Entretien inédit pour le site de Ballast
Ces images — insoutenables — ont été vues plus d’un million de fois en quelques jours : l’association L214 est parvenue à diffuser des séquences filmées à l’intérieur d’un abattoir, dans la ville d’Alès. C’était le 14 octobre dernier. Une secousse pour nombre de personnes qui ignoraient (ou n’avaient jamais tenu à le savoir) tout de la réalité de ces endroits. Serait-ce un cas isolé ? En rien, nous explique Brigitte Gothière, porte-parole de l’organisation. La solution ? Renforcer les contrôles ne servirait à rien puisque l’on ne peut, poursuit-elle, acheter de la viande dans la commerce sans participer à l’exploitation de masse des animaux. L’alimentation est bien une question qui relève de l’intérêt général, et non des choix individuels.
Les vidéos que vous avez diffusées ont fait l’effet d’un choc. Un peu plus de quinze jours plus tard, quel bilan médiatique et politique effectuez-vous ?
Oui, nous pensons que ces vidéos ont vraiment eu l’effet d’un électrochoc auprès du public. On a réussi à poser des images sur ce qui n’était auparavant que des mots, une réalité abstraite, repoussée au fin fond de notre conscience : on tue violemment des animaux pour obtenir de la viande. Au niveau politique, après le premier choc, on a vu les « pompiers » s’activer, poussés par les lobbies de la viande, avec des messages rassurants : Alès serait un cas isolé, les services de l’État veillent. En un mot, ne changez rien à votre consommation, rendormez-vous, ce n’était qu’un petit cauchemar. Nous espérons – et nous le constatons – qu’ils n’ont pas réussi totalement leur coup, beaucoup de gens se sont détournés de la viande suite à ces images pour le moins terribles ; chez d’autres, le doute est maintenant fermement installé.
Vous attendiez-vous à la fermeture de l’abattoir par le maire d’Alès ?
« On a réussi à poser des images sur ce qui n’était auparavant que des mots, une réalité abstraite, repoussée au fin fond de notre conscience. »
Pas du tout ! Nous avons l’habitude d’être totalement ignorés par les pouvoirs publics lorsque nous mettons à jour une pratique révoltante. Sur tous nos dossiers, nous n’avons aucune réponse du ministre de l’Agriculture, alors qu’il reçoit tous les quatre matins les représentants des filières de production animale. Ici, le maire a réagi immédiatement. Il se rétracte un peu, maintenant. On n’arrive pas bien à voir quels calculs il fait avec cet abattoir… Certains de ses proches nous ont confié qu’il souhaitait le fermer depuis un moment, au vu du gouffre financier et des affaires (de trafic de chevaux) qui l’entourent.
En réponse, deux positions émergent du débat public : renforcer les contrôles dans les abattoirs et tuer les animaux de façon « éthique » ; revenir à des petites productions locales en rupture avec la grande industrie capitaliste. Pourquoi ces positions sont-elles à vos yeux irrecevables ?
Ce sont des réponses collectives rassurantes, des habillages de la réalité pour maintenir un système qu’on sait indéfendable. Renforcer les contrôles ? Mais il y avait déjà un inspecteur vétérinaire et trois techniciens vétérinaires en permanence, dans cet abattoir ! Quelle différence s’ils étaient 10, 20, ou même 100 ? Tuer les animaux de façon « éthique » ? Tuer de façon éthique, ça s’appelle l’euthanasie et c’est pratiqué dans l’intérêt de l’animal, pas dans celui de ceux qui veulent le manger. Tuer sans les faire souffrir ? A‑t-on inventé la magie ? Non, mais on a inventé le langage qui maquille habilement des faits ignobles avec des mots doux. « L’amener au poste d’abattage » : balade faite de résistance, de peur, de terreur, pour beaucoup des condamnés. Novlangue, encore : « Les animaux sont étourdis »… Un mot doux pour désigner le défoncement du crâne et la destruction d’une partie du cerveau à l’aide d’un pistolet, ou l’asphyxie violente au gaz, ou l’électrocution. Étourdis ? Parce qu’on a encore besoin d’eux vivants au moment de la « saignée », entendez l’égorgement, pour que les animaux se vident rapidement de leur sang grâce à leur cœur qui bat encore. Que l’on soit dans une logique capitaliste ou locale, elle ignore les animaux et leurs intérêts à vivre, à ne pas souffrir. Ces positions modérées entretiennent la croyance qu’il n’est pas possible de se passer de viande, que c’est un mal nécessaire, qu’on essaie de faire du mieux qu’on peut mais qu’on est obligé. Aucune obligation, ici : on est juste dans une culture violente qui peine à se remettre en question alors qu’elle a tous les éléments en main — les animaux sont des êtres sentants (qui ressentent des émotions, qui ont le désir de vivre) et manger des produits d’origine animale n’est pas une nécessité pour les êtres humains. 100 milliards d’êtres humains sont nés sur cette planète depuis les origines de l’humanité et on tue plus de 1 000 milliards d’animaux chaque année juste par habitude. C’est un massacre à grande échelle.
L’astrophysicien Aurélien Barrau a aussitôt déclaré : « Fermer cet abattoir n’est pas la réponse appropriée. Toutes les études indépendantes tendent à montrer que cet état de violence n’est pas l’exception mais la règle. » Il préconisait dès lors la fermeture de tous les abattoirs. Est-ce une mesure qui vous semble envisageable, à plus ou moins long terme ?
Comme Aurélien Barrau, nous partageons l’espoir d’une société enfin non-violente envers les animaux, qui les accepte pleinement en tant que co-habitants, et non plus en tant qu’objets ou nourriture à disposition. Et nous y travaillons : c’est notre principal objectif. Depuis quelques années, nous percevons une évolution des mentalités, une ouverture plus grande au questionnement sur notre rapport avec les animaux. Nos sociétés ont montré en bien des occasions qu’elles pouvaient évoluer en élargissant le cercle de considération morale. Aujourd’hui, même s’il reste tant à faire, le racisme et le sexisme sont vus comme des discriminations injustes. Nous travaillons à ce qu’il en soit de même avec le spécisme, cette discrimination arbitraire qui fait que les intérêts fondamentaux des animaux (leur vie, par exemple) sont systématiquement balayés par le moindre désir humain (un bout de viande, un verre de lait). Oui, un jour, nous mettrons ensemble fin à une ère d’injustice envers les animaux, parce que c’est possible, parce que c’est logique, parce que c’est ce qu’il est juste de faire.
On reproche souvent aux militants végétar/l/iens leur activisme « culpabilisateur »… Comment s’adresser aux consommateurs de chair animale (« les omnis », « les carnistes »), qui sont d’ailleurs souvent les premiers à admettre « qu’il vaut mieux ne pas voir » comment la viande ou le poisson arrive dans leur assiette ?
« Aujourd’hui, même s’il reste tant à faire, le racisme et le sexisme sont vus comme des discriminations injustes. Nous travaillons à ce qu’il en soit de même avec le spécisme. »
Je crois que les consommateurs se culpabilisent seuls : maltraiter et tuer sans nécessité, ça nous met mal à l’aise avec notre conscience. Nous ne sommes que les agitateurs de cette voix présente dans nos têtes qui nous rappelle qu’on peut faire autrement. Mais cette voix est souvent étouffée par une véritable propagande politique et publicitaire qui pousse à la consommation, à l’oubli. L’effet de masse joue aussi son rôle. Mais, aujourd’hui, on entend de plus en plus que d’autres choix sont possibles, qu’on peut refuser de participer à la tuerie des animaux. Nous avons deux grands axes dans nos communications. Montrer la réalité et inciter les gens à voir les conséquences de leur consommation est un des piliers de L214. Les vidéos ont un véritable pouvoir : elles arrivent à faire sauter des œillères. Les faits aussi sont têtus. Le second axe est le développement des alternatives. Nous sommes tous des animaux un peu fainéants : si les solutions ne sont pas simples, on retourne vite à nos habitudes, aussi mauvaises soient-elles — surtout quand ce n’est pas nous qui en subissons les conséquences. On encourage donc les alternatives, au quotidien, dans les magasins, mais aussi dans la restauration. Chaque repas vegan (sans produits animaux) est un pas de plus vers une société plus juste.
Revenons sur un point : vous assurez que les humains n’ont nullement besoin de manger des animaux. Cette question tient évidemment du lieu commun pour les militants que vous êtes mais elle demeure l’une des premières que le grand public pose à ce sujet…
Quand on regarde quelques années en arrière, c’était le végétarisme qui était dangereux : aujourd’hui, il est bien accepté, y compris par les médecins et autres nutritionnistes qui se sont informés et formés petit à petit. Il faut savoir que, malgré leurs longues études, les médecins ont à peine une journée de formation sur la nutrition… En France, le véganisme progresse aujourd’hui auprès des professionnels de santé, mais il reste encore peu connu. Dans beaucoup d’autres pays, les recommandations officielles et les organisations professionnelles médicales ont un avis bien plus objectif : ils donnent des conseils adaptés, accompagnent leurs patients. Que ce soit aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada, en Australie, au Portugal, et dans bien d’autres pays, l’avis des professionnels rejoint celui de l’Academy of Nutrition and Dietetics, la plus grande association de nutritionnistes au monde : « Les régimes végétariens (y compris le végétalisme) menés de façon appropriée sont bons pour la santé, adéquats sur le plan nutritionnel et bénéfiques pour la prévention et le traitement de certaines maladies. Les alimentations végétariennes bien conçues sont appropriées à tous les âges de la vie, y compris pendant la grossesse, l’allaitement, la petite enfance, l’enfance et l’adolescence, ainsi que pour les sportifs. » On parle de nouvelles habitudes alimentaires à prendre, avec quelques conseils adaptés : rien de sorcier.
L’essayiste Yves Bonnardel évoquait « l’appropriation des animaux et de leurs productions » et comparait leur exploitation au patriarcat ou à l’esclavage. Partagez-vous cette analyse ?
Complètement. Nous sommes dans une lutte politique, une lutte pour l’égalité, dans le prolongement des luttes intra-humaines menées encore aujourd’hui. Nous ne sommes pas engagés parce que nous aimons les animaux : ça n’a rien à voir. C’est une question de justice qui nous anime.
À ce propos, Carol J. Adams, l’auteure de The Sexual Politics of Meat : A Feminist-Vegetarian Critical Theory, estimait qu’il existait un lien entre le féminisme et la cause animale. D’autres établissent des connexions immédiates entre écologie et antispécisme. Au fond, quel serait le liant global ?
« Nous ne sommes pas engagés parce que nous aimons les animaux : ça n’a rien à voir. C’est une question de justice qui nous anime. »
Dans l’étude que Jonathan Fernandez a menée, sur les corrélations entre les attitudes sexistes, racistes et spécistes, il propose de considérer le spécisme comme un système d’oppression fonctionnant selon les mêmes logiques que le sexisme et le racisme. Son étude rejoint complètement les thèses de Carol J. Adams. D’ailleurs, ouvrir les yeux sur l’une de ces discriminations permet souvent de remettre en question les autres. Il existe indéniablement un lien. Et ce lien pourrait se résumer à l’attention, l’altruisme, l’ouverture à l’autre, la soif d’égalité — et de justice, encore une fois.
Lors de la dernière fête de l’Aïd-el-Kébir, le maire FN Fabien Engelmann a parlé des moutons « rescapés » et s’est improvisé porte-parole de la « protection animale ». Quelle position affichez-vous en matière de viande hallal ?
Il faut traiter la question de l’abattage sans étourdissement de façon honnête. Et il faut en parler, pour ne pas laisser toute la place à ceux qui se servent de cette question simplement pour attiser la haine. Première précision : ce type d’abattage n’a pas le monopole de la cruauté. Les tenants de l’abattage sans étourdissement leur opposent à juste titre les méthodes d’étourdissement très violentes. Quand on voit les cochons s’asphyxier violemment dans le puits à CO2, on se dit qu’on est en train de pinailler entre la peste et le choléra. Cependant, l’avis de la Fédération des vétérinaires d’Europe est tout de même sans appel : « L’abattage des animaux sans étourdissement préalable est inacceptable en toutes circonstances. » L’égorgement d’animaux conscients cause généralement plus de peur et de douleur que l’abattage avec étourdissement préalable. Mais il serait erroné de laisser entendre que les animaux abattus de façon conventionnelle meurent paisiblement dans les abattoirs. Il faut aussi distinguer les termes : hallal ne signifie pas forcément sans étourdissement, alors que casher, oui. Par ailleurs, l’absence de mention hallal ou casher sur l’emballage ne signifie pas que les animaux ont été abattus avec étourdissement. Des conditions d’abattage, vous ne saurez rien, c’est la boîte noire, celle-là même qui a été ouverte à Alès et dans d’autres lieux auparavant. Et quand on ouvre, c’est le carnage – avec ou sans étourdissement.
« Chacun devrait pouvoir faire ce qu’il veut » : la formule abonde au quotidien. Vous objectez qu’il n’en est rien, en ce que les comportements individuels impliquent la collectivité et la Cité !
Quand on fait des choix qui impactent les autres, on n’est plus dans des choix individuels. Ici, les autres sont les animaux en tout premier lieu, et c’est une raison suffisante pour évoluer. Par ailleurs, la production et la consommation de produits d’origine animale ont un impact significatif sur l’environnement, la santé publique et le partage des ressources. Des raisons qui s’ajoutent au problème éthique majeur de l’appropriation des animaux : on est réellement devant un choix de société.
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Aurélien Barrau : « Le combat animalier est frère des combats d’émancipation et de libération », septembre 2015
☰ Lire notre entretien avec Normand Baillargeon : « Le statut moral des animaux est impossible à ignorer », novembre 2014