Naître quelques jours avant que n’éclate la Commune de Paris et mourir assassinée sous le feu de la social-démocratie au lendemain de la Première Guerre mondiale. Entre : s’engager dans le mouvement révolutionnaire en portant haut les couleurs d’un communisme anti-autoritaire. Portrait de Rosa Luxemburg. ☰ Par Léon Mazas
Berlin, 15 janvier 1919. Rosa Luxemburg se repose dans sa chambre dans un quartier cossu de Wilmersdorf. Voilà quelques jours qu’elle vit clandestinement dans cet immeuble. Des affiches, collées aux murs de la cité, exigent sa mise à mort. Il est un peu plus de vingt-et-une heures lorsqu’elle entend des soldats. Combien sont-ils ? Qui a pu la dénoncer ? Elle ramasse des livres — dont Faust, de Goethe. Les militaires font irruption dans la pièce ; elle se tient debout, sa valise prête. La nuit porte du noir et Luxemburg boite. Elle a toujours boité — trace de tous ces mois qu’elle passa, plâtrée et alitée, lorsqu’elle n’était qu’enfant ? peut-être. À moins que ce ne soit cette jambe, fichus os, celle qui fut toujours plus courte que l’autre ?… Ils l’installent dans une voiture puis roulent en direction de l’hôtel Eden. Karl Liebknecht, camarade et fondateur à ses côtés de la Ligue Spartakiste, s’y trouve déjà. On la couvre d’injures. Imagine-t-elle que tout s’achèvera bientôt ? Probablement. « L’ordre règne à Berlin », pouvait-on lire la veille dans l’article qu’elle a écrit pour le journal Die Rote Fahne. Ses mots tenaient solidement sur leurs pieds. Ses mots n’avaient pas l’œil flottant. Ses mots ne claquaient pas des dents.
« Des affiches, collées aux murs de la cité, exigent sa mise à mort. Il est un peu plus de vingt-et-une heures lorsqu’elle entend des soldats. »
« Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes et du socialisme ? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est achevée par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre. Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une terrible défaite. La route du socialisme — à considérer les luttes révolutionnaires — est pavée de défaites. Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces défaites
, où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? » Des mots comme ça, il faut bien les payer un jour et Rosa Luxemburg n’est pas sans l’ignorer. « Votre ordre
est bâti sur le sable. Dès demain la révolution se dressera de nouveau avec fracas
, proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi J’étais, je suis, je serai ! » Le capitaine Waldemar Pabst l’interroge ; elle refuse de lui répondre. Ses mots ne sont pas pour lui.
La révolution par les masses
Un mois plus tôt. Le Kaiser a été chassé du trône par les insurgés allemands et l’Empire mord la poussière. Mutineries, grèves, création de Conseils ouvriers aux quatre coins de du pays. Le drapeau rouge est hissé au Berliner Stadtschloss, le château impérial. N’est-ce pas là, enfin, l’avènement de la révolution ? Les socialistes allemands s’écharpent. Mais les spartakistes, menés par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, n’entendent pas balbutier : une Assemblée élue au suffrage universel donnera, comme de juste, les clés du pays à la bourgeoisie, fût-elle républicaine. Foin du parlementarisme ! Foin de la démocratie représentative ! La classe ouvrière doit s’emparer de l’appareil d’État puis bâtir un véritable régime d’émancipation. Seul horizon possible, dès lors : lutte à mort contre les nantis. « Aujourd’hui, écrit Luxemburg, nous sommes au milieu de la révolution prolétarienne, et il s’agit aujourd’hui de porter la hache sur l’arbre de l’exploitation capitaliste elle-même. Le parlementarisme bourgeois, comme la domination de classe de la bourgeoisie, dont il est l’objectif politique essentiel, est déchu de son droit à l’existence. C’est maintenant la lutte de classes sous sa forme la plus dépouillée, la plus nue, qui entre en scène. Le capital et le travail n’ont plus rien à se dire, ils n’ont plus maintenant qu’à s’empoigner dans un corps à corps sans merci pour que le combat décide lequel sera jeté à terre. »
Le temps presse donc. Chaque jour en vain consumé conforte l’ennemi ; la révolution attend seulement d’être confisquée par les plus prompts. La prise de pouvoir des bolcheviks, l’an passé, hante tous les esprits. Liebknecht et Luxemburg créent le Parti communiste d’Allemagne le 30 décembre. Leurs objectifs ? Actualiser le programme en dix points que Marx et Engels avaient formulé dans le Manifeste du parti communiste, en 1848. Soit vingt-cinq mesures en quatre volets. Parmi lesquelles : désarmer la police et les soldats « d’origine non prolétarienne » et armer la classe ouvrière pour défendre, dans l’immédiat, la Révolution ; instaurer un tribunal révolutionnaire pour juger les responsables de la guerre ; réquisitionner des vivres pour nourrir la population ; créer une République allemande socialiste unifiée ; remplacer les parlements par des conseils d’ouvriers élus (avec possibilité de révoquer chacun des représentants) ; supprimer « toutes les différences de caste, de tous les ordres et de tous les titres » ; assurer l’égalité entre les hommes et les femmes ; réduire le temps de travail (durée maximale journalière fixée à six heures) ; confisquer les biens dynastiques de l’Empire ; annuler les dettes de l’État ; exproprier les grandes et moyennes exploitations agricoles et créations de coopératives agricoles socialistes ; exproprier les banques, mines, grandes entreprises industrielles et commerciales ; confisquer toutes les fortunes excédant un montant à définir ; prendre en main les transports publics par la République des Conseils et la direction des usines par des conseils d’entreprises élus liés à des conseils ouvriers ; soutenir, à l’extérieur, les révolutions prolétariennes à échelle mondiale. Rien de moins.
« Quatre années à écorcher le cœur des nations. Quatre années à creuser la terre pour n’y voir que du sang. Quatre années à ramper pour les rois. »
« Le socialisme est devenu une nécessité, non seulement parce que le prolétariat ne veut plus vivre dans les conditions matérielles que lui réservent les classes capitalistes, mais aussi parce que nous sommes tous menacés de disparition si le prolétariat ne remplit pas son devoir de classe en réalisant le socialisme », lance-t-elle à sa création. Les masses arriveront à maturation au cours de l’entreprise révolutionnaire elle-même. Hors de question, toutefois, de s’emparer du pouvoir sans le soutien du peuple. Son parti « ne prendra jamais le pouvoir que par la volonté claire et sans équivoque de la grande majorité des masses prolétariennes dans l’ensemble de l’Allemagne. Elle ne le prendra que si ces masses approuvent consciemment ses vues, les buts et les méthodes de lutte de la Ligue Spartakiste. » La dictature du prolétariat, oui ; la dictature sur le prolétariat, certainement pas. C’est que Rosa Luxemburg a mis en garde contre l’appropriation minoritaire du pouvoir, qui ne manque jamais de transformer le nouveau régime en une « dictature d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature dans le sens bourgeois, dans le sens de l’hégémonie jacobine ». Mais un demi-million de travailleurs en grève marchent dans Berlin au début du mois de janvier 1919. Les masses sont donc prêtes. N’a‑t-elle d’ailleurs pas notifié, un jour, dans sa correspondance, que « la masse est toujours ce qu’elle doit être, selon les circonstances historiques » ?
L’Europe agonise encore le ventre à l’air. Quatre années à écorcher le cœur des nations. Quatre années à creuser la terre pour n’y voir que du sang. Quatre années à ramper pour les rois. Tranchées et gueules cassées, mitrailleuses MG 08–15 et ypérite. Dix-neuf millions d’humains morts, et tant d’autres animaux. Où donc étaient-elles, les masses ? Dans la Marne, à Verdun, dans l’Aisne, à Pozières ou à Liège. Elles ignoraient peut-être qu’elles avaient une mission historique à remplir. Alors elles se battirent. L’écrivain français Léon Werth en fut et se souvint, dans Clavel soldat : partout, de part et d’autre, la même servilité. « Il ne peut plus croire à l’esprit révolutionnaire des masses, puisque, orienté contre la guerre, il suffit de la guerre pour l’anéantir. […] Derrière les deux talus, il y a deux masses obéissantes qui sont devenues inertes au point de n’être plus capables de souffrir. Derrière les deux talus, il y a des kilomètres d’obéissance. » Personne pour relever le menton. Ou si peu. À compter sur les doigts d’une main qui ferme le poing : Luxemburg, cita-t-il. Laquelle passa justement une partie de la guerre en prison pour s’être dressée contre elle.
L’Internationale sera le genre humain
Le nationalisme avait planté ses clous aux frontières. Le chauvinisme avait cerclé de ronces la nuque des peuples. États fiers-à-bras partout prêts à croiser le fer. Rosa Luxemburg avait été l’une des rares à hausser la voix : « Devons-nous nous laisser entraîner lamentablement dans une guerre ? Jamais ! » Se battre contre les travailleurs français pour les intrigues et les intérêts des puissants ? « Si on attend de nous que nous brandissions les armes contre nos frères de France et d’ailleurs, alors nous nous écrions : Nous ne le ferons pas ! » Rosa la rouge, la Juive, l’apatride. Rosa née en Pologne sous domination russe et naturalisée allemande par un mariage blanc. Rosa la cosmopolite déracinée. Rosa l’ennemie de la patrie. La presse lyncha, la Justice officia : une première année sous les barreaux du Kaiser. « Et maintenant, condamnez-moi ! », lança-t-elle au tribunal qui la jugea. « Tôt ou tard une guerre mondiale éclatera nécessairement », avait-elle annoncé quelques mois avant qu’une balle en plein crâne ne vînt faire taire Jean Jaurès à jamais. Le vent tournait, et avec lui les têtes à qui partout le sang montait. Les socialistes allemands votèrent les crédits militaires : Rosa Luxemburg voulut se suicider le soir venu.
« Le vent tournait, et avec lui les têtes à qui partout le sang montait. Les socialistes allemands avaient voté les crédits militaires. »
Ceux qui déclenchent les guerres ont une certitude : celle de ne jamais les faire. Luxemburg appela donc un chat par son nom. « Cet effroyable massacre réciproque de millions de prolétaires auquel nous assistons actuellement avec horreur, ces orgies de l’impérialisme assassin qui ont lieu sous les panonceaux hypocrites de patrie
, civilisation
, liberté
, droit des peuples
et dévastent villes et campagnes, souillent la civilisation, foulent aux pieds la liberté et le droit des peuples, constituent une trahison éclatante du socialisme. » L’impérialisme et le militarisme sont, expliqua-t-elle, les corollaires du système capitaliste. Luxemburg enrageait entre les murs de sa cellule : « Le cri rauque des vautours et des hyènes qui rôdent autour des champs de bataille »… Le « suicide collectif de la classe ouvrière européenne »… Un honneur, la guerre ? « Une folie, un enfer sanglant… Les dividendes grimpent et les prolétaires tombent ! »
À sa sortie, des femmes l’avaient attendue dans la rue. Des centaines, peut-être un millier, peut-être plus. Elles lancèrent des fleurs et des cris : « Vive Rosa, vive la paix ! » Sa liberté fut toutefois de courte durée : deux mois plus tard, aux côtés de Karl Liebknecht, elle appela à la fin de la guerre et à la chute du gouvernement. Le prix de la paix ? Deux années sous les fers. La détention n’entama pas sa détermination. Un policier l’importuna ? Luxemburg le traita de « salaud » et lui lança une plaquette de chocolat en pleine figure. Au trou. Isolement. Pas la moindre lumière. Un mois et demi dans une pièce d’onze mètres carrés : « Je ne serai plus jamais la même », avouait-elle en regagnant sa cellule. Orphelins et veuves, la guerre réclamait chaque jour son tribut de cœurs. Une lettre tomba un jour comme il était tombé lui, Hans Diefenbach, son tendre ami, son âme aimante de treize années son cadet, lui qui perdit la vie en soignant celle d’autrui. Chairs arrachées par une grenade.
« Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot », assénèrent en leur temps les rédacteurs du Manifeste du Parti communiste. En 1845, le jeune Engels estima même que le prolétariat était, dans son ensemble et par essence, dépourvu de « préjugés nationaux ». Échec et mat dans les tranchées : les prolétaires s’entretuèrent au son des hymnes. Mais Luxemburg n’en démordrait pas. L’État-nation, écrivit-elle en 1908 dans l’article « L’État-nation et le prolétariat », représente « la forme historique indispensable à la bourgeoisie pour passer de la défensive nationale à l’offensive ». La tâche du prolétariat demeurait d’abolir la structure étatique. L’hostilité de Luxemburg à l’endroit des revendications nationales suscita la polémique au sein même des mouvements socialistes : l’indépendance de la Pologne ? à quoi bon ?, pensait-elle. La ligne de partage des eaux ne passe pas entre un Polonais et un Russe mais entre un travailleur polonais et un bourgeois polonais : unir les exploités et les exploiteurs sous une même bannière illusoire ravit seulement la bourgeoisie.
« Les sabres, trempés dans l’eau bénite de la Civilisation, de la Démocratie et des Droits de l’Homme, tranchent les têtes et ouvrent seulement la voie aux financiers. »
Si Rosa Luxemburg ne niait nullement les singularités culturelles historiques — dans son article « Le problème des nationalités dans le Caucase », elle plaida en faveur de « la liberté de l’existence culturelle » —, elle n’en consignait pas moins que le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est qu’une phrase creuse, une foutaise petite-bourgeoise ». Son désir le plus cher ? « Une fraternisation socialiste des peuples. » Son anticolonialisme ne souffrait d’aucune ambivalence : les États capitalistes ravagent, rançonnent et razzient les populations et les terres les moins aptes à se défendre militairement. Les sabres, trempés dans l’eau bénite de la Civilisation, de la Démocratie et des Droits de l’Homme, tranchent les têtes et ouvrent seulement la voie aux financiers.
La République est si fière de ses principes qu’elle peut se dispenser de les appliquer. À Madagascar, « ce sont les bouches des canons français qui ont semé la mort et de la désolation. Les tirs de l’artillerie française ont balayé des milliers de vies humaines de la surface de la Terre jusqu’à ce que ce peuple libre se prosterne face contre terre et que la reine des sauvages
soit traînée, comme trophée, dans la Cité des Lumières
. » L’Humanité de Luxemburg a l’orgueil de sa majuscule : si l’on s’aventurait à lui parler de quelque singularité juive, la militante rétorquait sitôt : « Pour moi, les malheureuses victimes des plantations de caoutchouc dans la région de Putumayo, les nègres d’Afrique dont les corps servaient de ballons aux Européens, me sont tout aussi proches. […] Il n’y a pas dans mon cœur un petit coin spécial pour le ghetto : je me sens chez moi dans le monde entier, partout où il y a des nuages, des oiseaux et les larmes des hommes. »
Ni bolchevik, ni anarchiste ?
Le « luxemburgisme » est un objet aux contours relativement souples — on ne s’étonnera pas de la diversité de celles et ceux qui se réclament de l’économiste. Le professeur étasunien William A. Pelz, auteur de l’ouvrage Karl Marx, A World to Win, a identifié cinq traits : « 1) confiance constante dans la démocratie ; 2) complète confiance au peuple (les masses) ; 3) dévouement à l’internationalisme dans la théorie et dans les actes ; 4) engagement pour un parti révolutionnaire démocratique ; 5) pratique inébranlable de l’humanisme. » Est-ce trahir l’œuvre de Marx et d’Engels que de s’en inspirer sans s’incliner ? Non point. Du moins, dans l’esprit de Luxemburg. Elle notait ainsi dans son texte « Arrêts et progrès du marxisme », paru en 1903 : « C’est seulement dans le domaine économique qu’il peut être plus ou moins question chez Marx d’une construction parfaitement achevée. Pour ce qui est, au contraire, de la partie de ses écrits qui présente la plus haute valeur, la conception matérialiste, dialectique de l’histoire, elle reste qu’une méthode d’enquête, un couple d’idées directrices générales, qui permettent d’apercevoir un monde nouveau, qui ouvrent aux initiatives individuelles des perspectives infinies, qui offrent à l’esprit des ailes pour les incursions les plus audacieuses dans des domaines inexplorés. » La fidélité ? Un pas de côté pour mieux revenir au centre.
« Ni hosanna ni mise au ban, ni dédain ni dithyrambe : lire la marxiste l’œil sec et lucide pour prélever l’or qu’elle charrie, ici ou là. »
Quels ont du reste été les rapports qu’entretenaient Lénine et Luxemburg ? Ambigus, à tout le moins. Obliques et composites, faits d’admiration et de franches réserves. Les deux êtres se respectaient mutuellement pour leur intelligence et leur courage : Lénine la compara à un aigle et Luxemburg fit savoir qu’il permit, avec Trotsky et leurs camarades bolcheviks, d’ouvrir une brèche, de redonner des couleurs au verbe oser et de « montr[er] l’exemple au prolétariat mondial ». Elle critiqua cependant la ligne autocratique du leader soviétique — celle de l’esprit « stérile » du gardien de nuit —, dénonça la « cuirasse bureaucratique » qui étouffait les travailleurs et reprocha aux bolcheviks le simplisme de certains de leurs positionnements ainsi que leur mépris des préceptes démocratiques les plus élémentaires. Le journal bolchevik Pravda l’écœurait et elle écrivit que Lénine se trompait « intégralement » lorsqu’il abordait la question des moyens et des fins : on n’élève pas le socialisme sur le sang ; on n’érige pas la démocratie en garrottant la pensée et les opinions ; on ne bâtit rien sur la terreur. « La liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement », rappela-t-elle pour l’occasion. La liberté de la presse, la liberté de réunion et la liberté d’expression n’étaient pas à ses yeux de simples peccadilles petites-bourgeoises : elles garantissent la « voie qui mène à une renaissance ». Elle déclara même, lors de la création de son parti, que la révolution ouvrière « n’a besoin d’aucune terreur pour atteindre ses objectifs, elle abhorre et haït le meurtre ».
Le communiste libertaire Daniel Guérin s’intéressera à Luxemburg au point de lui consacrer un essai en 1971 : Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire. Un chapitre, dédié aux liens entre l’anarchisme et la révolutionnaire allemande, reviendra sur les coups portés par cette dernière : l’anarchisme ne serait que « maladie infantile » et « chimères ». Son article « Grève de masse, parti et syndicat », rédigé en 1906, avait même des allures de procès : « L’anarchisme dans la révolution russe n’est pas la théorie du prolétariat militant mais l’enseigne idéologique du Lumpenproletariat contre-révolutionnaire grondant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révolution. » Une position qui n’empêchera pas Guérin de rallier Luxemburg sous l’étendard du socialisme anti-autoritaire : preuve en est, notamment, des critiques qu’elle formula à l’encontre de Lénine. Il saluera également son attachement à « l’auto-activité des masses » (une position qu’aucun marxiste, estimera-t-il, n’avait à ce point tenue avant elle), pour mieux conclure : la pensée de Luxemburg est féconde à condition d’y plonger muni d’un tamis. Ni hosanna ni mise au ban, ni dédain ni dithyrambe : lire la marxiste l’œil sec et lucide pour prélever l’or qu’elle charrie, ici ou là. En 2014, Michael Löwy et Olivier Besancenot verront d’ailleurs en elle une passerelle possible entre communistes et anarchistes : toute marxiste qu’elle fut sans conteste, Rosa Luxemburg s’avérait à leurs yeux « proche de la culture libertaire ».
Quelle militante féministe ?
Rosa Luxemburg est régulièrement mobilisée sous le fanal féministe — de l’extérieur et au sein même du mouvement de libération des femmes. À dire vrai, l’affaire est moins nette. Rappelons que dans l’Anti-Dühring, paraphrasant Fourier, Engels rapportait que le « degré d’émancipation des femmes est la mesure naturelle de l’émancipation générale » (à quoi il ajouta quelques années plus tard, dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, que l’homme endosse, au sein de la cellule familiale, le rôle de la bourgeoisie et la femme celui du prolétariat). Dans les Manuscrits de 1844, Marx parla quant à lui de la femme comme d’une « proie et servante de la volupté collective ». Et Lénine d’articuler enfin la condition de la femme — « l’esclave domestique » attachée à sa cuisine comme à ses enfants — à la transformation économique de la société tout entière.
« Rosa Luxemburg est régulièrement mobilisée sous le fanal féministe — de l’extérieur et au sein même du mouvement de libération des femmes. À dire vrai, l’affaire est moins nette. »
À la fin du second volet du Deuxième sexe, Simone de Beauvoir écrira que Rosa Luxemburg, parce qu’elle était « laide », n’a jamais « été tentée de s’engloutir dans le culte de son image, de se faire objet, proie et piège : dès sa jeunesse, elle a été tout entière esprit et liberté ». Affirmation pour le moins discutable. Toujours est-il que Luxemburg eut à affronter, jusque dans ses propres rangs, le sexisme le plus virulent. « Bonne femme querelleuse et hystérique », disait-on ici ; « oie doctrinaire », fulminait-on là. Quant au président du Parti social-démocrate d’Allemagne, August Bebel, il la trouvait « trop femme » et la qualifia de « garce » aussi maligne qu’« un singe » (mais, ajoutait-il, en dépit du « venin de cette femme », il ne pouvait concevoir le parti sans elle…). Ce même Bebel n’en avait pas moins rédigé l’ouvrage La Femme et le socialisme, dans lequel on peut lire : « La femme est le premier être humain qui ait eu à éprouver la servitude. Elle a été esclave avant même que l’esclave
fût. »
Rosa Luxemburg n’a consacré qu’un seul texte théorique ayant totalement trait à la question des femmes : « Suffrage féminin et lutte de classes », en 1912. Elle y soutient le droit de vote des femmes et juge magnifique « l’éveil politique et syndical des masses du prolétariat féminin » au cours des quinze dernières années. L’inégalité face au suffrage, précise-t-elle, ne concerne pas seulement les femmes : elle est « un maillon de la chaîne qui entrave la vie du peuple ». La militante marxiste corrèle cette discrimination à l’existence même du régime monarchique allemand et fait de ces deux tares d’un autre temps « les plus importants instruments de la classe capitaliste régnante ». Convoquant La Théorie des quatre mouvements de Fourier, lorsqu’il fit savoir que la situation de la femme dans la société révèle l’état de ladite société, Luxemburg conclut : « En luttant pour le suffrage féminin, nous rapprocherons aussi l’heure où la société actuelle tombera en ruines sous les coups de marteau du prolétariat révolutionnaire. » En dernière instance, le clivage fondamental demeurait à ses yeux d’ordre économique : la révolutionnaire n’entendait en rien faire des femmes une « classe », agglomérant par là même celles de la bourgeoisie et du prolétariat. Les bourgeoises n’étaient pour elle que des « parasites ».
Dans La Question nationale et l’autonomie, Luxemburg dénonça les partisans du « droit de la femme » qui ne cherchent pas à bouleverser les structures politiques et économiques. L’« opposition généralisée au système » capitaliste, assurait-elle, prime sur l’ensemble des batailles : le reste en découle. Œuvrer pour l’égalité des femmes ne doit s’entendre que dans le cadre d’une remise en question globale de « tout pouvoir de domination ». Rosa Luxemburg refusa de participer à la vie politique en tant que femme, c’est-à-dire d’être affiliée à des fonctions et des postes exclusivement féminins, exigeant d’être traitée comme les hommes dont elle partageait le combat au quotidien. C’est en ce sens qu’elle affirma, un jour, n’avoir « rien à faire avec le mouvement des femmes » — ce qui ne l’empêcha pas de déclarer, dans une lettre en date de 1911 : « Imagine ! Je suis devenue féministe ! »
« Rosa Luxemburg refusa de participer à la vie politique en tant que femme, c’est-à-dire d’être affiliée à des fonctions et des postes exclusivement féminins, exigeant d’être traitée comme les hommes. »
L’une de ses plus proches amies n’était autre que Clara Zetkin. Fondatrice du journal Die Gleichheit (L’égalité) et instigatrice de la Journée internationale des droits des femmes, elle avait fait entendre, dans son texte « Ce que les femmes doivent à Karl Marx », que le théoricien allemand avait permis de penser l’articulation entre lutte sociale et émancipation des femmes. Tout comme Luxemburg, Zetkin repoussait le « mouvement bourgeois des suffragettes » et dénonçait le féminisme libéral : les femmes ne pourront se libérer qu’au sein d’une dynamique plus large, celle de la lutte socialiste et révolutionnaire. En 1966, John Peter Nettl écrira, dans la monumentale biographie qu’il consacrera à Rosa Luxemburg, qu’elle ne « s’intéressait pas aux luttes pour les droits de la femme, contrairement à son amie Clara Zetkin ». L’historien et sociologue Yvon Bourdet abondera dans son sens, avec l’étude « Rosa Luxemburg et le marxisme anti-autoritaire », affirmant que l’on irait bien vite en besogne en enrégimentant Luxemburg dans le combat féministe. Pour quels motifs ? Elle ne jurait que par la révolution, n’hésitait pas à glorifier la virilité, à railler les « bonnes femmes » cloîtrées chez elles et à donner libre cours à sa coquetterie comme à son profond désir de maternité…
Deux ouvrages nuanceront ces propos hâtifs. La philosophe étasunienne Raya Dunayevskaya — auteure, en 1982, de l’essai Rosa Luxemburg, Women’s Liberation, and Marx’s Philosophy of Revolution — mettra en évidence l’« étroite collaboration » qui unissait Luxemburg et Zetkin, et évoquera la « dimension féministe » de sa pensée (tout en admettant que la première, contrairement à la seconde, appréhendait le socialisme et le féminisme comme deux « compartiments séparés »). Avec Rosa Luxemburg, ombre et lumière, Claudie Weill précisera en 2009 que ses prises de position politiques revêtirent « une importance emblématique pour le mouvement des femmes » et qu’elle publia, convaincue de l’importance et de l’urgence que cela représentait, des tribunes de Zetkin dans son propre journal afin d’accroître la participation des femmes à la vie politique. Et Weill d’ajouter : « Son aspiration à l’universalité faisait obstacle à une spécialisation dans les revendications spécifiques. »
La chair sous l’armure
Rosa Luxemburg se considérait comme un « soldat » qui exerçait, avec discipline, le « métier de combattant prolétarien de la liberté ». L’énergie qu’elle mettait dans la rédaction de ses textes lui fit dire, un jour, qu’elle aurait pu donner la moitié de sa vie pour achever l’un d’eux. Elle tenait la prison comme partie intégrante de sa fonction et répétait qu’elle n’attendait rien d’autre que de mourir pour la révolution. Une dévotion qu’elle n’en a pas moins parfois haïe : la politique lui volait son temps, ses proches et ses amours. Il lui arrivait de ne désirer qu’une chose, si petite, bête et banale : être heureuse — apaisée et sereine, disait-elle, aimée d’un homme qui la trouverait belle et mère d’un enfant qu’elle aimerait à son tour. Mais la lutte pour un monde meilleur exige sa part de privations : le confort ou la liberté, il faut choisir. À treize ans, elle écrivait déjà à l’attention de l’empereur d’Allemagne : « Tes honneurs ne représentent rien pour moi, je veux que tu le saches… » Plus que des mots, un destin.
« La diplomatie ? Repassez. Âme abrupte et tranchante. Ne craignant pas de se montrer sèche et brutale. »
Luxemburg avouait sans ménagement ce qu’elle avait sur le cœur. La diplomatie ? Repassez. Âme abrupte et tranchante. Ne craignant pas de se montrer sèche et brutale. Implacable avec ses camarades comme ses amants. « Je vais littéralement te terroriser », écrivit-elle un jour à celui qui partageait sa vie, menaçant même de le « briser » pour obtenir de lui ce qu’elle attendait. Ses phrases, jetées lors d’un meeting ou sur papier, ne s’encombraient d’aucunes manières : « racaille », « fumier opportuniste », « [il] appartient au type des putains », « gredin », « chiens », « parasites », « laquais »… Elle avait acheté une arme pour se prévenir d’un amour devenu dangereusement jaloux et jurait avoir assez de forces en elle pour « incendier une steppe ». Du fond de sa cellule, elle promettait à l’un de ses interlocuteurs : « Dès que je pourrai mettre le nez dehors, je prendrai en chasse et harcèlerai votre bande de grenouilles, à son de trompe, à coup de fouet, et je lâcherai sur elle mes chiens ». Plaisir du mot piquant ? Sans doute. La théoricienne savait écrire. Mieux : écrire avec son sang — raison pour laquelle elle reprochait aux gens de ne pas vivre ce qu’ils couchaient sur le papier.
Mais Luxemburg n’était pas Lénine, lequel confiait n’être plus en mesure d’écouter de la musique : « Cela me donne envie de dire des choses gentilles et sottes, et de tapoter la tête des gens. Or maintenant il faut frapper sur la tête, les frapper sans merci. » Nombre de ses amis s’accordèrent à dire qu’elle était gaie, drôle, vive et chaleureuse. Fragile, aussi. Intelligence ravageuse et déroutante, disait-on encore d’elle. « Je suis différente à chaque instant », confia un jour celle qui affirmait vouloir « boire la vie à grands traits ». Sa correspondance la révèle sans voiles : un jour heureuse et l’autre abattue. « Je suis un peu comme une écorchée… » Souvent seule mais appelant constamment ses proches à trouver le bonheur dans la bonté ordinaire. Ses lettres attestent de l’attention qu’elle portait à la nature comme aux animaux, que l’être humain si souvent opprime : elle rinçait la guêpe qui chutait dans son encrier, vouait une passion à son lapin comme à son chat, pleurait à la vue de buffles battus, imitait le chant des mésanges et suivait, de sa prison, le « développement » de chaque buisson, de chaque brin d’herbe. Cœur en roulis : Rosa Luxemburg pouvait jurer que « toute l’humanité [lui] donn[ait] la nausée » tout en risquant sa vie pour elle ; pouvait avouer que son « moi le plus profond » préférait la compagnie des bourdons à celle des camarades du Parti tout en certifiant qu’il n’y a que « foutaise » en dehors de la révolution ; pouvait écrire que la mort d’un moucheron écrasé équivaut à « la fin du monde » tout en louant le « poing de fer » de ceux qui ne reculent « devant aucun moyen de contrainte pour imposer certaines mesures dans l’intérêt de la collectivité ». Les subjectivités insurgées n’ont jamais eu le goût des allées au cordeau ; elles savent les flux et les tensions qui les ravagent — les autres peuvent seulement se rassurer d’un mot : contradictions.
Que deux syllabes
Berlin, nuit du 15 janvier 1919.
Rosa Luxemburg ne parle pas. Ils ne sont pas de la même espèce, ni de la même langue. Ces soldats servent le pouvoir qu’elle n’aspire qu’à briser pour le rendre au peuple. Les militants de la Ligue Spartakiste sont tombés un à un. Les Corps francs — qui, quelques années plus tard, rempliront les rangs nazis — ont été recrutés par la social-démocratie pour que revienne « l’ordre ». « Ne faites pas de discours ! Ne vous consultez pas éternellement ! Pas de tractations ! À l’action ! », a lancé Luxemburg il y a dix jours. Y croyait-elle vraiment ? On peut, sinon en douter, s’interroger : ses articles, lyriques et virulents, tranchent avec les réserves qu’elle a émises, au même moment, dans les coulisses de l’insurrection communiste… Luxemburg a cherché à freiner l’ardeur des militants et même proposé de participer à l’Assemblée constituante prévue par le pouvoir bourgeois : elle n’avait pas l’ambition d’importer, telle quelle, l’expérience russe en Allemagne. Trop tôt, il était trop tôt pour un soulèvement armé, a répété Luxemburg. On ne l’a pas écoutée. La révolution est là ! Les travailleurs, déjà présents sur les barricades, n’attendent plus qu’un signe pour renverser le gouvernement ! Cinq cent mille grévistes défilent dans les rues ! Il n’était plus l’heure de discutailler. Les spartakistes ont lancé le soulèvement avec l’espoir d’emporter avec eux le peuple allemand tout entier. Rosa Luxemburg, fidèle aux siens, a accompagné le mouvement. Et voici qu’on la frappe, elle qui n’a tué personne, elle dont la valise était prête quand les soldats ont fait irruption dans sa chambre, et voici qu’on la frappe au sortir de l’hôtel Eden.
« Elle tombe. Son corps est transporté dans une voiture jusqu’au canal Landwehrkanal. »
Coups de crosse en plein visage. Elle tombe. Son corps est transporté dans une voiture jusqu’au canal Landwehrkanal. Le capitaine Waldemar Pabst, l’homme à qui elle n’a pas daigné répondre, a quant à lui donné des ordres… Un militaire lui tire une balle dans la tête — tempe, côté gauche. On racontera qu’elle fut tuée par une foule en colère. Prescience funèbre ; Rosa Luxemburg avait entrevu cette issue : « À mon tour peut-être, je serai expédiée dans l’autre monde par une balle de la contre-révolution qui est partout à l’affût. » Karl Liebknecht vient lui aussi d’être exécuté. Les soldats lestent de pierres ce petit corps sans vie puis le jettent du haut d’un pont. On entend la voix d’un militaire : « Voilà la vieille salope qui nage maintenant » — les meurtriers ont toujours le mot pour rire. De son vivant, elle avait décrété : « Sur la pierre de mon tombeau, on ne lira que deux syllabes : tsvi-tsvi
. C’est le chant des mésanges charbonnières que j’imite si bien qu’elles accourent aussitôt. » Plus personne n’est là pour fermer ses yeux qui ont voulu ouvrir ceux de son temps. Elle avait quarante-sept ans. Se savait et se disait idéaliste. Trop, sans doute.
On ne retrouvera sa dépouille que cinq mois plus tard, près d’une écluse. Visage impossible à identifier. On l’enterrera le 13 juin aux côtés de Karl Liebknecht — du moins, on le dira. En 2009, un médecin légiste allemand prétendra que le véritable corps de Rosa Luxemburg reposerait à l’institut médico-légal de la Charité depuis l’année de son assassinat (le cadavre, tête, mains et pieds arrachés, serait celui d’une noyée âgée de quarante à cinquante ans qui souffrait d’une déformation à la hanche, ainsi que d’une jambe plus courte que l’autre…). Une datation par le carbone 14 révélera qu’il « peut tout à fait s’agir » de Luxemburg. Des recherches d’ADN seront entreprises. Sans résultats, à ce jour.