Entretien inédit pour le site de Ballast
Deuxième et dernier volet de notre entretien avec Tiphaine Lagarde, coprésidente et porte-parole de l’organisation. L’Histoire radote : la loi n’est jamais qu’un rapport de force, statué à un temps T ; c’est uniquement par la désobéissance et le refus d’une minorité gagnant la majorité que toutes les luttes pour l’émancipation l’ont emporté, jusqu’à devenir des normes collectivement acceptées — de l’abolition de l’esclavage au droit de grève des travailleurs, du droit à l’objection de conscience à celui d’avorter, du vote des femmes à l’égalité des minorités. Mais les animaux restent les premières victimes de l’ordre institué (70 milliards d’animaux terrestres et plus de 1 000 milliards de poissons sont tués chaque année à des fins commerciales) : l’organisation antispéciste se dresse contre l’État et l’industrie agro-alimentaire.
Nous avons interviewé Martin Page, auteur de l’ouvrage Les Animaux ne sont pas comestibles. Il estime qu’il faut parler aux « carnistes » avec « bienveillance », qu’il faut les « informer » et les « accompagner » : la pédagogie ne semble pas être le cheval de bataille de 269 Libération animale, non ?
269 Libération animale ne parle plus, du moins directement, aux carnistes depuis longtemps… Si nous avons, à nos débuts, pratiqué un activisme de rue ayant pour destinataire premier les carnistes, nous nous en sommes détournés assez rapidement. Comme nous vous l’avons dit, les acteurs que nous devons influencer ne sont pas seulement les citoyens, mais aussi les États et les grandes sociétés spécistes. L’activisme pratiqué à nos débuts (intrusions dans les restaurants et supermarchés, happenings « choc » dans l’espace public…) ne reposait pas sur une forme de culpabilisation, mais plutôt de responsabilisation des citoyens. Comment peut-on changer une société si on ne parvient pas à faire comprendre que les problèmes d’inégalité sont de la responsabilité de chacun ? Déresponsabiliser, c’est encourager le passivisme, s’en remettre à d’autres que soi et entraver toute possibilité pour les citoyens de devenir des sujets « politiques ». Lorsque des militants déversent du faux sang devant le rayon boucherie d’un supermarché, j’estime que le geste est d’une redoutable efficacité — il n’est pas culpabilisant mais réinstaure la vérité habilement cachée par les industriels. Nous nous sentons injustement coupables lorsque nous prenons des responsabilités qui ne nous appartiennent pas. Affirmer que le consommateur est exempt de toute responsabilité, c’est avoir une vision très faussée du système spéciste… Ce qui est vrai, c’est que le consommateur n’est pas l’unique responsable d’une consommation carnée à grande échelle. Le problème de ces actions est qu’elles ont tendance à présenter les non-véganes comme les uniques responsables d’un héritage culturel spéciste, qui leur a été pourtant transmis. Le système spéciste est avant tout « institué ». Nous avons été conditionnés par lui.
« Si l’ANC avait écouté les bons conseils des modérés, Nelson Mandela serait mort en prison et le pays aurait sombré dans le chaos. »
Notre approche des carnistes est aujourd’hui indirecte. La conscientisation, qu’elle soit soft ou culpabilisante, reste un processus limité. L’action directe atteint les carnistes, mais par un autre biais. On accuse les gens de faire de la « dissonance cognitive » et d’être incohérents lorsqu’ils/elles disent aimer certains animaux mais en manger d’autres, et d’encourager l’exploitation animale en général. On oublie de rappeler que les institutions et la société en général reproduisent la normalisation du spécisme — déplaçons donc notre critique vers les institutions qui normalisent le spécisme. En visibilisant les industries comme des acteurs oppressifs, on peut toucher nos concitoyens d’une autre manière, plus efficace. La stratégie d’appel à la vertu (ou à la sensibilisation) des carnistes est intrinsèquement culpabilisante : cette position libérale et individualiste fait porter tout le poids de la responsabilité sur la demande des consommateurs de viande, de produits laitiers et d’œufs, plutôt que sur l’offre des entreprises subventionnées par l’État. L’action directe agresserait le public et rebuterait les militants eux-mêmes par sa radicalité et son caractère élitiste. Dans cette société du spectacle où faire image a pris le pas sur faire sens, l’étiquette d’antispéciste radical vous disqualifie d’emblée en effroyable égorgeur de carnistes. Si avoir un comportement trop « radical » signifie s’indigner visiblement, alors oui, je le suis ! Brandir ce mot comme un épouvantail, c’est en outre oublier les leçons de l’Histoire : les démocraties doivent le jour à la radicalité des idées et des peuples qui les ont défendues.
Vous semblez reproduire la vieille opposition socialiste entre réforme et révolution. 269 Libération animale a parfois des mots durs à l’encontre des militants « modérés », des partisans légalistes de la cause. Ne vaudrait-il pas mieux faire publiquement silence sur les divergences internes au mouvement animaliste afin de se concentrer sur l’ennemi commun ?
Mais avons-nous réellement le même ennemi ? Combien de militants animalistes raisonnent en terme de « système » ? très peu… Les partisans légalistes ne visent par leurs actions que les consommateurs, les non-véganes. Est-ce ainsi que l’on peut espérer faire tomber un système oppressif ? Les militants puisent des sources de réjouissance dans les ouvertures de restaurants véganes et l’augmentation du nombre de mètres carrés dédiés aux produits véganes dans les supermarchés. Certains militants désapprouvent ces orientations stratégiques inoffensives et veulent faire, je l’ai dit, de l’antispécisme une lutte de justice sociale. Ces conflits internes témoignent de divergences de fond qui nous isolent, de fait, au sein de la grande famille de la « protection animale » — dans laquelle nous nous reconnaissons de moins en moins. Nous ne sommes pas là pour récolter des dons ou nous faire des amis mais pour gagner en efficacité : il y a urgence. Pire que les carnistes, il y a les modérés, qui nous exhortent à l’immobilisme, à respecter le caractère sacré de la loi, à agir par les voies « acceptables » de la politique et à nous montrer « aimables et dociles ». Que ces nombreux adeptes de la modération et du compromis viennent nous fournir les preuves que cette stratégie a, un jour, porté ses fruits… Nous leur recommandons vivement la lecture de l’excellent ouvrage de Barrington Moore, Les Origines sociales de la dictature et de la démocratie, qui pointe du doigt les atrocités engendrées par l’excès de modération. Facile d’appeler au changement en douceur lorsqu’on n’est pas soi-même du côté des opprimés, lorsqu’on ne porte pas le numéro 4234 et qu’on vit ses dernières heures dans la bouverie crasseuse d’un abattoir ! Pour ne citer qu’un exemple, il suffit de se souvenir comment les défenseurs de l’apartheid en Afrique du Sud recommandaient une « évolution graduelle » de la situation et appelaient la population noire à la modération. Si l’ANC avait écouté les bons conseils des modérés, Nelson Mandela serait mort en prison et le pays aurait sombré dans le chaos. N’en déplaise à certains esprits frileux, on peut être pragmatique et absolutiste ! Opposer les deux est un non-sens total et reflète le manque d’expérience de ceux qui tiennent ces propos réducteurs.
D’aucuns opposent 269 et L214. Le travail « grand public » des seconds a tout de même permis de toucher des milliers de citoyens : on ne compte plus le nombre de nouveaux végétariens/véganes depuis la diffusion de leurs vidéos clandestines… N’êtes-vous, tout de même, pas complémentaires ?
Si, bien évidemment. Nous n’avons jamais dit le contraire — même si nos propos sont très souvent mal interprétés. La formidable percée de la question animale dans le débat public, grâce aux vidéos de L214, a eu l’immense mérite de créer un terreau favorable pour l’avènement d’un véritable soulèvement et mouvement de déconstruction du spécisme. Malheureusement, il n’y a pas eu de sursaut militant. Comme l’a écrit le prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer, l’exploitation des animaux a quelque chose de comparable à une domination totalitaire. Pourquoi les mots « opposition », « ennemi », « pouvoir » sont-ils bannis ? Quant aux campagnes conduisant à supplier les industriels spécistes afin d’obtenir des améliorations sur les conditions d’exploitation animale, je les pense contre-productives. L’exemple des élevages de poules en cages est particulièrement significatif : c’est en France l’une des stratégies exploitées par l’association L214, concernant les œufs, alors qu’il est démontré par diverses études que les élevages de poules sans cages sont loin d’être une « avancée » pour les animaux1.
Vous êtes une formation d’avant-garde, minoritaire et consciente de cela. Guevara estimait que le Parti devait marcher devant, tout en restant à portée de vue afin de ne jamais se couper du peuple : êtes-vous des minoritaires par dépit ou des minoritaires fiers de l’être ?
« Le changement est toujours venu d’une minorité qui a provoqué le débat et forcé la société à réfléchir. »
Nous ne devons pas attendre d’être 20, 30 ou plus de 50 % de véganes dans la population pour exiger l’abolition. Le changement est toujours venu d’une minorité qui a provoqué le débat et forcé la société à réfléchir. Si nous étions des milliers dans les rues, devant les abattoirs et les industries qui exploitent les animaux, il nous faudrait peu de temps pour avoir un réel impact. Si nous désobéissions massivement à la loi — ce qui a été le cas pour les suffragettes pour le droit de vote, les droits civiques pour les personnes noires, l’abolition de l’esclavage aux États-Unis et de nombreux autres mouvements sociaux —, nous serions un véritable mouvement politique. Nous pourrions alors faire surgir un débat public sur l’idée d’abolir toute violence envers les animaux.
Le Monde libertaire a publié deux volumes sur l’anarchisme et les animaux. Dans le second, on peut lire que « Le mode de vie végétalien n’est certainement pas une alternative viable dans nos sociétés », et que la « frange la plus autoritaire du mouvement végane » pose problème…
Ces propos sont révélateurs des relations compliquées qui existent entre anarchisme et antispécisme. Cela peut sembler étonnant quand on sait que ce sont des personnes issues des mouvances anarchistes qui ont, les premières, commencé en France à théoriser l’égalité animale. Même si de nombreux penseurs anarchistes ont témoigné d’un intérêt certain pour la question animale, il y a chez eux un refus de penser la souffrance animale en termes de rapports sociaux et politiques de domination, d’exploitation et d’oppression — et une incapacité plus générale à remettre en cause l’idéologie régnante : l’humanisme. Les anarchistes restent très attachés à un certain naturalisme et incluent la condition animale dans une problématique écologiste insusceptible de penser les animaux comme des individus. Élisée Reclus en est l’exemple parfait. Saluant l’œuvre de protection accomplie en plusieurs cas par l’homme, il ne s’oppose toutefois pas à la domestication de l’animal. Les penseurs anarchistes n’érigent pas l’animal en sujet de droit car c’est bien l’homme qui est responsable, et qui a non pas le pouvoir (que combat l’anarchisme), mais la « capacité ». Reclus souligne ainsi que « Parmi les humains, les oppressés peuvent résister à la ligue des oppresseurs. […]. Mais que peuvent les animaux ? Ils ne se mettent point en grève et on ne saurait attendre l’amélioration de leur sort que de l’accroissement graduel de l’intelligence et de la bonté chez leurs éleveurs et maîtres. » Il n’envisage pas la lutte contre l’exploitation animale comme un projet d’émancipation des individus non-humains. Et Reclus, qui était végétarien, refusait d’imposer cette pratique à tous : « Il ne s’agit nullement pour nous de fonder une nouvelle religion et de nous y astreindre avec un dogmatisme de sectaires. »
Je ne comprends pas ce rejet de l’antispécisme par les milieux anarchistes. L’antispécisme n’est pas une démarche tombée du ciel afin d’imposer une norme alimentaire : il est le reflet d’une pratique sociale. On trouve les prémices d’une vraie réflexion antispéciste dans la pensée de Louis Rimbault : « Les végétaliens sont des anarchistes en actions, qui ne coopèrent en rien que ce soit, par notre méthode de vie, aux forces sur lesquelles reposent le principe d’État ou de simple autorité. » L’accent mis sur les individus devrait d’ailleurs rapprocher anarchisme et antispécisme. Pour l’humanisme, les individus humains doivent être considérées en tant qu’humains, alors que l’antispécisme met l’accent non pas sur les statuts socialement octroyés à chacun d’entre nous, mais sur la réalité de chacun de nous, sur ses intérêts réels et concrets. L’objectif de l’anarchisme n’est pas seulement de socialiser les productions capitalistes pour les continuer, ce n’est pas qu’un combat quantitatif : c’est une lutte qualitative également, pour une société aux valeurs différentes. Pourquoi ce rejet, ou ce manque d’intérêt ? Il y a une grande hypocrisie de toute une partie du mouvement anarchiste qui présente l’antispécisme comme un produit de la décadence du capitalisme. C’est de la mauvaise foi intellectuelle2. En réalité, on n’a pas cherché à reconnaître la possibilité d’un antispécisme anarchiste (donc anticapitaliste et illégaliste) et amoral ; on prétend démonter tout antispécisme en le réduisant à un antispécisme capitaliste, légaliste et moraliste3.
« L’élevage repose sur le fait de violer l’intégrité physique d’un individu (mutilation, castration, violences sexuelles, reproduction forcée, insémination artificielle, etc.) ; de le priver de sa liberté (l’enfermer, l’attacher, etc.) et de le tuer dès qu’il est suffisamment engraissé ou moins productif. »
Un discours bien réducteur fait croire que tous les antispécistes veulent que les éleveurs traditionnels passent à l’industrie mondialisée. Tout antispéciste ne réduit pas le problème de la production industrielle au spécisme, c’est-à-dire oublie le problème spécifique du capitalisme ! Le procédé qui vise à critiquer la production industrielle pour mieux sauver l’élevage est un procédé malhonnête. Ce n’est pas parce que la production industrielle de viande est pire que l’élevage traditionnel que la pratique de l’élevage traditionnel est justifiée ! L’élevage repose sur le fait de violer l’intégrité physique d’un individu (mutilation, castration, violences sexuelles, reproduction forcée, insémination artificielle, etc.) ; de le priver de sa liberté (l’enfermer, l’attacher, etc.) et de le tuer dès qu’il est suffisamment engraissé ou moins productif. L’animal-marchandise est central dans tout un pan du capitalisme. L’importance économique de l’exploitation des animaux implique que nombre de capitalistes ont intérêt à exacerber le mépris que notre monde développe pour les non-humains — les systèmes actuels d’exploitation tirent, de fait, des profits (matériels, mais aussi idéologiques) du spécisme.
Parlons franchement de violence. Une notion assez complexe à définir, selon l’endroit d’où l’on parle : vous êtes juriste, donc au fait des attendus de l’État, mais également activiste, et hostile à ce dernier… Qu’est-ce donc, être violent ?
Au-delà de la définition commune que l’on donne au terme « violence », il s’agit de savoir qui, dans notre société, possède le pouvoir de définir ce qui est violent et ce qui ne l’est pas, qui maîtrise cette faculté de répartition de nos actes en deux catégories. Bien sûr, la violence, définie de façon adéquate, est un mal. Dans l’idéal, elle devrait n’avoir aucune part dans la façon dont les individus interagissent. Notre propos n’est pas de faire l’apologie de la violence mais de savoir si, de manière pragmatique, des stratégies présentées comme « violentes » peuvent conduire à davantage d’efficacité. Un premier constat s’impose : si nous légitimons majoritairement son usage au sein de luttes humaines (de préférence « lointaines », géographiquement parlant, exotisation de la violence oblige4), nous la condamnons systématiquement lorsqu’elle s’exerce au profit des individus non-humains. Il suffit de voir comment sont décriés (et au sein même du milieu animaliste) les modes d’action du mouvement ALF... Dès lors : la non-violence est-elle en soi une posture de privilégiés humains (ne subissant pas l’oppression spéciste) ? la non-violence est-elle spéciste ? Il y aurait beaucoup à dire sur ce culte du pacifisme que l’intégralité du mouvement antispéciste prône comme un dogme stratégique et moral. Cette analyse de la non-violence comme une pratique de « privilégiés » a été menée par le philosophe Peter Gelderloos dans deux ouvrages importants : Comment la non-violence protège l’État et L’Échec de la non-violence, paru en 2013. En prenant l’exemple du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, il démontre comment la non-violence peut être analysée comme un mode d’action raciste prôné par la « race » blanche privilégiée.
La plus grande difficulté qui s’impose à nous est d’abord de dessiner les contours du terme de « violence » : s’applique-t-il seulement dans le cas d’une violation significative de l’intégrité physique d’autrui, ou bien aussi à des actes de violence dirigés contre des biens matériels ? Qu’en est-il des cas où est exercée une violence physique minimale sur autrui, à l’instar de l’autodéfense contre la brutalité policière, ou de la légitime défense ? Il existe en réalité une multitude de formes de violence, dont certaines ne méritent peut-être pas ce qualificatif. La violence structurelle est la violence provoquée par les systèmes et les idéologies de domination, de discrimination et d’injustice. C’est la violence-mère de toutes les autres, car elle suscite de la part des opprimés (et de ceux qui les défendent) la violence de protestation. C’est pourtant la violence la moins visible (et visibilisée comme telle) dans notre société. À ce sujet, la sortie récente du dernier ouvrage d’Elsa Dorlin, Se défendre — Une philosophie de la violence, m’a interpellée5. C’est une sémiologie du corps militant, en quelque sorte, qui fait écho à la stratégie judiciaire de 269 Libération animale et qui invoque l’existence d’une « légitime défense pour autrui », par le biais des corps politisés des militants, mis en avant dans les actions directes d’interposition et de blocage menées dans les abattoirs.
La non-violence, dites-vous, postule que la violence existerait dans l’absolu et qu’il serait possible à chacun de l’appréhender objectivement. C’est-à-dire ?
« C’est la violence manifestée par l’État qui maîtrise la partition, répartit les rôles et finalement décide de la violence ou de la non-violence du désobéissant. »
Cette approche pose plusieurs problèmes majeurs. Avant tout, elle place sur le même plan des formes de violence que toute critique systémique devrait pourtant distinguer : la violence déployée par le système pour se maintenir et celle, supposée, d’actes collectifs visant à lui résister. Parler également de violence pour l’un comme pour l’autre revient à ignorer le monopole de la violence légitime dont bénéficie l’État et la disproportion des moyens à l’œuvre. La non-violence oublie une dimension fondamentale des rapports d’oppression : ceux-ci sont indolores pour les dominants et donc le plus souvent invisibles pour elles et eux. On n’expérimente le monde que depuis une position située. Quand nous prétendons délimiter les contours de la violence, nous le faisons dans la négation de ce que notre rapport au monde implique de violent pour d’autres. C’est l’intensité et la nature de la réaction de celui auquel on désobéit qui dessine la non-violence ou la violence du désobéissant ! C’est la violence manifestée par l’État qui maîtrise la partition, répartit les rôles et finalement décide de la violence ou de la non-violence du désobéissant.
Les définitions larges (incluant notamment les atteintes à la propriété) qui se concentrent sur la propriété, et non sur les animaux, occultent les violences massives infligées aux êtres sentients par les sociétés spécistes et les gouvernements, tout en qualifiant d’« extrémistes violents » les militants qui portent secours à des animaux subissant un système meurtrier. Je défends une définition étroite de la violence, selon laquelle un acte est « violent » quand un individu ou un groupe d’individus causent intentionnellement un dommage physique, des blessures ou la mort d’un autre individu ou d’un autre groupe sans justification ni cause adéquates. La définition de la violence devrait inclure les agressions faites aux animaux plutôt que les dommages causés à la propriété. Inclure les atteintes aux biens dans la définition de la violence banalise la violence faite aux individus humains et non-humains, et brouille la distinction cruciale entre les êtres vivants et les choses non vivantes. Ceux qui acceptent cette définition large contribuent sans le vouloir à la diabolisation des activistes (accusés de « terrorisme ») et légitiment la répression qui sévit à l’encontre du mouvement de libération animale et de ses partisans. Un exemple. Lors des émeutes qui ont éclaté à Londres au mois d’août 2011, les actes de destruction de biens relevant de la propriété privée et publique ont souvent été interprétés par les tribunaux comme des atteintes à la vie humaine, ce qui a permis de caractériser le désordre engendré comme relevant d’un pur acte de criminalité apolitique, dont la réponse serait militaire ou policière — et non politique.
Sans pour autant sombrer dans une pâle copie en négatif — une simple apologie de l’action violente —, nous aurions tout à gagner à promouvoir la diversité des tactiques : assumer le fait que plusieurs niveaux d’action (violentes ou non) peuvent cohabiter et se renforcer mutuellement, à condition d’avoir des objectifs communs. On ne peut nier que le pacifisme comme idéologie dominante émane d’un contexte privilégié. Si l’on se place du point de vue des animaux non-humains, on ne peut ignorer que la violence est déjà là. Au premier abord, la « non-violence » semble une simple position morale, fondée sur le présupposé simpliste que la violence est avant tout quelque chose que l’on choisit. Présupposé erroné : il y a bien des individus qui ont le privilège de choisir la violence et d’autres qui vivent dans des conditions violentes, qu’ils le veuillent ou non (notamment les animaux non-humains). Le pacifisme présuppose que nous, humains privilégiés, qui sommes libres et satisfaisons à tous nos besoins de base, avons le droit de conseiller aux personnes opprimées (et à celles qui luttent en leur nom) de subir et laisser faire patiemment une violence indiciblement plus grande que celle que nous avons connue nous-mêmes. Même Gandhi et Martin Luther King s’accordaient sur la nécessité de soutenir les mouvements de libération armés (en citant respectivement les luttes menées en Palestine et au Vietnam) là où aucune alternative non-violente n’existait — ce qui revenait à faire primer les objectifs sur le choix de telle ou telle tactique. Mais la plupart des pacifistes d’aujourd’hui effacent ce pan de l’Histoire et refaçonnent une non-violence en accord avec leur niveau de confort, tout en se drapant de la légitimité de ces illustres figures.
« Même Gandhi et Martin Luther King s’accordaient à estimer nécessaire de soutenir les mouvements de libération armés (en citant respectivement les luttes menées en Palestine et au Vietnam), là où aucune alternative non-violente n’existait. »
La critique du racisme élaborée par Luther King, plus dérangeante, est passée sous silence, tandis que ses formules téléphonées appelant à un activisme non-violent et sympathique sont ressassées jusqu’à la nausée — ce qui permet aux pacifistes de raffermir leur activisme non-violent et de s’associer à une grande figure noire consensuelle pour empêcher qu’on décèle le racisme inhérent à leur position. Les victoires attribuées aux luttes non-violentes sont décontextualisées de manière à ignorer le rôle important de la résistance violente et la diversité des formes qui militent pour le changement. Martin Luther King n’a pas assuré à lui seul la conquête des droits civiques : Malcolm X, les Black Panthers et les émeutiers qui embrasaient les villes exerçaient une forte pression et permettaient à Luther King de se positionner comme un mal modéré. L’idéologie non-violente s’appuie en premier lieu sur le désaveu des actions « violentes » et même sur la critique de celles et ceux qui ne les condamnent pas assez fermement. Ce qui est « violent » serait à bannir de toute lutte. Et, surtout, l’usage de « la violence » engendrerait plus de répression : on élude le problème qui réside dans le fait qu’elles soient réprimées… C’est bien contre cela qu’il faut lutter.
Vous faites cependant savoir que votre ligne rouge est l’intégrité physique de la personne, fût-elle coupable de crimes sur les animaux. Vous vous revendiquez parfois de Thoreau, qui a pourtant explicitement soutenu, au nom de la justice, que l’on tire sur les propriétaires d’esclaves… Votre refus de cette violence « ultime » est-il un choix moral ou stratégique ?
Peter Singer affirme que la protection des animaux est bonne et juste tant qu’elle reste « non-violente ». Ce philosophe soutient que, pour obtenir un réel succès, « il nous faut changer les esprits des gens raisonnables au sein de notre société […]. La force du plaidoyer pour la Libération animale est son engagement éthique ; nous tenons le haut du pavé moralement, et l’abandonner c’est faire le jeu de ceux qui s’opposent à nous […]. Les maux que nous infligeons aux autres espèces sont […] indéniables une fois qu’ils sont vus clairement ; c’est dans le bien-fondé de notre cause, et non dans la crainte que suscitent nos bombes, que se trouvent nos perspectives de victoire ». Singer base son argumentation sur une foi assez naïve dans l’État et dans son « processus démocratique » mythique. La majorité des défenseurs des animaux croient que la stratégie en deux volets, qui allie éducation et législation, est le plus sûr moyen de triompher des mentalités et des lois spécistes. Mais l’État n’est pas un arbitre neutre des intérêts rivaux ! Il est plutôt l’outil des intérêts capitalistes. Si un mouvement ne constitue pas une menace, il ne peut pas changer un système fondé sur la coercition et la violence centralisées — et si ce mouvement ne distingue pas et n’exerce pas le pouvoir qui lui permet de devenir une menace, il ne peut pas détruire un tel système. Mais, pour répondre franchement à votre question : si un militant antispéciste tue un « exploiteur » d’animaux ou fait exploser un abattoir, quel sera l’impact de ces gestes ? Sur le court terme, on ne peut nier un résultat certain et immédiat puisque se trouve supprimé un agent actif de violence spéciste — mais il va de soi que, sur le long terme, cette stratégie n’est pas viable, ni même efficace… Au risque de choquer, cette violence-là pourrait se justifier moralement. Je m’explique : cette situation pourrait relever de la légitime défense, soit le contre-exemple le plus évident et le plus contraignant à leur règle rigide d’opposition à « la violence ». On peut légitimer facilement la violence contre les exploiteurs lorsque cela est nécessaire pour protéger les animaux innocents qui, dans la plupart des cas, ne peuvent se défendre et sont pris pour cible. Les pacifistes les plus extrêmes ne résisteraient peut-être pas physiquement à de violents coups de matraque…
Quand Malcolm X disait des Afro-Américains qu’ils devaient se battre pour la liberté « par tous les moyens nécessaires », il ne défendait pas la violence agressive ni les attaques offensives, mais soulignait plutôt le droit à la légitime défense dans des conditions où la police, le FBI et l’État sont des ennemis ayant l’intention de tuer. Comme les humains, les animaux ont un droit à la légitime défense, mais ne peuvent, mis à part quelques rares exceptions, se défendre par eux-mêmes. Les humains qui agissent au nom des animaux ont le devoir de les protéger par tous les moyens nécessaires des blessures qui peuvent leur être infligées. Comprises dans leur contexte, ces mesures ne sont pas violentes : elles sont une contre-violence et relèvent de ce que Steven Best appelle une « légitime défense par extension »… C’est donc probablement pour des raisons pragmatiques, et non morales, qu’aucun activiste n’a encore sérieusement blessé ou tué un exploiteur d’animaux ! Ce type d’action serait certainement une catastrophe au niveau médiatique et entraînerait une répression telle qu’elle immobiliserait vraisemblablement les activistes… Même si le mouvement ALF a obtenu des succès qu’on ne peut nier, il a été catastrophique sur un plan politique en ne parvenant pas à imposer l’antispécisme comme un débat de justice sociale.
Une polémique a éclaté lorsque vous avez annoncé, en avril dernier, une action contre « l’esclavage » des animaux le jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage des Noirs, arguant qu’il importe d’articuler les oppressions et de dénoncer l’esclavage sous toutes ses formes, celui de la Traite comme celui qui, sous d’autres formes, perdure. De nombreuses voix ont protesté contre ce qu’elles tenaient pour une instrumentalisation, voire une injure raciste faite à la mémoire des esclaves africains. Avec le recul, comment percevez-vous cette affaire ?
« Cet activisme inquiète beaucoup le pouvoir en place… La sévère répression dont les militants de 269 Libération animale font l’objet suffit à le démontrer. »
Après une longue discussion avec le président du Conseil représentatif des associations noires de France et la lecture approfondie des témoignages que nous avons reçus, l’association a en effet pris la décision d’annuler l’action du 10 mai 2017, par respect pour les personnes qui se sont senties heurtées et offensées par cette démarche. Nous avons compris, après ces quelques jours de polémique, que la question de base de l’action autour du lien entre racisme et spécisme était complètement mise de côté, et que cet évènement était en réalité vécu et perçu comme un « groupe blanc » venant s’approprier un évènement contre-culturel d’un mouvement d’émancipation noir pour le façonner à notre convenance. Notre intention n’était absolument pas celle-ci, bien évidemment. Nous avons longuement expliqué en quoi il ne s’agissait pour nous ni d’une instrumentalisation ni d’une tentative de récupération. Nous pensons que cette action a mis au jour une question bien plus profonde et problématique que « la convergence des luttes » : celle d’une cause animaliste très majoritairement fondée sur ce qu’on peut appeler « le modèle blanc ». Notre démarche était sincère et nous l’envisagions — peut-être naïvement — comme une tentative de construction d’une passerelle entre deux mouvements qui gagneraient selon nous à se joindre. Mais il est peut-être trop tôt pour ce type d’évènements. Devant une telle avalanche d’oppositions, il nous a semblé préférable de ne pas nous obstiner dans cette voie. Nous avons cherché à comprendre le point de vue des opposants : nous sommes effectivement en grande majorité « blancs » et ne vivons pas ce que les racisés peuvent vivre au quotidien, ni l’impact que ça a sur leur propre perception et rapport au monde. La jeune association 269 Libération animale a commis là une erreur, certes, mais demeure l’une des seules et rares structures animalistes à faire émerger un nouvel activisme de désobéissance civile et à faire découvrir des textes, des penseurs et des penseuses, des mouvements de l’antiracisme, dont elle s’inspire (il nous semble, du reste, qu’on peut prendre exemple sur d’autres mouvements sans être accusé d’instrumentalisation pour autant).
Au regard de vos récentes condamnations, il paraît plus que probable que des militants finiront incarcérés, en France, dans les prochains mois ou les prochaines années : que faudra-t-il en conclure ?
Cet activisme inquiète beaucoup le pouvoir en place… La sévère répression dont les militants de 269 Libération animale font l’objet suffit à le démontrer. Le simple fait de vouloir faire cesser un trouble d’ordre économique et privé (somme toute mineur, puisqu’il s’agit de dégradations légères), occasionné par une action militante non-violente, justifie-t-il un tel déploiement de moyens (perquisitions, gardes à vue, saisies, etc.) ? Ce type d’infraction « mineure » est rarement poursuivie par la Justice et témoigne ici d’un usage détourné de l’appareil répressif. Le but n’est en effet pas de punir une infraction mais, par le prononcé de peines sévères, d’empêcher toute récidive et, surtout, d’intimider les militants afin qu’ils usent d’autres moyens, légaux et conventionnels, pour protester. Si actuellement, en droit pénal, seul le résultat, et non le comportement qui y a conduit, commande la qualification de l’infraction, l’existence d’une controverse sociale sur le statut des animaux fait nécessairement intervenir des considérations politiques et morales dans l’application du droit par le juge. Les procès ont ce pouvoir de mettre en lumière l’usage abusif de l’appareil répressif de l’État. C’est pourquoi Ceylan Cirik (qui codirige l’association) et moi-même avons refusé de passer par la voie du « plaider coupable », qui nous est systématiquement proposée. Nous voulons un véritable procès public. Les actions de blocage, d’occupation d’abattoirs et de sièges sociaux ne sont pas de simples « atteinte aux biens d’autrui » pouvant faire l’objet d’un traitement judiciaire simplifié mais des actes socialement utiles méritant un procès, avec toute sa force symbolique et ses vertus pédagogiques.
Le traitement judiciaire de cette affaire conduit en outre à mettre en balance plusieurs intérêts : un intérêt privé protégé, le droit de propriété, avec un autre intérêt qui pourrait être protégé, un intérêt sociétal et général, le droit à l’information mais aussi le droit de résistance. De multiples cas difficiles (on l’a vu pour le droit au logement, par exemple) « investissent le juge d’une nouvelle fonction directe d’énonciation de la norme à laquelle la société civile veut désormais participer ». La loi n’a pas la seule maîtrise du changement social et le juge peut devenir l’intermédiaire privilégié des acteurs sociaux. Nous sommes sommés par la justice de protester gentiment et de manière légale pour ne pas déranger les entreprises du secteur ; la désobéissance civile est ainsi à nouveau bafouée devant les tribunaux et l’oppression endurée par les animaux non-humains ignorée alors que 3 millions d’individus perdent chaque jour la vie dans les abattoirs sans nécessité aucune. Nous sommes des opposants politiques à un système d’exploitation et devons le réaffirmer pour faire comprendre que ces actions militantes servent l’intérêt général. En violant ostensiblement la loi, les activistes investissent le terrain du droit et le proclament arbitre d’une controverse sociale : alors que les animaux sont enfin reconnus comme des êtres sensibles par la science comme par le droit, comment peut-on continuer à permettre qu’ils soient exploités et abattus en masse ? Résister, c’est toujours prendre un risque et, parfois seulement, réussir à imposer un changement.
« Alors que les animaux sont enfin reconnus comme des êtres sensibles par la science comme par le droit, comment peut-on continuer à permettre qu’ils soient exploités et abattus en masse ? »
Bien que la résistance à l’oppression soit un droit reconnu par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui figure en préambule à la Constitution française), la justice a le plus grand mal à admettre la valeur juridique de la justification d’un acte délictueux au titre de la désobéissance civile. Au-delà de la lutte contre le spécisme, 269 Libération animale milite aussi pour le passage du droit moral de résister à l’oppression à la reconnaissance d’un droit à la désobéissance civile, à partir de la multiplication des « droits suspensifs » et de l’évolution du droit européen sur cette question. Nous déplorons ainsi le fait que nous soyons traités comme de simples délinquants sans pouvoir expliciter le bien-fondé de nos actes, qui se trouvent dépolitisés devant les tribunaux. Pour ce faire, nous tentons d’invoquer « l’état de nécessité » face au statu quo de la condition animale : « Aujourd’hui, le droit définit l’état de nécessité comme un fait justificatif
d’une infraction pénale et considère que celui qui a enfreint la loi pour défendre un intérêt social supérieur, sans aucun intérêt pour lui-même, ne saurait être sanctionné » expliquait Maître François Roux, l’avocat de nombreux désobéissants. L’association 269 Libération Animale souhaite se saisir des procès à venir pour faire le procès public de l’exploitation animale et interpeller l’opinion publique sur le sort que notre société réserve aux habitants les plus nombreux de la planète. Nous souhaitons que les tribunaux reconnaissent que le sort actuel des animaux nous met face à un « état de nécessité ».
Aujourd’hui qualifiés « d’êtres vivants doués de sensibilité » par l’article 515–14 du Code civil, les animaux sont pourtant soumis à une violence généralisée et croissante avec un développement exponentiel de l’élevage qui les soumet à des conditions de vie et d’abattage toujours plus terribles. On sait depuis Nuremberg que la désobéissance peut-être une vertu lorsqu’il s’agit de résister à un ordre injuste. Ce principe est aujourd’hui repris dans la discipline des armées comme dans le droit en vigueur devant les juridictions pénales internationales. Notre République est fille d’une insurrection et notre droit s’est construit en grande partie sur des désobéissances à la loi, que ce soit le droit du travail et le droit de grève, la loi sur l’avortement après le Manifeste des 343, la loi sur l’objection de conscience, etc. Il arrive de temps à autres que les tribunaux de première instance reconnaissent l’état de nécessité où se trouvent des personnes démunies ou des activistes dénonçant un danger social ou moral. Les activistes désobéissants sont les défenseurs des « intérêts moraux supérieurs » de la société. C’est le rôle d’un citoyen en démocratie d’agir quand il y a une défaillance de l’État.
Philosophie magazine a récemment brossé votre portrait : vous seriez une femme imperméable au doute. Vous reconnaissez-vous dans ce trait ?
Assez, oui. Il ne s’agit pas de prétention ou d’un refus de remise en question, d’apprendre des autres ou de recevoir des critiques (au contraire) mais du sentiment profond que la stratégie d’action directe que nous avons initiée avec Ceylan est porteuse d’espoir et d’une réelle potentialité transformatrice. Il y a un sentiment très étrange qui s’empare de vous la première fois que vous désobéissez et pénétrez dans ces zones de non-droit que sont les abattoirs : le sentiment qu’enfin nous sommes là où il faut être, que c’est là que tout se joue. Si nous n’étions pas persuadés du pouvoir de ces actions, nous ne risquerions pas tout. Aujourd’hui, nous vivons un véritable acharnement judiciaire, ma carrière universitaire est au point mort et l’avenir s’annonce difficile à tous les niveaux — mais je ne doute pas de mes choix stratégiques. Ces modestes sacrifices sont nécessaires. Le caractère parfois désespéré de ces actions, dont les activistes ne ressortent pas indemnes, peut prêter à la critique facile… On y voit des parodies prétentieuses de la petite Antigone s’attaquant au grand Créon et nous sommes l’objet d’attaques haineuses de la part de celles et ceux que ces actes renvoient à leur propre immobilisme et manque de courage. Et pourtant… Antigone n’est-elle pas la matrice de la désobéissance aux lois ? Celle qui par son geste fou a, l’espace d’un instant, fait vaciller le pouvoir. Avons-nous connu tellement de ces instants précieux pour les négliger lorsqu’ils surviennent ? On entendra toujours : « Oui, mais pour quelle efficacité immédiate ? » ou « Finalement, les animaux ont été abattus », comme si nous avions eu la prétention de penser qu’un résultat concret et immédiat surviendrait de ces prises de risques.
Bloquer un abattoir durant six heures, le paralyser, n’est-ce pas un tour de force dans une société où la machine de mort ne s’enraye jamais ? Je me revois regarder ma montre dans cette ignoble bouverie de l’abattoir Charal et dire aux activistes épuisés que, normalement, à cette heure-ci, la chaîne d’abattage devrait être en route mais qu’aujourd’hui elle ne l’était pas. Je revois les premiers rayons du soleil, qui n’avaient jamais caressé les corps douloureux de ces animaux condamnés, perçant par les carreaux sales du toit du bâtiment. Les animaux de cet abattoir avaient vu l’aube pour la première fois. Ils vivaient encore, et c’est tout ce qui comptait. Je me souviens les avoir regardés longtemps, eux qui n’avaient jamais existé, et me dire qu’aujourd’hui leur vie importait à quelqu’un. C’est peu, mais c’est tellement précieux. Ce jour-là, nous les avons vus, nous les avons entendus et nous les avons aimés du mieux que nous pouvions dans ce monde où ils ne sont personne.
Crédits photographie de bannière et de vignette : 269 Libération animale
- L’association Direct Action Everywhere l’a fait remarquer pour les États-Unis : « Les fermes sans cages ne sont pas bonnes pour les animaux, mais elles profitent à l’industrie. Bloomberg a démontré que le consommateur moyen était prêt à payer plus du double pour une douzaine d’œufs venant de poules élevées dans une ferme sans cages. Une prime de 2 $ par douzaine d’œufs. Mais les coûts reliés à cet élevage n’augmentent que de 0,15 $ par douzaine. Si tous les œufs étaient produits dans des fermes sans cages, l’industrie verrait ses profits augmenter de 7 milliards de dollars ! Ces chiffres ne sont pas que spéculatifs. Après une année marquée par plusieurs passages au système sans cages, l’American Egg Board projette un accroissement de 5 % de la consommation d’œufs par habitant. Les investissements dans la production d’œufs ne cessent d’augmenter. Ce qui veut dire que des millions de poules vivront dans des conditions horribles sur des fermes d’œufs dites modernes. »[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : Quelques propos révélateurs : « Une partie du mouvement antispéciste (mais je n’ai pas trouvé l’autre) danse gaiement sur les cendres de l’élevage, qui constitue pourtant malgré tous ses défauts une des dernières poches de résistance à la modernité. Le travail persiste à y avoir un sens, un ancrage dans tout un ensemble de relations sociales, à y produire autre chose que de l’ennui, de l’inutilité et de la mort. » « Libérez les animaux de l’antispécisme », Paris-Luttes.info.[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : La majorité des anarchistes font passer l’antispécisme pour un précepte moral. Mais un antispécisme amoral est possible. Il ne s’agit que de reconnaître l’existence des intérêts des autres ainsi que leur importance : l’exigence d’égalité, ce peut être un principe moral mais aussi simplement la volonté de regarder la réalité en face. C’est que la subjectivité des êtres sensibles est une réalité objective, fait pleinement partie de la réalité.[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : L’exotisation des luttes est un travers courant. Cela consiste à ne pas considérer les luttes de la même façon selon la proximité culturelle ou la distance à notre propre point de référence, la démocratie occidentale. Comment réagir à la valorisation d’une lutte dans tel ou tel pays dits du « Sud », y compris dans ses dimensions dites « violentes », quand les mêmes personnes condamnent avec la plus grande fermeté des pratiques similaires en France, sous l’argument de la violence ?[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : Elle parvient, par la sémantique, en usant du terme « légitime défense », à pointer du doigt ce problème de définition de la contre-violence, de la violence de protestation. Des résistances esclaves au ju-jitsu des suffragistes, de l’insurrection du ghetto de Varsovie aux Black Panthers ou aux patrouilles queer, Elsa Dorlin retrace une généalogie de ce qu’elle nomme l’« autodéfense politique ». Elle présente la ligne de partage qui oppose historiquement les corps « dignes d’être défendus » à ceux, désarmés ou rendus indéfendables, laissés sans défense.[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre entretien Geoffrey Le Guilcher : « L’abattoir est une chaîne de tabous », avril 2017
☰ Lire notre entretien avec Éric Baratay : « Les animaux ont été oubliés », novembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Les Cahiers antispécistes : « Sortir les animaux de la catégorie des marchandises », septembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Ronnie Lee : « Mettre un terme à l’exploitation animale », janvier 2016