Entretien inédit pour le site de Ballast
Qu’est-ce que le « socialisme gourmand » ? Le « bien vivre » ? Quid de la poésie ? De la violence révolutionnaire ? La décroissance est-elle de gauche (et qu’est-elle vraiment, d’ailleurs ?) et le bio une marotte des coins branchés ? Paul Ariès, rédacteur en chef du mensuel Les Zindigné(e)s et auteur d’Écologie et milieux populaires, les modes de vie populaires au secours de la planète, aux éditions Utopia, a répondu à toutes nos questions — non sans avoir auparavant tenu à nous laisser cette citation de Marx, dans une lettre à Ruge : « Laissons les morts enterrer les morts, et les plaindre… Notre sort sera d’être les premiers à entrer vivants dans la vie nouvelle. »
Qu’est-ce que « vivre poétiquement », pour reprendre vos mots ?
Je voudrais déjà lever une équivoque. Il ne s’agit nullement de renouer avec la tradition poétique du XIXe siècle. Il s’agit de faire du neuf ; même si on ne fait jamais du neuf qu’avec du vieux. Repoétiser nos existences, c’est prendre au sérieux le fait que la crise actuelle est aussi une crise du sens, une crise qui tient autant à la désymbolisation qu’au pic de pétrole. Repoétiser nos existences, c’est soutenir que les solutions sont du côté des dimensions non-économiques de nos existences actuellement écrasées par les logiques dominantes. Repoétiser nos existences, c’est aussi changer notre langage politique, c’est se souvenir de ce que fut la place des poètes aux heures les plus sombres de l’Histoire. Nous avons besoin aujourd’hui d’une parole qui ne soit pas d’abord celle de l’économisme, nous avons besoin de profondeur, de passion, d’étonnement, de décolonisation de nos imaginaires. Faisons comme la région Martinique : nommons à la tête de nos conseils scientifiques des poètes, comme Patrick Chamoiseau — cela aidera les experts à revenir à leur rôle, qui est de montrer qu’il y a toujours des alternatives, que le dernier mot doit revenir au peuple des citoyens.
Dans La Simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, vous appelez à puiser dans la tradition libertaire. Que lui trouvez-vous de plus fécond ?
« Repoétiser nos existences, c’est soutenir que les solutions sont du côté des dimensions non-économiques de nos existences actuellement écrasées par les logiques dominantes. »
Je ne suis pas un libertaire mais j’ai mes moments libertaires auxquels je tiens profondément. Je crois au caractère salutaire de ces moments, pas seulement à titre personnel mais politique : je suis convaincu qu’ils sont porteurs d’un morceau de vérité — mais d’un morceau seulement. Le socialisme (communisme) antiautoritaire a toujours été un antidote au pouvoir des chefs, mais aussi au productivisme, au mode de vie capitaliste, bref, à tout ce dont on crève. Le principal enseignement du XXe siècle pour quelqu’un qui a le cœur véritablement à gauche, c’est de reconnaître que le grand problème pour la gauche ce n’est pas tant la conquête du pouvoir, ni même d’apprendre à le partager, que d’apprendre à s’en défaire… J’aime croire que ce sont les puissants/dominants qui sont du côté de la peur des foules sans chef, alors que les milieux populaires sont davantage du côté de la haine des petits chefs et des grands chefs. Ils sont davantage du côté de la coopération, du partage de la puissance et non de sa captation. Je parlais plus haut du communisme (socialisme) antiautoritaire car l’anarchisme en France a toujours été presque exclusivement de gauche, contrairement à d’autres pays (États-Unis). Je suis inquiet car je vois monter aujourd’hui des idées « anars » de type libérales-libertaires… Le refus de l’État, ce n’est surtout pas casser le code du travail au nom de la liberté contractuelle ni revendiquer le droit à des stages non rémunérés au nom du réalisme. Le IVe Forum national de la décroissance m’a permis d’entendre ce type de propos… C’est pourquoi j’ai demandé à un vieux copain anar, Philippe Godard, de répondre à cette dérive dans un article à paraître en mai 2015 dans le mensuel Les Zindigné(e)s.
On sent, à lire vos rejets de « l’anesthésie de la vie », l’influence de Raoul Vaneigem sur votre pensée. Partagez-vous son profond rejet de la violence révolutionnaire, comme moyen d’émancipation ?
Je le partage maintenant et j’avoue humblement que ce ne fut pas toujours le cas. Je n’ignore rien de la violence économique, sexiste, raciste, ni de celle de l’État et de la nécessité parfois d’y faire face. Je suis cependant convaincu que ce terrain n’est pas le nôtre et que, même si nous parvenions à y remporter quelques victoires, nous y laisserions finalement notre âme. Déjà, parce que le choix de la violence révolutionnaire ne peut qu’être celui d’une minorité — c’est donc une façon de poursuivre la division des uns et des autres par d’autres moyens. On sait aussi que ce type de posture violente attire surtout des profils militants qui ne sont pas les plus adaptés à la belle vie que nous souhaitons partager avec tous/toutes. Choisir la violence, c’est se constituer en avant-garde éclairée, c’est combattre l’adversaire avec ses propres armes, ses propres valeurs, c’est accepter d’être nécessairement contaminé. Je ne suis pas pour autant un pacifiste intégral, un non-violent absolu, mais je n’accepte plus de refouler ce que nous savons tous sur la dangerosité qu’il y a à retourner contre l’adversaire des armes qui lui sont davantage adaptés culturellement qu’à nous-mêmes. J’avais eu ce débat avec des militants antifascistes qui usaient de la violence contre les fachos… On finit toujours par exclure les femmes des manifs (trop dangereux), par s’entraîner aux sports de combat (aux armes ?), par être infiltré par la police et par être manipulé… On n’oppose pas au slogan fasciste « Viva la muerte ! » un autre « Viva la muerte ! », mais « Vive la vie ! ».
Vous affirmez que les combats populaires sont souvent « conservateurs ». Vous risquez de heurter les rangs « progressistes », en prêtant à ce mot des vertus positives, non ?
Cette affirmation est bien sûr une provocation… à penser ! Il serait facile, déjà, de dire qu’il s’agit bien de conserver une Terre-pour‑l’humanité. Je crois que nous devons nous libérer de la foi béate dans le Progrès (économique, technique, etc.) pour apprendre à différencier ce qui relève de la conservation (des conditions de la vie) et ce qui relève de la réaction (notamment religieuse). J’avoue que ma fréquentation des milieux de la décroissance de droite a réveillé mon anticléricalisme, tant leurs postures de dames-patronnesses empuantissent. La réaction est tout ce qui défend les intérêts matériels et moraux des possédants/dominants. Je suis adepte du pachamamisme, car si le système soumet la nature aux lois de l’économie, il s’agit bien de soumettre l’économie aux lois du vivant — voilà ce qu’est pour moi la conservation. J’ai montré aussi dans mon dernier ouvrage, Écologie et milieux populaires, les modes de vie populaires au secours de la planète, que les gens ordinaires ont un bilan carbone bien meilleur que les riches et même que beaucoup d’écolos déclarés, car ils possèdent encore d’autres rapports au travail, à la consommation, à l’espace, au temps, aux loisirs, à la maladie, au vieillissement, à la mort, donc à la vie. C’est tout cela qu’il faut conserver/développer. Nous serons en droit de désespérer lorsque les modes de vie populaires se seront éteints totalement. Tant que les gens du commun ne sont pas que des riches auxquels ils ne manqueraient que l’argent, il y a de bonnes raisons d’espérer. Conserver c’est aussi bien sûr transformer. Il ne s’agit surtout pas d’idéaliser le passé : la télévision nous décérébralise, mais la religion hier, aussi.
Vous réfléchissez sur notre rapport au temps et établissez un lien entre la folie de l’hybris [démesure] hypercapitaliste et l’évacuation de la mort dans nos sociétés. En somme, vous appelez, rien moins, à repolitiser notre anthropologie ?
« Choisir la violence, c’est se constituer en avant-garde éclairée, c’est combattre l’adversaire avec ses propres armes, ses propres valeurs, c’est accepter d’être nécessairement contaminé. »
J’aimerais profiter de votre question pour faire une autocritique sur la notion même d’hybris. Nous n’avons pas été assez vigilants, dans les milieux écologistes et décroissants, sur le bon usage et le mésusage de ce terme. Nous avons trop donné le sentiment que notre dénonciation de l’hybris était de même nature que celle que font toutes les églises et les réactionnaires. Il ne s’agit pas pour nous, sous prétexte de dénoncer le fantasme de l’homme auto-construit, d’en rabattre sur l’exigence d’émancipation pour finir par préférer les droits de Dieu à ceux de l’Homme. Notre condamnation de l’hybris n’est pas un quelconque appel au sacrifice. Nous sommes du côté de la jouissance, d’un plus à jouir — qui n’est cependant pas le plus à jouir du capitalisme, du productivisme, celui de la jouissance d’avoir, mais celui de la jouissance d’être. Nous ne devons jamais oublier que l’être humain est un être social et ce que nous devons mettre au cœur de notre pensée/pratique, c’est la fabrique de l’humain, pas la peur. Les religions promettent le Paradis céleste et on a connu l’Inquisition, le fondamentalisme, et on connaît aujourd’hui le retour de l’intégrisme et des sectes. Le stalinisme promettait le Paradis terrestre pour après-demain matin et on a connu le goulag, la bourgeoisie rouge… Toutes ces tragédies ont en commun d’être des idéologies appelant au sacrifice des autres et de soi. Le capitalisme semble nous avoir libéré de la peur de la mort mais il l’a seulement évacuée. Nous faisons comme si nous ne savions pas que nous sommes mortels, nous faisons donc comme si nous pouvions accumuler sans fin… oubliant ainsi que le but est bien de transmettre. Remettons la mort au centre de la vie, nous pas pour être morbides, mais, au contraire, pour être pleinement jouisseurs, pour jouir d’une jouissance d’être et non d’avoir.
Vous vous montrez critique, dans Le Socialisme gourmand, de l’idée de la conquête du pouvoir central, de l’État. Vous en appelez aux îlots, à la périphérie, à la sécession, aux « petits bouts ». Jean-Loup Amselle a raillé ce passage de la « totalité » aux « fragments ». Que répondez-vous à tous ceux qui considèrent qu’il s’agit là d’un début de renoncement ?
J’entends d’autant mieux cette critique que je viens de là. Amselle a raison de nous mettre en garde, même si le style de sa polémique n’est peut-être pas le meilleur. Je pourrais déjà lui répondre par l’Histoire : nous sommes aujourd’hui dans un rapport plus défavorable car nous avons justement choisi majoritairement, au XXe siècle, de casser le syndicalisme à bases multiples (section syndicale, bibliothèque, centre culturel, coopérative, club de sport ouvrier non compétitif, etc.), de casser le mouvement coopératif, de tarir le socialisme/communisme municipal, car nous étions convaincus que tout ce qui détournait de la conquête du pouvoir central était contre-productif. Nous devons reconnaître que nous nous sommes trompés. Nous avons aujourd’hui des Comités d’entreprise qui ne proposent plus de productions autonomes mais sont devenus des sous-traitants de la FNAC ; nous avons des CE qui fantasment de la même façon que les marchands de voyage : toujours plus loin pour toujours moins cher ! Conséquence : nous avons perdu en autochtonie, nous avons perdu les milieux populaires. La stratégie des « pas de côté » que nous proposons n’est pas une stratégie du « moins-disant ». Elle vise à reconquérir des espaces pour permettre des expérimentations, pour réveiller les cultures populaires, pour reprendre pied en créant des dynamiques de rupture… Ne rejouons pas, par pitié, au XXIe siècle, le vieux débat du XIXe sur « réformes ou Révolution » ! Ces deux courants ont failli, avec d’un côté un « socialisme réellement existant » (auto-définition du stalinisme), qui a disparu de la scène de l’Histoire et sali jusqu’au mot de communisme, et d’un autre une social-démocratie reconvertie en social-libéralisme et même en nouveaux démocrates… Nous choisissons d’essayer de commencer à changer la société, dès maintenant, avec des objectifs de lutte qui soient conformes aux buts que nous nous donnons…
C’est pourquoi nous considérons que le grand combat pour le XXIe siècle n’est pas la défense du pouvoir d’achat monétaire mais la défense et l’extension de la sphère de la gratuité du service public. C’est une façon de commencer à déséconomiser et à décapitaliser nos existences, c’est une façon de renouer avec la logique du don et du contre don, contre la logique de la marchandisation. Il ne s’agit donc pas d’opposer la totalité aux fragments mais de constituer une masse critique. Il s’agit d’apprendre à, (re)penser autrement les rapports de l’Universel et du particulier. L’Universel se trouve dans chaque particulier mais ce n’est bien sûr pas toujours le même. Lorsque EELV milite pour la taxation des ordures ménagères en fonction du tonnage, les technocrates verts choisissent une écologie libérale contre une écologie populaire… Nous sommes, nous, du côté des relocalisations contre les délocalisations, du ralentissement contre le culte de la vitesse, de la coopération contre l’esprit de concurrence, de la planification écologique contre le, tout-marché, de la gratuité contre la marchandisation, etc.
En même temps, vous êtes favorable à « la planification ». Cela ne passe-t-il pas forcément par le contrôle de l’État ?
« J’avoue ne pas savoir comment se passer aujourd’hui de l’appareil d’État… Le Medef le sait, lui. »
Je n’ai pas, aujourd’hui, je veux dire sur cette planète du début du XXIe siècle, de solutions toutes faites. Je ne crois plus ni aux totalisations a priori ni même a postériori. Je prendrai un détour pour vous répondre : beaucoup de militants de SEL [Sinistra Ecologia Libertà] se sont confrontés au même dilemme : que faire des personnes qui ne peuvent plus contribuer parce que trop malades ou trop âgées ? Nous voyons bien les limites d’un modèle qui serait seulement contractualiste. Nous avons besoin d’institutions. Je pense même que nous avons besoin de représentation, au double sens de mise en scène, de théâtralité, du politique et de délégation de pouvoir. Nous savons tous que l’échelon local n’est pas par nature plus démocratique que l’échelon national. Décentraliser sans démocratiser a été une façon de renforcer les petites seigneuries locales ! Les tendances oligarchiques sont aussi détestables dans le syndicalisme qu’ailleurs… J’invite donc à beaucoup de modestie dans la prise en compte de ces réalités extrêmement complexes. Parler de planification démocratique est déjà une façon de s’opposer au tout-marché ; c’est aussi prendre position contre tous ceux qui même dans les milieux écolos ne rêvent que de tyrannie éclairée (Hans Jonas) et de gouvernement des sages (Dominique Bourg). La planification, c’est le choix du collectif contre le contractuel, c’est le choix du politique. Je serais volontiers preneur d’un autre terme car celui de planification a été sali en URSS. Ma seule conviction, c’est qu’il nous faut plus de démocratie, une démocratie réelle… pas la démocratie seulement électoraliste actuelle, une démocratie des citoyens, mais aussi une démocratie des usagers maîtres de leurs usages, une démocratie qui se dote des moyens d’entendre ce que dit le peuple, une démocratie qui parte du quotidien, de l’ordinaire. Faire de la politique à partir des grandes questions abstraites, c’est faire de la politique du point de vue des dominants. Demander aux usagers quelle quantité d’eau doit être gratuite ou quel gaspillage doit être interdit, c’est bien être du côté de la planification démocratique. J’avoue ne pas savoir comment se passer aujourd’hui de l’appareil d’État… Le Medef le sait, lui, mais je reconnais que je préfère encore le statu quo au tout-libéral, au tout-marché… Je sais en revanche comment commencer à construire ce que je nommerais un État anti-État, un État qui saperait le pouvoir des « spécialistes », un État qui interdirait de faire carrière dans la représentation des autres (on peut se reporter, pour plus de détails, à mon livre Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes).
Vous préférez le terme d’a‑croissance à celui de décroissance. Qu’entendez-vous par là ?
Le mot de décroissance n’est pas et n’a jamais été un concept scientifique. J’ai toujours dit que ce n’était qu’un mot-obus qui sert à décoloniser notre imaginaire. La solution n’est pas dans le « toujours plus » et le « toujours plus » conduit à l’effondrement social et écologique. L’a‑croissance est la volonté de chercher des solutions en dehors du mythe de la croissance salvatrice. Les milieux de la décroissance ne vivent pas sur une île déserte ; ils souffrent comme tous les autres courants de la droitisation des idées qui balaie l’Europe. On a vu ainsi une partie de l’extrême droite prôner la décroissance car elle a bien vu comment elle pouvait la faire fonctionner à son profit en instrumentalisant l’idée de relocalisation. Ce qui nous a obligé à reprendre dans l’urgence l’idée que, pour nous, la relocalisation c’est le local sans les murs… On a vu aussi se développer une décroissance de droite catholique, celle dont Vincent Cheynet, le patron du mensuel La Décroissance, est le meilleur symptôme. Cette décroissance de dame-patronnesse et de directeurs de conscience confond décroissance et austérité, elle vomit toute idée de revenu universel, elle défend la « valeur » travail, elle refuse la réduction du temps de travail, la gratuité des services publics, elle n’aime pas les Indignés, etc. Ce que cette décroissance bigote n’aime pas, surtout, c’est que les humains se soient émancipés de Dieu — c’est ce qu’ils nomment le fantasme de l’homme auto-construit… Cette décroissance bigote n’aime pas plus la publicité ou les grandes surfaces que nous mais, elle, elle était du côté de Sarkozy lors des émeutes dans les banlieues au nom de la défense de l’Ordre. Cette décroissance se veut non seulement une avant-garde éclairée destinée à apprendre au peuple à se passer de ce qu’il n’a pas, mais elle fait le sale boulot des puissants.
On imagine volontiers les écologistes radicaux comme des gens austères et raides, comme des policiers des passions. Votre position est autre. Quels sont les principaux traits de ce « socialisme gourmand » ?
Je ne suis pas venu à la décroissance par l’écologie mais par le conseillisme, par le syndicalisme révolutionnaire, bref, par une critique de gauche du stalinisme. « Buen vivir », vie bonne, jours heureux, vie pleine, socialisme gourmand… autant de nouveaux gros mots pour dire la nécessité de penser et d’organiser autrement les chemins de l’émancipation. Il n’est pas indifférent que ce renouveau vienne d’abord des pays du Sud. Ce dont nous avons besoin, ce ne sont pas de nouveaux motifs de mécontentement (le réquisitoire contre le capitalisme est devenu si lourd qu’il finit par nous assommer), ce dont nous avons besoin, c’est d’assumer pleinement une double mutation des gauches : celle de l’antiproductivisme et celle du Bien vivre. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche qui sache être du côté des forces de vie, d’un socialisme gourmand qui ait compris en quoi les logiques mortifères et les nécrotechnologies nous éloignent toujours plus des jours heureux ; ce dont nous avons besoin, c’est d’en finir avec l’acceptation des passions tristes, celles du capitalisme, mais aussi celles des fausses alternatives comme jadis les « socialismes réels » et aujourd’hui certains courants réactionnaires de l’écologie et de la décroissance du « ni droite ni gauche ». Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle gauche qui préfère chanter au présent plutôt que la perspective de lendemains qui chantent, d’une nouvelle gauche qui en ait fini avec la foi dans la techno-science salvatrice et le mythe de la croissance économique, avec l’idée de générations sacrifiées au nom de l’Histoire. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle gauche qui sache qu’elle fut responsable de ses impasses, que c’est elle qui a choisi majoritairement de combattre dans les conditions qui sont celles de son adversaire, que c’est elle qui a choisi de sacrifier les Bourses du travail, le mouvement coopératif, que c’est elle qui n’a pas voulu mener la lutte des classes dans le domaine des modes de vie, que c’est elle qui a choisi d’intégrer les milieux populaires dans la nouvelle économie matérielle et psychique du capitalisme ; ce dont nous avons besoin, surtout, c’est d’une nouvelle gauche qui reprenne espoir, car ce qu’elle a (mal) fait, elle peut le défaire, elle peut faire tout autrement.
« On a vu une partie de l’extrême droite prôner la décroissance car elle a bien vu comment elle pouvait la faire fonctionner à son profit en instrumentalisant l’idée de relocalisation. »
Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle gauche consciente que cette mutation exige qu’elle fasse sécession d’avec ce monde, d’avec ses adversaires, d’une nouvelle gauche qui multiplient les expérimentations individuelles, collectives institutionnelles, qui réinvente un syndicalisme à bases multiples, un socialisme municipal, une économie solidaire et sociale. Ce dont nous avons besoin, c’est de fabriquer du réel, des petits morceaux d’un autre monde, avec l’espoir qu’ils atteignent une masse critique permettant de basculer vers une autre société. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche maquisarde, d’une gauche rebelle, d’une gauche inventive, créative, d’une gauche buissonnière qui sache faire école. Ce dont nous avons besoin, c’est à la fois d’investir les marges mais aussi d’ouvrir des zones extérieures au-dedans du système. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche qui choisisse l’homo-ludens contre l’homo-faber, une gauche qui n’est de cesse de créer du réel, de fabriquer des communs, d’étendre la sphère de l’amitié ; d’une gauche qui guérisse l’humain des blessures capitalistes de la sensibilité, qui reconnaisse le droit à l’intensification et au raffinement du sensible, d’une gauche qui en finisse avec le vieil idéal antique de l’ataraxie, qui choisisse d’être du côté de ce qui dérange, de ce qui excède. Ce dont nous avons besoin, c’est aussi de concevoir autrement nos engagements et nos organisations, c’est d’en faire des lieux de libre circulation de la parole, plutôt que des instruments de conquête du pouvoir, c’est d’en finir avec un militantisme rébarbatif, excluant le plus grand nombre, n’offrant que des formes de jouissance masochiste ; ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle gauche comprenant que le monde de demain ressemblera déjà à ce que nous sommes capables de vivre entre nous, d’une gauche qui sache donner envie de changer de vie, d’une gauche qui comprenne que le désir de socialisme dépendra de la capacité collective à inventer un socialisme du désir, du grand désir de vie, un socialisme de la jouissance d’être, un socialisme qui dise que l’événement a déjà eu lieu, que non seulement la planète est déjà assez riche pour faire vivre tous ses enfants, mais qu’un autre socialisme se cherche, qu’il existe déjà même si nous ne savons plus le voir.
Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle pensée, de nouveaux concepts, ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche populaire centrée sur les gens modestes et de nouveaux modes de vie, ce dont nous avons besoin, c’est de prendre au sérieux que « résister c’est créer » et « créer c’est résister », ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche qui chemine pour ne plus « utopiser à l’infini », d’une gauche qui marche vers l’eutopie, le pays du bonheur, d’une gauche qui sache que ce bon lieu restera inaccessible tant qu’elle ne joindra pas l’insurrection des existences à l’insurrection des consciences ; ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle gauche qui sache que ce bon lieu restera inaccessible tant qu’elle ne tirera pas toutes les leçons du passé, tant qu’elle n’aura pas compris qu’elle ne pourra être du côté de l’abondance passionnelle de la vie, si elle ne repose pas d’abord sur un surcroît de démocratie, si elle ne prend pas au sérieux le fait que la vraie démocratie c’est toujours de postuler la compétence des incompétents, si elle ne rend pas la parole au peuple, si elle ne fait pas de la démocratie participative un vrai contre-pouvoir, si elle ne mobilise pas l’expertise citoyenne contre l’expertise dominante, si elle ne met pas en place des évaluations publiques et contradictoires. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle gauche qui sache parler au cœur et aux tripes, d’une gauche qui sache tenir le discours de la passion autant que celui de la raison et davantage que celui de l’intérêt. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un retour de la morale en politique, c’est d’en finir avec les modèles verticaux, c’est d’admettre que les gens sont moins idiots qu’angoissés, qu’ils sont moins abrutis que blessés dans leur sensibilité ; ce dont nous avons besoin, c’est d’un nouvel internationalisme pour en finir avec l’occidentalocentrisme, c’est d’entendre ce qui émerge ailleurs sur la planète, c’est d’accepter de repenser un nouveau contrat avec la nature qui rompt avec l’anthropocentrisme. Ce dont nous avons besoin, c’est de reconnaître la dette écologique des pays riches envers les pays pauvres et des individus riches envers les pauvres ; ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche qui défende un vrai projet socialiste, car le socialisme demeure la seule issue à l’effondrement global, mais ce dont nous avons besoin, aussi, c’est tout autant de gourmandise, car on ne pourra construire cet autre monde qu’avec des amoureux de la vie, qu’avec des politiques à même de donner un contenu de classe aux nouveaux gros mots de l’émancipation… Ce dont nous avons besoin, c’est donc d’un véritable socialisme gourmand.
Mais comment expliquez-vous le fait que, si souvent, le souci écologique soit vu comme une lubie de bobos des centres urbains ?
Mon dernier livre est une tentative de réponse à cette question, et surtout une tentative pour proposer des solutions à cette impasse mortelle. Ce livre est déjà un coup de gueule contre l’idée qu’il n’y aurait rien de bon à attendre des milieux populaires au regard de la situation écologique. C’est à qui dénoncera en effet le plus vertement leur rêve de grands écrans de télévisions, leurs vieilles voitures polluantes, leurs logements mal isolés, leurs achats dans les hypermarchés, leur goût pour la viande rouge et les boissons sucrées, leurs rêves de zones pavillonnaires et de vacances bon marché, etc. Les élites auraient donc raison : « Salauds de pauvres qui consommez si mal ! ». Le pire c’est que ce discours d’enrichis finit par contaminer ceux qui, à gauche, se disent le plus conscients des enjeux planétaires et sociaux. Au moins, les riches achèteraient des produits bios, auraient des voitures électriques, des maisons bien isolées, et lorsqu’ils prennent l’avion pour leurs vacances ils achèteraient des compensations carbone auprès d’organismes certifiés, etc. Je démontre donc, chiffres officiels à l’appui, que tous les indicateurs prouvent que les milieux populaires ont un bien meilleur « budget carbone », une bien meilleure « empreinte écologique », un bien plus faible écart par rapport à la « bio-capacité disponible », un bien meilleur indice « planète vivante » (concernant l’impact des activités sur la biodiversité), un « jour de dépassement de la capacité régénératrice de la planète » plus tardif, une moindre emprise sur la « déplation des stocks non renouvelables » en raison d’une moindre utilisation de la voiture/avion mais aussi parce qu’ils font durer plus longtemps leurs biens d’équipements. Bref, par rapport à l’objectif d’émettre quatre fois moins de GES [Gaz à effet de serre] par rapport à 1990, si les riches ont « tout faux », les milieux populaires font déjà bien mieux.
Vous faites souvent, on vient de le voir, l’éloge des milieux populaires, des « gens de peu », et vous n’épargnez pas les avant-gardes et les experts. Vous louez toutefois la vocation de « révélateur » des mouvements alternatifs. Quelle est la différence ?
« S’agit-il d’apporter la vérité au peuple peuple ou s’agit-il d’aider à réveiller, à prendre conscience d’un déjà-là ? »
La réponse est dans votre question. Les minorités agissantes et les lanceurs d’alerte n’ont d’efficacité que s’ils sont révélateurs d’un déjà-là au sein des milieux populaires. On ne s’opposera efficacement aux OGM qu’en défendant les manières populaires de passer à table, on ne peut s’opposer efficacement aux GPII [Grands projets inutiles et imposés] qu’en partant des besoins des gens ordinaires. Ce fut la stratégie des paysans sans terre brésiliens pour s’opposer aux grands barrages : montrer que les milieux populaires ont déjà bien assez d’énergie pour satisfaire leurs besoins, que ce sont les enrichis et les grandes firmes qui ont besoin de « toujours plus »… C’est pourquoi je choisis Michel Verret contre Thorstein Veblen, Jacques Rancière contre Pierre Bourdieu et Michel Clouscard contre Alain Accardo. Votre question croise celle sur l’éducation populaire : s’agit-il d’apporter la vérité au peuple peuple ou s’agit-il d’aider à réveiller, à prendre conscience d’un déjà-là ? J’aime beaucoup la conférence gesticulée de Franck Lepage sur cette question. Il a tout compris. Tout dit.
Vous disiez récemment, en interview, que vous étiez très pessimiste quant aux prochaines années. L’accession de Syriza au pouvoir et la percée possible de Podemos ne disent rien de l’air du temps ?
Le mensuel Les Zindigné(e)s accompagne depuis leur fondation Syriza et Podémos car ils traduisent politiquement ce (début de) renouvellement de l’offre politique que nous attendons. La grande nouveauté du mouvement des Indignés a été de contribuer à renouveler le répertoire politique : nous avons besoin de gros mots pour rêver, pour penser, pour agir. Les mots utilisés au XXe siècle ont été salis et démonétisés par des tragédies, nous en avons déjà parlé, comme le stalinisme. Ce renouvellement du répertoire politique concerne aussi les formes d’engagement : les Indignés ont fait du neuf en occupant les places publiques, signe de l’importance des communs ; ils s’organisent également de façon moins verticale, plus coopérative, etc. Nous sommes avec les Indignés à l’opposé de tout appel aux générations sacrifiées — tout sacrifice exige toujours un appareil idéologique et répressif pour pouvoir le gérer. Les Indignés ne croient plus aux lendemains qui chantent car ils veulent chanter au présent. Syriza en Grèce et Podemos en Espagne traduisent de façon différente ce grand désir de vie bonne. Nous nous trouvons, en France, dans une situation radicalement différente puisque non seulement le mouvement des Indignés n’a pas connu le même succès qu’ailleurs, mais aussi parce que les mobilisations contre la réforme des retraites (qui auraient pu être notre mouvement des Indignés à nous) ont échoué en raison de la crise profonde du syndicalisme hexagonal. Les appareils syndicaux et politiques français ont une responsabilité dans ce double échec. Ils n’ont pas voulu donner, comme aux États-Unis, en Espagne ou en Grèce, les moyens nécessaires au mouvement des Indignés, de peur d’être simplement dépassés. J’espère de tout cœur le succès de Syriza car son échec signifierait celui de toute la gauche émancipatrice européenne – sans oublier qu’Aube dorée reste, malgré son recul, à l’affût. Les succès de Syriza et de Podemos prouvent cependant que nous sommes capables de faire face à l’extrême-droitisation de l’Europe si nous savons poser d’autres questions que les leurs. Si nous interrogeons les gens sur l’immigration ou la délinquance, nous obtenons des réponses de droite ; si nous les interrogeons sur la nécessité de maintenir des services publics, nous obtenons des réponses de gauche. André Malraux disait : peu importe si vous ne partagez pas mes réponses à partir du moment où vous ne pourrez plus ignorer mes questions…
Quand on a demandé à Marx quelle était sa vision du bonheur, il a répondu « combattre ». Et vous ?
J’avoue que le mot de Marx n’est plus la première réponse qui me vient aux lèvres. Victor Hugo disait aussi que « ceux qui vivent sont ceux qui luttent ». Je me sens plus proche de Pablo Neruda, confiant au terme de sa vie « J’avoue que j’ai vécu ». Je me méfie avec l’âge du dolorisme attaché à certaines formes d’engagement, à certaines formes de combat. Je m’explique : même dans le combat, l’important c’est la camaraderie, la fraternité d’armes. C’est pourquoi le maître-mot pour moi, c’est le partage. Je m’avoue partageux en tout.
Portrait de Paul Ariès : Archives Amélia Blanchot