Entretien inédit pour le site de Ballast
La rencontre est matinale : une journée froide, à Bruxelles. Originaire d’Angleterre et grand voyageur, c’est pourtant la première visite de Michael Burawoy, sociologue à la renommée internationale, dans la capitale de l’Europe. Entre une conférence donnée la veille et un « workshop » avec quelques étudiants, Burawoy ne se ménage pas pour continuer à transmettre son expérience. L’homme est volubile et chaleureux. Marxiste hétérodoxe, en évolution constante mais sans reniement, ce spécialiste de la question ouvrière est surtout un homme de terrain : des mines de cuivres de Zambie à la Russie soviétique, en passant par une usine de Chicago¹. Si notre discussion brosse volontairement large — entre autres choses, son cheminement intellectuel, les mouvements sociaux, la pertinence de la lutte des classes mais aussi la sociologie comme vision du monde —, c’est que notre regard doit se saisir d’un objectif grand-angle pour construire une pensée et des actions cohérentes et informées dans notre époque fragmentée.
Lors de nos échanges pour organiser cette rencontre, nous vous avons fait savoir que la revue américaine Jacobin était l’une de nos nombreuses inspirations. Que pensez-vous de ce type de publications ?
C’est vraiment important, aujourd’hui… Aux États-Unis, on a appelé « génération du millénaire » ces nouveaux jeunes radicaux de gauche, incarnés notamment par Jacobin, qui redécouvrent plein de choses, de l’histoire du capitalisme à son futur. Je trouve vraiment excitant que ces magazines, souvent en ligne, prolifèrent. Jacobin est probablement l’un des plus importants aux États-Unis. Il y a des jeunes gens très enthousiastes, et lorsque j’enseigne, c’est un plaisir. Il y a dans l’air un nouveau radicalisme que l’on peut voir dans les publications et dans les mouvements sociaux. C’est le futur. Il faut que ça le soit.
Vous avez écrit une postface à votre livre Produire le consentement (1979), récemment traduit en français, qui est une lecture critique de ce travail. Dans certains articles, vous n’hésitez pas à remettre sur le tapis vos références théoriques. Concentrons-nous sur votre « passage » de Karl Marx à l’économiste hongrois Karl Polanyi : ce fut un changement important pour vous en tant que chercheur, mais quelle réalité cela décrit-il ?
Il est essentiel de critiquer le fait que nous avons tendance à penser que la trajectoire académique est cohérente, qu’elle est sans cassures, que nous avons toujours raison. C’est une position ridicule. Il faut être très critique à propos de son propre travail. L’Histoire continue. Évidemment, les choses qui marchaient il y a vingt ou trente ans ont à présent une pertinence limitée. Et c’est très vrai de mon propre travail. Vous avez souligné l’importance croissante de Polanyi dans mon « imagination sociologique ». C’est arrivé parce que j’étais en Russie : j’avais travaillé en Hongrie, puis en Russie, durant la période socialiste. Je me concentrais sur la production et les ouvriers, sur la manière dont ils produisaient ; je travaillais dans des usines, en essayant de comprendre l’organisation du travail dans le socialisme, de comprendre la conscience de la classe laborieuse. Et, là, la transition arrive ! D’abord en Hongrie, en 1991. Je quitte le pays et vais en Union soviétique. Je trouve du boulot, en 1991, dans des usines. Mon analyse sur la Hongrie fonctionnait encore dans le cas russe. Mais, là encore, la transition arrive à la fin de 1991 : c’est la fin de l’Union soviétique ! Ils ont ensuite mis en place des réformes radicales (en 1991, mais surtout en 1992) qui ont détruit l’économie industrielle — je n’avais dès lors plus d’opportunités d’y travailler. La fin du dynamisme de la transition post-soviétique est venue du domaine des échanges, et non du domaine de la production. L’énergie de cette transformation est venue du commerce et de la finance — ce qui m’a conduit à penser beaucoup plus sérieusement à la question des marchés que je ne l’avais fait auparavant. Le marché que j’ai vu dans cette Russie post-soviétique détruisait l’économie industrielle : c’était l’émergence de la finance et de la banque ! C’était ce qu’on appelle un « démembrement d’actifs ». L’horizon temporel s’était rétréci. Les gens ne pouvaient plus penser au futur, seulement au profit immédiat. Quand vous achetiez une entreprise et que vous vous l’appropriiez immédiatement, vous pouviez la revendre, et tout le reste disparaissait…
« Il y a dans l’air un nouveau radicalisme que l’on peut voir dans les publications et dans les mouvements sociaux. C’est le futur. »
C’est ce que j’ai appelé un « processus de transition radicale »… Une involution économique, pas une révolution ni une évolution. On justifiait la destruction de l’économie industrielle en expliquant que l’économie soviétique avait été un désastre. C’est ce qui m’a amené à Polanyi². La base de sa compréhension de la dynamique du capitalisme. Ce qui était intéressant chez lui, c’était l’idée qu’on ne peut créer une économie de marché en un jour : il faut des institutions pour la supporter. En Russie, c’était clair : ils ne comprenaient pas Polanyi ! Contrairement à la Chine. Celle-ci a construit une économie par le Parti-État, alors qu’en Russie il ne fallait rien laisser du passé : cette dernière est passée de la voie stalinienne au capitalisme de marché — et ça n’a pas marché. J’ai donc essayé de travailler avec les idées de Polanyi sur les dangers d’un marché trop étendu. Mon intention était d’essayer d’emmener sa pensée dans un cadre marxiste. Je n’ai pas abandonné le marxisme, mais je prétends que l’importance du marché a été sous-estimée par Marx et par les marxistes. La vision de Marx est que le marché obscurcit ce qui se passe dans la production — à ses yeux, c’est la production qui est la véritable énergie. Il n’y avait pas d’analyse profonde de l’expérience effective du marché et de la capacité de ce dernier à transformer le capitalisme. J’ai essayé de comprendre comment nous pouvons penser la marchandisation comme une force motrice plutôt que comme procès d’accumulation de la production… J’ai eu quantités de débats avec des gens qui sont davantage portés sur la centralité de la production et qui, du coup, se plaignent que j’ai trahi mes travaux précédents. Enfin…
Approfondissons ceci avec la question de la lutte des classes. Vous citez la sociologue Beverly J. Silver, qui analyse les forces en présence dans le monde du travail et distingue l’approche marxiste de la lutte des classes (lutte contre l’extraction de la plus-value) de l’approche « polanyienne » (lutte pour une protection contre les ravages du marché « autorégulé »). Comment articuler ces deux approches ?
Il y a ces deux focales dans la lutte des classes. Classiquement, historiquement, la lutte des classes laborieuses se joue autour de la production et de l’exploitation. C’est la conception marxiste orthodoxe. La question est de savoir si l’on peut penser la lutte des classes en termes de marchandisation et d’échange. Dans la période présente, les luttes de ces classes laborieuses fondées sur la production sont devenues de plus en plus faibles, à mesure que le prolétariat se transformait en précariat. La précarité entre dans l’expérience des travailleurs, qui veulent s’accrocher à leur travail dans un temps où il s’avère très incertain. Nous assistons, de fait, à une réduction de la lutte des classes orthodoxe autour de la production. La question est de savoir s’il y a, au même moment, une émergence d’une forme différente de lutte – appelez-la « lutte des classes » si vous voulez – autour de la marchandisation… Il y a des luttes de classe autour de la marchandisation de ces « marchandises fictives », [telles que la terre, la monnaie, le travail, ndlr] dont parle Polanyi ; il y a bien une lutte qui porte sur la marchandisation du travail et la résistance des travailleurs contre une marchandisation excessive — on peut le voir dans les luttes en Amérique ou en Inde… Il y a des luttes contre le changement climatique et pour l’environnement (surtout dans les pays du Sud). Et puis il y a les luttes concernant la marchandisation de la connaissance.
Les questions qui restent à poser sont les suivantes : ces luttes peuvent-t-elles fonder un projet commun ? Peuvent-elles voir qu’elles sont toutes des luttes contre différentes dimensions du marché ? Polanyi pense à la constitution d’un contre-mouvement contre le tout-marché. Je pense que ça reste beaucoup plus difficile que ça. L’unification de ces luttes distinctes est une tâche extrêmement délicate. Et c’est une tâche gigantesque que d’apporter une analyse qui soit susceptible de faire voir à ces différents groupes leurs intérêts communs. Si l’on met Polanyi en perspective, il est très important que nous – ceux qui sont engagés dans ces luttes – apportions une vision idéologique. L’expérience vécue des gens, devant l’oppression et l’exploitation qu’ils affrontent, est à mes yeux de plus en plus lié à la puissance du marché que de la production. Avoir une place permanente dans la production est le privilège d’un nombre de plus en plus restreint de personnes.
Mais comment transmettre et rendre accessible ce savoir académique ?
Comment amener une vision du capitalisme contemporain à ceux qui font l’expérience de cette marchandisation ? C’est une question décisive. C’est celle, par exemple, de savoir si le parti politique est encore une manière de penser ces luttes. Mais le parti, ça signifie plein de choses ! Un parti léniniste et un parti gramscien sont très différents — et je serais bien sûr enclin à penser à ces groupes ou ces partis sur le mode gramscien³ (c’est-à-dire construits sur les expériences vécues et ceux qui font l’expérience de cette marchandisation). Il y a une vraie nécessité à se fonder sur les mouvements sociaux et à avoir des intellectuels engagés dans ces mouvements, qui tissent des liens entre ces groupes luttant contre la marchandisation. Quant à la question de la forme de l’institution, les médias sociaux contemporains peuvent offrir toutes sortes d’alternatives innovantes. Si l’on pense au Printemps arabe, aux Indignados ou encore au mouvement Occupy, il y avait une effervescence intellectuelle dans la re-compréhension du capitalisme. Cela n’avait pas de formalisation dans un parti qui aurait intégré un changement. Il y a du potentiel dans ces médias, qui peuvent transformer et faire muter la potentialité – et c’est ce que vous voulez me faire dire ! (rires) – chez de jeunes intellectuels, en faisant finalement ce que vous êtes en train de faire. Je crois que c’est très important.
Est-ce que la transmission de ce savoir critique est un objectif que la sociologie publique, que vous avez théorisée, peut prendre à son compte ?
« L’université doit développer un personnage public qui soit responsable face à des publics — autrement, elle sera prise dans ce processus de marchandisation. »
Non. La sociologie publique n’a pas de projet politique spécifique. On peut donc avoir de la sociologie publique fasciste ! Mais ce qui est important, c’est cette idée que les sociologues, les anthropologues, les politistes et les économistes pensent au-delà de l’université. Qu’ils pensent à la manière dont ce qu’ils apprennent peut être transmis aux autres. Mais il ne s’agit pas que de transmission de ce savoir universitaire ; il s’agit d’être responsable devant différents publics. Il faudrait faire valoir l’expérience vécue telle qu’elle est et pas seulement disséminer la vérité que nous avons développée. C’est une conversation, qui prend très au sérieux l’expérience vécue des gens. Certains pensent que la sociologie publique est plus « ouverte », plus accessible et plus compréhensive quant aux nouvelles formes d’organisation du travail, mais ce n’est pas ma vision de la sociologie publique. Pour moi, c’est une conversation dans les deux sens, où il faut prendre beaucoup des problèmes auxquels sont confrontés les gens et y amener de l’expertise sociologique. Donc, oui, l’université doit développer un personnage public qui soit responsable face à des publics — autrement, elle sera prise dans ce processus de marchandisation. Il nous faut construire des alliances avec d’autres audiences qui font face à des marchandisations provenant de différentes sources. Faute de quoi, l’université perdra, lentement mais sûrement, sa capacité de production de savoirs sur les choses du futur. Et ce serait un désastre. L’université a un rôle significatif à jouer… Peut-être ai-je une vision romantique ? Je persiste à penser qu’elle peut jouer un rôle primordial dans une période où la politique conventionnelle est discréditée. Elle peut jouer un rôle très progressiste si ses membres changent leur imagination quant à ce qu’ils font.
Après les attaques à Paris en novembre, le Premier ministre français Manuel Valls a déclaré : « J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé. » Cette remarque n’est-elle pas le symptôme d’une inculture, problématique, dans la bouche d’un leader politique ?
Bon… C’est génial qu’un politicien reconnaisse malgré tout qu’il existe quelque chose qui s’appelle « sociologie » ! Le Premier ministre canadien a également dit, il y a deux ans, qu’il y en aurait trop. C’est très encourageant qu’ils fassent de la sociologie une vision du monde autre que la leur. C’est de la bonne publicité, et c’est une bonne nouvelle qu’elle soit attaquée publiquement. La sociologie fournit une explication. De nombreux sociologues ont interprété les attaques de Paris et d’autres actions d’insurrection semblables en termes d’« ordre global post-colonial ». Les États-Unis, par exemple, sont profondément embarqués dans le bouleversement de l’ordre politique au Moyen-Orient (en particulier en Irak) : la conséquence en a été une nouvelle forme de colonialisme, créant les conditions d’une réaction à la posture anti-colonialiste. Attention ; je ne suis pas en train de justifier l’État islamique. Mais, en tant que sociologue, il faut entrer dans l’explication des choses de manière à avoir une meilleure compréhension de comment les interventions peuvent avoir lieu. Les leaders politiques au pouvoir n’ont pas intérêt à comprendre leur propre implication dans des actes qu’ils ont qualifiés de terroristes. Les sociologues vont donc leur expliquer qu’ils sont eux-mêmes impliqués. C’est bien plus complexe que le terrorisme comme simple produit du colonialisme. Si vous allez à Beyrouth, ou dans le Moyen-Orient, et que vous lisez le journal, vous voyez qu’il y a des luttes extrêmement délicates qui lui sont internes. Les sociologues sont dans l’explication de ce que ces configurations des luttes signifient. Et, souvent, il n’y a pas de position supérieure à avoir, telle celle que les dirigeants français et américains croient posséder sur ce qu’il leur est étranger.
Cette attaque sur la sociologie, est-ce relié à ce que vous avez nommé « le mouvement des ciseaux » — à savoir : la sociologie se gauchiserait, tandis que la société se droitiserait, et les politiciens avec ?
J’ai fait cette déclaration en 2004, sous l’administration Bush. C’était une administration pas mal à droite… Relativement à droite, disons, aux États-Unis. Et qui a conduit une guerre basée sur des mensonges au Moyen-Orient — ce que tout le monde sait. La sociologie se situe généralement à gauche de la plupart des administrations et ce, dans la plupart des endroits de la terre. On peut poser l’argument suivant : depuis 2012, nous assistons à des mouvements mondiaux, pas forcément solidaires mais certainement connectés, qui ont influencé le mouvement de la sociologie vers la gauche et celui du gouvernement vers la droite. Ma déclaration se tient encore. En particulier maintenant, et en Europe, où, à la suite des attentats, nous entrons dans une période qui me semble très répressive. Aux États-Unis aussi, il y a des populismes de droite et de gauche. On a d’un côté Bernie Sanders, qui représente formidablement le « socialisme » et, de l’autre, on a Trump, qui représente un vrai populisme américain de droite. La scène politique est en train de se polariser et cela laisse vide et inchangé le centre — ce qui est intéressant, dans la mesure où la politique électorale continue. C’est d’ailleurs ce qui se passe en Grande-Bretagne…
Dans nos démocraties capitalistes, « l’idéologie de la fin des idéologies » (comme disait Bourdieu) est dominante. Nous serions rentrés dans une ère pragmatique : c’est un leurre, et la droite, d’où qu’elle vienne, avance sous le masque de l’évidence. Les mouvements de transformation sociale sont à un carrefour : rompre avec le passé, construire un nouveau paradigme, de nouvelles utopies… ? Nous faut-il une figure de proue ? Le pape François ?
« Ce que les mouvements sociaux apportent, c’est une vision alternative, et en particulier pour les participants. Il y a un imaginaire qui, d’une manière ou d’une autre, se trouve transmis dans le monde entier. »
(rires) Oh, oui ! C’est un pape formidable. Il apporte une fenêtre vraiment intéressante d’où regarder le monde. Franchement, qu’est-ce que ce type a montré du doigt ? C’est un polanyien ! Il est très critique vis-à-vis des marchés — plus des marchés que de l’exploitation. Lorsque vous lisez ses déclarations, il comprend cette distinction. Il est très critique sur la marchandisation et déterminé sur la question du changement climatique et de l’environnement. C’est une figure plutôt remarquable. Il a évidemment des angles morts sur certains problèmes sociaux, mais il a fait quelques progrès — la question de son rôle comme figure globale est intéressante. Je me demande néanmoins quel impact il a réellement par rapports aux mouvements sociaux. Sont-ils inspirés par lui ? Peut-être que les intellectuels les plus organiques, qui sont intégrés dans leurs communautés, deviennent beaucoup plus influents et visionnaires. Ils deviennent des visionnaires invisibles, pourrait-on dire… Ils travaillent dans la proximité. C’est l’idéologie de beaucoup de ces mouvements sociaux, comme Occupy : le leadership beaucoup plus en prise avec l’idée d’horizontalité (et qui induit une notion différente de l’intellectuel). Bien sûr, Bourdieu dirait la même chose — bien qu’il n’ait jamais utilisé le mot de socialisme. Il en parlerait, tout comme il l’a fait dans ses dernières années, dans la lignée du mouvement social — ce qui a bouleversé sa théorie. Sa théorie n’avait rien à dire des mouvements sociaux jusqu’à ce que lui-même entre dans la politique. Ce qui est fondamental, parce que ce n’est qu’à ce moment-là qu’il a reconnu à quel point les mouvements sociaux sont cruciaux. Bourdieu expliquait que les dominés ne pouvaient pas comprendre leur condition dans la domination. Point final. Et, tout d’un coup, on découvre qu’il y en a qui portent la vérité au sein du mouvement social ! Se trouvent réconciliés les points de vue opposés de la politique, d’un côté, et le point de vue académique, de l’autre. Ils semblent s’entrechoquer l’un l’autre.
© Jim Young-Reuters
Vous êtes un sympathisant du mouvement Occupy. Mais cela n’a pas débouché sur de grands résultats concrets. Quel regard portez-vous sur les mouvements sociaux récents ?
Pour une large part, les conséquences ont été de déstabiliser. On pourrait même argumenter sur le fait que la contribution des soulèvements arabes, des Printemps arabes, a été de déstabiliser le Moyen-Orient et d’amener à plus de répression. Mais ce qui est essentiel dans les mouvements sociaux, c’est qu’ils charrient des visions alternatives. Pour ceux qui sont mêlés au mouvement, il y a une possibilité pour le monde de ne pas être tel qu’il est. Contre la règle de l’évidence. C’est ce qui a été si important. Contre le fait que ce monde est naturel et inévitable. Ce que les mouvements sociaux apportent, c’est une vision alternative, et en particulier pour les participants. Ces mouvements sont très fluides ; ils disparaissent puis réapparaissent ailleurs, dans des endroits inattendus, sur des problèmes imprévus. Il y a une continuité discontinue. Il y a un imaginaire qui, d’une manière ou d’une autre, se trouve transmis dans le monde entier.
Nous avons, en l’espace de quelques mois, vu émerger deux figures politiques dans le monde anglo-saxon revendiquant une filiation socialiste : Jeremy Corbyn en Angleterre, désormais à la tête du Labour, et Bernie Sanders aux États-Unis, participant à la primaire démocrate. Quel est votre avis sur eux ?
Bernie Sanders a un attrait incroyable. Bien au-delà de celui de Clinton. Même si elle va, a priori, gagner les primaires, il bénéficie d’un appui extraordinaire — et tout cela malgré le fait qu’il se déclare socialiste (un gros mot, aux États-Unis) ! C’est particulièrement excitant. Cela représente l’effet de la troisième vague de marchandisation, qui fait que les gens ont désespérément envie d’une alternative, quelle qu’elle soit. Sanders est quelqu’un d’intègre, qui base son programme sur l’amélioration des conditions matérielles de la vie des gens. Il y a bien sûr une fraction de la classe dominée qui appuie Donald Trump, mais c’est la même expérience, celle de la dureté de la vie, qui est décisive au travers des lunettes idéologiques différentes. J’espère du reste que Sanders ne va pas gagner les primaires démocrates ! Ce serait un désastre absolu : sa marge d’action n’est pas claire et l’idée socialiste pourrait être vite discréditée. Ce serait un désastre pour la gauche. C’est ce qu’on voit avec Corbyn, en Angleterre… (il soupire) J’en reviens juste. J’ai parlé à mes amis de gauche ; ils appuient ses idées. C’est un merveilleux élu de terrain, un type formidable, vous adoreriez l’interviewer ! C’est un homme très gentil, plein de bonnes intentions tout en étant radical : il tient à faire passer tout ceci dans sa politique. Mais ce n’est pas un leader ! Il a généré beaucoup de ressentiment chez ses partisans car il a systématiquement échoué à comprendre qu’il est désormais un leader politique national. Il n’a jamais pensé qu’il le deviendrait ; il était à la marge. Il fait des erreurs stratégiques et tactiques qui éloignent les gens.
Il est trop dans la théorie, dans l’exposition de son programme, et pas assez dans la pratique politique : il commence à discréditer la pensée de gauche. Pas parmi ceux qui y ont toujours adhéré, mais parmi la majeure partie, qui ne vient pas forcément de la gauche, celle qui pourrait lui donner une chance et appuyer sa candidature. Il est ridicule dans un certain nombre de situations au Parlement. Ce n’est pas un leader politique astucieux. Il n’a pas pensé à ce que cela signifierait d’être le chef du Labour Party. Il a fait des choix parmi ses collaborateurs qui ont embrouillé beaucoup de ses partisans. La position dans laquelle il se trouve est vraiment difficile, je ne le nie pas. Mais il nous faut un leader plus perspicace dans un moment comme celui-ci. Il pourrait attaquer ce que les conservateurs sont en train de faire, mais il ne le fait pas… C’est le paradoxe : la personne qui est élue l’a peut-être été parce qu’elle n’a jamais été un leader. Et maintenant, c’est très difficile. Je ne sais pas si Sanders serait différent. C’est facile d’être candidat à la direction d’un parti, mais une fois que vous êtes au pouvoir, c’est une tout autre dynamique. Les gens ne pensent pas assez à ça. La sociologie et la science politique pourraient contribuer à y réfléchir.
NOTES
1. Il a notamment travaillé près de 10 ans en Europe de l’est (1983–1993) : dans des fermes collectives hongroises, dans une usine de boîte de vitesse à l’usine Banki, puis aux aciéries Lénine de Miskolc dans les brigades socialistes de la révolution d’Octobre, ensuite dans une usine de caoutchouc à Moscou. La phase terminale de l’union soviétique et sa brutale transition vers une économie de marché dérégulée, Michael Burawoy la vit depuis la république des Komis, où il est témoin de l’effondrement des aciéries, et au contact de mineurs sibériens du cercle polaire arctique. Avant cela, il a travaillé dans une mine de cuivre en Zambie, ou encore dans une usine automobile de Chicago.
2. « Bien que Karl Polanyi (1886–1964) n’ait jamais eu pour ambition « d’élaborer une théorie complète des institutions économiques », […] il y a, dans son œuvre, une analyse aussi implicite que profonde du marché appréhendé comme institution ou « processus institutionnalisé ». À l’encontre de la croyance économique conventionnelle, l’œuvre de Polanyi permet de comprendre que le marché, n’est ni spontané ni autorégulateur. Plus encore, à suivre Polanyi, le capitalisme ou « société de marché » se caractérise par un fait culturel spécifique : la croyance utopique en l’autorégulation marchande. Une origine de la crise économique actuelle peut ainsi être mise en évidence. Plus généralement, tout économiste contemporain soucieux des problématiques de l’institution et du marché peut, avec Polanyi, resituer de façon novatrice les marchés au sein des contextes sociohistoriques dans lesquels ils se déploient. » Jérôme Maucourant et Sébastien Plociniczak, « Penser l’institution et le marché avec Karl Polanyi », Revue de la régulation [En ligne], 10 | 2e semestre / Autumn 2011, mis en ligne le 21 décembre 2011, consulté le 22 mars 2016.
3. « En suivant ses écrits, on peut absolument affirmer que la vision de Gramsci n’était nullement celle d’un parti d’avant-garde oligarchique et hautement centralisé (bien qu’il fût certainement en faveur d’un haut degré de « centralisme démocratique ») mais bien d’un parti socialiste de masse avec une base large, qui consolidait les éléments les plus combatifs et critiques de la société (en particulier provenant de la classe ouvrière), « enraciné dans la réalité sociale de tous les jours et lié à un large réseau de structures populaires (par ex. les conseils d’usine et les soviets) » ». http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article12187#outil_sommaire_2
Photographie de portrait : © David Eubelen
Photographie de bannière : © Andy Warhol
REBONDS
☰ Lire notre article « Grande-Bretagne : le Labour party pourrait revenir au socialisme », Nathanaël Uhl, septembre 2015
☰ Lire notre entretien avec Laurent Cordonnier : « La marchandisation des conditions d’existence est totale », mai 2015
☰ Lire notre traduction de l’article « Assassiner l’espoir », Slavoj Zizek, avril 2015