Entretien inédit pour le site de Ballast
Difficile de ne pas trouver un livre, au moins, des éditions Aden dans la bibliothèque de tout amateur de sciences humaines et sociales. De Noam Chomsky à Angela Davis, en passant par Normand Baillargeon, Losurdo et Norman Finkielstein, les éditions Aden aspirent à participer pleinement au débat critique de notre époque. Leur ligne ? Plurielle. Les petites chapelles passeront leur chemin. Nous avons rencontré son fondateur, Gilles Martin. Comment faire vivre une maison d’édition indépendante ? Quels choix opérer ? Comment faire face à Amazon lorsque l’on est aussi libraire ? Pourquoi un livre est-il avant tout une aventure collective ? Que penser du numérique ? Entretien à bâtons rompus.
Commençons par votre ligne. On trouve, dans votre catalogue, parmi les noms les plus connus, aussi bien Chomsky que Malcolm X, Lénine, Baillargeon, le Che, Rudolf Rocker et Angela Davis. Des anarchistes, des marxistes… C’est l’auberge espagnole, non ?
Non, pas du tout ! Au contraire. Quand tu fais une maison d’édition, tu contribues au débat. Il y a donc une contradiction entre vouloir y contribuer et imposer à ta maison une seule ligne. Il y a contradiction dans les termes. Ce qui me plaît, c’est d’avoir un catalogue essentiellement axé sur la critique de la société dans laquelle on vit, et cette société peut être critiquée de diverses façons. C’est ça qui est intéressant. C’est de se dire : le point de départ est tout ce qui bouge, disons, pour être simple, à la gauche de la social-démocratie, et on contribue ensuite à transformer ces idées en bouquins afin d’alimenter le débat comme le catalogue. Je n’ai pas du tout à être inféodé à une ligne idéologique – moi j’ai la mienne, j’ai un avis, on peut me classer assez facilement, je suppose (quoique, en vieillissant, de moins en moins !) –, et encore moins à un parti.
C’était l’engagement de départ, en créant Aden ?
« Quand tu fais une maison d’édition, tu contribues au débat. Il y a donc une contradiction entre vouloir y contribuer et imposer à ta maison une seule ligne. »
Oui, très clairement. Je pouvais tout à fait être séduit par un texte très libertaire, comme Bastions pirates, tout en voulant éditer des textes communistes – je pense là à ceux, par exemple, de Domenico Losurdo. Et il n’y a pas du tout de contradiction. Mais j’ai remarqué que ça gênait. On part du principe, dans l’édition, que tu dois adhérer au propos politique de tes auteurs. Ce n’est pas du tout le cas ! Tu donnes la possibilité à un livre d’exister dès lors que tu considères qu’il apporte quelque chose, peu importe la chapelle dans laquelle il se trouve ou la case dans laquelle on peut le faire rentrer. Mais ça se fait peu, en effet. Et ce positionnement m’a également été rendu possible par mon positionnement géographique : à partir du moment où j’étais à la périphérie de la francophonie, la Belgique permettait ça aussi. Aussi, il y a un glissement entre les vraies nouveautés et les rééditions. Un des gros pièges, aujourd’hui, de l’édition indépendante, ce sont les rééditions. Beaucoup de maisons ont un problème pour alimenter le catalogue : ils se ruent sur des rééditions. « Ouais, super, un vieux Victor Serge ! Un Jack London ! » Dès que tu t’enfermes dans une ligne dogmatique, tu t’essouffles, fatalement.
Quand tu as un diffuseur, tu dois alimenter le dragon. Si tu ne sors qu’un livre par an, ça ne va pas – alors que tu n’as peut-être qu’un seul bouquin intéressant à sortir. Ton distributeur va te dire qu’il faut nourrir le bazar. Donc tu fais de la réédition. Et si ça peut parfois être sympathique, ça masque également une certaine pauvreté du débat intellectuel contemporain. Une maison d’édition qui fait un très beau travail, même si je peux avoir par ailleurs certaines réticences idéologiques et politiques, c’est L’échappée. Ils ont une vraie vision. Ils contribuent au débat. Après, j’en fais également de la réédition, bien sûr. L’autobiographie d’Angela Davis par exemple. Mais c’était inconcevable qu’on la réédite telle quelle ; il fallait la réactualiser.
Donc vous avez publié des livres avec lesquels vous étiez en désaccord ?
Tout à fait. Je suis en total désaccord avec certains.
Vous parliez de votre ligne personnelle. Comment vous présenteriez-vous, du coup ?
« On vit dans une société où les richesses sont produites collectivement donc elles doivent être redistribuées collectivement. Point. »
Joker ! (rires) Je me sens, pour être clair, communiste. Je trouve que dans le courant libertaire et anarchiste, il y a des choses passionnantes et très riches mais, globalement, je suis communiste. Ça signifie quoi ? Ce n’est pas adhérer à un modèle de société comme on l’a vu par le passé, même si on le regarde parfois trop avec des lunettes contemporaines, c’est, simplement : la propriété collective des moyens de production. On vit dans une société où les richesses sont produites collectivement donc elles doivent être redistribuées collectivement. Point. C’est la définition de base du communisme. La question des partis, ça c’est autre chose. C’est intenable de voir que le collectif produit toutes les richesses et qu’elles sont accaparées par une minorité. Le communisme, c’est renverser ça. Que ce qui est produit serve à tous, via un État, avec un appareil de service public. Je ne suis pas le gros bolchevik qu’on pourrait croire !
Il y a de nombreuses maisons d’édition indépendantes et politiques : Agone, La Fabrique, Syllepse, Amsterdam, Au diable vauvert, LUX, Delga, Libertalia, etc. Comment positionnez-vous Aden dans tout ça ? Avez-vous des contacts entre vous ?
Oui. Il y a même eu des projets, l’envie de faire des choses en commun. Mais le gros problème d’un éditeur, c’est son ego. Sauf moi (rires). Quand tu mets plusieurs éditeurs autour d’une table, c’est souvent très difficile de parvenir à des accords. Mais je me sens très proche de pas mal d’entre eux et je ne les vois en rien comme des concurrents. Je trouve ça stimulant : ça alimente le débat. Un éditeur peut ouvrir une brèche et ça peut également profiter à un autre. Ce n’est pas toujours facile mais il y a pu avoir des émulations. Dans ma librairie, je suis content quand il y a les nouveautés des autres. Agone vient de sortir un gros livre sur la Guerre d’Espagne, ce n’est pas du tout ma ligne politique, mais je le vends et je peux même le défendre ! Après, inévitablement, il y a un problème d’ordre économique : l’espace qui existe pour l’édition indépendante, et en particulier dans les sciences humaines, a tendance à diminuer un peu, dans les librairies. Une maison d’édition qui arrive en plus, elle tape forcément dans la part du gâteau. Il y a quinze ans, on était trois ou quatre à faire ce qu’on fait. Les mises en place de livres étaient plus importantes. Aujourd’hui, le gâteau n’a pas augmenté – il y a même une crise du livre. On prend, en tant que librairie, moins d’exemplaires de chaque livre vu qu’il y a davantage de maisons d’édition et, en tant qu’éditeur, on en vend moins. Mais je ne juge pas ça, c’est le jeu. Je constate juste.
Et comment l’expliquez-vous, cette multiplication des structures indépendantes ?
« L’enjeu n’est pas de faire des livres : ma mère en fait. Elle prend des photos de moi, quand j’étais môme, et en fait un livre, avec Internet ! Quelle est la différence entre ma mère et moi ? »
Il y a prolifération, et dans tous les domaines : jeunesse, poésie, littérature, architecture, etc. Et elle s’explique tout simplement par la démocratisation des moyens de production. Quand je vois d’où je viens, sociologiquement, il était impossible que je fonde, par le passé, une maison d’édition. Il fallait des capitaux énormes. Maintenant, un graphiste qui se démerde, il trouve quelques textes libres de droits sur Internet, fait un entretien, et il a une maison d’édition. La clé n’est pas là. N’importe qui peut en créer une mais l’élément majeur reste de savoir de quelle façon tu fais parvenir tes livres aux libraires. Donc aux lecteurs. C’est un véritable nœud stratégique. L’enjeu n’est pas tellement de faire des livres : ma mère fait des livres. Elle prend des photos de moi, quand j’étais môme, et de ma sœur, et tous les ans elle nous fait un livre, avec la mise en page sur Internet ! Donc quelle est la différence entre ma mère et moi ? (rires) Ma mère vient de faire un livre sur les portes de mon village qu’elle nous a offert pour Noël ! (rires) Et pourquoi elle n’est pas éditrice et pourquoi je le suis ? Car je parviens à l’amener au lecteur. Via la distribution, la commercialisation.
Comment choisissez-vous les textes que vous allez proposer aux lecteurs, d’ailleurs ?
Au coup de cœur. Je suis un peu un salaud, je dois l’avouer : je ne joue pas le jeu des manuscrits… J’en reçois tous les jours – par courrier ou par mails –, mais je ne joue pas le jeu. Je devrais. Mais plein de manuscrits m’échappent. Les mails s’accumulent. Je privilégie les rencontres en direct. Ou je vais contacter moi-même les gens qui m’intéressent tout particulièrement.
Vous aviez créé la revue Radical. Il n’y a eu qu’un seul numéro – pour l’instant en tout cas. Comment est née cette aventure ?
« Trop souvent, il y a quelque chose d’élitiste dans les sciences humaines. On doit parler compliqué pour exister. Si on ne le fait pas, c’est parce qu’on doit justifier une position sociale. »
Avec le sociologue Daniel Zamora. Je ne sais plus de qui est l’idée. C’est collectif. On voulait faire, comme vous le faites avec Ballast, d’ailleurs, une revue et un site qui génèrent des débats. Avec la perspective de déboucher à terme sur des livres. Que ça communique entre les deux espaces. La revue, je la voyais comme une sorte de making-of des livres. Un livre, ce sont des articles, des conférences, des rencontres. Tout ça produit de nouvelles choses, qui peuvent, en amont et en aval, alimenter une revue, élargir la réflexion.
Aden est une ville du Yémen dont Rimbaud a parlé : il y a une dimension littéraire et poétique dans votre démarche, dès lors. Ce qui n’est pas toujours le cas dans l’édition politique, qui est généralement académique, universitaire, scientifique. Pourquoi cette envie ?
Le roman a quelque chose à dire de notre société. La poésie aussi. Je suis assez sceptique sur Albert Camus, en particulier sur la question de la guerre d’Algérie, mais il a une phrase qui m’avait vraiment impressionné : si tu veux faire de la philosophie, écris un roman. Ça m’a énormément marqué. Trop souvent, il y a quelque chose d’élitiste dans les sciences humaines. On doit parler compliqué pour exister. Chomsky m’a appris ça : la plupart des idées philosophiques, sociologiques et politiques s’énoncent très simplement, très clairement. Si on ne le fait pas, c’est parce qu’on doit justifier une position sociale. On veut être professeur à l’université, on doit être « compliqué ». Si ce qu’on dit tient en 3 heures et non pas sur 120 heures de cours, on perd toute légitimité à exister. Il y a là un mépris de classe, une distinction qui se crée par rapport aux gens ordinaires. N’importe qui doit pouvoir comprendre ces idées. En tant qu’éditeur, je fais très attention à ça. D’éviter le jargon.
D’ailleurs, un de vos associés expliquait que vous faisiez parfois réécrire les passages inutilement jargonnant, c’est ça ?
Oui. Si on fait son travail sérieusement, il faut retravailler les manuscrits. Je ne crois pas qu’un livre soit un acte individuel. C’est une aventure collective. Le mythe de l’auteur qui écrit son livre tout seul, comme un poète maudit, dans son coin, puis qui le donne, c’est de la connerie. L’éditeur est quelqu’un qui accompagne, qui retravaille. Même la conception graphique, la façon dont tu agences le texte… Le monde anglosaxon en a plus pris la mesure que le monde francophone. Pour les Américains, tu es éditeur quand tu es graphiste, quand tu corriges les fautes d’orthographe, quand tu fais une relecture historique d’un manuscrit. La personne qui travaille sur les copies va s’appeler copy editor. Les petites mains précarisées qui bossent derrière, les armées de stagiaires sous-exploités, les graphistes mal payés, les bénévoles qui relisent, tous ces gens devraient être des éditeurs. Mais dans la vision classique, un peu germanopratine, ça ne marche pas comme ça. Pourtant, ils sont tout aussi importants, dans la chaîne du livre, que le « publisher » qui va au restaurant avec les auteurs ou qui se la raconte avec les journalistes et les photographes, comme moi en ce moment ! (rires) L’auteur et le libraire sont dans cette chaîne. Un livre, c’est définitivement tout sauf un travail individuel.
Vous êtes combien à travailler à Aden ?
À la grande époque, on était quatre. Aujourd’hui, avec les difficultés financières, je suis tout seul et je sous-traite.
Comment abordez-vous le graphisme ? Roue libre pour la personne ou vous intervenez beaucoup ?
« Un livre n’est pas un acte individuel. C’est une aventure collective. Le mythe de l’auteur qui écrit son livre tout seul, comme un poète maudit, dans son coin, puis qui le donne, c’est de la connerie. »
Il y a une charte. Il n’y a rien de plus mauvais pour un éditeur que de manquer d’une image forte, d’un point de vue visuel. J’appelle ça le « syndrome Gallimard » : l’éditeur manque de couilles, il se dit qu’il veut plaire au plus grand nombre, donc il fait la couverture planplan, couleur crème, avec un petit liseré. C’est dramatique. Un éditeur doit avoir une vision graphique de son livre, qui s’inscrit dans la durée. Quand on voit un livre d’Aden dans une librairie, on sait que c’est signé Aden. Pareil avec La Fabrique. Trop d’éditeurs ont multiplié les expériences ou cédé aux désidératas des auteurs… On doit avoir une vision extrêmement forte du fond et du lien de celui-ci avec la forme. J’ai un graphiste qui fait les couvertures et un autre qui conçoit les intérieurs. Ils me font des propositions, on travaille ensemble. Il y a eu des luttes très dures sur une police de caractère, par exemple. On a tué certains titres, à cause d’une mauvaise police. Pas lisible par le commun des mortels. Même idéologiquement, nos titres sont beaucoup plus gros que les noms des auteurs – ce n’est pas un hasard. De même que je ne supporte pas qu’on mette la tête de l’auteur en quatrième. On n’en a rien à faire ! Prends n’importe quel bouquin, regarde la couverture, et tu en apprendras énormément sur la vision du monde de ceux qui l’ont fait.
Et comment se réfléchit le premier tirage d’un livre ?
À partir du moment où tu es distribué, ton diffuseur te donne une mise en place. Ça donne un premier point de vue. Il fait une tournée, sachant qu’on a annoncé le livre jusqu’à un an avant. Et pendant trois à six mois, sept à huit représentants sillonnent la France et me font des retours. Ils me disent que X exemplaires ont été placés, et tu calibres le tirage en fiction. Mais comme c’est un métier de pauvre (je ne le conseille à personne !), se pose inévitablement la question de la réimpression, dès que tu as tout vendu. Combien faut-il en retirer ? Et là, impossible de savoir.
Vous imprimez où ?
« Je suis hostile à l’idée d’imprimer dans certains pays. J’ai des Chinois ou des Tchèques qui me contactent régulièrement. »
Essentiellement en Belgique. Je suis hostile à l’idée d’imprimer dans certains pays. J’ai des Chinois ou des Tchèques qui me contactent régulièrement. Au niveau des marges de fabrication, c’est énorme, c’est la moitié du prix. Et ils ont des bureaux à Paris, tu n’aurais même pas besoin de te déplacer à l’autre bout du monde. Mais j’aime bien la notion d’empreinte écologique d’un « produit » – même si je n’aime pas ce mot, pour un livre. Ça me fait chier de faire imprimer mon livre par des gens qui sont payés 2 euros de l’heure et qu’il vienne en bateau ou en avion. Pour ça, aussi, que mes livres sont chers. Le Angela Davis, par exemple, il coûte 25 euros. Je peux vous le faire à 13, si vous voulez, mais dans quelles conditions de fabrication ?
Et pour rémunérer les auteurs, ça doit être très compliqué, comme dans toute l’édition indépendante ?
C’est la grosse galère. On est toujours dans des économies en flux tendu, où on se sert la ceinture pour pouvoir sortir le prochain… On a tendance à se dire qu’on paiera l’auteur plus tard, après les ventes. Cela dit, un auteur sur deux, chez Aden, ne veut pas de droits d’auteur. C’est militant. Ou ils veulent des livres en échange.
Parlons maintenant de la faillite d’Aden, l’année dernière.
Ce qui est arrivé à Aden est en train d’arriver à plein d’autres éditeurs. Tout un tas de boîtes sont en train de s’écrouler, de librairies en train de crever. La chaîne du livre, je la compare à un écosystème. C’est comme un étang : le distributeur est un nénuphar, le libraire est une grenouille, etc. Mets une goutte de produit chimique là-dedans, de type Amazon, et tu perturbes tout. Tout est en train de crever. Mais, là encore, on a une vision très individualiste du problème : on dit qu’Aden va mal, que je ne sais pas gérer, etc. Comme si certains réussissent et d’autres pas, preuve qu’il y a des guignols et des pros. Eh bien non ! On nous rabâche partout qu’il y a une crise économique et on s’étonne que cela fasse des dégâts ? J’ai fait des erreurs, bien sûr, mais c’est un problème plus large. À un moment, je me suis senti de plus en plus aigri et isolé, j’ai pensé que plus personne n’en avait rien n’à foutre de rien, que c’était mort, et lorsque j’ai annoncé la faillite d’Aden, il y a eu énormément de soutiens. J’étais très étonné. Ça m’a redonné envie de tout relancer.
Amazon, justement : on peut lire des éditeurs, comme Hazan (La Fabrique), le qualifier de « cancer » et d’autres, plus petits, qui s’en réjouissent au contraire car, n’ayant pas de visibilité sur les étals des librairies, ça leur assure une certaine visibilité sur Internet. Quelle est votre position ?
Aden vend 30 000 volumes par an. Devinez combien par Amazon ?
C’est votre plus gros client.
« La chaîne du livre est un écosystème. Comme un étang : le distributeur est un nénuphar, le libraire est une grenouille, etc. Mets une goutte de produit chimique là-dedans, de type Amazon, et tu perturbes tout. »
Exactement. Mais ce n’est pas moi qui vends en direct chez Amazon, c’est mon distributeur. On peut difficilement avoir une position dogmatique : je ne peux pas refuser de vendre sur Amazon, je n’ai pas cette liberté – ou alors je dois rompre avec mon diffuseur. On me reproche régulièrement de trouver mes livres à la Fnac : « Comment, vous, de gauche, pouvez-vous vendre chez eux ?! » C’est là que les gens vont. Et ils vont aussi sur Amazon. Je le déplore, j’aimerais mieux que tout le monde aille dans de belles librairies indépendantes, mais ça s’appelle le marché. On a une tendance à avoir un point de vue moral sur Amazon. Ça n’empêche d’ailleurs pas de soutenir les petits libraires, en tant qu’éditeur : si un auteur veut dédicacer à Lyon, à la Fnac, je lui dis de le faire à La Gryffe. Mon boulot n’est pas de dire qu’il y a des méchants mais d’orienter et de soutenir l’indépendance. Amazon existe, on ne peut pas le nier. À nous de le combattre politiquement, et pas moralement. On peut toujours dire que ce n’est pas bien de boire du Coca ou de prendre sa bagnole, mais ça ne sert à rien. Tu n’avances que dans la culpabilité. Le vrai combat sur Amazon est le suivant : cette société ne paie pas d’impôts en France ni en Belgique ! Ils sont au Luxembourg. Ils détruisent l’écosystème du livre et ne redistribuent même pas les bénéfices à la richesse collective, via le mécanisme de l’impôt. Et sur ça on peut se mobiliser collectivement. Si Amazon veut vendre en France et en Belgique, qu’il paie des impôts ici. Et avec ça, on pourrait imaginer un service public à la Poste pour rendre gratuit l’envoi de livres, par les éditeurs. Ce serait financé par une taxe Amazon. Il y a plein d’idées.
Ça nous amène à parler du numérique. Aden n’est pas très présent sur ce secteur. Comment l’abordez-vous ?
Vous avez deux heures devant vous ? C’est fascinant. On est à un carrefour et on doit faire des choix. Le numérique, c’est inquiétant car ça implique la destruction de notre métier. On détruit la grenouille, on détruit le nénuphar, on peut passer de l’auteur au client, qui commande en ligne, sans intermédiaires. Mon éducation, je l’ai faite bien plus en librairies qu’à l’école : pourquoi ? Parce qu’il y a la prescription du libraire. Le numérique, en accélérant la destruction de cette chaîne, saborde la prescription humaine, la part d’irrationnel qu’il y a dans un conseil. Quelqu’un, dans ma librairie, peut venir acheter une bande dessinée ou un essai et je lui mets un coup de cœur que j’ai eu, pour un poète, dans les mains. Ça, ça ne rentrera jamais dans un algorithme. Amazon te conseille par une formule. Ça me fait peur lorsque je lis qu’on peut maintenant savoir le nombre de pages qui ont été lues dans un livre numérique. Le dernier Zemmour, seuls 7,3 % des gens l’ont lu en entier. Un tiers de ceux qui ont lu le truc de Trierweiler ne l’ont pas terminé. Ils peuvent ensuite orienter les contenus éditoriaux en fonction de ce qui marche ou pas ! C’est le commerce qui deviendra la ligne éditoriale. Ils ont un outil pour accélérer ça.
« Mon éducation, je l’ai faite bien plus en librairies qu’à l’école : pourquoi ? Parce qu’il y a la prescription du libraire. Le numérique saborde la prescription humaine, la part d’irrationnel qu’il y a dans un conseil. »
Et puis le numérique, mine de rien, c’est un pouvoir centralisé : on nous fait croire qu’on peut lire tout le temps et partout, mais tu es lié à l’électricité, à une centrale nucléaire. Sans parler de la censure : les grands distributeurs américains sont très puritains. Dès qu’un truc dépasse, ils ne le prennent pas. Coupe Internet et c’est fini. Place Tahrir, en Égypte, ils l’ont coupé pendant quelques jours. Les États-Unis, voyez ce qu’il vient de se dérouler en Corée du Nord, ont la possibilité de couper Internet à tout un État-Nation ! Lire en numérique, c’est aussi dépendre de cette centralité. Le papier laisse une plus grande liberté. Mais on ne peut pas résister par rapport à ça. Je m’inspire énormément, pour l’avenir, de ce qu’il s’est passé dans l’industrie de disque. J’ai connu l’époque des vinyles, puis des CD. Tout le monde, alors, a jeté ses vinyles pour se ruer sur les seconds. Maintenant ce sont les MP3 et le vinyle revient en force. Plus comme un produit de masse mais comme un beau produit, complémentaire au numérique. Il y a une belle sérigraphie, un code pour pouvoir acheter la version numérisée. Et on va aller vers cette voie pour les livres. Je le regrette, mais ce sera ainsi. Avec des plus petits tirages, des très beaux objets. Ceux qui n’ont pas de vision, qui font du gros livre de masse, seront balayés. Mais ce sera, sociologiquement, un produit élitiste.
Je ne veux pas jouer au vieux con. Mais, dans la presse, on peut lire des articles dithyrambiques sur l’édition numérique : il y a eu Gutenberg et maintenant il y a Kobo ou Kindle, en gros. Mais pourquoi Gutenberg a‑t-il traduit la Bible ? Pas pour cachetonner. Les Gutenberg d’aujourd’hui, ce ne sont pas des humanistes, ils mettent la main sur le numérique pour faire du fric. Ils mettent des clés, ils verrouillent, ils empêchent le partage. On en revient à ce qu’on se disait au début de l’entretien, à la question du communisme. On pourrait discuter librement du numérique dans une société qui serait libérée de ces enjeux financiers, de Google, de Apple, etc.
Et, concrètement, combien de livres Aden existent en format numérique ?
Un seul. Critiquer Foucault, notre dernier. Et puis les librairies qui fonctionnent très bien aujourd’hui sont celles qui s’ouvrent à des produits où on marge davantage – donc pas des bouquins. Tu vois apparaître, de plus en plus, des sacs, des T‑Shirts, des posters… Le livre va devenir un produit d’appel pour des choses plus rentables.
Comme à La Poste…
Voilà, c’est ça. Pour être libraire, il faudra vendre tout sauf des livres. Dès qu’un libraire est en faillite, il a cette idée de génie : « Je vais faire un salon de thé ! » (rires) On en est là.
Vous constatez de fortes différences entre la France et la Belgique ? Au niveau du débat culturel et politique.
« Le livre va devenir un produit d’appel pour des choses plus rentables. Pour être libraire, il faudra vendre tout sauf des livres. »
En Belgique, le débat est plus faible. Moins crispé, plus flou. Les idées sont sur un piédestal en France, c’est une tradition. D’où, aussi, les chapelles et le sectarisme idéologique propre à ce pays. Mais ça élève le débat, en même temps. Dans ma librairie, à Bruxelles, je reconnais les Français dès qu’ils y rentrent ! (rires) Bon, ça, il ne faudra peut-être pas le mettre (rires)… Il y a une vraie curiosité en France mais c’est à double-tranchant : en Belgique, il n’y a pas toutes ces crises dogmatiques que vous connaissez vous.
Comment abordez-vous la question de l’actualité ? Est-ce pertinent de réagir, à chaud, par des publications ? Ou vous privilégiez les contenus intemporels ?
C’est une question très réfléchie chez moi. La grosse erreur, pour une structure comme la mienne, serait de céder à la tyrannie de l’actualité. De rebondir sur un conflit, un événement dégueulasse… Obama qui organise le dégel de Cuba et, paf, sortir un essai sur Obama. Je n’ai pas les épaules pour ça : il me faudrait inonder le marché et, six mois plus tard, mon livre est mort. Il n’y aura plus Cuba ni Obama dans l’actualité. Il faudrait des relais, dans les médias, que je n’ai pas. Je dois faire des livres qui durent : Thoreau, on le lira toujours.
Une dernière question : y a‑t-il un livre que vous avez refusé et vous le regrettez à présent ?
Oui, j’ai refusé À la recherche du temps perdu de Proust. C’étaient mes débuts, vous n’étiez pas encore nés. Du coup, j’ai arrêté pendant 82 ans de faire de l’édition quand j’ai appris que Gallimard me l’avait piqué (rires).
Toutes les photographies : © Cyrille Choupas pour Ballast