Texte inédit | Ballast
Anna Lagréné-Ferret a vu le jour en 1942, en Belgique. Quelques mois après sa naissance, sa famille a échappé de peu à la déportation dans les camps nazis. Après avoir été assujettie à un carnet anthropométrique de « nomade », elle s’est trouvée classée par l’administration française dans la catégorie des « gens du voyage ». « J’aime mieux dire que je suis une Française avec sa culture manouche », objecte-t-elle. Depuis plusieurs années déjà, elle vit sur une « aire d’accueil » en Bretagne. Elle raconte, à l’ethnologue Lise Foisneau, les difficultés de son quotidien et les préjugés que subissent les voyageurs. Et puis ses rêves, aussi. Premier volet d’une série en trois temps.
Je m’appelle Anna Lagréné-Ferret. Je vis à Guipavas, près de Brest, dans le terrain des « gens du voyage », vers les Manouches. Je n’aime pas ce nom-là, de « gens du voyage ». Nous sommes français. Pourtant on nous appelle les « gens du voyage » et on nous met dans des terrains, injustement « en résidence ». J’aime mieux dire que je suis une Française avec sa culture manouche. J’ai 80 ans dans l’année qui vient. Je n’ai pas toujours vécu en aire d’accueil. J’y suis aujourd’hui parce que je suis vieille, disons plutôt « âgée », et c’est plus difficile de voyager, de s’en aller quand on veut : on a plus de mal à se déplacer avec mon mari, donc on essaie le plus longtemps possible de rester où l’on est.
« J’aime mieux dire que je suis une Française avec sa culture manouche. »
Le terrain où je vis est une toute petite « aire d’accueil ». Il y a dix places, mais comme dans tous les terrains, elles sont surchargées. Le terrain est mal géré, il manque plein de choses, mais on est obligés de faire avec ce qu’on a. On ne va pas aller sur les routes à notre âge pour se faire pourchasser de tous les côtés. On aime mieux rester sur ce terrain-là, avec tous les inconvénients et les choses difficiles qu’on vit ici. C’est un terrain quand même facile, parce qu’on a l’eau et le courant — ce qu’on n’a pas quand on est sur les routes ou sur d’autres places. On est mieux là que dans les gadoues et les déchetteries, mais notre terrain est quand même dans une zone industrielle : il y a toutes sortes d’usines et d’entrepôts autour de nous.
Pour te la décrire, c’est une place de dix familles, les emplacements sont très petits. Sur chaque parking [emplacement], tu ne peux mettre qu’une caravane et un camion. À côté de moi, il y a certains de mes enfants, on ne va pas les laisser au bord des routes, puisqu’ils sont chassés de partout. On essaie de les accueillir, mais il n’y a pas beaucoup de place. Au milieu du terrain, il y a une petite route où se trouvent les plaques d’égout : les eaux usés passent au milieu de la place où jouent les enfants1. Autour de nous, c’est grillagé. Avant, à côté, il y avait un parc automobile, c’était un monsieur qui mettait là ses voitures ; il y avait aussi un petit bois, mais ils [les autorités locales] ont tout enlevé et ont fait un terrain de foot. C’est grillagé, mais on n’est pas protégés du bruit des tondeuses qui passent du matin au soir. Quand ils ont fait les travaux pour faire le stade de foot, on était là dans la poussière — je ne te dis pas tous les chantiers qu’il y avait pendant plus d’un an.
[Guipavas, Finistère | Valentin Merlin]
Avant les travaux, il y avait des grands chênes centenaires, mais ils ont été coupés l’an dernier, juste devant nous. J’avais mal au cœur ! C’était dans leur ombre qu’on avait un peu d’air, un peu d’oxygène. L’été, le soleil tape en plein dans le goudron : on dirait qu’il y a du feu tellement que ça chauffe. Il n’y a plus d’air, plus de verdure. Enfin, si, il reste trois grands arbres à coté du terrain, un peu plus loin. Ils ont voulu les couper aussi, mais on s’est battu pour qu’ils ne le fassent pas. L’été, c’est très dur, sans ombre et entouré de grillage. Chacun a un bloc — il y a un bloc pour deux caravanes, deux familles. D’un côté, il y a les douches, de l’autre, les toilettes ; ça fuit dans tous les sens. Avant c’était des toilettes, tu sais, qui sont par terre, et il y a deux ans, ils ont accepté de mettre une cuvette. Quand quelqu’un utilise la douche, il y a de l’eau partout, c’est inondé dans les WC. J’ai appelé je ne sais pas combien de fois, mais ils ne trouvent jamais la fuite. Ils disent que ça se passe dans les tuyaux en dessous, et ce n’est pas réparé, parce que ça coûte trop cher.
« On se met ailleurs, sur des parkings ou dans des faux chemins, mais on n’est pas tranquilles, on se fait quand même pourchasser de tous les côtés. »
Il y a aussi un gardien, au bout, en rentrant. Mais les gardiens ne sont pas là souvent. Avec le virus, ils viennent juste pour nous faire payer la place, une fois par semaine. Ils sont bien mais ils ne font jamais de nettoyage, ils venaient juste prendre l’argent. Le terrain est géré par la métropole. La dame qui fait la gestion, on la voit une fois par an pour nous faire partir de la place. Le terrain ferme une fois par an. Elle vient nous avertir : « Dans 15 jours ou un mois, vous devez partir. » Là, ils nous ont déjà envoyé des papiers, il y a plus de deux mois, pour dire que la place [l’aire d’accueil] va fermer au mois de juillet pour nettoyage. Mais quand on revient, c’est toujours pareil. Je ne sais pas ce qu’ils font. Rien. Si, parfois, ils ramassent ce qu’il y a autour du terrain.
La première fois que je suis restée sur un terrain désigné, c’était il y a longtemps. J’étais toute jeune, je devais avoir une trentaine d’années. Il était à Brest, à Sainte-Anne-du-Portzic. Il y avait un camping vide pour les gadjé et, autour, il y avait plein de voyageurs qui n’avaient pas de place, alors ils ont ouvert cet ancien terrain de camping. C’était au bord de la mer. Ils nous ont ouvert ça, mais il n’y avait pas beaucoup de place non plus. Une dizaine de caravanes. Il y avait un grand champ derrière, pour les loisirs des gadjé. Quand ils ont vu qu’on n’avait pas assez de place, ils ont goudronné le champ et on avait un peu plus de place. C’était toujours payant, on payait notre place. C’était moins cher à cette époque-là. On n’avait pas de bloc, rien du tout. Il y avait seulement deux toilettes, mais pas de douche. Ce terrain à Sainte-Anne-du-Portzic a été fermé, et ils ont ouvert un autre terrain plus loin, plus en campagne, à Kervalan. C’était il y a bien vingt ou vingt-cinq ans. Aujourd’hui, à Sainte-Anne-du-Portzic, ils ont créé des maisons sociales, mais pas pour nous, pour les gadjé. Donc ils ont refait un autre terrain, encore plus loin, dans les usines cette fois, tout bétonné, avec des blocs. Les occupants de ce terrain payent très cher. Pour l’eau et le courant, c’est des 50 ou 40 euros par semaine [par emplacement]. Certains ne peuvent pas rester, parce que c’est trop cher. Surtout qu’on n’a pas le droit aux APL, alors parfois on n’y arrive plus. Dans ces cas-là, on se met ailleurs, sur des parkings ou dans des faux chemins, mais on n’est pas tranquilles, on se fait quand même pourchasser de tous les côtés.
[Guipavas, Finistère | Valentin Merlin]
Les terrains désignés sont dans des endroits compliqués, parce qu’il y a beaucoup de gens qui n’en veulent pas autour de chez eux. Ils font des pétitions. Pour mettre un terrain en place, il faut des années et des années avant que ça soit accepté. Il faut que ça convienne à l’entourage et au maire. Des fois, ça change de maire et le nouveau ne veut plus construire de terrain. Faut bien qu’on se mette quelque part, non ? Ce n’est pas parce qu’on est en caravane qu’on doit rester au milieu des routes. Alors des fois, quand on voit un petit parking ou une petite place, on essaie de se mettre, mais les gens des alentours ne veulent pas. Ils portent plainte. Ils ont peur que leur terrain diminue de prix — on diminue la valeur. Ils ne veulent pas de nous. « Allez plus loin ! Allez plus loin ! »
« Faut bien qu’on se mette quelque part, non ? Ce n’est pas parce qu’on est en caravane qu’on doit rester au milieu des routes. »
Les terrains désignés sont mis dans des zones pour nous cacher. Les gadjé ne veulent pas de nous comme voisins, ils font des pétitions, ils ont plein de préjugés. Ils disent n’importe quoi pour avoir gain de cause. Quand quelqu’un ne veut pas d’un autre, il faut bien trouver une excuse pour qu’il s’en va. Alors ils trouvent toutes sortes d’excuses, c’est du préjugé, du racisme, de la discrimination. C’est toujours comme ça. Il y a même des villes qui paient plutôt que de construire une aire d’accueil — comme c’est la loi pour les villes de plus de cinq mille habitants, certaines mairies préfèrent payer des procès, des amendes plutôt que de construire des terrains. C’est vrai que parfois les maires ont des difficultés pour avoir les autorisations de construction à cause des contribuables qui ne veulent pas. Alors certains paient aussi d’autres villes pour que les caravanes ne soient pas chez eux.
Quand on est dit « gens du voyage », c’est très difficile de rester quelque part. On ne peut pas, on est aussitôt expulsés. Ils nous forcent à nous domicilier dans les CCAS [Centre communal d’action sociale]. Dès qu’on est obligés de dire qu’on n’a pas de domicile et qu’on est au CCAS, personne ne veut nous vendre un terrain. On n’est plus marqués avec le carnet de circulation, on est marqués par le CCAS. Quand les gadjé voient écrit « CCCAS », c’est toujours la dernière catégorie, celle des « gens du voyage ». On est toujours refusés. Quand on demande pour avoir gain de cause, c’est même pas la peine, personne ne nous veut. On ne peut même pas demander les raisons, ils ne les donnent pas. C’est très difficile. Les trois-quarts du temps on ne sait pas lire, certains ne savent pas écrire, on ne connaît pas nos lois, alors comment veux-tu qu’on gagne, on baisse les bras et on laisse comme ça. C’est pourquoi il y a encore tant de malheureux, il y en a moins qu’avant, mais quand même. C’est pour dire qu’on a des difficultés pour avoir un terrain, ou une maison, ou un loyer.
[Michel Lagréné et Anna Lagréné Ferret | Valentin Merlin]
Il y a des années, avec mon mari, on avait acheté un petit terrain pas cher. On a été expropriés. On était tout jeunes et on avait rencontré des personnes gentilles qui nous l’avaient vendu pour bâtir quelque chose ou mettre les caravanes de temps en temps. Le maire nous a expropriés sans notre consentement, sans passer par un notaire. Il nous a fait partir en disant qu’il avait déposé l’argent de l’achat de notre terrain au trésor public. On n’était même pas au courant qu’il avait déjà commencé à bâtir deux maisons et une route dans notre terrain. Nous on ne voulait pas le vendre, mais à cette époque-là on avait des enfants petits, on ne savait pas comment faire. Aujourd’hui, ça ne se serait pas passé comme ça. On en avait quand même parlé à des gadjé dans le pays [le village], des amis. Le monsieur qui nous l’avait vendu était même un conseiller municipal. Quand il a su ça, il a démissionné. C’était quelqu’un de bien. Il nous a dit d’aller en parler à un conseiller juridique. On a donc été en voir un dans la même ville. Après avoir exposé nos requêtes, c’est tout juste si le conseiller juridique ne s’arrachait pas les cheveux : « Mais ce n’est pas possible ! Ils vous ont fait ci, ils vous ont fait ça. C’est une injustice ! » Il était de notre côté, il nous défendait. Il nous a proposé d’en parler au maire et de le rencontrer.
« Quand on essaie de se battre, on nous dit qu’il faut prendre des avocats, et que si on perd notre jugement, c’est à nous de payer. »
Une semaine ou deux semaines après, il était retourné de l’autre côté. Il disait que c’était normal que le maire reprenne des terrains dans l’intérêt public. On ne savait pas pourquoi, on ne savait même pas ce que c’était que « l’intérêt public ». Ils nous ont dit que c’était des terrains réservés pour la construction d’écoles, d’hôpitaux, des mairies. On s’est alors dit qu’ils avaient raison et que c’était normal, mais on s’est rendu compte que le maire n’a pas fait des écoles. Il a fait construire des villas de chaque côté de notre terrain. Il nous a expulsés pour loger des gens du pays, c’est une injustice. J’ai alors dit que je voulais porter plainte parce qu’on ne pouvait pas être expropriés sans passer devant un notaire et sans notre consentement. J’ai expliqué qu’on avait planté des arbres, qu’on avait fait des travaux pour mettre le terrain droit, pour faire quelque chose de bien. Mais le conseiller juridique nous a répondu que ça n’avait pas de valeur.
Quelque temps après, on nous a dit de nous rendre au trésor public où l’on trouverait notre argent dans une enveloppe. On a pris l’enveloppe et on a laissé comme ça. C’était en Bretagne, j’avais déjà quatre ou cinq petits. À cause d’histoires pareilles, les jeunes n’ont pas trop envie de se mettre dans des maisons. Il faut toujours se battre dans les bureaux. On ne connaît pas trop nos droits. Quand on essaie de se battre, on nous dit qu’il faut prendre des avocats, et que si on perd notre jugement, c’est à nous de payer. Ça nous fait peur.
[Maison de Raymond Gurême, à Saint-Germain-lès-Arpajon | Valentin Merlin]
Il faut dire aussi que la plupart n’ont que les moyens de s’acheter des petits bouts de terrain qui ne sont pas constructibles, qui ne sont pas viabilisés. Alors quand on achète des terrains comme ça, c’est facile de nous mettre dehors. Mon frère a acheté un terrain il y a quarante ans, c’était un grand champ en plein désert. Il voulait se mettre avec ses enfants. Il n’a jamais pu rien faire parce que la mairie a dit qu’en dessous, il y avait une source. Il y a toujours de très bonnes raisons pour nous faire partir2. Alors pour être tranquilles, certains voyageurs achètent des bouts de terrain que personne ne veut, près d’usine ou de l’autoroute, mais là encore on n’a pas le droit d’habiter.
« Quand je pense que je suis née pendant la guerre pendant les persécutions et que j’habite maintenant dans un terrain désigné, ça me fait mal au cœur. »
Les « aires d’accueil » sont placées dans des endroits où l’on n’a pas envie de vivre, mais quand on achète des terrains ce n’est pas possible non plus. On est dans une impasse. Et quand il y a des terrains aménagés pour nous, c’est dans des zones mal placées. Il n’y a jamais eu un terrain bien placé, je n’en ai jamais connu. Ils sont en dessous de grands ponts, entourés de zones industrielles, dans des anciennes carrières, à côté de lignes à haute tension. Par exemple, à côté de Guipavas, ils ont fait une aire provisoire à côté de la SPA et d’un endroit de déchargement pour poids lourds. Tu te rappelles de là où on était l’autre été ? C’était une petite place tranquille. Comme ils savent que les aires d’accueil vont fermer pendant l’été, ils sont en train de bloquer l’accès à cette place, on pourra plus y rentrer. Ça va être difficile de stationner pour nous cet été je crois.
Quand je pense que je suis née pendant la guerre pendant les persécutions et que j’habite maintenant dans un terrain désigné, ça me fait mal au cœur : on n’a pas été introduit dans la société comme tout le monde. On est français, mais on a toujours été discriminés. Ils trouvent toujours des excuses : « C’est vous qui voulez être comme ça, voyager ! » Oui, mais on aurait voulu avoir une vie meilleure, surtout avec tout ce qu’on a subi. On devrait être mieux reçus, mieux induits dans la société. C’est pas parce qu’on est en maison ou sur un terrain désigné qu’on perd notre culture. On est manouche, notre culture sera toujours là. On aurait pu avoir un peu de bien-être, de confort, parce qu’on ne mérite pas d’être rejetés comme ça. On a subi de grosses difficultés, de grosses douleurs, de grandes choses qu’on ne méritait pas. Au bout de quatre-vingts ans, les choses n’ont pas changé, la société est toujours pareille. On ne nous a pas aidés beaucoup. Notre vie a été rejetée, oubliée, discriminée.
[Petit-Quevilly, Seine-et-Marnede droit (Valentin Merlin)]
On n’a pas de droit du tout, ni de voyager, ni de rester. Avec les terrains désignés, ils nous incitent à se sédentariser, mais tellement mal. Certains sont en maison, mais ça ne les empêche pas de voyager, ils sont libres. La France, c’est une terre de liberté. On nous fait payer des prix énormes pour habiter dans des endroits où personne ne veut vivre. Y’en a qui ne peuvent même pas rester sur les aires d’accueil tellement c’est cher. Mes petits-neveux ont préféré louer un petit terrain chez un monsieur, plutôt que de rester sur un terrain désigné, à cause du prix.
« Avec les terrains désignés, ils nous incitent à se sédentariser, mais tellement mal. »
Si je pouvais parler à un politique, je dirais que celui qui veut se stabiliser, comme moi et mon mari, parce qu’on ne peut plus voyager, au moins qu’il les accueille convenablement dans un petit terrain. J’aimerais un terrain à moi, ça m’aiderait à oublier le passé. Et celui qui voyage, qu’il puisse le faire librement dans des terrains moins chers. Il y a beaucoup de jeunes qui doivent se déplacer pour leur métier, eh bien, ceux-là devraient pouvoir rester dans des terrains acceptables. Pas dans des terrains dangereux comme à Rouen, les pauvres gens qui étaient là-bas [sur l’aire d’accueil de Petit-Quevilly, au moment de l’incendie de Lubrizol en septembre 2019], je ne sais pas s’ils ont eu grain de cause, mais ils auraient pu être morts. Peut-être qu’ils ne sont pas morts aujourd’hui, mais plus tard, avec tous les produits qu’ils ont respirés, ils vont sûrement s’en ressentir. Nous, ici, on avale toutes les poussières et les produits qu’ils mettent sur le terrain de sport. Tu crois qu’on ne va pas ressentir les conséquences ? Pas nous avec mon mari parce qu’on n’a plus beaucoup d’années devant nous, mais les jeunes, les petits enfants3 ?
J’aurais voulu qu’ils améliorent les terrains pour ceux qui sont obligés d’y vivre. Des terrains convenables dans le confort et dans les prix. Faut les payer les factures. Des fois on demande de l’aide et on ne l’a jamais. Quand on ne peut plus payer, on nous met dehors. Pour moi, le mieux ce serait de donner des bouts de terrain, au lieu de faire des terrains gérés par la mairie. Ceux qui veulent avoir leur terrain, qu’ils leur donnent pour qu’ils en prennent soin. Les terrains désignés, c’est pas toujours bien organisé, parfois il y a du désordre ou des choses abîmés, mais quand ça t’appartient, tu en prends soin. Faut comprendre les gens, c’est pas à eux. Nous, on prend soin de ce qu’il y a autour de nous, mais on ne peut pas faire de remontrances aux gens de passage s’ils abîment quelque chose.
[Maurepas, Yvelines | Valentin Merlin]
Tu sais où ils nous mettent ? En dessous des ponts, au milieu des autoroutes, près des rivières, près des étangs. Il y a des petits qui se sont noyés, dans des terrains vagues, loin des bourgs, ou des terrains abandonnés. Au lieu de faire des grands terrains avec beaucoup de familles qui ont de grandes difficultés — plus qu’il y a de monde, plus qu’il y a de difficultés — ils devraient faire des terrains dans chaque bourg, même s’il y a moins de cinq mille habitants. Des petits terrains de cinq ou dix places, bien organisés, bien propres. Combien il y a de villages en France, compte le soulagement qu’il y aurait. Il ne pourrait plus y avoir d’expulsion !
« Quand on écoute la télé, on entend que des préjugés. J’aimerais les effacer. On est français avec notre culture. »
Je vais te dire quelque chose, quand les balayeuses passent à côté du terrain, elles ne viennent pas sur le terrain. Il y a le Covid, mais il n’y a rien pour désinfecter, personne ne vient nous voir, personne ne vient nous demander si on a besoin de quelque chose. C’est terrible quand même. On est comme des pestiférés. Nos jeunes, ça les rend pas bien, ils se disent : « Regarde comme on est rejetés, on est français pourtant. » L’autre jour, ma petite fille vient me voir et me dit « Mamie, on est de quel pays nous ? ». Non mais rends-toi compte ! Je lui dis : « Mais ma fille, t’es en France ! T’es pas une orpheline, t’es une Française, ma fille. Tu es née en France, tes parents sont nés en France, tes grands-parents sont nés en France, tes arrières-parents sont nés en France, et ça continue. De génération en génération, tu es française, ma fille ! » Les jeunes se sentent rejetés à tel point qu’ils pensent qu’ils viennent d’un autre pays. Il faudra essayer d’intégrer tout le monde dans la société. Quand on écoute la télé, on entend que des préjugés. J’aimerais les effacer. On est français avec notre culture. On a une culture manouche. Bon, les Bretons, c’est des Français, et ils ont leur culture, ils font des crêpes, ils vont pêcher, ils font des napperons, de la dentelle et plein d’autres choses — c’étaient des vaillantes les Bretonnes, les femmes de marins. Les Alsaciens, les Normands, chacun à sa culture. Mais regarde, quand ces gens-là manifestent, ils sont beaucoup aidés. Nous, aussitôt qu’on manifeste, on nous dit de ramasser et de partir tout de suite. On n’a pas le droit de manifester. On sait bien qu’on n’aura jamais gain de cause, on a toujours été comme ça.
Je vois des émissions où certains de ceux qui ont été persécutés, on leur fait des cérémonies maintenant. Nous, jamais rien. C’est toujours une page blanche, comme si on n’avait jamais existé. S’ils parlaient plus souvent des Tsiganes qui ont été dans les camps de concentration, des manouches qui ont été brûlés, au moins la société verrait combien on a souffert. Il y aurait un peu de compassion pour nous, au lieu de dire : « Ils ont fait ci, ils ont fait ça. Les enfants ont cassé un carreau. » Oh la la, c’est terrible de casser un carreau, ils vont en parler pendant des jours. Pendant huit jours de temps à la télé ils vont en parler que les enfants ont cassé un carreau et qu’ils ont sali dans un terrain vague abandonné. Ils pourraient dire : « Ils ont souffert, on va les aider. » Non, ils ont cassé le carreau dans la vieille usine là-bas, ils sont restés quinze jours, un mois, c’est une atrocité — ils disent ça à la télé. Mais ils ne disent pas ce qu’ils ont subi, toute la souffrance et qu’ils sont laissés pour compte. Je te parle avec mon cœur.
[Zino | Valentin Merlin]
Je ne peux pas en vouloir à la France entière ou au monde entier, il y a aussi des gens extraordinaires de gentillesse et de bonté. Certains se battent pour nous aider. Heureusement. Il y a eu des bonnes personnes quand même. Dans ma petite vie de grande misère, j’ai vu plein de bonnes personnes dans mon chemin qui m’ont beaucoup aidé, mais fallait se battre et s’efforcer pour arriver à vivre.
Je t’ai raconté plein de choses, mais je ne suis pas trop bien aujourd’hui, je n’ai pas les idées claires. Je n’ai pas pu bien dire tout ce que j’avais sur mon cœur. On en reparlera. Mais, surtout, n’oublie pas d’écrire que j’aimerais un petit terrain à moi.
Photographies de bannière et de vignette : Valentin Merlin
- En relisant ce texte, Anna Lagréné-Ferret a précisé qu’elle demande depuis dix-huit ans un endroit réservé aux jeux des enfants.[↩]
- À la relecture, Anna Lagréné-Ferret a ajouté qu’elle connaissait des personnes qui n’avaient pas pu acheter un terrain car les notaires du coin avaient reçu un ordre du maire qui leur interdisait d’enregistrer les ventes lorsqu’il s’agissait de « gens du voyage ».[↩]
- Anna Lagréné-Ferret précise que beaucoup d’enfants qui vivent sur les « aires d’accueil » sont asthmatiques.[↩]
REBONDS
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