Texte inédit pour le site de Ballast
Ils se plaisent à faire les poches aux morts. Ils paradent dans les ruines, par trop heureux de s’emparer des armes de ceux qui les auraient combattus en leur temps. Chasseurs de trophées, détrousseurs d’idées ; ils s’agitent et se répandent, soucieux d’insoumission à peu de frais. L’absence de cohérence ? Silence, on triche ! On sait Proudhon loué par les nationalistes du siècle dernier ; on sait Jaurès brandi par le Front national : on assiste, depuis quelques années, au détournement intellectuel d’un trio d’auteurs engagés dans la lutte sociale et révolutionnaire — George Orwell, Pier Paolo Pasolini et Antonio Gramsci. Dernière rapine en date : la création, la semaine passée, d’une web-tv du nom d’Orwell par une éditorialiste du Figaro… ☰ Par Émile Carme
« La tâche s’avoue sans fin, soit, mais l’on doit au moins aux défricheurs de veiller à leurs legs, de maintenir limpide et coupant le fil de cette mémoire. »
Le philosophe Alain de Benoist, connu pour son implication au sein de la « Nouvelle Droite », admet lui-même que « la droite a tendance à tout personnaliser » car elle n’aime pas les idées et se méfie des théories articulées : « elle ramène l’histoire à l’action de quelques grands personnages, plutôt que de s’intéresser aux structures sociales et aux mouvements populaires. Elle a du mal à comprendre que les grandes évolutions sociales s’expliquent par des dynamiques intrinsèques1 ». C’est sans doute l’une des raisons qui pousse cette hétéroclite coterie d’éditorialistes, d’animateurs en vue et d’auteurs, niant bien sûr « ces signifiants dépourvus de référents2 » que sont la droite et la gauche tout en ayant chacun leur porte-manteau au Figaro ou chez Causeur, à s’approprier sans retenue des noms propres en faisant mine d’ignorer leur tradition et leurs ancrages profonds, politiques et philosophiques. Antilibéraux financés par Canal+, apôtres ricaneurs de Philippe Muray, défenseurs haut-perchés des « gens ordinaires » seulement s’il est question d’en bannir d’autres, écologistes bigots et tribus de néo-républicains3 : nos pillards jonglent avec des bouts de viande en s’imaginant dresser une table. Ils élisent une lettre quitte à flouer l’esprit, fiers de s’encanailler aux côtés de trois figures dérobées à la contestation socialiste : un combattant antifasciste blessé sous les tirs nationalistes, un poète communiste assassiné dans un terrain vague, un théoricien marxiste mis aux fers par une dictature.
George Orwell
On doit à l’éditorialiste médiatique Natacha Polony la razzia la plus bruyante opérée sur l’œuvre du penseur. Candidate en 2002 pour le Pôle républicain — qui entendait, fameux bouillon, « rassembler les républicains des deux rives » —, ancienne électrice de Bayrou et animatrice sur France 2, chroniqueuse au Grand Journal, voix du Figaro et gaulliste auto-proclamée, celle qui déclara partager « à peu près 90 à 95 %4 » des positions d’Éric Zemmour et vota Nicolas Dupont-Aignan en 2012 (après avoir jadis rêvé de prendre la tête de l’UMP, le chantre des bagnes à Cayenne goûterait de la nommer ministre de l’Éducation nationale s’il accédait un jour à l’Élysée : la boucle est bouclée et l’oligarchie de trembler) n’a guère, c’est le moins que l’on puisse constater, fait montre de sa participation aux luttes pour l’émancipation. Juger la démarche du sinistre Printemps républicain « tout à fait louable », croire que le port du foulard par des écolières était « une démarche politique visant à nous tester » et qualifier Nuit Debout de concentré du « pire du gauchisme culturel5 » ne saurait en effet compter au nombre des hauts faits d’armes de l’histoire socialiste et de la lutte des classes.
George Orwell et ses camarades sur le front espagnol (DR)
Le Comité Orwell, qu’elle préside depuis sa création en 2015, se présente comme un « collectif de journalistes pour la défense de la souveraineté populaire et des idées alternatives dans les médias » : il relaie dès lors abondamment, en guise de pluralisme, les articles du Figaro et de Causeur (magazine pour partie financé par les hommes d’affaires Niel ou Charles Beigbeder et dont l’actionnaire principal n’est autre que Gérald Penciolelli, ancien militant du mouvement nationaliste Ordre nouveau et ex-directeur de la revue d’extrême droite Minute). L’un des cofondateurs dudit Comité, Alexandre Devecchio, assure quant à lui appartenir à la « génération Zemmour6 » et passe le plus clair de son temps à tancer, pêle-mêle mais obnubilé, la Marche pour la justice et la dignité, « l’idéologie de la repentance », « le racisme des antiracistes » (ou, variante, « la dérive inquiétante de l’antiracisme »), le « communautarisme » de Juppé, « l’absurdité tragi-comique de l’empire du bien » (et un bon point Muray, un !) ou le succès du film Moonlight et son « héros pauvre, noir et gay ». Après avoir publié Bienvenue dans le pire des mondes, le collectif lance sa télévision en ligne payante : l’Orwell.tv. « Pour une France libre », entre une critique (des plus légitimes) de l’Union européenne, un fidèle de Philippe de Villiers, un ancien expert du MEDEF et un cynisme assumé en matière de ventes d’armes au profit des entreprises made in tricolore.
« Orwell intégra les rangs du Parti ouvrier d’unification marxiste, en 1936, afin d’ouvrir le feu sur les franquistes — tout en confiant qu’il eût préféré prêter main forte aux anarchistes. »
Voyons plutôt de quoi Orwell, père de la désormais fameuse « common decency7 », était-il le nom dont tant se vêtissent de nos jours. Nul mystère en la matière, dès lors que l’on prend la peine de lire l’œuvre complète, une ou deux biographies et sa correspondance afin d’en saisir l’unité logique. « Je suis définitivement à gauche
8 », lança celui qui intégra les rangs espagnols du Parti ouvrier d’unification marxiste, en 1936, afin d’ouvrir le feu sur les franquistes — tout en confiant, dans les pages de son bel Hommage à la Catalogne, qu’il eût préféré prêter main forte aux anarchistes. Socialiste radical, donc, démocrate anti-stalinien et partisan résolu de l’égalité : personne ne devait selon lui posséder de voitures de luxe, de manteaux de fourrures, de yachts et de maisons de campagne si « on ne peut pas [en] donner à tout le monde9 ». La libre concurrence ? Une « tyrannie » pour la « grande masse des gens10 ». La publicité ? Il espérait la voir « disparaître de nos murs11 ». Les forces de l’ordre ? Il décrivait l’agent de police comme l’ennemi naturel de l’ouvrier. La gloire impériale ? Il déplora que l’on ne tint pas « compte des revendications arabes12 » et se montra hostile au projet sioniste comme à l’émigration des Juifs d’Europe vers la Palestine. Il nourrissait, confia-t-il dans Le Quai de Wigan, une « haine pour l’impérialisme13 » et assénait que le nazisme était une « perpétuation de nos propres méthodes14 », celles du colonialisme occidental ; il écrivit ainsi, dans son roman inspiré de son séjour en Asie : « Le temps vient où vous vous consumez de haine à l’égard de vos propres compatriotes, où vous vous prenez à rêver d’un soulèvement indigène qui noierait leur Empire dans le sang15. » L’un de ses poèmes, composé sur un papier à en-tête du gouvernement de Birmanie, enfonçait le clou : « Quand l’air explosera sous le tonnerre / Le fracas des trônes qui s’écroulent / Et les craquements des empires brisés16… » Une relation de l’écrivain témoigna même : « Il était convaincu que nous n’avions rien à faire en Birmanie, aucun droit de dominer d’autres nations. Il aurait détruit l’Empire britannique sur-le-champ17. » (Copiez-collez ces citations sans en mentionner l’auteur ni l’exotisme d’outre-Manche : nos néo-orwelliens bondissent déjà, effarés ou ironiques, à l’idée que l’on puisse questionner le passé colonial français ou le présent néocolonial — à cocher, au choix : « camp du Bien », « repentance », « haine de soi », « politiquement correct », « doxa », « bien-pensance », « pensée unique ».) Le nationalisme ? Orwell rappelait que quiconque explique le monde en termes d’« âmes nationales » esquive la question économique, l’interprétation « marxienne de l’histoire18 » (son caniche noir se nommait Marx — bien qu’il ne fut pas un lecteur régulier du théoricien allemand), et le comparait au classement des insectes, à quelque « croyance magique19 ».
Si Natacha Polony se plut à railler la tenue d’une mendiante rom — sans doute cette dernière n’avait-elle pas l’occasion d’être rémunérée 1 400 euros par émission hebdomadaire de Laurent Ruquier ou de défiler sur le podium du Salon du chocolat —, Orwell préféra rapporter, dans son enquête de terrain Dans la dèche à Paris et à Londres, la condition d’esclaves des travailleurs, la misère des sans-logis, les paies indignes, la sueur et la crasse, les logiques de castes, les visages tirés par l’insomnie. « Je ne vois décidément rien chez un mendiant qui puisse le faire ranger dans une catégorie d’êtres à part, ou donner à qui que ce soit d’entre nous le droit de le mépriser20. » Il n’écrivait plus, affirma-t-il au lendemain de la débâcle espagnole, que pour le socialisme et son avènement. « J’avais porté ma haine de l’oppression à des degrés extraordinaires21 », avoua-t-il ici ; la misère et l’échec lui avaient enseigné la « haine naturelle de l’autorité22 », confia-t-il là (on imagine à cet instant le désarroi de nos tenants de la « crise de l’autorité »). Son projet révolutionnaire, expliqua-t-il, fondé sur une ligue qui départagerait la société en deux camps — opprimés et oppresseurs —, « acceptera d’utiliser la violence si besoin est23 » (on se souvient du commentateur Facebook et politologue Laurent Bouvet, héraut de la « décence ordinaire » orwellienne, pousser des cris de vieilles portes lorsque des travailleurs s’en prirent aux chemisettes d’Air France). Orwell estimait, après avoir visité une prison, que sa place « était derrière les barreaux plutôt que devant24 » et que le pire des criminels valait toujours mieux que le juge qui décrète la peine capitale. Il comparait, enfin, le rejet des migrants polonais, en Angleterre, au racisme contre les Juifs et se disait « déprimé25 » après avoir entendu ses compatriotes estimer que ces réfugiés devaient « rentrer chez eux ».
George Orwell (DR)
Par quels biais, partant, nos néo-orwelliens parviennent-ils à opérer semblable capture au grand jour ? Passons sur la « novlangue » de 1984 (aisément ajustable une fois réduite à sa seule dimension linguistique ou dystopique) ou le combat antitotalitaire (dont on oublie de rappeler qu’il n’avait nulle valeur, à ses yeux, de défense du libéralisme : Orwell martela que l’on ne saurait combattre le fascisme par la « démocratie » — les guillemets sont de lui26 — mais uniquement par le socialisme, estimant du reste, et en dépit de la détestation qu’il vouait à Staline, qu’il conviendrait de défendre l’Union soviétique si celle-ci s’avérait menacée par Franco ou le régime de Vichy27). George Orwell fut tout ce que l’on vient de lire, tout en s’avançant « patriote », « conservateur » et défenseur des « gens ordinaires ». Patriote ? La belle affaire ! Il le fut comme tant de figures révolutionnaires qu’il serait vain de chercher à en dresser la liste : de Blanqui (et son journal La Patrie en danger) à Badiou (se définissant comme « un vieux patriote français28 »), en passant par Sankara (« La patrie ou la mort »). Conservateur ? Il se plaisait à fabriquer son mobilier, réprouvait la civilisation de la machine, abhorrait la ville, le chauffage central, l’acier, le béton et les voitures (tout en roulant ses cigarettes à l’aide d’une machine) ; il n’était pas un « progressiste », n’ayant, comme bien d’autres militants de l’émancipation29, nulle foi en quelque sens de l’Histoire, pas plus qu’en ses déterminations et lois supposées. Porte-voix des classes populaires ? Assurément, à l’image de la quasi-totalité des desseins socialistes, communistes et anarchistes depuis le XIXe siècle. La common decency n’a d’ailleurs pas attendu Orwell pour exister dans les faits ; le communard Élisée Reclus avançait déjà, dans son ouvrage L’Anarchie : « Là où la pratique anarchiste triomphe, c’est dans le cours ordinaire de la vie, parmi les gens du populaire, qui certainement ne pourraient soutenir la terrible lutte de l’existence s’ils ne s’entraidaient spontanément, ignorant les différences et les rivalités des intérêts30. » Le tripotage s’entend ainsi, les prélèvements à la petite semaine achevant la besogne.
Pier Paolo Pasolini
« Pasolini qualifiait l’anticommunisme de
haine sinistreet faisait du colonialisme et du racisme les principauxproblèmesà résoudre. »
Alain Soral, sympathisant de l’organisation néofasciste CasaPound et conseiller en « drague » de rue, célèbre volontiers celui qu’il qualifie d’« icône » honorable dans son Abécédaire de la bêtise ambiante ; Eugénie Bastié, humoriste (« Tuer son mari : aboutissement logique et nécessaire du féminisme31. ») et plume dans le journal du marchand d’armes milliardaire Serge Dassault, psalmodie certaines de ses déclarations sur l’avortement ; Patrick Buisson, ancien conseiller de Philippe de Villiers et de Sarkozy passé par le journal Minute, loue dans les pages de La Cause du peuple son analyse de la marchandisation. Trois coups de poignards emblématiques — mais Pasolini, déjà mort dans les conditions que l’on sait, a sans doute le cuir du dos épais… L’écrivain Patrice Bollon évoqua à raison, dans son article « Pasolini-Boutin, c’est vraiment pareil ? », une entreprise « de captation théorique » des plus « indues » et « proprement scandaleuses32 ». Oui, le cinéaste et poète italien se réclama du Christ, du passé et de la sacralité du vivant. Oui, il moqua les jeunes manifestants de 1968 et certains mots d’ordre antifascistes. Mais il y a loin entre ses inclinations nostalgiques et son couronnement par quelques bien lotis de la Manif pour Tous peinturlurés en rose et bleu — une lecture attentive de l’ensemble de ses écrits suffirait à ouvrir jusqu’aux yeux les plus crottés. Pasolini qualifiait dans La Rage33 l’anticommunisme de « haine sinistre » et faisait du colonialisme et du racisme les principaux « problèmes » à résoudre : le premier comme « violence », le second comme « cancer moral ». Il célébra la libération de la Tunisie et du Togo, applaudit au « nouvel élargissement du monde » induit par la prise en compte de la question raciale, chanta Cuba libérée, quoique douloureusement, par les barbudos de Castro et de Guevara. S’enflamma pour la « rouge liberté partisane ». Dénonça « la haine, la peste, la lâcheté » de l’État français frappant l’Algérie en quête d’indépendance, rappela les tortures et les sévices, en appela aux haillons, à la gitane, au mendiant, au juif, au nomade, à l’analphabète, au chômeur, aux bas-fonds, aux « camarades manœuvres » et aux « peuples esclaves ». Fit état de « la joie » qui fut sienne lorsque l’Algérie obtint sa libération.
Un mystique atypique plus qu’un fervent religieux, par ailleurs, puisque l’athée qu’il était se déclara « laïc et non-croyant34 », nullement « catholique idéologiquement35 » — sans compter qu’il tenait l’Église pour une puissance financière hostile, réactionnaire et soumise aux classes dominantes. Il essuya une trentaine de procédures judiciaires, dont certaines pour « obscénité » et « outrage à la religion » (« Je ne pourrai jamais oublier que la société italienne m’a condamné à travers ses tribunaux36. »), et s’inscrivit à la cellule communiste de San Giovanni dès les années 1940 — communiste, il le resta en hétérodoxe jusqu’à son assassinat en novembre 1975. Il voyagea aux États-Unis et se prit d’enthousiasme pour le climat « clandestin de lutte, d’urgence révolutionnaire37 » qui y régnait, sensible au « calvaire des Noirs et de tous les exclus », discutant avec des partisans du Black Panther Party et un syndicaliste d’Harlem, écrivant alors qu’il tenait à « [s’]exprimer par l’exemple / jeter [s]on corps dans la lutte38 ». Celui qui n’eut de cesse d’afficher, de romans en films, son affection pour le sous-prolétariat confia « trouv[er] une consolation39 » dans les banlieues pauvres et brutales des villes italiennes, la bourgeoisie l’ayant « exclu » du fait de son homosexualité.
Pier Paolo Pasolini, à gauche (DR)
On sourit : les célèbres vers, provocateurs, témoignant de sa sympathie pour la police (« parce que les flics sont des fils de pauvres40 », contrairement aux étudiants issus des classes aisées — il est toutefois coutume d’occulter la suite : étudiants qu’il ne trouvait pas moins… « du côté / de la raison » !), que nos néo-pasoliniens publient en chœur sur les réseaux sociaux à chaque manifestation plus agitée qu’un débat à l’Assemblée, étaient jugés « mauvais41 » par leur auteur (d’autant qu’ils furent publiés à chaud et coupés contre son gré à parution). Honorer un poète en diffusant un texte que celui-ci pensait indigne de postérité : à chacun ses hommages… « J’ai toujours été antifasciste42 », proclama Pasolini dans ses Lettres luthériennes : il tonna contre « le fascisme de la consommation », à ses yeux plus terrible encore que son aïeul mussolinien (en ce qu’il atteignit jusqu’aux entrailles de la société), et la dimension « totalitaire » et « génocidaire » de la modernité marchande et du « développement » — œuvrant sous couvert d’hédonisme et de tolérance. Il exhorta à réduire la voilure, voire à convier un passé voué à disparaître : le monde rural en premier chef. L’auteur des Écrits corsaires ne croyait pas, comme Orwell ou Camus, au sens de l’Histoire marxiste ; il estimait qu’une révolution prolétarienne aurait pour but de « régénérer » la vie populaire, non point de la changer de fond en comble — l’écologiste Paul Ariès ne dit pas autre chose lorsqu’il invite, dans La Simplicité volontaire ou le mythe de l’abondance, à prendre en compte la dimension conservatrice inhérente à certaines luttes sociales populaires (entre mille : défendre des terres contre l’implantation d’un oléoduc).
« Quelques heures avant d’être tué, Pasolini confia sa mélancolie, celle d’un temps où les hommes étaient encore capables d’abattre leur patron. »
Pasolini, inlassable détracteur de « la cruauté et la stupidité du présent43 », vouait aux gémonies cette télévision où ses usurpateurs aiment à plastronner. « Je nourris une haine viscérale, profonde, irréductible contre la bourgeoisie44 » : la révolte de paysans contre des propriétaires terriens l’avaient poussé au communisme. La lecture d’Antonio Gramsci et de Karl Marx structura l’indignation de celui dont le frère s’était engagé dans la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale — Pasolini chemina sa vie durant aux côtés du premier, secrétaire du Parti communiste emprisonné sous le fascisme italien, du moins de sa pensée, et lui dédia un recueil de poèmes, Les Cendres de Gramsci, dans lequel il invoqua avec tendresse le « chiffon rouge, comme celui / noué au cou des partisans45 ». Il posa, fameux cliché, sur la tombe du philosophe qui affirmait que le monde était divisé en deux camps : celui qui appuie la Révolution russe de 1917 et l’autre qui aspire à la voir « noyée dans le sang46 ». Quelques heures avant d’être tué, le natif de Bologne confia sa mélancolie, celle d’un temps où les hommes, avant d’être réduits à l’état de robots, étaient encore capables d’abattre leur patron47.
Antonio Gramsci
Son vocabulaire est mieux connu que sa pensée : « hégémonie culturelle », « guerre de position », « société civile », « bloc historique », « sens commun », « intellectuel organique »… L’expression est devenue marronnier de presse, donc lieu commun : chaque camp de se livrer à quelque ambitieuse « bataille des idées », de propager, en somme, sa vision idéologique et culturelle pour mieux préparer le passage à l’action. Sarkozy le cita, on murmure de Marine Le Pen qu’elle l’étudia plume à la main, d’aucuns se félicitèrent d’un « gramscisme de droite » et le mouvement Les Veilleurs, compagnon de route de La Manif pour tous, n’eut aucun scrupule, entre une causerie aux côtés de Marion Maréchal-Le Pen et un éloge de Martin Luther King, à s’approprier son rejet de l’indifférence. L’auteur des Cahiers de prison — plus de deux mille pages manuscrites — fut nommé représentant, en 1922, du Parti communiste italien au Komintern (il séjourna dix-huit mois dans la jeune URSS) puis arrêté quatre ans plus tard : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans », déclara le procureur fasciste — sans doute étaient-ce les mots mêmes de Mussolini. Il passa plus d’une décennie sous les barreaux : qu’on ne le plaignît pas, demanda-t-il à sa mère, « j’étais un combattant ».
Pier Paolo Pasolini sur la tombe de Gramsci, 1970 (ANSA)
Lénine, qu’il surnommait en prison « le plus grand théoricien moderne de la philosophie de la praxis », comptait au nombre de ses influences majeures (on attend les hommages de nos néo-gramscistes, en ce centenaire de la Révolution russe). La classe ouvrière était à ses yeux « une classe à la fois nationale et internationale48 » et le renversement du capitalisme s’effectuerait par « un système de forces révolutionnaires mondiales toutes tendues vers le même but49 ». Il condamna « l’expansionnisme colonial50 », les « marchands de chauvinisme51 » et « les démagogues du nationalisme52 », salua la révolution allemande au cours de laquelle Rosa Luxemburg fut abattue (« tous les combattants de la classe laborieuse sont solidaires de Spartacus53 »), croyait que le Parti se devait de « lancer le mot d’ordre de l’insurrection, et conduire le peuple en armes jusqu’à la liberté54 » et jurait que le christianisme a « empêché la recherche passionnée de la vérité55 » : inutile de poursuivre ; le philosophe italien Robert Maggiori fait à juste titre état d’une annexion56.
*
L’époque est cul par-dessus tête. Le zapping s’est emparé des mots après avoir englouti les images. Les idées remuent sur les étals, éparses, et chacun d’y piocher selon son bon plaisir : un nom qui sonne, une citation sans souci du restant, la satisfaction narcissique de l’éclectisme ou de l’hors-cadres. Les longues durées, les attaches, le noyau dur des mémoires, les grands récits irréductibles et les fractures à jamais ouvertes ? Connaît plus. « Si l’on reconnaît les crises historiques à leur puissance de brouillage et à leur pouvoir de déstabilisation — des croyances et des clivages établis —, nul doute que nous y sommes. Nous vivons l’époque de toutes les confusions », assure le philosophe et économiste Frédéric Lordon, avant de poursuivre : « Or on ne survit au trouble captieux de la confusion qu’en étant sûr de ce qu’on pense, en sachant où on est, et en tenant la ligne avec une rigueur de fer57. » De la rigueur, oui. Natacha Polony rapporte, dans Ce pays qu’on abat, qu’il conviendrait de « faire taire » ces « pelés, ces galeux58 » qui, comme elle, auraient l’audace de réfléchir par-delà les clivages et d’appeler à quelque « dialogue en forme de dialectique » : personne, ici, ne tient à les réduire au silence ; on aimerait seulement qu’ils se contentent de parler en leur nom.
- Alain de Benoist, Mémoire vive, Éditions de Fallois, 2012, p. 277.[↩]
- Élisabeth Lévy, « Droite/gauche : le clivage le plus bête du monde », Causeur [en ligne], 4 octobre 2011.[↩]
- Entendons ce terme ainsi que le formule Emmanuel Todd : « Le néo-républicanisme est une étrange doctrine, qui prétend parler la langue de Marianne mais définit dans les faits une République d’exclusion. […] Les musulmans, catégorie fantasmée, deviennent ainsi pour [les classes moyennes qui dominent le système néo-républicain] un deuxième problème, à côté de celui des milieux populaires. » Sociologie d’une crise religieuse, Points|Seuil, 2016, pp. 224, 227.[↩]
- Émission On n’est pas couché, 17 mars 2012.[↩]
- Les trois dernières citations proviennent d’un entretien de Natacha Polony donné au site Le Comptoir, paru en deux parties en avril et mai 2016.[↩]
- « Bienvenue à la jeune garde ! », Causeur [en ligne], 22 décembre 2016.[↩]
- Ou décence ordinaire, commune — celle qu’Orwell prête aux classes populaires.[↩]
- Cité par Simon Leys, Orwell ou l’horreur du politique, Plon, 2006, p. 91.[↩]
- George Orwell, À ma guise, Agone, 2008, p. 95.[↩]
- Orwell entre littérature et politique, Agone, n° 45, 2011, p. 41.[↩]
- George Orwell, À ma guise, op. cit., p. 201.[↩]
- Orwell entre littérature et politique, op. cit., p. 89.[↩]
- George Orwell, Le Quai de Wigan, Ivrea, 2010, p. 162.[↩]
- George Orwell, Écrits politiques, Agone, 2009, p. 104.[↩]
- George Orwell, Une Histoire birmane, Ivrea, 2009, p. 93.[↩]
- Cité par Bernard Crick, George Orwell une vie, Balland, 1984, p. 149.[↩]
- Ibid., p. 158.[↩]
- George Orwell, Écrits politiques, op. cit., p. 75.[↩]
- George Orwell, Tels, tels étaient nos plaisirs, Ivrea, 2005, p. 68.[↩]
- George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, 10|18, p. 237.[↩]
- George Orwell, Le Quai de Wigan, op. cit., p. 167.[↩]
- George Orwell, « Pourquoi j’écris », 1946.[↩]
- George Orwell, Écrits politiques, op. cit., p. 173.[↩]
- George Orwell, Le Quai de Wigan, op. cit., p. 165.[↩]
- Ibid., p. 398.[↩]
- George Orwell, Écrits politiques, op. cit., p. 72.[↩]
- Ibid., p. 345.[↩]
- Alain Badiou et Alain Finkielkraut, L’Explication, Lignes, 2010, p. 170.[↩]
- De Benjamin à Bensaïd en passant par le révolutionnaire libertaire allemand Gustav Landauer.[↩]
- Élisée Reclus, L’Anarchie, Mille et une nuits, 2009, pp. 27–28.[↩]
- Tweet du 30 janvier 2016, @EugenieBastie, 15:19.[↩]
- Patrice Bollon, « Pasolini-Boutin, c’est vraiment pareil ? », Le Magazine littéraire, n° 543, mai 2014, p. 10.[↩]
- Pier Paolo Pasolini, La Rage, Nous, 2014.[↩]
- Cité par René de Ceccatty, Pasolini, Folio, 2005, p. 34.[↩]
- Ibid., p. 37.[↩]
- Déclaration sur l’affaire Siniavski-Daniel, Il Giorno, 17 février 1966.[↩]
- Pier Paolo Pasolini, Empirismo eretico, Garzanti, 1972.[↩]
- Poème cité par Enzo Siciliano, Pasolini une vie, Éditions de la différence, 1984, p. 363.[↩]
- Pier Paolo Pasolini, Empirismo eretico, op. cit.[↩]
- « Le P.C.I. aux jeunes », 1968.[↩]
- Voir Enzo Siciliano, Pasolini une vie, op. cit., p. 380.[↩]
- Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, Seuil, 2000, p. 11.[↩]
- Pier Paolo Pasolini, La Rage, op. cit., p. 102.[↩]
- Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Éditions Pierre Belfond, 1970, p. 14.[↩]
- Pier Paolo Pasolini, Poésies, Nrf Gallimard, 1980, p. 25.[↩]
- Antonio Gramsci, Écrits politiques II, Nrf Gallimard, 1975, p. 67.[↩]
- Voir Ultima intervista di Pasolini, Colombo et Ferretti, Allia, 2014, pp. 17–18.[↩]
- Antonio Gramsci, Écrits politiques, II, op. cit., p. 71.[↩]
- Ibid., p. 73.[↩]
- Ibid., p. 91.[↩]
- Antonio Gramsci, Pourquoi je hais l’indifférence, Rivages poche, 2012, p. 92.[↩]
- Antonio Gramsci, Écrits politiques, II, op. cit., p. 91.[↩]
- Ibid., p. 98.[↩]
- Ibid., p. 123.[↩]
- Antonio Gramsci, Pourquoi je hais l’indifférence, op. cit., p. 129.[↩]
- Robert Maggiori, « Il faut sauver Antonio Gramsci de ses ennemis », Libération, 2 août 2016.[↩]
- Frédéric Lordon, « Clarté », Le Monde diplomatique [en ligne], 26 août 2015.[↩]
- Natacha Polony, Ce pays qu’on abat, Plon, 2014.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre abécédaire de George Orwell, octobre 2016
☰ Lire le texte « Appel à un mouvement socialiste et populaire », George Orwell (Memento), janvier 2016
☰ Lire notre semaine consacrée à Pier Paolo Pasolini, novembre 2015