2024 s’achève. On sait de quelle façon, politiquement : épargnons-nous tout triste récapitulatif. Mais cette année marque aussi les dix ans d’existence de notre revue. Fondée, notamment, autour d’une lettre du prisonnier Auguste Blanqui — « Chaque nuance, chaque école a sa mission à remplir, sa partie à jouer dans le grand drame révolutionnaire, et si cette multiplicité des systèmes vous semblait funeste, vous méconnaîtriez la plus irrécusable des vérités : La lumière ne jaillit que de la discussion » —, Ballast s’est employée, tout ce temps et bénévolement, à discuter avec les différentes voix, nationales et internationales, de l’émancipation sociale. Notre vœu : entre histoire longue et actualité, entretiens et reportages, articles et témoignages, théorie et sensible (en bref, sur tous les tons), offrir, aux côtés de tant d’autres médias amis, de quoi réfléchir à l’abolition du régime légal de l’injustice. On peut dire, une décennie passée, que tout reste à faire. Parmi les articles publiés en cette année 2024 (certains d’entre eux s’écoutantégalement), nous en sélectionnons douze.
En novembre dernier s’est tenu, à Marseille, le procès des effondrements de deux immeubles situés rue d’Aubagne : ils avaient provoqué la mort de huit personnes. C’était il y a tout juste six ans. La colère des milliers d’habitants du quartier à la merci de propriétaires peu scrupuleux est toujours aussi vive. Les cadenas condamnant les immeubles insalubres n’ont pas disparu et se partagent désormais les entrées du centre-ville avec les boîtes à clé qui donnent accès à des locations courte-durée. Ces mutations trouvent leur pendant en Île-de-France, marquée par les chantiers du Grand Paris, que la messe olympique de l’été a accélérés. Nous avons rencontré le chercheur et militant Victor Collet et la géographe Anne Clerval pour, d’une ville à l’autre, comprendre les logiques de la gentrification et du mal-logement.
« Il semblerait que tout le monde ait quelque chose à penser de la campagne». L’autrice de ces lignes, qui a décidé de s’établir dans le milieu agricole en Bretagne, a fait de son territoire et de sa profession un observatoire privilégié des rapports de classes entre néo-ruraux et « gens du cru » — deux mondes auxquels elle se sent également appartenir. Issue d’une famille de paysans d’un côté et d’ouvriers communistes devenus petits patrons de l’autre, Marie Ufferte publie régulièrement de courts textes sur les réseaux sociaux à propos de son quotidien de paysanne, à rebours des représentations usuelles des territoires ruraux. Ces derniers, dit-elle, méritent notre attention « non pas pour ce qu’on voudrait qu’ils soient, non pas pour ce qu’on pense qu’ils sont, mais pour ce qu’ils sont vraiment ».
« Le coup est parti. On ne peut pas revenir en arrière. » Voilà ce que répond le ministre des Transports lorsqu’on lui demande ce qu’il est possible de faire pour le projet d’autoroute A69, ces 62 kilomètres de tronçon en construction entre Castres et Toulouse. Alors que toutes les alertes climatiques exigent de tirer le frein d’urgence, quelques centaines de millions d’euros engagés par des concessionnaires et les pouvoirs publics empêcheraient de stopper un projet « écocidaire et injuste ». Depuis le début de l’année et jusqu’à leur expulsion en octobre, des « écureuils » ont occupé plusieurs arbres situés sur le tracé afin d’empêcher qu’on les abatte, tandis que plus bas, leurs soutiens s’organisent pour les ravitailler malgré la répression. Le photographe Alain Pitton suit de longue date la mobilisation. Il en livre le récit, images à l’appui.
Le 16 septembre 2022, l’assassinat de Jina Amini par la police des mœurs iraniennes, qui jugeait son voile trop peu couvrant et son accent trop kurde, a déclenché une révolte en Iran. Au cri de « Femme, Vie, Liberté », le peuple a affronté les forces du régime théocratique. La répression, sévère, dure toujours et touche tout particulièrement les femmes. Pour effrayer, le régime théâtralise sa violence par la mise en scène d’exécutions publiques, ce à quoi des militantes, comme Sepideh Gholian, ont opposé une résistance performative capable de faire irruption dans l’espace public. La jeune femme, emprisonnée à de nombreuses reprises, a été réincarcérée en mars 2023, quelques heures à peine après sa sortie de la prison d’Evin, pour avoir performé verbalement et physiquement sa contestation devant ses portes. L’universitaire et artiste Rezvan Zandieh, membre de l’Assemblée féministe transnationale solidaire du combat des Iranien·nes, revient sur ces pratiques de résistance et se demande : de Gaza à l’Afghanistan en passant par l’Iran, quel internationalisme féministe ?
Depuis 1945, en France, une loi sur l’immigration est votée en moyenne tous les deux ans. L’année 2024 a bien failli être celle d’une accélération. À peine nommé ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau a annoncé la préparation d’un nouveau texte — quelques mois seulement après le précédent, largement censuré par le Conseil d’État — appelant à rendre plus compliquées encore les conditions d’accueil des exilés. Pendant ce temps, les frontières continuent à tuer et les morts en Méditerranée comme dans la Manche s’accumulent. Pour justifier le refus d’accueillir les personnes qui frappent à leurs portes, les États créent des catégories visant à séparer celles et ceux dont l’exil serait « justifié » des autres, dont les raisons de partir ne seraient qu’économiques. Dans cet entretien, la sociologue Karen Akoka, autrice d’un ouvrage de référence sur le sujet, revient sur l’histoire des politiques d’asile en France et leur sombre actualité.
« Rien n’importe plus que de penser dialectiquement » : nul doute que Grace Lee Boggs est restée toute sa vie fidèle à ce principe directeur. Le mouvement de l’Histoire, l’instabilité du devenir, l’irréductibilité du présent aux théories héritées ne sont pas des vains mots pour celle qui est née à la veille de la révolution bolchevik et décédée dans les États-Unis de Barack Obama. Chinoise née dans le Rhode Island, elle a été l’une des militantes les plus actives du mouvement Black Power ; philosophe, émule de Marx et de Hegel, elle a fait de l’imagination révolutionnaire le fondement de sa pratique politique. La vie de Grace Lee Boggs est un dédale qui nous fait rencontrer certains esprits parmi les plus pénétrants de son temps. Elle nous ouvre enfin à d’infinies questions sur notre avenir : l’histoire politique dont elle a été une actrice est, à bien des égards, encore la nôtre.
« La rage de Pierre Bergounioux est ancienne, inépuisable, elle le jette contre les choses et le temps, elle se retourne contre lui, elle le mord, le lacère, lui montre constamment les crocs, elle ne désarme pas ; lui non plus. » Qui de mieux que Marie-Hélène Lafon pour présenter en peu de mots son camarade, enseignant et écrivain, comme elle ? Figure de la littérature contemporaine et voix forte d’un monde paysan qu’il a vu disparaître, Pierre Bergounioux est l’auteur de romans, qui l’ont fait connaître au mitan des années 1980, avant de se consacrer à des essais et à des récits. Leur dénominateur commun : donner un texte aux « contrées retardataires » et à leurs habitants qui, avant, n’en avaient pas eu, tout en exigeant, inlassablement, une égalité pleine et entière pour tout citoyen. Nous l’avons rencontré en Corrèze, où il est né, a grandi, et revient chaque année pour retrouver la forêt et sculpter des statuettes en ferraille.
Fin décembre 2024, en Italie, les supporters de la Juve Strabia célébraient le premier but professionnel de l’arrière-petit-fils de Mussolini en scandant son nom, bras tendu. Alors que sa mère, députée européenne, est passée par un parti néofasciste avant d’intégrer les rangs de la droite, le jeune footballeur assure ne pas s’occuper de politique — sans s’inquiéter qu’on s’y intéresse pour lui. En Italie comme ailleurs sur le continent, les partis d’extrême droite s’installent au pouvoir ou menacent de le faire, tandis que des groupuscules nationalistes se sentent pousser des ailes. Comment riposter ? Quelques jours avant la victoire de l’extrême droite aux élections européennes et l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, nous avons rencontré deux membres de l’AFA Tolosa. Le collectif venait de fêter ses dix années d’existence : l’occasion de faire le point sur l’histoire récente de l’antifascisme toulousain.
Selon les derniers chiffres en date fournis par Euro-Med Human Rights Monitor, environ 54 000 personnes ont été tuées à Gaza depuis le mois d’octobre 2023. Plus de 110 000 autres ont étés blessées. 96 % de la population gazaouie est en insécurité alimentaire aigüe. 90 % de la population a été déplacée. 90 % des hôpitaux ont été frappés. 9 personnes assassinées sur 10 sont civiles. 196 journalistes ont été assassinés. Aux chiffres s’ajoutent les récits que des journalistes palestiniens parviennent à nous faire parvenir et les témoignages que des habitants envoient — comme ceux que nous ont adressé Diana Albess et Nour Al-Tari. La liste des ONG et des instances internationales qui dénoncent la situation à Gaza comme relevant d’un génocide de l’État israélien à l’encontre des Palestiniens ne cesse de s’allonger, emboîtant le pas à plusieurs historiens spécialistes de la question. Amos Goldberg est l’un d’eux. Lui qui exerce à Jérusalem est revenu dans une interview publiée par Jacobin sur la publication de son article « Oui, c’est un génocide », paru en Israël au mois d’avril. Nous l’avons traduite.
Le 1er février 2022, Amnesty International publiait un rapport dénonçant une politique d’apartheid menée par les autorités israéliennes à l’encontre du peuple palestinien. À l’époque l’utilisation de ce terme a suscité une levée de boucliers ; il est aujourd’hui largement mobilisé par les organisations de défense des droits humains, y compris israéliennes. Parmi les mesures discriminatoires institutionnalisées, le contrôle des déplacements pèse tout particulièrement sur la vie quotidienne des Palestiniens et des Palestiniennes, qui voient une partie du territoire leur être interdite, au point d’être obligés de faire des détours de plusieurs heures pour rejoindre une destination située à quelques kilomètres de leur point de départ. Dans un article publié dans la revue The Baffler que traduit le chercheur Khalid Lyamlahy, Suja Sawafta, écrivaine américano-palestinienne, revient sur cette situation et décrit l’impossible accès à la Méditerranée depuis la Cisjordanie.
« J’en ai rien à foutre de réguler ! » C’est Willy Schraen qui parle, le président de la Fédération nationale des chasseurs et candidat « de la ruralité » au Parlement européen. Excédé qu’on lui demande de se justifier sur l’abattage d’animaux gardés dans des enclos, il affirme que sa pratique est avant tout motivée par le plaisir de la traque. Pour lui, la chasse est avant un loisir, une sociabilité, une source de joie. Un levier politique, aussi. Exit, donc, les arguments écologiques et gestionnaires des prétendus « premiers écologistes de France ». Voilà un épisode, parmi d’autres, d’une histoire explosive : chasse et écologie ou, plus précisément, chasse et protection des écosystèmes et des animaux, entretiennent des liens serrés depuis plusieurs siècles — reste à comprendre lesquels. C’est ce que propose d’aborder cet article par le biais d’un animal aussi cryptique qu’emblématique, tantôt protégé, tantôt braconné : le lynx.
Anjela Duval était paysanne. Le soir, après sa journée de travail dans les champs, elle devenait poète. Celle qui a quitté l’école à 12 ans s’est mise à écrire en breton dans les années 1960, une dizaine d’années après avoir repris la ferme familiale, à la mort de sa mère. La décennie suivante braque ses projecteurs sur la culture bretonne qui, dit-on, se renouvelle : comme d’autres, Anjela Duval passe à la télé, puis est passablement oubliée. C’est à elle que l’écrivaine Juliette Rousseau s’adresse dans ce texte, à écouter dans le podcast Les Parleuses. « La terre nous a taillées commune, complices », écrivait-elle déjà, mais à quelqu’un d’autre, dans La Vie têtue. Ç’aurait pu être à destination de la poète. Puis ailleurs, avec une pointe d’incertitude : « Faut-il remuer la terre tassée qui nous a faites ? » Sans doute, surtout si la glaise est mélangée de pourri. Dans ce portrait, l’autrice n’élude pas le côté sombre d’Anjela Duval, qui, à force d’exalter ses racines celtes et les lois de la nature, a fini par soutenir des positions réactionnaires.
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