Entretien inédit pour le site de Ballast
Ils bloquent des abattoirs, forcent l’entrée des sièges de l’industrie carnée, manifestent devant des boucheries, répandent du faux sang dans les supermarchés « complices » des lobbies de l’agroalimentaire, exfiltrent clandestinement des animaux qui allaient être tués ou en recueillent dans des refuges, dont l’adresse est tenue secrète. « Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la plus grande faillite de l’homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent », lançait en son temps Kundera. Les fondateurs de 269 Libération animale viennent tous deux d’être condamnés à trois mois de prison avec sursis — ils revendiquent le statut d’opposants politiques et prônent la désobéissance civile : si la loi permet « l’exploitation et la mise à mort », il importe de l’outrepasser. Nous en parlons avec Tiphaine Lagarde, juriste, coprésidente et porte-parole de l’organisation antispéciste.
Imaginons-nous en novembre 2057 : nous cherchons un restaurant pour casser la croûte en même temps que nous vous interviewons ; trouve-t-on encore quelque part des animaux à la carte ?
C’est une question « piège » — et je risque fort de passer pour une pessimiste invétérée… Dans l’esprit de chacun, chaque effort fourni en vue d’une amélioration de notre société repose nécessairement sur la croyance qu’un « monde meilleur » est non seulement souhaitable, mais aussi réalisable à court ou long terme (sinon, pourquoi militer ?). Et pourtant… J’aimerais bien évidemment répondre que « non », que je suis certaine qu’en 2057 l’humanité aura placé la justice au cœur de ses préoccupations et que les cartes des restaurants seront épurées des cadavres d’individus sensibles, mais l’orientation actuelle du mouvement animaliste1 — qui peine à se concrétiser comme une véritable force d’opposition poursuivant des objectifs politiques et qui se défait dangereusement de son potentiel contestataire, en raison d’une institutionnalisation précoce et surtout d’une habile récupération orchestrée par le lobby de la viande — ne laisse pas présager une issue si rapide…
Pas d’optimisme mobilisateur, donc ?
« Résister non plus symboliquement mais physiquement. Intervenir pour perturber le massacre là où il se passe, là où il se décide. »
En posant ce constat, je vais à l’encontre de l’optimisme, parfois infantile, des gens qui prennent part à « la cause animale ». Je suis frappée de constater que malgré la détérioration de la situation pour les animaux non-humains — qui n’ont jamais été si exploités et massacrés à travers le monde —, les véganes et plus largement les « défenseurs des animaux » sont, pour leur majorité, en plein déni. Ils surestiment la signification de réformes à vrai dire très mineures (voire purement symboliques) pour les animaux, sans voir ce qu’a d’inquiétant la situation globale. Ils sous-estiment le rôle des entreprises et de l’État dans la défense d’une société basée sur l’exploitation animale et les grandes ONG animalistes finissent par s’intégrer au système, en collaborant de manière à peine déguisée avec l’industrie — une industrie assez avisée pour savoir que la contestation qu’elle affronte est susceptible d’être résorbée par le partenariat avec des associations et la promotion d’une viande et d’un abattage « éthiques »2. Enfin, par ignorance et surtout par lâcheté, un vent de modération souffle sur le milieu animaliste : les militants rejettent massivement l’usage de stratégies offensives, comme la désobéissance civile et l’action directe, qui ont pourtant fait leurs preuves dans tous les mouvements sociaux et sont absolument nécessaires pour politiser la question animale. Les blocages et occupations d’abattoirs qu’organise l’association que je représente permettent de viser une nouvelle cible : l’industrie spéciste, et non plus seulement les consommateurs. Par un déplacement géographique de l’activisme sur un lieu d’oppression hautement symbolique, il permet également d’inclure les animaux non-humains dans la lutte3, en les individualisant, en partageant leurs gestes de résistance, en étant « avec eux » et plus seulement là « pour eux ». Résister non plus symboliquement mais physiquement. Intervenir pour perturber le massacre là où il se passe, là où il se décide, est un acte indispensable : il illustre réellement la détermination d’un mouvement à obtenir gain de cause.
Depuis quelques années, la question animale s’est taillée une place non négligeable dans les débats qui agitent notre société. Cela ne signerait-il donc pas le début prometteur d’une prise de conscience collective et concrète ?
Depuis la vive (et justifiée) émotion suscitée par les vidéos de l’association L214, une avalanche de productions éditoriales sur la question animale a bel et bien submergé la presse comme les étals des librairies. Les superlatifs s’entrechoquent sans retenue et on lit l’avènement d’une révolution végane à tout-va, donnant l’impression que le mouvement est tombé amoureux de lui-même. Mais face à cet engouement, osons poser la question qui fâche : qu’est-ce qui a changé pour les animaux ? Où sont passés les animaux dans ce grand vegan way of life ? L’obsession du consumérisme conduit à récompenser la prise de conscience plutôt que le passage à l’acte, met en avant le véganisme plutôt que l’antispécisme et se soucie du confort et de l’assiette des véganes plutôt que du sort des opprimés. L’association que je représente se fait alors systématiquement fustiger pour ses encouragements à la remise en question et l’adoption de nouvelles stratégies plus offensives4. Les modes d’action actuellement mis en place n’ont pas l’ambition de parvenir à libérer complètement les animaux non-humains de l’oppression mais bien davantage à promouvoir l’existence d’alternatives véganes dans les lieux de consommation et de restauration. La seule chose dont je sois absolument certaine est qu’en 2057, tous les restaurants proposeront au menu une alternative végétalienne !
Vous évoquez régulièrement l’échec des militants de la cause animale…
Oui. Les choix stratégiques expérimentés jusqu’à présent au sein du mouvement animaliste ne se sont pas révélés efficaces. Ne nous y trompons pas : l’offre grandissante de produits véganes (dans les supermarchés et autres lieux de consommation) n’est pas le signe d’une amélioration de la condition animale mais seulement de notre condition de véganes. De même, si les éditoriaux pro-animaux du Monde ou de Libé sont certes encourageants, ils n’ont malheureusement pas le pouvoir de freiner la terrible cadence des abattoirs. La seule question qui ait un sens est de savoir si le nombre d’animaux tués baisse ; tant que le système spéciste n’a pas vacillé quantitativement, c’est un échec qu’il faut constater — et surtout admettre, du moins si l’on accepte de se placer du côté des opprimés. Or l’approche scientifique par les chiffres fournit un résultat sans appel. En France, où l’on prétend que le « Grand Soir » est arrivé, ce n’est pas ce que disent les données du ministre de l’Agriculture, qui n’enregistrent aucune baisse de la production et consommation de viande. Oui, les Français achètent un peu moins de viande rouge mais, en réalité, ils achètent plus de viande de volaille. Surtout, ces études ne tiennent pas compte de la consommation hors foyers que, précisément, on néglige d’attaquer. La situation est alarmante : l’exploitation animale est en croissance exponentielle au niveau mondial et rien ne sera possible sans une véritable révolution structurelle5. Puisque nous n’avons rien changé à nos méthodes et qu’il règne aujourd’hui une hégémonie stratégique dictée par les grandes associations animalistes qui tiennent le haut du pavé, rien ne laisse présager que les 40 prochaines années seront plus prometteuses…
D’où votre volonté de déplacer la contestation sur le terrain de l’action directe, légale ou non.
« L’offre grandissante de produits véganes (dans les supermarchés et autres lieux de consommation) n’est pas le signe d’une amélioration de la condition animale. »
Il faut selon moi urgemment « désindividualiser » la question du spécisme, changer de cible en critiquant et attaquant les industries et institutions, et surtout dépasser la culture légaliste du mouvement animaliste devenu totalement inoffensif. Nous n’intégrons pas suffisamment cette exigence : l’antispécisme est une position politique que nous devons former comme un mouvement, qui poursuit des objectifs politiques. Le choix de s’opposer ou pas à l’exploitation animale (ou à d’autres formes de domination) est encore perçu comme une simple préférence de goût dans l’opinion publique. Les militants ne parviennent pas à appréhender le système qu’ils disent combattre : le spécisme sous-tend les institutions sociales, économiques, juridiques et politiques. L’activisme se limite aujourd’hui à un appel à la vertu de nos concitoyens, faisant la part belle au choix individuel et à la sensibilisation, voire même à la culpabilisation des non-véganes. On baigne dans une idéologie rationaliste, qui met en avant une notion d’humanité constituée d’êtres rationnels qui ne font le mal que lorsqu’ils ignorent le bien. De même, l’idéologie de la démocratie pluraliste présente l’État capitaliste comme un arbitre neutre parmi des volontés conflictuelles, accordant à tous les intérêts une égale considération et une voix égale. Je n’y crois absolument pas. Outre le manque de résultat lié à cette méthode de conversion — faisant passer l’antispécisme pour une religion —, nous négligeons le fait que l’oubli de la généalogie entre l’animal et le morceau de viande n’est peut-être pas l’unique raison de la poursuite d’une consommation carnée à grande échelle6. La médiatisation des vidéos de L214, faisant la lumière sur la mise à mort des animaux dans les abattoirs, aurait dû, si nous étions vraiment dans « l’oubli » de cette généalogie, entraîner une réaction massive de rejet de cette viande, dont la vérité était révélée : il n’en fut rien. Comme l’explique Florence Burgat dans son dernier ouvrage : « L’humanité ne va pas brusquement considérer que les animaux doivent disposer du droit de vivre. L’élevage et la mise à mort massive d’animaux sont des activités humaines réglementées et finalement banalisées. »
Il faudrait donc cibler les structures et non pas chercher à conscientiser les consommateurs ignorants ?
Nous oublions que ce qui nous distingue fondamentalement d’autres luttes menées pour l’égalité, c’est la présence d’un intérêt économique à la poursuite du spécisme. L’exploitation animale est un système économique surpuissant pourvoyeur de profits et d’emplois, terriblement ingénieux aussi, puisque l’offre crée aujourd’hui la demande. Face à un tel ennemi, le boycott, même massif, et les voies classiques de la protestation ne peuvent être suffisants. Cela implique de reconnaître que les cibles que nous devons viser ne sont pas seulement nos concitoyens, mais aussi les États et les grandes entreprises. Les grandes associations adoptent aujourd’hui toutes la même démarche : des enquêtes de terrain qui côtoient des démarches politiques et éducatives, des campagnes publicitaires et des manifestations de rue qui, privées de tout potentiel contestataire, sont aujourd’hui « un spectacle public officiellement encouragé7 ». Cette institutionnalisation disciplinée de la protestation antispéciste affaiblit corrélativement ses chances de se présenter comme une véritable force d’opposition. Elle nous amène à nous montrer moins exigeant sur nos revendications et nous tient à distance des représentants du spécisme, enfermant ainsi nos actions dans un registre purement symbolique. C’est justement par sa capacité à « créer un tel état de crise », comme le disait Luther King, à « susciter une telle tension que la société, après avoir obstinément refusé de négocier, se trouve contrainte d’envisager cette solution » que l’action directe pourrait représenter la stratégie la plus efficace pour politiser la question animale. Nous sous-estimons ce mode d’interpellation publique, mal compris en France : l’action directe est un puissant outil pour imposer cette question au sein de la société. Elle recèle une forte potentialité politique, dans le sens où Hannah Arendt l’entendait : « La politique est action et mise en relation. »
Le démographe Emmanuel Todd vous a fait face, sur un plateau de télévision : il semblait effaré par vos propos et jurait que le souci grandissant pour les animaux témoigne d’un « symptôme de la désagrégation morale et idéologique de notre époque ». De quoi Todd est-il à vos yeux le symptôme ?
Celui, sans doute, de ces intellectuels qui veulent à tout prix conserver le pouvoir du « dominant ». Ils éprouvent une peur panique à l’idée de ne plus manger d’animaux : cela reviendrait à leur reconnaître un statut de semblable — d’un point de vue moral. Il serait temps que les intellectuels se mettent à la page, plutôt que de rester dans un schéma spéciste et d’user d’autorité pour que rien ne bouge. Lors de ce débat, j’ai été extrêmement choquée par l’emploi massif d’arguments fallacieux et conservateurs, de raccourcis philosophiques grossiers, de la part d’un intellectuel que, par ailleurs, j’estime. Mais surtout déçue : à court d’arguments, il finit par brandir son origine juive pour faire basculer le débat dans l’émotionnel et ainsi clore toute discussion de fond. La tentative de faire passer les antispécistes pour des « presque » antisémites est une manœuvre bien malhonnête, surtout quand on sait que le mouvement 269Life est originaire d’Israël ! Je suis révoltée et effrayée par une phrase qu’il a prononcée : « Poser l’homme comme différent et supérieur aux autres espèces est un acte fondateur du progrès. » Elle est révélatrice d’une vieille croyance en l’« Homme-Dieu », reflet d’un humanisme exacerbé qui divinise l’Homme (exigeant que celui-ci vive dans le déni de ses origines) et dont on sait qu’il est porteur de grandes injustices. C’est ce qu’on nomme l’« humanisme anthropocentrique » : une conception fondée sur l’idée de l’exceptionnalisme humain, que la tradition judéo-chrétienne n’a fait que renforcer. Toute la tradition philosophique occidentale sera marquée par cette coupure ontologique entre l’homme et l’animal ; il faudra attendre Jacques Derrida, et sa déconstruction du « propre de l’homme », pour qu’enfin la question soit posée : comment a‑t-on pu à ce point légitimer la violence envers l’animal ? Précisément en le nommant « l’animal », plutôt que de parler « des animaux », répond-il. Car « l’animal » n’existe pas, si ce n’est pour désigner l’ensemble des vivants pouvant être exploités, tués et consommés hors du champ de la morale et de la politique. Le meurtre de « l’animal » n’est pas reconnu comme tel, alors qu’il y a bel et bien « crime contre les animaux, contre des animaux ».
« L’humanisme et le processus industriel, structurellement articulés, se renforcent mutuellement pour entériner chacun dans leur ordre cette rupture avec les animaux. »
Les propos d’Emmanuel Todd impliquent qu’asseoir la supériorité de l’Homme sur les autres espèces est une condition nécessaire du progrès, et que lui ôter cette supériorité constituerait un recul. Une affirmation aussi grosse exigerait une démonstration et je la trouve plutôt surprenante pour un intellectuel qui s’insurge, à juste titre, des inégalités et de la pauvreté dont sont victimes tant de personnes dans le monde. De quel progrès parle-t-on ? un progrès moral ? matériel ? Retenons par défaut cette définition : le progrès est l’évolution régulière de l’humanité vers un but idéal. Or cette séparation qualitative entre les humains et les autres animaux (qui se matérialise dans l’humanisme et les religions monothéistes) n’a pas conduit à une société meilleure et égalitaire. Il faut absolument lire l’ouvrage du philosophe Patrice Rouget, La Violence de l’humanisme — Pourquoi nous faut-il persécuter les animaux ?, pour comprendre comment les animaux deviennent ipso facto les victimes impuissantes de ce coup de force — pour asseoir cette prétendue supériorité ontologique, il faut accuser la différence en les niant en tant que sujets et en les réduisant à leur utilité pour l’homme. L’humanisme et le processus industriel, structurellement articulés, se renforcent mutuellement pour entériner chacun dans leur ordre (conceptuel, idéologique pour le premier et réel, fonctionnel pour le second) cette rupture avec les animaux. L’intérêt du mot « animal » ne réside aucunement dans son contenu (vide et confus) mais dans sa fonction séparatrice puisqu’il désigne le non homme par comparaison et infériorisation. Le mot « animal » est devenu un marqueur d’exclusion. Un tel sens du mot humanisme est le terreau pour toutes les pensées d’exclusion : cela tient à la mobilité de sa frontière, qui a le pouvoir de faire basculer des hommes en dehors de l’humanité, conformément au « cycle maudit » décrit par Lévi-Strauss8.
C’est un débat complexe qui existe au sein du mouvement animaliste/antispéciste : faut-il se revendiquer d’un néohumanisme, soucieux des animaux, ou abandonner le mot tant, par sa sacralisation de l’Homme, il contribua au mépris des animaux et de la nature…
L’humanisme est un courant de pensée diversifié, dont certains penseurs ont reconnu l’intérêt de la question des droits des animaux. Montaigne fut l’un de ceux à remettre en question la supériorité de l’homme sur les animaux. Il reconnaît une intelligence dans le règne animal. Montaigne défend pourtant l’homme, mais avec ses faiblesses, ses contradictions, ses fragilités… Reconnaissant l’homme pour ce qu’il est, cette vision conduit à nous montrer tolérants envers nos semblables quand bien même ceux-ci viendraient d’un pays différent, auraient une religion différente ou seraient animés par des convictions philosophiques ou politiques différentes. Nous serons plus à même de partager une bienveillance et une empathie pour ce que nous avons de commun avec le monde animal. De toute façon, même si, comme Emmanuel Todd, on se revendique de l’humanisme de la grandeur de l’homme, c’est qu’on reconnaît celle-ci dans sa moralité ou son intelligence. Mais quelle morale ou intelligence est à l’œuvre lorsqu’on fait souffrir inutilement des animaux ?
L’antispécisme ne s’oppose donc pas à l’humanisme : il participe même à la construction d’un nouvel humanisme. Pourtant, pour tout vous avouer, je ne suis pas totalement d’accord avec cette affirmation, qui me gêne pour la simple raison que, faisant appel aux facultés de compassion et d’empathie, elle place l’homme dans la peau d’un libérateur ou d’un protecteur, comme appartenant à une espèce finalement supérieure en moralité et intelligence. Cela renvoie à une image dévalorisante des animaux, qui ne peuvent se libérer de l’oppression mais doivent « être libérés ». La nuance est importante. Que nous les élevions, abattions, apprivoisions, exterminions ou tentions de les sauver, une même idée prévaut : celle de la domination de l’espèce humaine sur les animaux. Avec ce présupposé que nous avons un devoir charitable en raison de notre intelligence supérieure, les animaux passent pour des individus « vulnérables » : ça peut tout à fait être essentialisant, comme lorsqu’on dit que les femmes sont des êtres vulnérables. Les animaux, comme les femmes, sont rendus vulnérables par un type de société, oui, mais c’est autre chose que « vulnérables en soi », intrinsèquement. Il faut à mon avis se méfier d’un antispécisme perçu comme un nouvel humanisme — sur ce point, je rejoins les opinions d’Yves Bonnardel et David Olivier.
Animalisme, antispécisme, véganisme ; ces notions s’implantent à marche forcée dans l’espace public : si vous assumez les trois, la dernière vous semble réductrice : pourquoi ?
« Plus on individualise la question animale, moins on la politise. Le positionnement politique est bien souvent remplacé par une posture identitaire. On préfère parler de notre régime alimentaire plutôt que du sort des opprimés. »
Ce n’est pas la notion de « véganisme » en tant que telle qui pose problème mais plutôt sa mainmise sur les médias et surtout le fait qu’elle soit perçue et promue comme le but escompté des actions menées par les différentes associations animalistes. L’antispécisme est en quelque sorte « invisibilisé » par le véganisme, dans l’espace public. La raison en est simple : plus mainstream, la notion est moins politisée, plus « joyeuse » et surtout plus à même de faire vendre ! Le véganisme parle d’humains et pas d’animaux… De même que ces derniers disparaissent peu à peu des événements et lieux estampillés du précieux label « vegan » (style VeggieWorld), où on finit par préférer les conférences sur les bienfaits du cru et autres modes healthy plutôt que d’aborder les urgents problèmes stratégiques auxquels nous devrions remédier pour sortir de l’échec ! Par peur de choquer ou de ne pas être assez « aimable », on préfère même ne pas mentionner les animaux non-humains et se tourner vers des arguments anthropocentrés. On préfère parler de notre régime alimentaire plutôt que du sort des opprimés. Cette injonction constante à donner une bonne image de soi et à rendre notre discours complaisant démontre l’effet communautarisant et dépolitisant du véganisme, comme si l’unique stratégie que nous avions à proposer était la fameuse règle d’or du marketing : « séduire plutôt que convaincre ». L’antispécisme n’a pas besoin de « faire envie » ni de « faire vendre » : les impératifs de justice et d’égalité doivent se suffire à eux-mêmes et n’ont nul besoin d’artifices publicitaires.
Finalement, c’est un phénomène tout à fait classique : celui d’une tentative de récupération des « ismes » par la publicité et le système capitaliste : une vaste dépolitisation croissante des grands mouvements de justice sociale. La journaliste féministe Dawn Foster dénonce ce phénomène dans son ouvrage Lean out, qui aborde une tendance surnommée le « Femvertising » : l’utilisation de cris de ralliements féministes, détournés, pour faire vendre des produits normés qui prônent précisément le contraire ! Le mot « vegan » est devenu un label, une marque, une mode, une communauté, un hashtag branché, une identité sociale, une marque de noblesse pour stars, un enrobage gentiment idéologique à une société inchangée. Pourquoi ça marche ? Parce que cela promet une garantie de rébellion sans pour autant terrifier l’opinion publique, un sentiment d’engagement sans perdre ses repères consommatoires normés… Plus on individualise la question animale, moins on la politise. La stratégie majoritaire est celle du mimétisme : on n’y débat pratiquement jamais de projet politique. Cette approche moraliste est bien peu ambitieuse. Il s’agit pour nous d’exprimer des idées (abolition du spécisme) au lieu de vouloir faire partie d’une catégorie (être vegan). L’exigence de justice réclame des changements législatifs, institutionnels ou sociaux ; l’appel à la vertu est apolitique : il demande aux gens de modifier leur comportement individuel.
Le même processus s’opère au sein de la lutte féministe9, qui n’offre qu’une conception dépolitisée des rapports sociaux de sexe, faisant abstraction des conséquences concrètes des rapports de pouvoir qui entretiennent la division et la hiérarchie des sexes. Des décennies d’échecs devraient nous inviter à changer de stratégie… Les individus sont souvent le produit des normes et institutions de leur société : celles-ci doivent être critiquées pour faire changer les choses. Dans le discours actuel, le capitalisme reste intact — nous n’osons pas désigner un ennemi, nous n’osons pas désigner notre véritable but qui est celui de la fin de l’exploitation animale, en se disant qu’il est trop ambitieux pour l’instant. Mais, comme l’explique le philosophe Yves Bonnardel : « L’esclavage n’a pas été aboli en résultat de l’importance qu’avait prise les boycotts de sucre ou de coton, mais du fait qu’il n’était plus recevable auprès de la société. »
Vous avez, il y a peu, organisé des Nuits debout devant les abattoirs. Vous vous réclamez de Zinn, d’Alinsky, d’Angela Davis ou encore du Comité invisible : des références de gauche radicale, disons. Pourquoi insister sur cet ancrage ?
« Voir, pour une fois, l’antispécisme rejoindre l’antifascisme, à l’occasion du discours d’un maire FN instrumentalisant un animal pour servir une idéologie nationaliste et raciste, était un geste important. »
La cause animale est une question de justice sociale. Le débat que nous souhaitons installer doit porter sur la société égalitaire que nous voulons construire et, pour cela, il est urgent de faire comprendre que le choix de s’opposer ou pas à l’exploitation animale ou à d’autres formes de domination n’est pas une simple préférence de goût. Il a des conséquences sur énormément d’individus non-humains et humains. L’antispécisme doit être pensé pour réaliser des changements structurels, en poursuivant un système politique non discriminatoire dans lequel les intérêts de tous les êtres sensibles sont protégés par de solides mécanismes de droits. C’est à toutes les institutions sociales de domination qu’il faut s’attaquer, et aux idéologies qui les accompagnent (le capitalisme, le racisme, le sexisme, le spécisme, etc.). Il y a du chemin à parcourir… Nous nous en sommes encore aperçus à l’occasion des réactions haineuses du milieu animaliste à l’égard d’une action directe menée conjointement contre le racisme et le spécisme, organisée en septembre dernier par notre association. De nombreux « auto-proclamés » défenseurs des animaux nous ont rétorqué que la cause n’avait rien à voir avec la politique et qu’on pouvait très bien défendre les animaux en se revendiquant de l’extrême droite, comme Brigitte Bardot… Ce qui témoigne d’une complète incompréhension de l’antispécisme. Voir, pour une fois, l’antispécisme rejoindre l’antifascisme, à l’occasion du discours d’un maire FN instrumentalisant un animal pour servir une idéologie nationaliste et raciste, était un geste d’autant plus important que le même se prévaut de la défense animale pour amadouer la population locale et assurer la base clientéliste qui l’a fait élire, en le rendant si fallacieusement sympathique…
Un parti politique axé sur cette question vous semble-t-il pertinent ?
Tout le travail de réflexion que j’accomplis au sein de l’association 269 Libération Animale consiste à trouver des modes d’interpellation publique nouveaux. Il y a un premier écueil à éviter : le politique ne se réduit pas à l’étatique. Dans l’esprit commun, « politiser » passe nécessairement par la création de partis politiques. Je suis totalement opposée à cette voie. La question animale ne doit pas être vue comme une question spécifique, particulière. En l’isolant au sein d’un parti politique, on se prive aussi d’une critique plus généralisée sur le système de démocratie représentative, or, ainsi que le dit encore Yves Bonnardel : « Un véritable souci d’égalitarisme devrait d’ailleurs, en toute logique, remettre en cause le système de démocratie représentative lui-même ; la démocratie dans laquelle nous vivons étant en fait très clairement une oligarchie. » La science politique a toujours rencontré quelques difficultés à appréhender les relations entre action protestataire et politique institutionnelle…
Cette institutionnalisation est-elle un danger ?
Oui. Lorsqu’elle intervient trop tôt dans la construction d’un mouvement social. En même temps, elle est presque inévitable dès qu’il passe de la contestation politique au projet. Elle implique le repositionnement des mouvements sociaux dans le champ politique, les insérant dans des partenariats institutionnels réglés. Les conséquences à craindre sont nécessairement un affaiblissement de leur portée transformatrice et leur « routinisation », qui se soldent par la révision des objectifs de départ, le choix d’un répertoire de l’action plus conventionnel et la perte inévitable de l’identité initiale. Le souhait de la plupart des associations est aujourd’hui que la revendication animaliste soit intégrée dans les discours politiques, mais à quel prix ? Comment son intégration dans les dispositifs de pouvoir s’articule-t-elle avec une logique de contre-pouvoir que nous devons impérativement conserver ? L’institutionnalisation disciplinée de la protestation antispéciste, censée porter une critique radicale du système spéciste, affaiblit corrélativement ses chances de se présenter comme une véritable force d’opposition. La constitution d’un ministère chargé de la question animale, par exemple, serait un formidable outil de contrôle social, de normalisation et de surveillance visant à étouffer la menace de révolte antispéciste. Les actuelles commissions d’enquête sur le « bien-être » ou « respect » animal et les réformettes symboliques que le gouvernement sert aux associations animalistes constituent des espaces de neutralisation du mouvement antispéciste dans sa forme la plus radicale. À ce sujet, je pense aux travaux éclairants de Bruno Lautier sur les réels objectifs de la lutte contre la pauvreté initiée par la Banque mondiale : une manière de dépolitiser le problème en le plaçant sous le signe de la moralité compassionnelle et sous le contrôle des institutions.
« Le concept d’empowerment, proposé en partie par les Black feminists nord-américaines, a été lui aussi dévoyé par les institutions de l’ONU et de la Banque mondiale. »
J’encourage tout le monde à lire son excellent texte « Pourquoi faut-il aider les pauvres ? ». Il explique brillamment comment cette lutte sociale est récupérée par les institutions en place, qui en font une question de devoir charitable (des puissants) afin d’éluder une réelle réflexion sur les causes structurelles de la pauvreté : une question d’abord politique, économique, bien sûr, mais aussi une question de rapports de pouvoir, de mode de gouvernement, de démocratie, de corruption, de clientélisme, etc. C’est au final annoncer vouloir tout changer pour que tout reste pareil… Le concept d’empowerment, proposé en partie par les Black feminists nord-américaines, a été lui aussi dévoyé par les institutions de l’ONU et de la Banque mondiale, qui lui ont fait perdre sa signification d’émancipation collective et politique et sa portée critique radicale. Le pouvoir cherche à faire passer la question animale pour un devoir moral qu’il consigne dans des projets de loi fourre-tout qui ne servent à rien et ne remettent nullement en cause l’exploitation animale — d’ailleurs, on y trouve partout le mot « respect » de l’animal, comme si on pouvait concilier respect et tuerie de masse ! Pas plus qu’ils ne procèdent à une réflexion sur les mécanismes qui mènent à cette « marchandisation du vivant », expression si juste qu’on retrouve dans l’une de mes références préférées : La Mécanisation au pouvoir de Siegfried Giedion. Je n’envisage, à ce stade, la politique que comme contestataire.
On songe à la définition que Jacques Rancière donne de la politique, en opposition à la police10 : la brèche de l’émancipation contre le régime ordinaire de la domination.
C’est bien la « mésentente », et non le consensus, qui constitue la véritable démocratie, depuis que, à Athènes, en se prétendant l’égal des riches, le peuple a inventé la politique. Les citoyens semblent aujourd’hui exclus du jeu politique : il y a une monopolisation des décisions stratégiques par un groupe restreint. Nous devons donc politiser la cause animale par d’autres voies non conventionnelles et réintégrer une part de conflit à la lutte menée. Je me suis beaucoup inspirée dans un premier temps du texte de McAdam, Tarrow et Tilly, « Pour une cartographie de la politique contestataire », que tous les militants devraient lire. L’ouvrage de Jacques Rancière Aux bords du politique m’a aussi fourni de précieux éclairages pour théoriser cette ligne de partage entre pouvoir instituant et pouvoir institué. L’action directe et la désobéissance civile permettent de réinstaurer la « conflictualité » inhérente aux phénomènes politiques et sont des modes d’expression des opinions ne passant pas par le relais de représentants officiellement institués. Ils me semblent particulièrement judicieux à importer dans la cause animale, qui manque de réelles actions de confrontation : nous sommes dans un État fermé et suffisamment fort pour ignorer les revendications des mouvements sociaux — nous n’avons d’autres recours pour nous faire entendre que l’adoption de stratégies perturbatrices pouvant susciter une réaction répressive de l’État lorsque celui-ci les perçoit comme une menace11.
Loin de s’identifier à un consensus rationnel, la démocratie se manifeste à travers des actions par lesquelles des projets, des intérêts, des valeurs, des institutions et des collectifs s’opposent les uns aux autres : la démocratie n’en a jamais fini avec les divisions sociales qui la travaillent intérieurement. Elle ne cherche pas à les contenir puisqu’elle les laisse se déployer librement et se manifester sous la forme de conflits politiques. Le mouvement antispéciste n’a jusqu’à présent pas réussi à quitter la sphère du simple « phénomène social ». Les mobilisations antispécistes ressemblent à des fièvres de courte durée… J’entends souvent qu’il faut « de tout » et que chaque acte étiqueté comme « militant » sert la cause, peu importe finalement son inscription dans une stratégie réfléchie. Représentons-nous aujourd’hui une réelle force contestataire, c’est-à-dire, en vertu de la définition du mot contestataire, « qui remet en cause les valeurs dominantes au sein d’une société ou la société dans sa totalité » ? Sommes-nous un obstacle au développement et à la poursuite du système spéciste ? Non. Nous ne sommes pas un obstacle, nous ne sommes donc, selon moi, pas un mouvement politique.
« Engager une stratégie victorieuse nécessite de mobiliser des outils souvent délaissés par une génération de militants mal à l’aise avec la question du pouvoir, de l’incarnation, du leadership, ou tout simplement avec la stratégie elle-même. »
À certaines périodes, des rassemblements, des concerts, des hashtags, des pétitions et des débats en ligne trouvent leur pleine utilité. Le problème surgit lorsque ces pratiques représentent l’horizon ultime de l’engagement politique. L’impensé stratégique est bien le mal du mouvement antispéciste. Il faut créer, inventer des modes d’action nouveaux et se montrer créatifs et audacieux, à l’instar des nouvelles figures de la désobéissance qu’on retrouve dans l’ouvrage de Geoffrey de Lagasnerie, L’Art de la révolte — Snowden, Assange, Manning. Dernièrement, j’ai découvert un ouvrage fort intéressant : Hegemony How To : A Roadmap for Radicals, de Jonathan Smucker, connu pour son implication dans le mouvement Occupy Wall Street. Il constitue une réflexion sur une question stratégique pour les gauches du monde entier. Comment réussir à changer le « système », « l’ordre des choses » ou tout simplement le monde ? Cette ambition va au-delà de l’ardente obligation faite à chaque citoyen de discerner et désigner « ce qui ne va pas » dans le monde actuel. C’est d’ailleurs la distinction que fait Smucker : en 2017, la question est moins « What is wrong ? » (Qu’est-ce qui ne va pas ?) que « How to change ? » (Comment changer les choses ?). Dans cette optique, engager une stratégie victorieuse nécessite de mobiliser des outils souvent délaissés par une génération de militants mal à l’aise avec la question du pouvoir, de l’incarnation, du leadership, ou tout simplement avec la stratégie elle-même. L’action directe libère le militantisme des pièges symboliques de la loi, de la représentation et de la négociation. Elle n’est pas l’apanage des anarchistes et a pris de nombreuses formes dans l’histoire des luttes politiques : allant de moyens essentiellement non-violents comme la désobéissance civile, les grèves, les occupations, jusqu’à des formes plus violentes (sabotage, etc…). « Ils devront apprendre que leur pouvoir ne réside pas dans la force de leur vote, mais dans la capacité à paralyser la production. » Cette phrase de Voltairine de Cleyre résume toute l’ingéniosité de l’action directe : attaquer là où ça fait mal.
Si vous tendez la main au camp de l’émancipation, la cause animale ne remplit pas, elle, les colonnes des médias militants ! Parlez-vous dans un désert socialiste ?
Très certainement. Pourtant, être de gauche, c’est croire et œuvrer pour l’avènement d’une société plus équilibrée, plus juste et, toujours, nous indigner, nous élever contre toutes les formes de violences, d’injustices, de misères et de racisme, toutes les humiliations, causes de ressentiments et de haines dans le monde. Le socialisme, c’est se soucier collectivement du sort de chacun, organiser socialement la solidarité de tous pour chacun, demander à chacun selon ses capacités, accorder à chacun selon ses besoins. Bien évidemment, lier les deux idéologies implique d’adopter la vision d’un socialisme qui se situe au-delà de la société strictement humaine : « Un socialisme du monde entier — véritablement du monde entier. Un socialisme qui ne se réduit plus à un particularisme (en ne prenant pour objet que la seule espèce humaine), mais qui devient un véritable universalisme », rappelle encore Yves Bonnardel. Mais le socialisme, du moins ce qu’il en reste aujourd’hui, peut-il porter cet ambitieux projet d’une solidarité au-delà des frontières d’espèce, d’une solidarité inter-espèces ? L’utopie semble s’être écroulée : le capitalisme a gagné, les illusions se sont envolées, le rêve s’est même transformé en cauchemar pour des millions de personnes. Les travailleurs occidentaux ne voient plus du tout, ou alors seulement partiellement, la gigantesque illusion dans laquelle ils sont plongés. L’extrême misère a été depuis exportée, refoulée, évacuée vers le tiers-monde. On abat 70 milliards d’animaux terrestres par an sous prétexte d’une fallacieuse nécessité — « nourrir la planète » —, tandis que, sur les 7 milliards que nous sommes, encore 3 milliards souffrent de sous-nutrition et que plus de 900 millions d’enfants meurent de faim chaque année. Dans cette situation catastrophique, le socialisme, qui pouvait incarner autrefois l’espoir d’un monde meilleur, n’a plus de proposition de transformation de la société.
S’interroger sur les liens entre antispécisme et socialisme exige de dire quelques mots du positionnement des antispécistes sur la question du capitalisme. Si l’objectif commun est de sortir les animaux de la catégorie des marchandises, on ne peut pas dresser un tableau uniforme du mouvement de libération animale. Au-delà du refus de la marchandisation des animaux, les antispécistes ne sont pas unanimement pour l’abolition du monde de la marchandise, du salariat, de l’entreprise privée, de la concurrence et de la recherche du profit. La plupart des militants des droits des animaux ne sont pas dans une logique visant à subordonner la libération animale à un profond changement de modèle économique et social. C’est une grave erreur : vouloir corriger les effets nocifs sans changer foncièrement de système est selon moi une totale aberration. Cela me fait penser au documentaire de Raoul Peck, I Am Not Your Negro. J’avais été impressionnée par l’analyse de James Baldwin, qui explique très bien comment le système d’oppression a su se renouveler dans le capitalisme. On a voté des lois anti-ségrégation, mais on n’est jamais allé à l’origine du problème du racisme. On a laissé émerger une classe de bourgeois noirs, eux-mêmes devenus les protecteurs du système. Une élite qui trouve de bon ton, comme l’ensemble de l’establishment américain, de continuer à répandre l’image de pasteur pacifique non-violent de Martin Luther King, occultant le radicalisme de sa pensée dans les deux dernières années de sa vie, ainsi que son rapprochement avec Malcolm X. On a mis de côté leur position politique commune, qui consistait à vouloir dépasser la notion de race pour passer à celle de classe. Avant son assassinat, Luther King œuvrait pour une marche sur Washington contre la pauvreté ! Aujourd’hui, ce même système permet à Donald Trump ou à Marine Le Pen de faire croire à un problème de races, d’étrangers, de migrants, tout en continuant à produire de la pauvreté et une concentration des richesses.
Le capitalisme est un système sacrificiel, détruisant les plus faibles « pour que ceux d’en haut soient maintenus en haut », comme l’écrit le romancier et journaliste américain Upton Sinclair. Il faut lire La Jungle pour comprendre que l’organisation industrielle des abattoirs de Chicago préfigure notre destin. Le massacre aveugle des animaux n’est jamais loin de celui des hommes. La question animale est aujourd’hui l’un des volets de la remise en question d’un système que l’on peut appeler capitaliste, à condition qu’on ne le réduise pas à l’opposition entre patronat et salariés. Fondé sur l’exploitation illimitée des autres vivants et même des nations par d’autres nations, il dégrade l’humain. Nos rapports aux animaux révèlent ce que nous acceptons de faire à des êtres qui sont différents de nous mais qui nous ressemblent aussi beaucoup, en raison de leur sentience.
Crédits photographies de bannière et vignette : 269 Libération animale
- Note de Tiphaine Lagarde : Pourquoi user du terme « mouvement » ? C’est une « forme d’action collective concertée en faveur d’une cause » ; « il s’agit d’un agir-ensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert. Cet agir-ensemble se développe dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une cause » (E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, 2012).[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : Sur ce sujet, voir mon article « Une défense de l’action directe », Revue Véganes, octobre 2017. Et l’article « Éternelle récupération de la dissidence » de Serge Halimi, Manière de voir, Le Monde diplomatique, numéro 151, février-mars 2017.[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : Ces actions s’inscrivent en outre dans un effort de réflexion sur des possibilités d’action dans les lieux où se trouvent les opprimés, le but étant de ne pas les tenir à distance d’une cause qui n’est pas la nôtre mais la leur, de tenter de les réintégrer dans une lutte qui semble les avoir oubliés.[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : 269 Libération animale se positionne contre l’excès de modération qui gangrène aujourd’hui, selon nous, le mouvement de libération animale. En effet partant de la théorie de l’historien Howard Zinn qui a travaillé sur le sujet concernant l’esclavage et le mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, nous posons la question suivante : pourquoi l’activiste radical devrait-il édulcorer son propos ou son programme pour plaire ou donner une bonne image ? Howard Zinn et d’autres se sont évertués à défendre l’importance de ces « extrémistes » dans l’avènement de progrès sociaux car la radicalité va de soi lorsque l’opprimé est pris dans les mâchoires d’un pouvoir qui a forclos toute autre issue. Rappelons nous que « la modération a engendré autant d’atrocités que la révolution, et sans doute beaucoup plus » (Barrington Moore, Les Origines sociales de la dictature et de la démocratie, François Maspero, Paris, 1969.[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : Comme, par exemple, en Israël, l’un des pays où le nombre de véganes est le plus important : le « système » spéciste (dans ses volets économique et juridique) n’a pas été remis en cause. C’est l’illustration parfaite que le véganisme n’inquiète pas le système mais se présente simplement comme une énième offre commerciale.[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : Comme le démontre Florence Burgat dans son dernier ouvrage, L’Humanité carnivore, Seuil, 2017.[↩]
- John Berger, cité par Richard Greeman, « Résister à Trump par le bas », revue Ballast.[↩]
- « C’est maintenant […] qu’exposant les tares d’un humanisme décidément incapable de fonder chez l’homme l’exercice de la vertu, la pensée de Rousseau peut nous aider à rejeter l’illusion dont nous sommes, hélas ! en mesure d’observer en nous-mêmes et sur nous-mêmes les funestes effets. Car n’est ce pas le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine qui a fait essuyer à la nature elle-même une première mutilation, dont devaient inévitablement s’ensuivre d’autres mutilations ? On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. » Anthropologie structurale, Deux, Claude-Lévi-Strauss.[↩]
- Note de Tiphaine Lagarde : Francine Descarries, « Féministes, gare à la dépolitisation ! », Relations, n° 761, février 2013.[↩]
- « Je propose en fait d’opposer deux notions. Celle de
police
, entendue pas seulement au sens de la répression, du contrôle social, mais de l’activité qui organise le rassemblement des êtres humains en communauté et qui ordonne la société en termes de fonctions, de places et de titres à occuper. Et puis il y a un autre processus, celui de l’égalité. Il consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui et par le souci de le vérifier : le nom le plus propre à le désigner est celui d’émancipation
. Ce qu’on appelle la politique est en fait l’affrontement constant de ces deux processus, une lutte pour dire ce qu’est lasituation
même. »[↩] - Note de Tiphaine Lagarde : J’ai été frappée par la lecture de New Social Movements in Western Europe : A Comparative Analysis d’Hanspeter Kriesi : « Quand le système politique est ouvert (Suède, États-Unis), il produit des stratégies dites assimilatives : les mouvements utilisent les institutions en place pour faire valoir leurs positions car le système politique offre de multiples points d’accès (pétitions, participation au jeu électoral ou à des procédures référendaires, etc.). À l’inverse, quand le système politique est fermé (France, Allemagne), les mouvements adoptent des stratégies de confrontation avec l’État (occupations de sites, désobéissance civile, manifestations, etc.), tout en s’exposant davantage à la répression. »[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre entretien avec Martin Page : « Les animaux sont des individus », mai 2017
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☰ Lire notre entretien avec Éric Baratay : « Les animaux ont été oubliés », novembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Les Cahiers antispécistes : « Sortir les animaux de la catégorie des marchandises », septembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Ronnie Lee : « Mettre un terme à l’exploitation animale », janvier 2016