La Palestine, au prix de nouvelles violences, reprend de la voix dans nos écrans. Retentit, comme toujours, le spectre d’une troisième Intifada ; l’Union juive française pour la paix vient de nous le rappeler : « La violence anticoloniale palestinienne n’est que la conséquence de la violence coloniale d’Israël. » Mais quittons « l’actualité » le temps de ce reportage en deux volets. Naplouse, Nablus, la perle de l’histoire palestinienne. Le théâtre sanglant de la seconde Intifada, la ville proclamée des martyrs, aussi. Comment composer le portrait d’une ville en apparence insaisissable ? En dressant celui de ses habitants, acteurs de son histoire passée et à venir : résistants, journalistes, musiciens, religieux. Jeunes. Ceux qui font le pays d’aujourd’hui à partir de leur vécu ; un passé qui s’éloigne peu à peu, mais dicte bien des comportements, directement ou en creux. Ceux qui souhaitent lui composer un avenir, toujours en pointillé. Une ville à un tournant de son histoire, qui renaît grâce à l’essor du tourisme et à l’ouverture des barrages, mais qui peine à dévoiler un horizon autrement qu’en référence à la guerre, au passé et au désir d’oublier. Une ville à l’image de la Palestine, éprouvée mais indomptable. ☰ Par JB
Revenir à Naplouse dix ans après l’avoir quittée, c’est assister à une petite métamorphose. Les habitants qui ont pu fuir la ville, au commencement de la seconde intifada, reviennent souvent avec la même histoire : ils ne reconnaissent pas leur ville. En quelques années, la deuxième plus grande agglomération de Cisjordanie a subi une transformation profonde. Naplouse s’est reconstruite, mais elle y a laissé une partie de son âme.
« La petite Damas »
Son patrimoine millénaire en fait l’un des joyaux — méconnu — de la région. Un symbole meurtri de l’histoire, au même titre que Bagdad, Beyrouth ou Damas. Les voyageurs et pèlerins ont d’ailleurs longtemps surnommé Naplouse, carrefour majeur sur la route des caravanes, « la petite Damas ». Aujourd’hui, la comparaison continue : à dix années d’écart, les deux villes ont subi le même sort : la destruction aveugle d’un patrimoine architectural et culturel d’exception. Quand la capitale syrienne se débat toujours dans un champ de ruines, les rues de Naplouse sont aujourd’hui grouillantes de vie. Les visiteurs viennent d’autres villes à travers la Cisjordanie, de localités arabes situées en Israël. Des autocars de luxe déversent des touristes dans l’hypercentre. Le souk et ses échoppes abondent en marchandises, quand des dizaines de personnes font la queue devant des boutiques bondées. On y vend de tout, entre autres les spécialités de la ville, savon, baklava et kunafe, pâtisserie feuilletée trempée dans le sirop. Le nouveau joyau de la ville symbolise cette modernité affichée. S’élevant au-dessus du cœur de Naplouse, un centre commercial ultramoderne arbore des dizaines de boutiques vendant de tout, du vêtement de créateur au jeu vidéo. Rafidiya, l’artère branchée de la ville (pourtant toujours sous contrôle israélien), les nombreux immeubles en constructions, les hôtels qui rouvrent progressivement leurs portes, ou « New Nablus », quartier résidentiel de luxe sortant de terre, en témoignent : Naplouse s’est bien relevée. Peut-être un peu trop vite.
Une ville laissée pour morte
« Pendant les opérations militaires, Naplouse était une ville morte, étouffée, sous couvre-feu. Les habitants avaient l’interdiction de quitter leurs maisons. »
Pour comprendre l’étonnement de celui qui revient à Naplouse aujourd’hui après une longue absence, il faut retourner dix ans en arrière. Pendant la deuxième Intifada, la ville était assiégée par les forces de Tsahal, l’armée israélienne. Les militants du Hamas et du Fatah envoyaient des kamikazes sur les villes israéliennes — Netanya et Hadera, jusqu’à Tel Aviv —, avec une facilité terrible. Un cercle vicieux : chaque attaque terroriste était suivie d’une opération militaire, qui déclenchait en retour une nouvelle attaque terroriste, suivie d’une opération militaire renforcée. Cela dura ainsi de nombreux mois. Pendant les opérations militaires, Naplouse était une ville morte, étouffée, sous couvre-feu. Les habitants avaient l’interdiction de quitter leurs maisons, sauf à de très rares exceptions. La pénurie était violente et le vent soufflait le vide dans les étalages des magasins. Le flanc des rues dévoilait de longues balafres — qu’elles portent toujours — après le passage de chars qui, ne pouvant emprunter les ruelles étroites du souk, avançaient sans se soucier des constructions et de leurs occupants. Ordures entassées dans les rues et puanteur de la ville au plus haut des cieux, Naplouse éteinte et étouffée. Des ombres violaient le couvre-feu, en lançant, de coin en coin, des regards en arrière, dans le silence tendu des rues. Un silence ponctué parfois du bruit des chenilles et de l’écho de coups de feu fauchant au hasard. De l’autre côté de la frontière, partis mener leur guerre, les shahid (martyrs), des hommes, des femmes, même des enfants. Durant ces années, Naplouse fournissait une réserve inépuisable de jeunes prêts à se sacrifier. En conséquence, l’armée israélienne a mis toute une ville en état de siège. Et l’a laissé pour morte, en se retirant.
Un nouveau souffle depuis dix ans
Comment, dès lors, Naplouse s’est-elle métamorphosée en si peu de temps ? Il y a tout juste dix ans, les gens n’osaient même pas sortir de leurs maisons. Ce relèvement économique peut être attribué à deux facteurs distincts. D’une part, l’ouverture progressive des barrages depuis 2009 et la facilitation des déplacements ont permis aux Palestiniens et aux arabes israéliens de venir visiter la ville en nombre, d’y revenir, et d’y investir plus facilement. Ensuite, les autorités ont fait tout leur possible pour renforcer la sécurité intérieure dans les villes et rétablir l’ordre public, après que les infrastructures de sécurité existantes se sont effondrées au cours du conflit. Sur cette base, les activités ont repris, et la ville a retrouvé un nouveau souffle. Certes, ce changement n’est pas limité à Naplouse. Aujourd’hui, Ramallah, Jénine, Tulkarem, Qalqilya et autres sont toutes devenues des villes animées, dynamiques. Elles sont les moteurs économiques d’une Cisjordanie qui se réinvente un avenir.
La ville du ressentiment
Néanmoins, le phénomène nabulsi est limité. La population souffle, la ville s’est métamorphosée. Mais le changement n’est pas univoque. Avant la guerre, Naplouse était un centre culturel et politique majeur à l’échelle de la Palestine. Aujourd’hui, malgré le dynamisme économique et la reconstruction d’une partie du vieux centre, Naplouse reste une ville sinistrée, tout du moins dans les esprits. Le passé a laissé de lourdes marques. La ville a maquillé ses blessures, mais ne les effacera pas de sitôt. Depuis quinze ans, Naplouse est la ville du ressentiment et de la peur. Le traumatisme subi par la population court comme une trace dans les esprits. Sur ses murs, la ville porte toujours fièrement les portraits de ces hommes partis se faire exploser de l’autre côté du barrage. Des portraits aux couleurs criardes, photoshopés à l’emporte-pièce, dans des poses caricaturales de films de guerre américains. Une partie de la jeunesse revendique encore un droit aux représailles, quand les actions ciblées israéliennes font des victimes chaque semaine.
La troisième Intifada est loin
« La troisième Intifada semble loin. Il est vrai que cela pourrait changer en un instant, mais beaucoup ont tiré des conclusions drastiques des derniers événements. »
Dans la rue, les habitants de la ville sont partagés. Si certains arrivent à mener des affaires, il est souvent question, dans les discussions, de la manière dont l’économie est broyée pour une broutille par l’état israélien, de la façon dont il est si difficile de survivre, ici, ou du triste état de l’Autorité palestinienne. Mais comme beaucoup de choses en Palestine, tout cela est relatif. Difficile de ne pas comparer hier et aujourd’hui. La troisième Intifada semble loin. Il est vrai que cela pourrait changer en un instant, mais beaucoup ont tiré des conclusions drastiques des derniers événements. La majorité des jeunes veulent avancer. Délaissant les armes, certains continuent le combat par d’autres moyens. Ils investissent pour faire prospérer leur pays. Ils portent la culture de leur pays en diffusant debke et musique traditionnelle au-delà des frontières. C’est cette ville qui est à raconter. Son passé, ses blessures toujours ouvertes, mais aussi son allant, sa jeunesse impatiente et ses paradoxes. Naplouse est une miraculée, et comme telle, elle avance dans un mélange de peur et d’insouciance, de tempérance et d’avidité. Un laboratoire fascinant de la société palestinienne d’hier et d’aujourd’hui.
Résistance(s) et patrimoine
« Embellie par ses deux montagnes, elle est devenue joli jardin
aux fleurs parfumées et aux pâturages,
Quelle terre fertile elle devient, quand les nuages sont menés par les vents du Sud !
Que cette terre soit sacrée, Que la pluie la visite continuellement,
Dans l’amour et la tendresse¹. »
Quand ces vers sont écrits par Ahmad Ibn Abdul-Karim an Nabulsi, vers 1014, la ville de Naplouse commence tout juste à parler arabe au lieu du grec, mais s’apprête déjà à fêter son premier millénaire, à proximité de la cité biblique de Sichem. Appelée Néopolis à l’époque antique, la ville est la perle de l’histoire palestinienne. Des strates de toutes les civilisations composent son noyau historique, témoignage de la très riche histoire de la région. Les visiteurs le soulignent souvent, les habitants de Naplouse sont accueillants. Ils possèdent l’art de recevoir avec égard, quels que soient leur rang ou leur richesse ; c’est bien là un privilège des peuples battus sur l’autel des conquêtes. Malgré les invasions successives, les destructions continues et les pertes civiles, jamais la ville de Naplouse et ses habitants n’ont plié l’échine ou sacrifié au désespoir.
Ville de tous les empires et royaumes
La ville entière semble porter cette souffrance avec panache, philosophie. Les Nabulsis ne se sont jamais départis de cette résignation farouche face au sort, dans un spectre de ruine n’en finissant plus de s’étirer. Comme la plupart des cités de la région, elle est passée aux mains d’innombrables empires, suivant les mouvements de fonds des civilisations déclinantes et émergentes. L’empereur Hadrien y construit un immense théâtre de 7 000 places. Le géographe arabe al Maqdisi décrit la ville au Xe siècle comme un « petit Damas ». « Après l’arrivée des Croisés en 1099, la ville devient l’une des villes majeures du Royaume de Jérusalem. Fondée par les Romains en l’an 72, la citée passe successivement aux mains des Byzantins, Arabes, Croisés, Mamelouks, Ottomans, Britanniques et Jordaniens. Puis plus proches de nous les Israéliens », explique Naseer Arafat, architecte et membre de la Nablus Preservation Society, une association visant à redonner à la ville son lustre d’antan. Le soleil du petit matin est déjà éclatant, et pour atteindre le bureau de l’architecte, situé dans le vieux centre de la ville, il faut traverser le souk et son tapage incessant. La visite provocante d’Ariel Sharon à la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem le 28 septembre 2000 fait éclater la seconde intifada. À la suite d’incursions répétées, les forces armées israéliennes causent de lourds dégâts dans la vieille ville, condamnant en quelques heures un patrimoine millénaire. Début avril 2002, les forces armées de Tsahal bombardent balad al qadima (la vieille ville). 85 maisons sont détruites et 395 deviennent inhabitables à la suite des bombardements. En tout, plus de 2 000 maisons ont subi des dégâts, certaines très lourds. L’armée israélienne aura détruit plus de vieux bâtiments que le brutal tremblement de terre de 1927. Traditionnellement connue pour sa fabrication de savon naturel à partir d’huile d’olive, Naplouse accueillait à son apogée plus de vingt savonneries. L’architecte explique, en évoluant difficilement dans les venelles du souk pour parvenir aux bâtiments en question : « Deux sont encore debout, d’autres abandonnés, et malheureusement trois ont été dévastés lors de l’invasion israélienne de 2002. Il en est de même des huit hammams traditionnels : deux seulement, également, sont toujours en cours d’utilisation. » « Des bâtiments de grande valeur historique ont été endommagés ou détruits, s’insurge Nasser Arafat. La mosquée al Khadra, la mosquée an Nasr, l’Église catholique orthodoxe, le caravansérail Ouest et les usines de savon de Kan’an et an Nabulsi. » Tout cela sans compter les infrastructures détruites, les rues, réseaux d’eau et d’électricité et lignes de téléphone démantelées.
Coupés du monde
« La résistance et la fierté des Nabulsis ont joué contre le déclin de la ville. »
Mais la résistance et la fierté des Nabulsis ont joué contre le déclin de la ville. La « montagne de feu » (Jebel an nar) comme les troupes napoléoniennes défaites ont surnommé la ville de Naplouse, est faite d’un bois très dur. « L’histoire de la ville et de ses habitants le montre, à Naplouse, il existe une tradition de résistance très vivace. Contrairement à Ramallah », explique Ghaith, jeune homme de 27 ans, vendeur de parfum dans une boutique de luxe de Rafidiya et pompier volontaire. Dans son salon flambant neuf, sur un versant du mont Ebal, il raconte sa guerre. Malgré son jeune âge, il s’est beaucoup investi sur le terrain de la seconde Intifada, à partir de 2002. Il gérait les équipes de volontaires internationaux venus prêter main-forte à la Palestinian Medical Relief Society, une association médicale palestinienne qui a beaucoup soutenu la population civile lors des combats. « De 2002 à 2004, la situation était terrible. Vers 2004 ou 2005, les choses se sont améliorées », lance-t-il, sans jamais abandonner son sourire. Un optimisme qui affleure dans le discours de bien des Palestiniens. Car en 2004, et jusqu’en 2009, la ville était coupée du monde par les barrages et check-points de l’armée israélienne, et placée régulièrement sous couvre-feu. Elle subissait toujours de nombreux dégâts matériels et de multiples pertes humaines. « J’ai du changer ma carte d’identité à Ramallah. J’ai payé cher pour que ma ville d’origine ne soit plus Naplouse, afin d’être plus mobile et ne pas rester coincé ici. »
Tirer sur les ambulances en circulation
« Mon travail consistait à acheminer de la nourriture, des médicaments et à prodiguer les premiers soins. Amener les gens jusqu’à l’hôpital. Parfois, des femmes enceintes devaient attendre des heures avant de pouvoir accéder au personnel médical. » La guerre est sans morale. Des deux côtés du conflit, c’est la peur qui dicte sa loi. Les provocations des uns répondent à celles des autres. « Les arrestations avaient lieu à tout moment, partout. Nous avions perdu toute notion de tranquillité. Il arrivait de voir les soldats israéliens tirer sur des ambulances en circulation. » Au plus fort des combats, le couvre-feu empêchait les gens de sortir, même pour aller chercher de la nourriture ou satisfaire les besoins du quotidien. Les morts, aussi, ne trouvaient pas la paix. « Les soldats israéliens utilisaient des chiens pour contrôler les corps au sol, voir s’ils ne portaient pas de bombes. » Les enterrements étaient parfois impossible pour les familles, du fait des interdictions. « Certaines familles utilisaient de la glace pour conserver les corps au frais avant de penser à les enterrer, des semaines plus tard. » À cette époque, personne ne savait plus à qui se confier, à qui faire confiance. « Israël utilisait les ONG pour approcher les blessés suspectés de terrorisme et les abattre. » Parfois, des informateurs israéliens faisaient usage du niqab (voile intégral) pour passer inaperçus. À l’intérieur même des familles palestiniennes, on ne se faisait plus confiance. Dans le camp de Balata, les dénonciations venaient parfois des proches.
« Qui tirerait profit d’une troisième intifada ?»
Pourtant, il tempère souvent son propos, et explique que même la guerre n’a jamais réussi à couper complètement les ponts de la coopération entre Palestiniens et Israéliens : « En tant que pompiers volontaires et en dehors des interventions militaires, nous agissons quelle que soit la nationalité des personnes accidentées. Nous opérons souvent de concert avec les pompiers et infirmiers israéliens. » Pour Ghaith, une troisième Intifada est inenvisageable : « Qui en tirerait véritablement profit ? Les Israéliens ne veulent pas dépenser cet argent. Ce sont des sommes énormes. Les Palestiniens ont déjà payé le prix du sang à de trop nombreuses reprises. La pression de la société civile israélienne contre un nouveau conflit est également trop importante. Non, les seules personnes qui feraient profit de toutes ces violences seraient les traders internationaux. Le trafic d’armes, entre autres, a tout à y gagner... »
Ville ouverte, blessure ouverte
Aujourd’hui, les combats ont cessé et les affaires reprennent, doucement. « La situation économique est mauvaise. Il est toujours très difficile de lancer son entreprise, d’obtenir des fonds, du soutien. » Le tourisme a longtemps pâti de la guerre. La ville étant complètement coupée du reste du pays, franchir les contrôles pouvait prendre des heures. Tout le monde n’avait pas la possibilité de passer de l’autre côté. Les touristes, pourtant assez nombreux avant le conflit, ont disparu pendant dix ans. Si le quartier Rafidiya et la rue Al-Quds sont toujours des zones C, sous contrôle israélien, le tourisme semble reprendre. « Les autorités israéliennes, explique Ghaith, n’incitent pas les touristes, loin de là, à passer en Palestine. Encore moins à Naplouse, imaginez. Quelqu’un qui explique qu’il veut venir ici à son arrivée à l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv n’est pas certain d’obtenir un visa. » Les villages autour de Naplouse ont beaucoup souffert de la situation, et pâtissent aujourd’hui d’un certain retard par rapport à la grande ville. « Des femmes ne pouvaient pas aller à l’université à cause du hijab. Au cours de l’Intifada, personne ne descendait en ville. » Un gouffre s’est creusé entre la ville et ses marges.
Écrire l’histoire au futur
« Les destructions ont ébranlé non seulement les fondements de son tissu urbain, mais également les sentiments et les rêves des habitants. »
En racontant l’histoire d’al balad al qadema (la vieille ville), on ne peut ignorer la tristesse et la douleur subie quotidiennement par les Nabulsis ces dernières années. Les destructions ont ébranlé non seulement les fondements de son tissu urbain, mais également les sentiments et les rêves des habitants. « La préservation des monuments historiques et du patrimoine culturel de la vieille ville devrait aller plus loin que la conservation de leur seule apparence. La protection et la restauration de cette enveloppe historique doivent être jumelées à la revitalisation sociale et économique, la renaissance des traditions, et la célébration d’un mode de vie particulier », explique Nasser Arafat en nous quittant. La vieille ville de Naplouse ne possède plus aujourd’hui le patrimoine architectural de villes historiques situées à proximité, comme Jérusalem, Le Caire, ou Damas et Alep encore récemment. Cependant, son dense tissu architectural, ses rues et ruelles étroites aux façades en pierre uniques racontent des milliers d’histoires, courant sur un fil de plus de dix siècles. L’enjeu est aujourd’hui de les écrire au futur.
Abed Qusini, Reuters : journalisme, la mort aux deux visages
Ces petites histoires intègrent la grande grâce aux témoignages. Les métiers d’historien, de journaliste, d’écrivain revêtent une importance bien particulière lors des cambrures de la grande intrigue humaine. Des histoires, Abed Qusini en a beaucoup à raconter. Témoigner, rendre compte, voilà de quoi est fait son quotidien. Il patiente dans l’hôtel Yasmina, le prestigieux établissement nabulsi défiguré pendant les combats. La moustache parfaitement taillée, le regard vif, mais aussi le sourire mélancolique de celui qui en a vu beaucoup. Le journaliste nabulsi est la mémoire visuelle des deux Intifada. Il a composé un fond photographique très étendu, couvrant plus de vingt ans du conflit. Récemment, c’est lui qui a pris des photos de Marion Fesneau-Castaing, la diplomate française mise au sol par les forces israéliennes lors d’un convoi humanitaire. « J’ai commencé ma carrière à CBS en 1992. Puis je suis entré à Reuters en 1997, explique-t-il après quelques échanges. Entre temps, j’ai été blessé à trois reprises au cours du conflit, dont deux fois par balle. À Hebron [ville palestinienne au sud de Jérusalem, souvent soulevée], j’ai reçu une bombe de sable au niveau de l’épaule. Elle s’est bloquée dans mon étui à caméra, j’en porte encore des stigmates ». Il étend sa jambe gauche, devenue raide, devant lui.
Avoir une bonne assurance-vie
Abed a toujours été présent avec son appareil photo, lors des combats. Même lorsque la situation est devenue ingérable pour les journalistes. « L’un de mes meilleurs amis, caméraman, a été abattu d’une balle dans la tête. Je me trouvais juste à côté de lui. La scène a été filmée en direct [ndlr, le documentaire Shots that bind, réalisé en 2003 par Kloie Picot, évoque cet épisode]. Nous portions pourtant la blouse orange, très visible, des correspondants de presse. » Après des années sur le terrain, il est certain d’une chose : l’armée israélienne vise expressément les journalistes au cours des opérations. « D’où l’intérêt d’être couvert par une bonne assurance-vie », dit-il en esquissant un sourire. Huit journalistes sont décédés durant le conflit, dont deux étrangers, un Britannique et un Italien. Sans compter les multiples arrestations dont sont sujets les journalistes sur le terrain. Sur le terrain, le travail était à réinventer chaque jour. Aux heures les plus violentes du conflit, sans même se renseigner à l’avance, il suffisait de se rendre dans le vieux centre pour tomber sur des combats. « Les tirs venaient alors de partout », dit-il en lançant des regards à droite, puis à gauche, en bon mime qu’il est. « Un jour, nous sommes parvenus à nous rendre à l’hôpital de fortune installé dans la mosquée du centre-ville. Un miracle que nous soyons parvenus à aller jusque-là. Les personnes à l’intérieur ont mis beaucoup de temps à nous laisser entrer, il y avait alors un véritable climat de terreur. Elles m’ont finalement reconnu. Nous étions peu de journalistes à être restés en ville. À l’intérieur, trente shahid [martyrs, combattants palestiniens], et quinze blessés. »
« Les combattants palestiniens nous menaçaient également »
La solidarité, à cette époque, était précieuse. La nourriture manquait dans toute la ville, du fait du couvre-feu. Alors les gens essayaient et réussissaient souvent à faire parvenir des provisions des villages environnants, ou de Jenine. « Moi-même, se souvient-il, pendant une période du conflit, j’acheminais discrètement, à travers les barrages, jusqu’à 150 kilos de pain dans mon véhicule, que je recueillais chaque jour à l’extérieur de la ville. Certains arabes israéliens essayaient parfois de distribuer de la nourriture, mais les soldats les en empêchaient. » En tant que journaliste, il avait tout de même quelques avantages, comme celui de passer les check-points plus facilement. « En une vingtaine de minutes, dit-il. Ça attirait également la jalousie des habitants, et la suspicion de certains combattants d’ici. » Car des conflits existaient également entre la presse locale et les résistants palestiniens. « Ils nous menaçaient souvent », se souvient-il. Les insurgés reprochaient aux journalistes de ne pas traiter l’information de la bonne manière, c’est-à-dire partialement, ou de donner à l’armée israélienne des motifs d’action et de représailles. Dans son cas, des photos des combats qui montrent des visages, ou qui découvrent très partiellement des initiatives de guérillas.
« J’envoyais mes photos depuis l’hôpital »
La communication de la ville vers l’extérieur n’était pas aisée ; néanmoins, la population trouvait toujours le moyen de rester informée. « Chaque nuit, je me rendais à l’hôpital de la ville, au milieu des gisants, pour charger mon ordinateur portable, envoyer mes photos aux journaux et agences », raconte Abed, en finissant un deuxième café. La rue qui nous fait face est la même qu’il a photographiée dix ans auparavant. Il me montre la photo. Le décalage est saisissant. Toutes les devantures des boutiques semblaient alors avoir été emportées dans un souffle. Ses images, il voulait justement qu’elles fassent réagir. Contre l’injustice dont souffrait la population civile. Contre l’indifférence tout court. C’est pour cela qu’il a commencé à prendre son appareil et sortir dans la rue. « Une voiture de la municipalité, mitraillée par les soldats israéliens et dont le conducteur était mort, est ainsi réapparue sur mes images pour montrer que tous les voyants étaient présents pour éviter une attaque contre celle-ci. Le gyrophare activé, la couleur, les logos… » Sans suite, assure-t-il.
Une voiture blindée pour les déplacements
Dans les périodes les plus tendues, il lui était impossible de rentrer chez lui le soir, tant la situation était lourde de menaces. Il se rendait alors à l’hôtel Qasr, du côté du quartier Rafidiya, pour la nuit. Travaillant pour Reuters, il s’est finalement équipé d’une voiture blindée pour les déplacements. « Un jour, une balle est venue se ficher dans le pare-brise, à hauteur de mon front. Je ne sais pas comment elle s’est arrêtée. Sans cela, je serais mort aujourd’hui. » Il se balance, les bras croisés. Une fois de plus, semble-t-il dire. « Sur mon balcon, j’affichais un drapeau géant marqué du mot « presse », afin d’éviter les balles de tireurs embusqués. Pourtant, je ne m’y aventurais que rarement pour prendre des photos. Seulement, des voisins m’ont pris un jour pour un tireur israélien embusqué… » Ce jour là aussi, il évite encore de peu d’être abattu.
NOTES
1. Ahmad Ibn Abdul-Karim an Nabulsi, vers 1014, cité dans Ad-Dabbagh, 1988, volume VI, p. 148 (traduction Josselin Brémaud).
REBONDS
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