes ou des natio­na­listes xéno­phobes. Le reste du pire est à trou­ver dans une anti­ci­pa­tion. Je prends en effet le pari que, le FN arri­ve­rait-il au pou­voir, il ne ferait pas la sor­tie de l’euro. Il ne la ferait pas parce que le grand capi­tal, qui vien­dra à sa ren­contre dès lors que la pers­pec­tive de sa vic­toire élec­to­rale pren­dra corps — il y vien­dra parce que le capi­tal ne se connaît aucun enne­mi à droite et que de longue date il s’est mon­tré prêt à pac­ti­ser avec tout ce qu’il y a à droite — le grand capi­tal, donc, pour sécu­ri­ser ses inté­rêts prin­ci­paux, pas­se­ra avec le FN une tran­sac­tion dont les termes seront les sui­vants : du finan­ce­ment élec­to­ral et une col­la­bo­ra­tion poli­tique (éven­tuel­le­ment accom­pa­gnée d’une trans­fu­sion de cadres et d’experts) contre l’engagement de ne pas tou­cher à l’euro… dont le capi­tal sait par­fai­te­ment qu’il est une machine à dis­ci­pli­ner le sala­riat d’une incom­pa­rable puis­sance. Et voi­là la cruelle iro­nie : la gauche pha­ri­sienne, tout en pos­tures (heu­reu­se­ment elle ne recouvre pas toute la gauche alter-euro­péiste), contri­bue à nour­rir l’assimilation au FN de la sor­tie de l’euro… que le FN ne fera pas. Double peine et triples buses.

[Josef Albers]

Il reste la stra­té­gie de pillage idéo­lo­gique géné­ra­li­sé mise en œuvre par le FN, extrê­me­ment habile, mais nor­ma­le­ment résis­tible. La gauche qui redoute la récu­pé­ra­tion natio­na­liste est tout de même de la der­nière incon­sé­quence. Non pas qu’il n’y ait pas menace de récu­pé­ra­tion — il y a, c’est une évi­dence ! Incidemment, et pour notre mal­heur, il est pos­sible qu’il faille y voir une indi­ca­tion de la dyna­mique ascen­dante qui porte actuel­le­ment le FN, et dont l’un des symp­tômes pré­ci­sé­ment est qu’il peut faire ventre de tout, et se livrer aux récu­pé­ra­tions à la fois les plus éhon­tées et les plus contra­dic­toires : tout lui pro­fite, et mal­heu­reu­se­ment c’est le signe d’un orga­nisme qui se porte bien. Evidemment tout ne lui pro­fi­te­rait pas aus­si bien s’il y avait en face des gens pour dire le bric-à-brac idéo­lo­gique qui est en train de se consti­tuer ain­si, et sur­tout pour résis­ter au dépouille­ment. Mais la gauche-qui-redoute-la-récu­pé­ra­tion a tiré de la récu­pé­ra­tion cette conclu­sion d’une étrange logique que ce sur quoi le FN met la main, il faut aus­si­tôt le lui aban­don­ner. Il est bien cer­tain qu’à ce compte-là, elle fini­ra dans le plus grand dénue­ment… Faudra-t-il aban­don­ner la cri­tique de la finance parce que le FN s’y met (comme on sait la cri­tique d’extrême droite de la finance n’est pas exac­te­ment une nou­veau­té his­to­rique) ? Faudra-t-il ces­ser de par­ler de luttes des classes parce que Marine Le Pen en a dit les mots pen­dant sa cam­pagne de 2012 ? J’aimerais bien avoir l’avis de la gauche-qui-redoute-etc. sur ces sujets.

« Il est d’une sin­gu­lière aber­ra­tion de s’être lais­sé ravir sans mot dire le thème de la sou­ve­rai­ne­té qui n’est ni plus ni moins que le legs his­to­rique de la Révolution française. »

Il est en tout cas d’une sin­gu­lière aber­ra­tion de s’être lais­sé ravir sans mot dire le thème de la sou­ve­rai­ne­té qui n’est ni plus ni moins que le legs his­to­rique de la Révolution fran­çaise. On trouve dans le célèbre livre de Rougerie sur la Commune de nom­breuses men­tions de 1789, qui était une réfé­rence très vivace dans l’esprit des com­mu­nards. Au prix de maintes pré­cau­tions pour avan­cer un rap­pro­che­ment qui lui semble pro­blé­ma­tique, mais auquel il cède fina­le­ment, entre l’esprit de la Commune et l’anarchisme sans-culotte, Rougerie rap­pelle ce mot du giron­din Vergniaud qui se plai­gnait de « l’abus que les anar­chistes font du mot sou­ve­rai­ne­té ». Allez expli­quer aux anar­chistes d’aujourd’hui qu’ils sont en réa­li­té des sou­ve­rai­nistes… Et pour­tant, au sens exact du concept, c’est bien ce qu’ils sont ! Si la sou­ve­rai­ne­té est adé­qua­te­ment com­prise comme l’effort d’un col­lec­tif de se rendre maître de son des­tin, elle n’est pas autre chose qu’un prin­cipe de démo­cra­tie radi­cale et d’auto-gouvernement — et l’on se demande com­ment la gauche-qui-craint peut être assez folle pour aban­don­ner sans lut­ter un joyau pareil aux fascistes !

La sou­ve­rai­ne­té est du coup un terme incom­plet si on ne lui donne pas ses qua­li­fi­ca­tions sub­sé­quentes. Si c’est pour l’entendre seule­ment comme pleine dis­po­si­tion des leviers de l’action éta­tique-gou­ver­ne­men­tale, il est bien cer­tain que ça nous fait un sou­ve­rai­nisme de droite : que le bon peuple se contente de regar­der ses guides manier les leviers pour lui. Mais cette défi­ni­tion tron­quée-là ne sau­rait épui­ser le concept de sou­ve­rai­ne­té, dont la signi­fi­ca­tion com­plète — de gauche — arti­cule immé­dia­te­ment la dis­po­si­tion tech­nique des ins­tru­ments du gou­ver­ne­ment au pou­voir d’auto-détermination du peuple. On pour­rait dire la même chose à pro­pos de la nation — c’est-à-dire de la cir­cons­crip­tion de ce qu’on appelle « peuple ». Qu’il y ait une nation de droite, qui l’ignore ? : elle s’accroche aux mythes de l’identité éter­nelle, et repose sur une concep­tion sub­stan­tielle de l’appartenance — for­cé­ment fausse puisqu’il n’est pas un « Français de souche » qui ne soit généa­lo­gi­que­ment issu d’arrivants, et for­cé­ment excluante puisque, par construc­tion, elle regarde de tra­vers tous ceux qui ne sont pas dépo­si­taires de « la sub­stance ». Mais qu’il y ait une nation de gauche, qui pour­rait l’oublier ? D’un legs bazar­dé l’autre donc ? Car la Révolution de 1789 ne nous a pas don­né que la sou­ve­rai­ne­té, mais éga­le­ment la nation conçue non comme appar­te­nance de tou­jours, mais comme forme de vie, défi­nie par l’accord don­né à des prin­cipes poli­tiques, pro­po­si­tion géné­ri­que­ment adres­sée à tous, donc sans accep­tion de « sub­stance », c’est-à-dire d’origine — la nation de Robespierre quoi. Il est bien cer­tain que si la gauche se met à avoir honte de ça, on n’est pas très bien parti.

[Josef Albers]

En véri­té der­rière cette sorte de panique idéo­lo­gique qui s’empare de la gauche (la vraie) dès que sont pro­non­cés les mots de nation et de sou­ve­rai­ne­té, il y a une abys­sale carence intel­lec­tuelle, une inca­pa­ci­té, peut-être même un refus, de pen­ser très géné­ra­le­ment la mor­pho­lo­gie poli­tique des regrou­pe­ments humains, et sur­tout de pen­ser qu’il sont voués à se for­mer comme des ensembles finis dis­tincts — comme dit Rousseau, « il est cer­tain que le genre humain n’offre à l’esprit qu’une idée pure­ment col­lec­tive qui ne sup­pose aucune union réelle entre les indi­vi­dus qui la consti­tuent ». L’idée de « com­muns » est sans doute très inté­res­sante, mais elle est d’application locale, et ne dis­pense pas de poser, au niveau macro­sco­pique, la ques­tion de savoir quelle forme poli­tique posi­tive pour­rait bien prendre le monde post-natio­nal, sachant que, hors de l’humanité uni­fiée, nous aurons encore affaire à sa frag­men­ta­tion en ensembles dis­tincts ? Si l’on envi­sage le concept à un niveau suf­fi­sant de géné­ra­li­té, ces ensembles n’auront-ils pas encore un carac­tère natio­nal ? Comme l’Europe d’ailleurs — si elle venait à se consti­tuer poli­ti­que­ment —, car on ne sache pas qu’un État fédé­ral perde pour autant le carac­tère sta­to­na­tio­nal : par exemple, unis­sant la Prusse, la Bavière, la Rhénanie, etc., on ne se sou­vient pas que l’Allemagne ait opé­ré quelque dépas­se­ment du prin­cipe de l’État-nation (on se sou­vient même plu­tôt du contraire). Ceci ne veut cer­tai­ne­ment pas dire que ce prin­cipe soit indé­pas­sable : de for­ma­tion récente, il est appe­lé à pas­ser, comme toute chose dans l’histoire. Au moins faut-il en voir la résis­tance à court terme. Ce sont toutes ces ques­tions qui font l’objet d’un déni sys­té­ma­tique. Et comme le mépris de toute ana­lyse, accom­pa­gné par la dénon­cia­tion-réflexe du natio­nal comme natio­na­lisme, est une occu­pa­tion aus­si intel­lec­tuel­le­ment peu coû­teuse que sym­bo­li­que­ment rému­né­ra­trice, en bonne ratio­na­li­té elle devrait connaître encore un large succès.

On sait que l’internationalisme est un des mots d’ordre du camp révo­lu­tion­naire — et on vous reproche par­fois de ne pas l’être. Comment une confi­gu­ra­tion poli­tique qui ver­rait un retour aux mon­naies natio­nales et de pro­bables mesures pro­tec­tion­nistes (contrôle des changes et des capi­taux, taxes tari­faires) nous per­mettent de pen­ser l’internationalisme ?

« Je pré­tends que la plu­part de ceux qui se réclament de l’internationalisme ne savent pas ce qu’ils disent. »

Je pré­tends que la plu­part de ceux qui se réclament de l’internationalisme ne savent pas ce qu’ils disent. Le sau­raient-ils, ils auraient com­men­cé par remar­quer que le mot même : inter­na­tio­na­lisme, ou, pour mieux écrire, inter-natio­na­lisme, désigne l’exact contraire de ce qu’ils croient dire : à savoir qu’il se passe quelque chose entre les nations… Ergo qu’il y a des nations. Si c’est ça l’internationalisme, pour ma part, j’achète à fond. Ce que j’appelle l’internationalisme réel, par oppo­si­tion à l’internationalisme ima­gi­naire, consi­dère : 1) qu’on n’a pas encore trou­vé com­ment ins­ti­tuer des com­mu­nau­tés poli­tiques, c’est-à-dire don­ner une réa­li­sa­tion au prin­cipe de sou­ve­rai­ne­té, autre­ment que sur des espaces finis ; 2) que la nation pré­sente n’est pas le fin mot de l’Histoire ; mais 3) qu’il faut sans doute comp­ter encore un moment avec elle ; et 4) que dans l’intervalle, un inter­na­tio­na­lisme réel, d’ailleurs conforme à sa déno­mi­na­tion même, consiste en le nouage des soli­da­ri­tés les plus étroites pos­sibles entre les luttes nationales.

Il est cer­tain que tout ou presque est à repen­ser dans les pra­tiques de la nation : sa manière de se rap­por­ter à son his­toire, de se pur­ger de ses fabri­ca­tions mytho­lo­giques-sub­stan­tia­listes, de trai­ter l’étranger quand il est sur notre sol, de l’admettre dans la natio­na­li­té quand il veut s’installer, etc. Mais l’erreur de l’« inter­na­tio­na­lisme » consiste à pas­ser de tous ces indé­niables man­que­ments à rat­tra­per à l’oubli de ce que la vie poli­tique même sup­pose la clô­ture sur quelque res­sort fini. Ce qui est à pen­ser, ce sont les moda­li­tés de cette clô­ture, clô­ture néces­sai­re­ment poreuse, et même ouverte, puisque comme les corps humains, les corps poli­tiques ont une exis­tence rela­tion­nelle — il y va de l’augmentation de leurs propres puis­sances. Il reste à savoir avec quoi « faire rela­tion ». « Avec n’importe quoi » semble dire impli­ci­te­ment un cer­tain alter­mon­dia­lisme pour qui la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises et des capi­taux étant inter­na­tio­nale, elle est bonne en soi, et tout pro­jet d’y mettre des limites emporte le risque de la « régres­sion natio­na­liste ». Je consi­dère que dans la polé­mique intel­lec­tuelle et poli­tique on devrait s’interdire de recou­rir à des syn­tagmes comme « faire le jeu de » et « idiots utiles », mais fran­che­ment, il y a des fois, il faut prendre sur soi. Or non seule­ment le champ des « matières à rela­tion » est lar­ge­ment ouvert, mais tout ne s’y vaut pas, et l’on peut (doit) y faire notre tri : en décou­ra­ger cer­taines, en pous­ser d’autres autant que nous le pou­vons. Conteneurs et capi­taux, non mer­ci, en tout cas au-delà d’un cer­tain point. Étudiants, tou­ristes, cher­cheurs, artistes, œuvres, tra­duc­tions, his­to­rio­gra­phies, etc., sans la moindre res­tric­tion car, de cela, nous n’aurons jamais assez.

[Josef Albers]

Mais on peut aus­si rame­ner la dis­cus­sion de l’internationalisme réel dans un registre un peu plus pro­saïque. Par exemple, en quoi ne pas avoir de mon­naie unique inter­dit-il de déve­lop­per les coopé­ra­tions tech­no­lo­giques et indus­trielles ? Je ne sache pas que nous étions déjà dans les féli­ci­tés de l’euro quand ont été lan­cés Airbus ou Ariane. Un pro­jet comme Galileo n’appelle pas la mon­naie unique. Tout au contraire, il atteste la pos­si­bi­li­té de la coopé­ra­tion euro­péenne indé­pen­dam­ment. On se demande bien ce qui retient d’explorer plus inten­si­ve­ment ces voies. Il est vrai, et j’en ai encore fait l’expérience récem­ment, qu’il se trouve des indi­vi­dus suf­fi­sam­ment mal­hon­nêtes, ou suf­fi­sam­ment bêtes, allez savoir, pour expli­quer qu’avec la fin de l’euro, les gens ne pour­raient plus voya­ger comme ils veulent en Europe… D’un point de vue révo­lu­tion­naire main­te­nant — puisqu’on ne peut pas dire que Airbus et Ariane en soient de par­faites illus­tra­tions… —, l’internationalisme réel c’est la soli­da­ri­té des luttes révo­lu­tion­naires natio­nales. L’internationalisme, c’est de recon­naître nos luttes dans les luttes des autres, de leur appor­ter l’aide que nous pou­vons en voyant qu’elles nous concernent, mais en sachant que ces luttes des autres sont leur affaire en pre­mière ins­tance et que, sauf à se racon­ter des his­toires de Brigades inter­na­tio­nales, ce sont eux qui les mène­ront prin­ci­pa­le­ment. Ce qui se passe en Grèce est très vive­ment notre affaire. Mais ce sont les Grecs qui sont le soir à Syntagma, pas nous. Et si nous mani­fes­tons, écri­vons, péti­tion­nons à Paris, la table grecque ne tom­be­ra que si elle ren­ver­sée par les Grecs. Ça ne veut pas dire que nous n’avons rien à faire : à part aider comme nous pou­vons (fai­ble­ment sans doute), nous avons à nous ins­pi­rer et à ému­ler. L’internationalisme réel, c’est l’organisation de la contagion.

Vous poin­tez le rôle des affects qui struc­turent les com­mu­nau­tés poli­tiques : les sen­ti­ments d’appartenance natio­naux, bien qu’historiquement construits, semblent pour le moment inso­lubles dans une impro­bable iden­ti­té euro­péenne. La mon­naie ne par­ti­cipe-t-elle de ces dis­po­si­tifs « soft » (en oppo­si­tion à la guerre, à l’imposition d’une langue hégé­mo­nique, aux chan­ge­ments des fron­tières) pour for­mer des com­mu­nau­tés poli­tiques unifiées ?

« Ce qui se passe en Grèce est très vive­ment notre affaire. Mais ce sont les Grecs qui sont le soir à Syntagma. Et si nous mani­fes­tons, écri­vons, péti­tion­nons à Paris, la table grecque ne tom­be­ra que si elle ren­ver­sée par les Grecs. »

C’était le cal­cul euro­péen ! Qui res­te­ra dans l’histoire par l’ampleur extra­va­gante de son erreur. Une erreur dont les décli­nai­sons par­courent en fait un large spectre. A une extré­mi­té, cer­tains se sont en effet car­ré­ment lais­sés aller à croire que la mon­naie unique pou­vait pro­duire par soi, et entre autres miri­fiques bien­faits, un sen­ti­ment com­mu­nau­taire euro­péen. Rendez-vous compte : pou­voir pas­ser la fron­tière à Vintimille et aller man­ger sa caprese sans faire de change ! Il était avé­ré par-là que l’Europe poli­tique était réa­li­sée, ou très en voie de l’être — le pire est que je ne plai­sante même pas : jusqu’à il y a peu encore on enten­dait des demi-débiles don­ner pour tout argu­ment contre la fin de l’euro qu’il fau­drait reve­nir sur ce gigan­tesque pro­grès, et que les peuples en seraient ter­ri­ble­ment affectés.

Tous les pro­mo­teurs de l’euro cepen­dant n’ont pas atteint ces abysses. Conformément à la « théo­rie » délo­rienne — dans ces cercles-là on se gar­ga­rise rapi­de­ment avec le mot de « théo­rie » — dite « fonc­tion­na­liste », ou du dés­équi­libre créa­teur, cer­tains se sont ren­du compte que la construc­tion moné­taire euro­péenne était incom­plète et, par­tant, dés­équi­li­brée. Déséquilibrée pré­ci­sé­ment par manque d’une com­mu­nau­té poli­tique d’adossement. Mais, d’une illu­sion à l’autre, eux ont cru pos­sible de repro­duire à ce stade le méca­nisme qui avait sou­te­nu jusqu’ici le pro­grès ins­ti­tu­tion­nel euro­péen, chaque incom­plé­tude et chaque dés­équi­libre « appe­lant » le pas sui­vant, le pas de son rat­tra­page. Il en irait donc iden­ti­que­ment avec la mon­naie : la com­mu­nau­té poli­tique lui man­quant — cela, en cou­lisse, on vou­lait bien le recon­naître —, il s’ensuivrait un dés­équi­libre de plus, qui « appel­le­rait » méca­ni­que­ment son propre com­ble­ment — et la com­mu­nau­té poli­tique sur­gi­rait néces­sai­re­ment : puisqu’elle était « fonc­tion­nel­le­ment » requise. Misère de la pen­sée fonc­tion­na­liste… Là-des­sus, une mal­heu­reuse iro­nie his­to­rique veut que l’Europe arrive à l’orée de la construc­tion poli­tique au moment où la scène se trouve occu­pée par une géné­ra­tion d’hommes poli­tiques n’entendant rien à la poli­tique : une géné­ra­tion de comp­tables qui n’a pas la moindre idée de ce qu’est vrai­ment la poli­tique, en sa part de pas­sions, de vio­lence et de tra­gique. Il en a résul­té la plus acca­blante série de contre­sens poli­tiques, depuis la néga­tion de la sou­ve­rai­ne­té jusqu’à la mécon­nais­sance pro­fonde des condi­tions de pos­si­bi­li­tés d’une com­mu­nau­té politique.

[Josef Albers]

Pour ma part, d’ailleurs, et pour retour­ner aux termes de votre ques­tion, je ne crois pas du tout que les affects natio­naux actuels soient indé­pas­sables et défi­ni­ti­ve­ment rétifs à entrer, en se conser­vant pour par­tie sans doute, dans une enti­té plus grande. Mais je dis, d’une part, qu’il ne s’agira là que de pro­duire un nou­vel affect com­mun de type « natio­nal », sim­ple­ment d’échelle éten­due. Et je dis d’autre part que cette exten­sion, si elle est conce­vable en prin­cipe, n’a rien d’évident, encore moins de néces­saire. Contrairement à ce que répètent les scies cultu­ra­listes-essen­tia­listes, les nations ne sont pas sur­gies de la terre : elles ont sou­vent été le pro­duit d’un intense construc­ti­visme poli­tique, un construc­ti­visme d’État, d’ailleurs extrê­me­ment violent, car c’est auto­ri­tai­re­ment qu’ont été réduites les hété­ro­gé­néi­tés appe­lées à être tenues dans l’unité sta­to­na­tio­nale. Il va sans dire que la vio­lence de ces pro­cé­dés d’unification n’est plus une « res­source » dis­po­nible, et qu’un construc­ti­visme poli­tique euro­péen serait prié de trou­ver d’autres voies. Ce qui veut peut-être dire aus­si qu’il ne pour­rait pas tout à lui seul, et devrait aus­si comp­ter avec la for­ma­tion endo­gène d’une dyna­mique affec­tive euro­péenne… si elle se pro­duit. J’ai ten­dance à pen­ser que cer­tains élé­ments en sont déjà for­més : il y a cer­tai­ne­ment beau­coup de per­sonnes en Europe pour qui « euro­péen » veut dire « quelque chose ». Au point de rendre pos­sible une authen­tique com­mu­nau­té poli­tique euro­péenne ? Rien n’est moins sûr.

« L’idéal éco­no­mique du FN consiste en une sorte de néo-cor­po­ra­tisme vague­ment rea­ga­ni­sé, à des­ti­na­tion du petit patron maître chez lui. C’est peu dire que le capi­ta­lisme trou­ve­rait dif­fi­ci­le­ment meilleur soutien. »

C’est que je ne crois pas que ce début d’affect com­mun euro­péen fasse encore le poids contre les affects com­muns natio­naux. Or c’est un pré­re­quis impé­ra­tif de ce qu’on pour­rait appe­ler l’économie géné­rale des affects poli­tiques : les sous-affects com­muns des par­ties doivent être domi­nés par l’affect com­mun du tout, sauf à prendre le risque d’une séces­sion en cas de désac­cord grave. N’est-ce pas exac­te­ment vers ce point cri­tique que se dirige la Grèce, mais aus­si, en sens inverse, et sans que per­sonne ne veuille le voir, l’Allemagne ! Et puis la Finlande. Et le Royaume-Uni. Il faut par ailleurs être très igno­rant des forces réelles de la poli­tique pour ima­gi­ner la construc­tion des com­mu­nau­tés poli­tiques soluble dans le for­ma­lisme juri­dique, se racon­ter qu’on va « faire l’Europe poli­tique » en plan­tant quelque part un « Parlement de l’euro » sans même avoir réflé­chi à ses condi­tions (pas­sion­nelles) de pos­si­bi­li­té, ou en se ber­çant, comme Jürgen Habermas, des illu­sions du « patrio­tisme consti­tu­tion­nel », c’est-à-dire en croyant qu’un texte consti­tu­tion­nel est par soi une source d’attachements pas­sion­nels (ce qui est tout autre chose que le cas des États-Unis où en effet la Constitution peut faire l’objet d’un inves­tis­se­ment affec­tif, mais ceci sim­ple­ment parce qu’elle baigne déjà dans un riche milieu d’affects com­muns pré­cons­ti­tués) — et les pou­voirs d’auto-enchantement de l’intellectualisme sont déci­dé­ment sans limite…

Emmanuel Todd consi­dère que sor­tir de l’euro entraî­ne­rait iné­luc­ta­ble­ment une « révo­lu­tion sociale ». Ne faut-il pas plu­tôt pen­ser la sor­tie de l’euro comme une base mini­male néces­saire — mais non suf­fi­sante — pour un pro­jet d’émancipation collectif ?

S’il a vrai­ment dit ça, ça me semble en effet une pro­phé­tie assez hasar­deuse. Malheureusement il y a plein de voies de sor­tie hors de l’euro, et elles sont très inéga­le­ment dési­rables. Il était ques­tion du FN tout à l’heure, et on ne sau­rait trou­ver meilleur exemple d’une sor­tie de l’euro — s’il la fai­sait, ce que je ne crois pas — qui n’entraînerait aucune révo­lu­tion sociale. L’idéal éco­no­mique du FN consiste en une sorte de néo-cor­po­ra­tisme vague­ment rea­ga­ni­sé, à des­ti­na­tion du petit patron « maître chez lui ». C’est peu dire que le capi­ta­lisme trou­ve­rait dif­fi­ci­le­ment meilleur sou­tien, ceci pré­ci­sé­ment parce que la grande récon­ci­lia­tion fusion­nelle dans l’« iden­ti­té natio­nale » n’a pas d’autre voca­tion que de faire dis­pa­raître toute conflic­tua­li­té sociale, décré­tée inuti­le­ment per­tur­ba­trice. L’histoire a‑t-elle jamais mon­tré un seul régime d’extrême-droite qui se soit mal enten­du avec le capitalisme ?

[Josef Albers]

Par ailleurs, contre l’objection, récur­rente et grosse comme un camion, du Royaume-Uni — il est hors de l’euro mais il n’en connait pas moins l’austérité —, je me suis esquin­té à expli­quer dans La Malfaçon qu’en plai­dant pour la sor­tie je ne fai­sais que des­si­ner ce que j’ai appe­lé le « pro­gramme des condi­tions néces­saires ». La sor­tie de l’euro rend tout pos­sible… mais n’entraîne rien par soi — condi­tion néces­saire, condi­tion suf­fi­sante : nor­ma­le­ment ce sont des choses élé­men­taires de la logique, mais visi­ble­ment pas élé­men­taires pour tout le monde. En tout cas, sor­tir de l’euro pour sor­tir de l’euro, ça n’a pas grand inté­rêt. Ça nous fait déva­luer et rega­gner à terme de la com­pé­ti­ti­vi­té donc de la crois­sance, mais c’est tout. Il faut sor­tir de l’euro pour faire quelque chose — mais un quelque chose qui ne se fait pas tout seul, et ne vient pas tout seul avec la mon­naie natio­nale. D’un point de vue de gauche, ce « quelque chose » a à voir avec la trans­for­ma­tion radi­cale du modèle de poli­tique éco­no­mique mais aus­si, et plus lar­ge­ment encore, des struc­tures de la banque-finance, à savoir : dépri­va­ti­ser les banques et réor­ga­ni­ser le finan­ce­ment de l’économie, tout spé­cia­le­ment celui du bud­get, hors des mar­chés financiers.

« Il faut sor­tir de l’euro pour faire quelque chose — mais un quelque chose qui ne se fait pas tout seul, et ne vient pas tout seul avec la mon­naie nationale. »

On me dira que ce « quelque chose » qui don­ne­rait son sens — pro­gres­siste — à la sor­tie de l’euro n’étant pas don­né avec la sor­tie de l’euro, il appel­le­rait tout autant la construc­tion d’un rap­port de force pour s’imposer contre l’hégémonie néo­li­bé­rale dont les implan­ta­tions natio­nales sont tout aus­si puis­santes. Merci bien, cette idée-là ne m’avait pas tota­le­ment échap­pé. Mais enfin, là encore il s’a­gi­rait de convo­quer quelques notions de logique élé­men­taire : si la construc­tion de ce rap­port de force est déjà aléa­toire au niveau d’une seule nation, que pen­ser de sa pro­ba­bi­li­té d’occurrence simul­ta­née dans une majo­ri­té de pays euro­péens ?! L’arrivée de Syriza au pou­voir en Grèce a été une sorte de miracle, et il fau­drait attendre que le miracle ait le bon goût de se repro­duire dans un nombre signi­fi­ca­tif d’autres pays ? J’ai tou­jours trou­vé éton­nant cet argu­ment qui consiste, consta­tant notre dif­fi­cul­té poli­tique au niveau natio­nal, à nous pro­po­ser de la « résoudre » en la démul­ti­pliant au niveau inter­na­tio­nal, soit en gros : comme nous n’arrivons pas à sau­ter cinq mètres, pro­po­sons-nous donc d’en sau­ter quinze…

Nous avons récem­ment tra­duit une inter­view de Pablo Iglesias, secré­taire géné­ral de Podemos, don­née à la New Left Review. Il y décla­rait : « Seule une stra­té­gie au niveau euro­péen qui pour­rait créer des contra­dic­tions chez l’adversaire, sur­tout chez les forces social-démo­crate, pour­rait ouvrir la pos­si­bi­li­té d’un para­digme réel­le­ment alter­na­tif aux poli­tiques d’austérité. » Que cela vous inspire-t-il ?

C’est un superbe échan­tillon de langue de bois, bien fait pour habiller la démis­sion. Il est cer­tain que tant qu’on en reste à la psal­mo­die du « rap­port de force au niveau euro­péen » on est déga­gé de toute res­pon­sa­bi­li­té à domi­cile par une sorte de jus­ti­fi­ca­tion « stra­té­gique » de la pas­si­vi­té — qu’il est doux de ne rien faire : atten­tion, ce n’est pas qu’on ne vou­drait pas, c’est qu’on attend les autres… Prenons les choses dans l’ordre : il faut habi­ter le monde des songes ou bien avoir la mau­vaise foi che­villée au corps pour conti­nuer de sou­te­nir qu’on va « chan­ger la BCE » pour la rendre pro­gres­siste, aimable aux gou­ver­ne­ments, pré­oc­cu­pée de finan­cer la tran­si­tion éco­lo­gique, et je ne sais quoi d’autre encore. Avec évi­dem­ment la béné­dic­tion d’Angela Merkel, ou de n’importe quel chan­ce­lier alle­mand d’ailleurs, qui les yeux mouillés de larmes s’excusera d’être res­tée si long­temps dans l’erreur. J’y ai déjà fait allu­sion en répon­dant à votre pre­mière ques­tion mais il faut le redire tant c’est là une tache aveugle de la pen­sée euro­péiste aus­si bien qu’alter-européiste : cette construc­tion faite à la mesure de l’Allemagne sera aban­don­née par l’Allemagne du moment où les prin­cipes que cette der­nière y a infu­sés connaî­traient la moindre entorse signi­fi­ca­tive. L’Allemagne n’était pas fon­da­men­ta­le­ment deman­deuse de la construc­tion moné­taire européenne.

[Josef Albers]

Elle n’y est entrée qu’avec de lourdes réserves, sur­mon­tées seule­ment par le trans­port à l’identique de ses propres ins­ti­tu­tions moné­taires. Il faut vrai­ment être sous sub­stance pour l’imaginer vali­der la moindre trans­for­ma­tion sérieuse de la BCE. C’est-à-dire demeu­rer dans une euro­zone au sein de laquelle, par hypo­thèse, elle serait deve­nue mino­ri­taire sur cette ques­tion. Évidemment elle par­ti­rait. Probablement pas seule d’ailleurs. En tout cas ce serait la fin de l’euro tel qu’on l’a connu, dont serait alors sou­li­gné le para­doxe qui frappe d’objection radi­cale tout pro­jet alter-euro­péiste : c’est au moment où il serait le plus près de réus­sir qu’il détrui­rait l’objet qu’il a le désir de trans­for­mer. Il y a la BCE, et puis il y a Podemos. J’ai déjà expé­ri­men­té en jan­vier der­nier à pro­pos de Syriza ce qu’il en coûte de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas le désir d’entendre, et même ce qu’ils ont le désir de ne pas entendre — l’attentat ana­ly­tique aux espé­rances aveugles est rare­ment accueilli avec des fleurs. Il va pour­tant fal­loir se faire à l’idée que les deux rai­sons d’espérer que la gauche cri­tique s’est trou­vées début 2015 sont défaillantes, et Podemos plus encore que Syriza — car j’ai ten­dance à pen­ser que l’histoire de Syriza avec la sor­tie de l’euro n’est pas ter­mi­née. Celle de Podemos en revanche l’est, et pour une rai­son très simple : c’est qu’elle ne com­men­ce­ra même pas. Mais il fau­drait beau­coup de temps — c’est un sujet en soi — pour faire l’analyse de Podemos, de ses lea­ders et de sa stra­té­gie, dont il est clair que son obses­sion direc­trice — la vic­toire élec­to­rale — est en train de la colo­ni­ser entiè­re­ment, et qu’elle conta­mi­ne­ra tout, c’est-à-dire qu’elle déter­mi­ne­ra tous les renon­ce­ments, en fait enga­gés avant même l’arrivée au pou­voir. De ce point de vue l’épisode grec, et sur­tout l’accord hon­teux de l’Eurogroupe du 12 juillet, a été un révé­la­teur d’une ter­rible cruauté.

« Podemos no puede, voi­là la réa­li­té. Je recon­nais qu’il y a là de quoi cou­per un peu les pattes… Mais on a tou­jours avan­tage à regar­der les choses en face. »

Dans une vidéo pos­tée le 31 juillet sur le site du quo­ti­dien La Republica, Iglesias y déclare : « Si Podemos gagne, nous ne ferons pas beau­coup plus que ce qu’a fait la Grèce. » Pour qui sait lire, les choses devraient être assez claires. Si elles ne l’étaient pas suf­fi­sam­ment, on recom­mande la suite : « Ce qu’a fait le gou­ver­ne­ment grec est mal­heu­reu­se­ment l’unique chose qu’il pou­vait faire […] Nous ne pou­vons pas faire de grandes choses : une réforme fis­cale, nous battre pour la dépri­va­ti­sa­tion de la san­té, pour une édu­ca­tion publique, nous ne pou­vons pas faire beau­coup plus ». Voilà donc un mou­ve­ment qui se nomme lui-même Podemos (« Nous pou­vons ») mais qui est sur­tout occu­pé de faire savoir, peut-être au cas où on le pren­drait au sérieux par son nom même, que « No pode­mos (hacer grandes cosas) » (« Nous ne pou­vons pas faire de grandes choses »), « No pode­mos hacer mucho más » (« Nous ne pou­vons pas faire beau­coup plus ») ou « Lo úni­co que podía hacer… » (« la seule chose qu’il pou­vait faire… »). Et Podemos qui s’érige par son nom comme pou­voir-faire nous informe dès aujourd’hui qu’il ne peut rien faire. Podemos no puede, voi­là la réa­li­té. Je recon­nais qu’il y a là de quoi cou­per un peu les pattes… Mais on a tou­jours avan­tage à regar­der les choses en face, et les illu­sions sont moins coû­teuses lorsqu’elles sont aban­don­nées de bonne heure.

Pour finir, une ques­tion de stra­té­gie poli­tique. Vous êtes un intel­lec­tuel enga­gé et connais­sez l’importance des dis­po­si­tifs de trans­mis­sion des conte­nus cri­tiques. Ceux, clas­siques, de la gauche radi­cale (confé­rences, livres, revues, réunions publiques, blo­go­sphère) suf­fisent-ils pour atteindre et convaincre une majo­ri­té sociale ? En d’autres termes, quelle doit être la stra­té­gie de la gauche pour plai­der en faveur de la sor­tie de l’euro contre les médias domi­nants qui y sont hostiles ?

Même au fond des illu­sions per­dues il y a par­fois un reste de véri­té à res­ca­per : s’il y avait une seule chose à rete­nir (il y en a plu­sieurs) de l’expérience Podemos, ce serait la construc­tion de son propre média. Il nous faut notre média. Certes nous en avons, mais de petites tailles, et épar­pillés bien comme il faut, confor­mé­ment sans doute à la com­pul­sion scis­si­pa­ri­taire de la gauche radi­cale. Pourtant l’espace à occu­per est immense, et la demande réelle. Car la nul­li­té fon­cière des médias domi­nants, et sur­tout leur col­la­bo­ra­tion qua­si-orga­nique, consciente ou incons­ciente, à l’ordre néo­li­bé­ral sont telles qu’ils se rendent odieux. À ceci près qu’ici c’est l’offre qui fait sa loi. Maintenant il ne faut pas se racon­ter des his­toires : nous sommes mino­ri­taires et nous devons faire avec notre condi­tion de mino­ri­taires. Ce qui signi­fie que le grand aggior­na­men­to est moins en notre pou­voir qu’il ne vien­dra du spec­tacle incon­tes­table de l’infamie euro­li­bé­rale et de son échec patent — condi­tion, là encore, néces­saire, et cer­tai­ne­ment pas suf­fi­sante : comme on s’en sou­vient le cata­clysme, pour­tant spec­ta­cu­laire !, de la finance en 2007–2008 n’a entraî­né rien d’autre que quelques bonnes paroles, et aucun chan­ge­ment réel. Cependant l’ignoble fait son tra­vail de sape : je pense que l’épisode grec de cet été a pro­duit une secousse pro­fonde dans l’opinion.

[Josef Albers]

Et pour­tant — j’en reviens là à la mesure exacte de notre pou­voir en tant que mino­ri­taires —, il faut bien voir à quel point la bas­cule, en défi­ni­tive, dépend peu de nous. Il fau­drait ici déve­lop­per un « modèle » plus géné­ral des ren­ver­se­ments d’opinion qui, en tout cas dans les pro­ces­sus poli­tiques à froid — les pro­ces­sus insur­rec­tion­nels ou révo­lu­tion­naires, c’est autre chose — pro­cèdent le plus sou­vent par la conver­sion de quelques insi­ders notoires, plus malins que les autres, qui réa­lisent que la posi­tion de défense de l’ordre social qui était la leur jusqu’ici, n’est plus tenable, et qu’il est temps de faire mou­ve­ment. On a ain­si obser­vé quelques cas de dépla­ce­ments récents, et rapides, assez impres­sion­nants. En tout cas, c’est lorsque ces gens-là, répu­tés « cré­dibles », alors qu’ils ont gaie­ment accom­pa­gné toute la période pré­cé­dente sans rien trou­ver de sérieux à y redire — rai­son pour laquelle évi­dem­ment ils ont été répu­tés « cré­dibles » ! — c’est quand ces gens-là, donc, tournent casaque que, de proche en proche, s’initie une série de retour­ne­ments au cœur du sys­tème des pres­crip­teurs d’opinion, et qu’un dis­cours, autre­fois radi­ca­le­ment pro­hi­bé, fraye ses voies, avec peut-être quelque chance de deve­nir majoritaire.e

Typiquement, lorsqu’un Piketty, qui pen­dant quinze ans n’a jamais rien objec­té à la construc­tion de l’euro (et plus géné­ra­le­ment à la mon­dia­li­sa­tion), se met à dire que quelque chose déconne dans l’euro, l’effet social est inévi­ta­ble­ment supé­rieur à celui que tous les hété­ro­doxes insi­ders réunis pou­vaient espé­rer pro­duire quoique ayant eu rai­son depuis le com­men­ce­ment. Du fond de sa condi­tion mino­ri­taire, tout ce que la cri­tique radi­cale peut espé­rer faire, c’est accu­mu­ler des aver­tis­se­ments offerts à la récu­pé­ra­tion oppor­tu­niste de quelques insi­ders, récu­pé­ra­tion oppor­tu­niste ou sin­cère d’ailleurs, le pre­mier cas mesu­rant leur hon­nê­te­té intel­lec­tuelle, le second leur luci­di­té d’analyste… Il y a long­temps déjà, c’était juste après l’effondrement des sub­primes, où l’on a vu d’un coup sor­tir du bois des pro­phètes de la onzième heure, muets du sérail pen­dant deux décen­nies de déré­gle­men­ta­tion mais tout d’un coup réveillés et nous aver­tis­sant des immenses dan­gers de la finance, il y a long­temps, donc, j’avais théo­ri­sé ma condi­tion de cocu de l’histoire — la mienne et celle de tous les hété­ro­doxes qui auront essayé de pis­ser contre le vent. C’est que bien enten­du, il ne faut pas comp­ter sur les néo­con­ver­tis pour faire l’aveu public de leurs erreurs pas­sées et rendre compte de leurs conver­sions pré­sentes — de ce point de vue, on tient avec des gens comme Jeffrey Sachs aux États-Unis ou Daniel Cohen en France des maîtres abso­lu du retour­ne­ment fur­tif, et tous ces gens-là qui ont défen­du le pire, ou pudi­que­ment détour­né le regard, se font main­te­nant sans la moindre ver­gogne les pro­cu­reurs de la dérai­son capi­ta­liste, c’est à mou­rir de rire. Mais c’est ain­si, c’est la loi du monde social, et nous atten­dons plus que jamais un Balzac, puisqu’il paraît que c’est l’auteur pré­fé­ré de Piketty, pour nous en peindre le sai­sis­sant tableau.


Illustration de ban­nière : Josef Albers
Photographie de vignette : Cyrille Choupas


  1. « La voie par­ti­cu­lière » désigne un concept his­to­rique rame­nant à l’hypothétique exis­tence d’un par­ti­cu­la­risme alle­mand per­met­tant d’expliquer les spé­ci­fi­ci­tés de son his­toire, en com­pa­rai­son avec celle des autres peuples euro­péens.[]
  2. Doctrine née en Allemagne dans les années 1930, selon laquelle l’État doit se gar­der de toute poli­tique éco­no­mique dis­cré­tion­naire, c’est-à-dire de ten­ta­tive de sta­bi­li­sa­tion de l’activité par des inflexions bud­gé­taires ou moné­taires volon­taires. Le pri­mat doit être don­né à des règles, consi­dé­rées comme « au-delà » du poli­tique et s’appliquant en toutes cir­cons­tances. L’autorité publique a pour seule mis­sion de créer un cadre pro­pice au libre fonc­tion­ne­ment du mar­ché grâce à une mon­naie stable, des comptes publics à l’équilibre et une régu­la­tion de la concur­rence.[]
  3. Discipline des « sciences éco­no­miques » ayant pour objet la réa­li­sa­tion de modèles éco­no­miques à par­tir de don­nées empi­riques afin de faire des pré­vi­sions ou de tes­ter des scé­na­rios de poli­tiques éco­no­miques.[]
  4. En réfé­rence à l’économiste anglais John Maynard Keynes, qui a mon­tré que le fonc­tion­ne­ment spon­ta­né des mar­chés, et de l’économie toute entière, peut conduire à des états de dés­équi­libres. Selon Keynes, le capi­ta­lisme souffre struc­tu­rel­le­ment d’un pro­blème d’insuffisance de la demande et il appar­tient à l’État de le cor­ri­ger par des poli­tiques éco­no­miques actives.[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Stathis Kouvélakis : « Le “non” n’est pas vain­cu, nous conti­nuons », juillet 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Cédric Durand : « Les peuples, contre les bureau­crates et l’ordre euro­péen », juillet 2015
☰ Lire notre tra­duc­tion de l’en­tre­tien de Pablo Iglesias à la New Left Review : « Faire pres­sion sur Syriza, c’est faire pres­sion sur Podemos », mai 2015

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