Texte inédit pour le site de Ballast
Effectuer un détour par l’histoire des universités populaires afin de proposer, pour ici et maintenant, quelques pistes de réflexion et d’action en matière d’éducation et de démocratisation des savoirs : telle est l’ambition du présent texte. Contre un enseignement « ultraspécialisé, inoffensif, hors-sol, excluant tous rapports sociaux et toute visée critique au nom de la sacro-sainte objectivité », il loue une éducation articulée entre l’esprit et le corps et place le débat au centre de ses dispositifs. Une éducation qui « troquerait la vision capitaliste d’accumulation de savoirs académiques et prescripteurs, dispensée par des routiers du monde universitaire, contre celle du savoir émancipateur — par la confrontation directe d’expériences, de différences, d’héritages divergents, d’aspirations que chacun mettrait au pot. » Ouvrir les portes des institutions et promouvoir la gratuité ne suffira pas à faire de la culture un bien commun. ☰ Par Thomas Moreau
Au 36 rue Marceau, à Montreuil, une histoire de la dignité humaine et ouvrière est née. Son concepteur est un sans-grade. De ceux que l’Histoire aime à oublier. Ce désintéressé de la postérité, Émile Méreau (1859–1922), est ouvrier ébéniste dans le paradis de la menuiserie et de la charpente qui se déployait de Charonne à Montreuil, au coucher du XIXe siècle. Le militant libertaire Jean Grave — avec qui il gère les journaux Le Révolté puis Les Temps nouveaux — le décrit comme un « garçon calme et pondéré ». Ses années de prison ne changent pas cette nature douce. Dès 1895, en organisant chez lui les « soirées ouvrières », il prend l’exact contre-pied de la mode spectaculaire des attentats anarchistes. Éduquer les subalternes est une action au long cours — fer chauffé par la patience, forgé par la tempérance, trempé par le doute. Autour d’une lampe à huile, sa femme et lui accueillent des ouvriers désireux de liberté qui résistent au joug mental, économique et social qu’ils subissent au quotidien. Au sortir du turbin, le labeur du jour pesant sur les corps, ils épuisent, ici et maintenant, un thème choisi en commun selon un rite installé : lecture introductive d’un texte pris dans un livre acheté ensemble, partage des impressions, apports personnels à cette réflexion globale. Cette éducation mutuelle porte ses fruits avec une évolution des sujets qui, de basiques, deviennent de plus en plus scientifiques et intellectuels. Un soir, le typographe libertaire George Deherme se présente et songe à revisiter le concept en le spécialisant. Il concrétise cette intention en fondant, en 1899, la première université populaire, « La coopération des idées », dans laquelle les intellectuels et les universitaires vont se tailler la part du lion en instaurant un rapport vertical dans la diffusion du savoir.
Apogée et chute des universités populaires
Émile Méreau et George Deherme ne peuvent être séparés de leur époque. Le positivisme et le scientisme règnent en maîtres sur ce XIXe siècle : tout s’explique par la science et la Raison, qui raccompagnent à la porte l’intuition, la liberté, l’impulsion et la pensée instinctive. Ils sont l’antichambre du matérialisme le plus obtus, évacuant la métaphysique comme l’idéalisme. L’idée de progrès social s’infiltre partout — largement mise en avant par les républicains, qui en oublient un peu vite que la classe ouvrière ne les a pas attendus pour se doter de bibliothèques libres et de bourses du travail (promues dès 1886 par le militant syndicaliste révolutionnaire Fernand Pelloutier). Les lois du ministre de « l’instruction publique » (les mots ont un sens), nous parlons de Jules Ferry, ont commencé à déployer leurs effets en offrant l’accès à un enseignement primaire gratuit, obligatoire et laïc. Pourtant, de nombreux enfants des taudis et faubourgs ne fréquentent pas l’école républicaine : leurs parents ne souhaitent pas qu’on leur y inculque la soumission et la résignation vis-à-vis des classes supérieures — et quel intérêt cela aurait-il, puisqu’au mieux, et à titre exceptionnel, seul le titre de bachelier est envisageable ? L’université du pays ferme alors les lourdes portes du savoir derrière elle, préservant les ambitions des rejetons de la bourgeoisie dans une surenchère d’élitisme social et de fermeture socioculturelle propre à la Troisième République.
« Au sortir du turbin, le labeur du jour pesant sur les corps, ils épuisent, ici et maintenant, un thème choisi en commun selon un rite installé. »
Conscient des mouvements qui traversent la société française et pris de cours par l’affaire Dreyfus, qui divise le pays, Deherme transforme le principe des universités populaires en y introduisant la figure de l’intellectuel. Il espère que le côtoiement entre intelligentsia et militants du mouvement ouvrier va faire naître, en ordre de bataille, un esprit assez critique pour dominer et vaincre l’hydre de l’époque, fait d’antisémitisme, de boulangisme, de césarisme, de religiosité et de scandales (Panama). Situées au croisement de deux volontés générales — celle des ouvriers en attente de connaissances et celle d’intellectuels voulant agir sur « les masses » —, les universités populaires remportent un franc succès. Prolongement des bourses du travail et des bibliothèques libres, elles essaiment massivement, passant de 15 en 1899 à 124 deux ans plus tard. Le fruit n’en demeure pas moins déjà gâté : si l’objectif commun est de créer une opinion publique autonome et laïque, les finalités et les moyens diffèrent.
La bourgeoisie libérale poursuit un but qu’elle présente comme philanthropique alors qu’il est stratégique. Elle veut « élever le peuple » pour en faire un relais d’opinion tout en permettant la réconciliation entre les classes. La cause des socialistes est diamétralement opposée, puisqu’elle vise à transformer ces universités en espaces d’éducation et de conscientisation, entraînant la levée d’une masse ouvrière instruite qui mènerait la lutte des classes tout en structurant le monde du travail. Sur le terrain, Jean Jaurès, Léon Blum, le syndicaliste révolutionnaire Hubert Lagardelle et Lénine discourent à l’université populaire de Mouffetard — qui ne tarde pas à devenir une tribune incontournable du mouvement ouvrier. Des organisations telles que La Ligue des droits de l’homme, celle de l’Enseignement ou La Libre pensée s’engouffrent également dans cette nouvelle forme « d’élévation des masses », comme on le dit alors. Gage d’un succès éphémère, ce noyautage militant explique en partie l’échec de ces structures en raison de finalités uniquement utilitaristes et sans portée émancipatrice. L’autre raison de cet échec est la place prépondérante des intellectuels, qui s’arrogent le contenu et l’organisation des conférences (ayant à leur disposition plus de temps, de livres et de savoirs). L’élaboration conjointe des programmes et des événements devient conjoncturelle, puis hypothétique. Les différends s’expriment aussi sur la forme et la nature des enseignements : les militants souhaitent un débat contradictoire sur leur actualité, tandis que les intellectuels s’engouffrent et s’enfoncent dans leurs habitudes universitaires et leurs cours magistraux. Ces universités éphémères meurent aussi vite qu’elles sont venues au monde. Elles sont remplacées à nouveau par des bourses du travail, plus offensives quant au combat social.
Les raisons de l’échec et l’héritage trahi
« L’autre raison de cet échec est la place prépondérante des intellectuels, qui s’arrogent le contenu et l’organisation des conférences (ayant à leur disposition plus de temps, de livres et de savoirs). »
George Deherme malmena l’expérimentation d’Émile Méreau, qui mettait d’abord l’accent sur la libération de l’individu de toute forme de mainmise extérieure afin d’aller vers plus d’autonomie et de liberté. Les anarchistes se méfient déjà de l’école officielle, qu’elle soit républicaine, réifiant l’État et l’incapacité politique, ou confessionnelle, avec Dieu au fondement de toute chose. Pour les libertaires, l’éducation est le foyer qui libère personnellement l’individu en l’émancipant moralement et intellectuellement des doxas imposées par le haut et les classes dominantes. Quelques décennies auparavant, le vieux Léon Tolstoï, ermite et mystique, avait compris l’importance de penser aussi la transformation à l’échelle de cet espace infini qu’est la conscience individuelle. « Le salut est en vous ! » disait-il, jetant ainsi les graines de la révolte dans les consciences pour mieux laisser à la conjoncture le soin de les faire germer dans quelque élan révolutionnaire. Devenu libre, chacun est en capacité de forger un idéal qu’il porte avec ses pairs en liberté.
Fidèle à cette démarche, Émile Méreau avait misé sur l’autonomie, la responsabilité, l’autogestion, la soif de liberté de chacun des membres des « soirées ouvrières ». C’est cette rencontre, entre désir individuel d’autonomie et volonté de partage et d’émulation, qui engendre un savoir mutuel et une connaissance mutualisée. Cette contre-culture avant l’heure entre en écho direct avec le but assigné à l’éducation des « masses populaires » par le révolutionnaire et théoricien de l’anarchisme Mikhaïl Bakounine — à savoir « qu’il ne puisse se trouver désormais aucune classe qui puisse en savoir davantage, et qui, précisément parce qu’elle saura davantage, puisse les dominer et les exploiter1 ». Les « soirées ouvrières » d’Émile Méreau sont en effet des cellules d’armement physique, intellectuel et éthique pour des adultes dont la puissance à comprendre le monde a longtemps été laissée en friche. Les anarchistes font le pari d’une éducation allant « du maximum d’autorité au maximum de liberté » (Bakounine), misant sur la coéducation et la méthode active d’acquisition du savoir — comme cela sera expérimenté au sein de l’École libertaire (1897), de L’Avenir social (1906), de La Ruche (1904), dirigée par le propagandiste et pédagogue libertaire Sébastien Faure, et, enfin, de L’École moderne à Barcelone (1901–1907) de Francisco Ferrer.
Revisiter le projet initial d’Émile Méreau
Les fracas du XXe siècle ont changé les voies de diffusion de la culture populaire. Elle s’infiltre dans les consciences par le militantisme, les syndicats, l’associatif. Les apôtres de ce mouvement sont au moment du Front populaire le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay, le président du Conseil Léon Blum, le sous secrétaire aux loisirs et au sport Léo Lagrange. À la Libération, le futur directeur du Théâtre national populaire, Jean Vilar, et André Malraux reprennent le relais. Si les axes prioritaires de développement et la démocratisation culturelle érigée en but par Malraux n’ont pas rempli leurs objectifs, ils ont au moins permis de mailler le territoire. L’accès à la culture semble facilité par le déploiement des espaces d’éducation — tels les maisons de la jeunesse et de la culture MJC, les centres de ressources, d’expertise et de performance sportive CREPS, les théâtres, les médiathèques et les activités culturelles subventionnées par une galaxie d’acteurs publics.
« Elle troquerait la vision capitaliste d’accumulation de savoirs académiques et prescripteurs, dispensée par des routiers du monde universitaire, contre celle du savoir émancipateur. »
La démocratisation culturelle est saccagée dans les années 1980, sous un gouvernement de gauche qui aggrave un tropisme élitaire de la culture — en créant une partition entre cultures populaires, méprisées car considérées comme des voies d’accompagnement socio-culturel, et une culture officielle, réservée et valorisée car portée directement par le Ministère et ses prolongements (songeons aux 22 directions régionales des affaires culturelles, les DRAC). La culture réservée fabrique de l’entre-soi en ne cherchant plus le sens : ce qui importe est la démarche. Y avoir accès est donc physiquement possible puisque les portes sont ouvertes ; mais son appropriation est discriminante, créant des auto-exclusions a priori intériorisées par ceux qui cherchent à l’approcher. Les sentiers de la connaissance sont trop rarement empruntés par les plus humbles ; ils ne s’en sentent trop souvent pas capables ni autorisés. À rebours de cet élitisme culturel, les universités populaires renaissent dans les années 1990 afin d’offrir des espaces de diffusion des savoirs — mais encore faut-il que la voie soit balisée et ne reproduise pas les erreurs passées dans la manière de faire et le contenu du savoir… L’accès à la culture pour les publics les plus éloignés du savoir est matériellement assuré par la gratuité, l’accès libre et la non-obtention d’un diplôme. Pour autant, cette apparente facilité ne réduit pas une seconde les appréhensions d’ordre culturel quant aux contenus et aux formes de savoirs, par trop élitistes. Une révolution radicale est à mener. Copernicienne, même ! Elle troquerait la vision capitaliste d’accumulation de savoirs académiques et prescripteurs, dispensée par des routiers du monde universitaire, contre celle du savoir émancipateur — par la confrontation directe d’expériences, de différences, d’héritages divergents, d’aspirations que chacun mettrait au pot. Dans ce troc, les savoirs deviennent utiles. Les auditeurs se transforment en sujets politiques ; ils conquièrent une capacité d’action politique de transformation sociale. Comment, le sachant, espèrent-t-ils faire grandir l’auditeur ? En gravant dans le marbre la distanciation au quotidien entre sachant et ignorant, par l’énoncé d’un cours magistral dont le spectateur ne retiendra souvent pas grand-chose puisqu’il n’y projette aucun affect ? Doit-on encore laisser l’exposé intelligent — pas souvent intelligible — du conférencier prendre le pas sur les débats de la salle, qui permettent la remontée d’un savoir d’usage porté par le non-sachant ? Certainement pas !
L’intellectuel spécialisé (ou spécifique) doit accepter de descendre de son piédestal académique en adoptant une position plus modeste, de retrait, par rapport aux auditeurs. Le conférencier attaché à une mission d’éducation populaire doit veiller à l’installation d’un encadrement des débats très lâche, dans lequel il s’interdit d’imposer ses références, sa problématique et ses conclusions de manière autoritaire. Il chemine le long des échanges en apportant des réponses concrètes aux questionnements spontanés des auditeurs (qui ont l’avantage certain de raisonner sans être encombrés par des savoirs multiples). Leur savoir empirique et existentiel éclaire les débats, mais permet aussi au conférencier d’embrasser la complexité du monde en intégrant une contradiction dont il n’a plus l’habitude. Il ne perd pas la main ; il insuffle un objectif et une dynamique tout en gardant en tête que seul compte l’aiguisage des capacités critiques des participants. C’est une quête collective de la recherche du sens et des connaissances à usage concret et immédiat. Agrandir sa sphère de réflexion sur le monde, c’est se libérer des contraintes qu’il nous impose pour l’habiter comme on le souhaite en accord avec ses valeurs. L’auditeur — qu’on devrait renommer acteur — renforce sa capacité à faire des choix et à diriger sa vie. C’est donc à une stricte inversion du protocole actuel des conférences auquel on devrait assister — avec une place plus conséquente pour le débat, qui permettrait de surmonter les inhibitions des participants. Ce déroulé rend plus vivant ce moment d’instruction : il intègre l’imprévu, la passe d’armes, le conflit des visions du monde. Tout le monde y gagne — à commencer par le conférencier, qui n’entre plus dans la facilité d’une pensée automatique dont il a rodé chaque élément de langage, chaque diapositive, chaque plaisanterie en forme d’appel du pied (comme le soulignait la philosophe Simone Weil, il s’agit de contrer la « domination de ceux qui savent manier les mots sur ceux qui savent manier les choses2 »).
Pour autant, renouveler la méthode et l’orienter vers un travail collectif de la raison critique est insuffisant. Il faut, dans la mesure du possible, réconcilier dans les contenus la pensée théorique et la pratique, l’esprit et le corps, l’intellect et l’émotion. Pour se matérialiser, cette réconciliation peut passer par un regroupement avec la culture des activités de solidarités (Économie sociale et solidaire, AMAP, ateliers d’autonomie avec des thématiques comme « se nourrir », « faire son vêtement », etc.), les cafés et les restaurants solidaires. Ce côtoiement des activités et la priorité donnée à l’expérience sensible permettent de vivifier ces structures en assurant la présence de tous les publics. Il érige aussi des passerelles entre les savoirs dans l’acte de l’apprentissage. Enfin, il fait naître une atmosphère quotidienne de convivialité. Le groupe d’auditeurs-acteurs gagne en autonomie spirituelle, intellectuelle et matérielle. Cette forme et ces méthodes proprement populaires correspondent au « projet d’éducation politique des adultes » voulu par Condorcet comme Saint-Fargeau, qui lui assignaient la fonction d’empêcher l’apparition d’une société inégalitaire fondée sur les savoirs. Cette élaboration critique du savoir dans les universités populaires serait un crachat lancé à la face du conservatisme actuel de l’enseignement supérieur, qui cherche à tout prix à empêcher l’énonciation du conflit social par un enseignement ultraspécialisé, inoffensif, hors-sol, excluant tous rapports sociaux et toute visée critique au nom de la sacro-sainte objectivité. L’autonomie des universités et l’entrée « partenariale » du monde de l’entreprise témoignent de cette volonté de façonner un Homo capitalicus, selon les besoins, les souhaits et les attentes du Capital. À l’envers de ce modèle, l’université populaire mène un exercice de déconstruction des savoirs morts, mais dote surtout ses membres de savoirs pratiques qui leur donnent la « puissance d’agir » décrite par Spinoza. Ils peuvent verbaliser ce qu’ils vivent et contrer la diminution pratique comme sémantique de leur réalité sociale d’exploités et d’exclus.
- Michel Bakounine, « L’instruction intégrale », L’Égalité, n° 28 à 31, 31 juillet-21 août 1869.[↩]
- Simone Weil, « En marge du comité d’étude », L’Effort, n° 286, 19 décembre 1931, p. 69.[↩]
REBONDS
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