Compagnon de route du mouvement anarchiste, linguiste et ancien professeur au département de langues modernes de Boston, Noam Chomsky s’est imposé de par le monde comme l’un des principaux critiques de la globalisation néolibérale et de la politique extérieure nord-américaine. « Nous travaillons à la fois pour la réforme et pour préparer le terrain à un changement plus radical », nous confiait-il récemment. Interdit d’entrée en Palestine en 2010 — convié à prononcer une conférence sur la politique étrangère étasunienne dans une université de Ramallah, il a été refoulé, après cinq heures d’interrogatoire, par les autorités israéliennes —, Chomsky a salué le mouvement Occupy Wall Street l’année suivante, avant d’apporter son soutien à la candidature du sénateur socialiste Bernie Sanders dans l’espoir de le voir affronter le milliardaire Donald Trump à la présidentielle. En vain, donc. Une porte d’entrée en 26 lettres.
Anarchisme : « L’anarchisme, à mon avis, est une expression de l’idée que la responsabilité de prouver ce qu’on avance revient toujours à ceux qui affirment que l’autorité et la domination sont nécessaires. Ils doivent démontrer, avec de solides arguments, que cette conclusion est correcte. S’ils ne le peuvent pas, alors les institutions qu’ils défendent devraient être considérées comme illégitimes. » (Perspectives politiques, Le mot et le reste, 2007)
Ben Laden : « Opération Geronimo
. La mentalité impérialiste est si profondément ancrée dans les sociétés occidentales que personne n’a été même capable de s’apercevoir qu’en lui donnant un tel nom, ils glorifiaient Ben Laden, l’identifiant par là à une résistance courageuse contre des envahisseurs génocidaires. C’est comme le fait de baptiser nos armes du nom des victimes de nos crimes : Apache, Tomahawk… C’est comme si la Luftwaffe avait appelé ses avions de chasse Juif
et Tzigane
. » (« Ma réaction à la mort d’Oussama Ben Laden », Guernica Magazine, 6 mai 2011)
Citoyen : « Je suis citoyen des États-Unis et j’ai une part de responsabilité dans ce que fait mon pays. J’aimerais le voir agir selon des critères moraux respectables. Cela n’a pas grande valeur morale de critiquer les crimes de quelqu’un d’autre — même s’il est nécessaire de le faire, et de dire la vérité. Je n’ai aucune influence sur la politique du Soudan, mais j’en ai, jusqu’à un certain point, sur la politique des États-Unis. » (« Conscience of a Nation », The Guardian, 20 janvier 2001 [nous traduisons])
Démocratie : « L’endoctrinement n’est nullement incompatible avec la démocratie. Il est plutôt, comme certains l’ont remarqué, son essence même. C’est que, dans un État militaire, féodal ou, comme on dit, un État totalitaire, ce que les gens pensent importe peu. Une matraque est là pour les contrôler. Si l’État perd son bâton, si la force n’opère plus et si le peuple lève la voix, alors apparaît ce problème. Les gens deviennent si arrogants qu’ils refusent l’autorité civile. Il faut alors contrôler leurs pensées. Pour ce faire, on a recours à la propagande, à la fabrication du consensus d’illusions nécessaires. » (Extrait du film Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, Mark Achbar et Peter Wintonick, 1993)
Ennemi principal : « Rappelez-vous, tout État, tout État a un ennemi principal : sa propre population. Si le climat politique commence à se détériorer dans votre propre pays et que la population commence à devenir active, toutes sortes de choses horribles peuvent arriver ; il faut donc que vous fassiez en sorte que la population reste calme, obéissante et passive. Et un conflit international est un des meilleurs moyens pour y arriver : s’il y a un dangereux ennemi dans les environs, les gens vont abandonner leurs droits, parce qu’ils doivent survivre. » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement, Aden, 2005)
Foulard : « Je ne pense pas qu’il devrait exister de lois contraignant les femmes à retirer leurs voiles ou à opter pour tel ou tel vêtement de baignade. Les valeurs séculières devraient être honorées : parmi elles, le respect des choix individuels tant que cela ne nuit pas à autrui. Les valeurs séculières devant être respectées sont mises à mal lorsque le pouvoir d’État empiète sur des domaines qui devraient relever du choix personnel. Si les juifs hassidiques choisissent de se vêtir dans des manteaux noirs, des chemises blanches et des chapeaux noirs, les cheveux conforme au style orthodoxe et l’habit religieux, ce n’est pas l’affaire de l’État. De même lorsqu’une femme musulmane décide de porter un foulard ou d’aller nager en burkini. » (Optimism over Despair: On Capitalism, Empire, and Social Change, Haymarket Books, 2017 [nous traduisons])
Gauche : « Si le bolchevisme devait être considéré comme faisant partie de la gauche, alors je me dissocierais tout simplement de la gauche. […] Lénine était, à mon avis, l’un des plus grands ennemis du socialisme. » (De l’espoir en l’avenir, Agone, 2001)
Histoire : « Comme analyse historique, c’est ridicule. Le christianisme est infiniment plus violent [que l’islam] depuis des siècles — en fait, c’est l’une des civilisations les plus sauvages de l’Histoire. […] Il existe des gens qui s’efforcent désespérément de créer un choc des civilisations. Deux des principaux s’appellent Oussama Ben Laden et George Bush. » (L’Ivresse de la force, Fayard, 2008)
Intellectuel : « Être un intellectuel
n’a virtuellement rien à voir avec le fait de travailler avec son cerveau, ce sont des choses différentes. Je soupçonne que plein de gens chez les artisans, les mécaniciens automobiles et ainsi de suite, font probablement autant ou davantage de travail intellectuel que plein de gens dans les universités. […] Ces gens-là sont appelés intellectuels
, mais il s’agit en réalité plutôt d’une sorte de prêtrise séculière, dont la tâche est de soutenir les vérités doctrinales de la société. Et sous cet angle-là, la population doit être contre les intellectuels, je pense que c’est une réaction saine. » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement, Aden, 2005)
Jihad : « Si vous voulez faire partie du monde civilisé, et si vous voulez diminuer l’attrait du mouvement jihadiste extrémiste, alors faites les juger par des tribunaux civils. En fait, le fait même qu’ils se trouvent à Guantanamo constitue un scandale. C’est quoi, Guantanamo ? Guantanamo a été volé à Cuba par la force des armes, il y a un siècle. » (Entretien « Noam Chomsky on Obama’s Foreign Policy, His Own History of Activism, and the Importance of Speaking Out », Democracy Now!, 15 mars 2010)
Kennedy : « Pourquoi l’histoire terrible de l’intervention des États-Unis en Amérique centrale et aux Caraïbes ne fait-elle pas partie des fondamentaux des programmes scolaires, afin que tout le monde apprenne que, par exemple, des personnes vivent dans des conditions de quasi esclavage au Guatemala parce que la réforme agraire a été interrompue par le coup fomenté par la CIA en 1954, et que les interventions qui ont ensuite eu lieu sous Kennedy et Johnson ont servi à maintenir un Etat terroriste et tortionnaire jamais égalé dans le monde moderne ? » (The Chomsky Reader, Pantheon, 1987)
Libre : « Je considère la loi Gayssot comme complètement illégitime et en contradiction avec les principes d’une société libre, tels qu’ils ont été compris depuis les Lumières. Cette loi a pour effet d’accorder à l’État le droit de déterminer la vérité historique et de punir ceux qui s’écartent de ses décrets, ce qui est un principe qui nous rappelle les jours les plus sombres du stalinisme et du nazisme. » (Communiqué, 5 septembre 2010)
Marxisme : « Le marxisme ou le freudisme ne sont que des cultes irrationnels. […] [Ils] appartiennent à l’histoire des religions organisées. Mon problème a donc en partie à voir avec son existence même : il me semble que le simple fait de débattre de quelque chose comme le marxisme
est déjà une erreur. » (Comprendre le pouvoir, troisième mouvement, Aden, 2006)
Nuremberg : « Pourquoi ne fait-on pas un procès pour crimes de guerre à chaque président américain ? […] Selon les principes des procès de Nuremberg, chaque président américain depuis lors aurait été pendu. Y en a-t-il un seul qui ait été mis en jugement ? Cette question a-t-elle jamais été soulevée ? » (Comprendre le pouvoir, premier mouvement, Aden, 2005)
Objectifs : « Dans l’immédiat, [le démantèlement du pouvoir de l’État] va complètement à l’encontre de mes objectifs : mes objectifs immédiats ont été et sont toujours de défendre et même de renforcer certains éléments de l’autorité de l’État qui subissent actuellement des attaques sévères. Et je ne pense pas qu’il y ait de contraction là-dedans — aucune, en réalité. […] En dépit de ma vision anarchiste
, je crois que certains aspects du système d’État, comme ceux qui garantissent que les enfants mangent à leur faim, doivent être défendus — très vigoureusement, même. » (Comprendre le pouvoir, troisième mouvement, Aden, 2006)
Progrès : « Le progrès social, c’est un peu comme l’escalade des montagnes […], tu penses que tu atteins le sommet de la colline, mais il y a une autre colline que tu ne connais même pas et qui est encore plus haute, et il faut que tu la grimpes aussi. » (Chomsky & Cie, Olivier Azam et Daniel Mermet, novembre 2008)
Questions : « Les élections n’offrent pas d’issue car les centres de décisions — la minorité des nantis — se rejoignent pour instituer une forme particulière d’ordre socio-économique. Ce qui empêche le problème de trouver son expression. Les choses dont on discute ne touchent les électeurs que de loin : questions de personnes ou de réformes dont ils savent qu’elles ne seront pas appliqués. Voilà ce dont on discute, non ce qui intéresse les gens. » (Sur le contrôle de nos vies, Allia, 2003)
Révolution : « Si réformiste
signifie se soucier des conditions de vie des gens qui souffrent, et travailler pour les améliorer, alors toute personne avec qui il vaut la peine de parler est réformiste. […] La révolution est un moyen, pas un but. Si nous nous engageons en faveur d’objectifs donnés, quels qu’ils soient, nous chercherons à les réaliser pacifiquement, par la persuasion et le consensus si possible — du moins, si nous ne sommes pas fous et si nous avons un minimum de sens moral. » (Raison contre pouvoir, le pari de Pascal, L’Herne, 2009)
Secteur privé : « Les principaux architectes
du consensus de Washington néolibéral sont les maîtres du secteur privé, pour l’essentiel de très grosses sociétés qui dominent une bonne part de l’économie internationale et ont les moyens de contrôler la définition de la politique, ainsi que la structuration de la pensée et de l’opinion. Les États-Unis jouent, pour des raisons évidentes, un rôle particulier dans le système. Pour reprendre les termes de Gerald Haines, historien spécialiste de la diplomatie et de la CIA : Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, pour défendre leurs propres intérêts, ont assumé la responsabilité du bien-être du monde capitaliste.
» (Le Profit avant l’homme, 10 x 18, 2004)
Tea Party : « On a tendance à ridiculiser le mouvement Tea Party. Et bien des choses sont ridicules à son sujet. Mais ces gens-là soulèvent de vraies questions. […] Si vous écoutez les programmes de radio où ils s’expriment, vous entendez en général ceci : J’ai fait tout ce qu’il fallait. Je suis un ouvrier blanc, un bon chrétien. J’ai servi mon pays sous les drapeaux. J’ai fait tout ce qu’on attendait de moi. Pourquoi est-ce que ma vie s’écroule ? Pourquoi est-ce qu’on transforme mon pays ? Pourquoi est-ce qu’on laisse piétiner les valeurs qui me sont chères ? Et pourquoi n’ai-je pas de boulot quand les banquiers croulent sous les dollars ?
Ce sont des préoccupations authentiques. Elles sont peut-être mal formulées, mais elles sont justifiées. Et cela ne sert à rien de les tourner en dérision. Ces gens sont précisément ceux que la gauche devrait organiser. Et elle ne le fait pas. » (« Dialogue avec Noam Chomsky », Le Monde diplomatique, juillet 2010)
Union soviétique : « L’Union soviétique n’a pas instauré le socialisme mais un capitalisme d’État. Seulement, comme la propagande de l’Est et celle de l’Ouest convergeaient, le monde a avalé le bobard selon lequel ce qui se réalisait là-bas était le socialisme. Je continue donc à croire au socialisme véritable, fondé sur le contrôle de la production par les producteurs et sur celui des communautés par elles-mêmes. » (Entretien « La France est devenue une île », Le Point, 24 juin 2010)
Violence : « Je ne suis pas un pacifiste à tout crin. Je n’affirme pas qu’il est mauvais en toutes circonstances d’avoir recours à la violence, bien que le recours à la violence soit injuste en un sens. […] L’usage de la violence et la création de degrés d’une certaine injustice relative ne peuvent se justifier que si l’on affirme — avec la plus grande prudence — tendre à un résultat plus équitable. Sans cette base, c’est totalement immoral. » (Sur la nature humaine, Aden, 2005)
Washington : « Washington répugne toujours à livrer ceux qui l’ont bien servi même s’il agit de terroristes. Ainsi, en février 2003, le Venezuela a demandé l’extradition de deux officiers qui avaient participé au coup d’État du 11 avril 2002 contre le président Hugo Chávez et qui avaient ensuite organisé un attentat à Caracas avant de fuir à Miami, où ils ont trouvé refuge. Bien entendu, Washington a refusé. Car tous les terrorismes ne sont pas de même nature. Et ceux qui servent les intérêts des États-Unis ne sauraient être qualifiés du vilain terme de terroristes
. Ils sont les nouveaux “combattants de la liberté”, comme les médias qualifiaient jadis Oussama Ben Laden lui-même. » (« L’autisme de l’Empire », Le Monde diplomatique, mai 2004)
XXe siècle : « Au XXe siècle, les théoriciens de la démocratie recommandent de mettre la masse à sa place
, de sorte que les hommes responsables
puissent vivre à l’écart du piétinement et des rugissements du troupeau dérouté
, des marginaux ignorants qui fourrent leur nez partout
, dont le rôle
doit se limiter à assister en spectateurs intéressés aux événements qui se déroulent
, sans vraiment y prendre part. Périodiquement, le temps d’une élection, ils doivent soutenir l’un ou l’autre membre de la classe dominante, pour retourner ensuite à leurs affaires privées. » (L’An 501, la conquête continue, L’Herne, 2007)
Yougoslavie : « L’argument le plus fréquent est qu’il fallait faire quelque chose : on ne pouvait pas rester les bras croisés alors que les atrocités continuaient. On a toujours le choix. Il est toujours possible de suivre le principe d’Hippocrate : D’abord ne pas faire de mal.
Si vous ne parvenez pas à adhérer à ce principe élémentaire, ne faites rien. Il existe toujours des voies à explorer. La diplomatie et les négociations ne sont jamais épuisées. » (« L’OTAN, maître du monde », Le Monde diplomatique, mai 1999)
Zinn : « Il y a des lieux où la vie et le travail d’Howard [Zinn] ont une résonance toute particulière. L’un d’eux, qui devrait être mieux connu, est la Turquie. Je n’ai pas d’exemple d’autres pays où des écrivains, artistes, journalistes, universitaires et intellectuels majeurs ont autant multiplié les preuves de courage et d’intégrité dans leur description des crimes de l’État, ont pareillement adopté la désobéissance civile pour tenter de mettre fin à l’oppression et à la violence, ont risqué — et parfois enduré — une telle répression, avant de retourner à leur tâche. » (« Howard Zinn
: un hommage de Noam Chomsky », Article 11 [en ligne], 26 février 2010)
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entretiens ou correspondance des auteur·es.
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REBONDS
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