Texte inédit pour Ballast
19 janvier 2023. Premier jour de la mobilisation contre le projet de réforme des retraites. Près de trois millions de gens dans la rue : la plus forte mobilisation depuis trente ans. Parmi eux, nombre de syndicalistes qui, en plus d’épauler au quotidien leurs collègues, assurent l’organisation du mouvement social. Depuis ce jour, des membres de notre rédaction ont pris part aux grèves et aux manifestations, en divers endroits du pays. Ce carnet de notes, constitué à chaud, se fait l’écho des rues de Marseille, de Grenoble, de Toulouse et du Puy-en-Velay, mais aussi d’assemblées générales intersyndicales, de tractages et de moments d’organisation collective. « Si on n’est pas écoutés, pas respectés, ça va mal se mettre, ça va dégoupiller, c’est ce qui va se passer. »
19 janvier 2023
Toulouse, 10 heures.
La foule est immense, s’étire. Dans le cortège, on n’en revient pas d’être autant, on s’enthousiasme. Les plus anciens disent que c’est comme en 95 et se rappellent d’une manif dont la tête avait rejoint la queue le long d’un parcours circulaire. L’ambiance est joyeuse et déterminée. Familles, jeunes, déjà retraité·es et pas loin de l’être battent le pavé côte à côte, au son de diverses batucadas, chorales et sonos d’où sortent des slogans contre Macron. Contre la réforme des retraites, oui, mais surtout pour la retraite à 60 ans. Pour commencer. [A.]
Grenoble, 10 heures 15.
Arrivée au croisement Alsace-Lorraine/Jean-Jaurès. Du monde, assurément. On retrouve des camarades, on profite de rayons de soleil malgré un froid glacial. La foule réchauffe le cœur. Remontée difficile du cours pour rejoindre les camarades de Solidaires informatique. Le petit groupe est présent avec des drapeaux. Je pianote sur mon téléphone pour répondre aux ami⋅es plus en amont dans le cortège, au collègue de boulot, A., qui s’est motivé et se retrouve vers l’avant du cortège. Plus d’une heure plus tard, on a à peine bougé, un bon indicateur de la foule massive qui remplit les rues. Tout le monde se réjouit de voir qu’on n’est pas seul⋅es. La sensation d’avoir brisé l’isolement fait un bien fou.
« Être ici dans la rue, plutôt que derrière un bureau à travailler pour enrichir le capital, donne une toute autre teinte à la journée. »
Les hésitations que j’avais à me déclarer en grève quelques jours auparavant ont vite été pulvérisées. Non sur les raisons, mais le contexte de travail n’aide pas forcément. Une PME composée en grande partie de cadres et d’ingénieurs, ça ne manifeste pas beaucoup. Entre les supérieurs hiérarchiques qui râlaient en prévision de ce jour, les collègues défaitistes à peine au courant de la réforme, le tout dans une entreprise gérée de façon paternaliste : les ingrédients ne favorisent pas l’initiative. Mais être ici dans la rue, plutôt que derrière un bureau à travailler pour enrichir le capital, donne une toute autre teinte à la journée. Le sentiment d’avoir repris le pouvoir sur cette journée est bien là. Il aurait été insensé de renoncer à faire grève. La première pour ma part. Certainement pas la dernière. La manif est belle, déterminée, unitaire. Des travailleur·euses de tous les secteurs, de tous les âges. On devine les sourires derrière les fumigènes, on entend les slogans entrecoupés de musique. En passant devant une banque, un syndicaliste au micro fait remarquer avec humour qu’elle n’est protégée par aucun policier, et que ça serait dommage qu’elle se fasse dégrader. Les CRS, à vingt mètres, ne bronchent pas.
À l’arrivée, la place Verdun est tout juste assez grande pour accueillir tout le cortège qui se répartit entre les différents stands. On regarde les premiers chiffres qui tombent : entre 20 à 30 000 personnes à Grenoble. Sensiblement plus que lors de la première journée du 5 décembre 2019. Une chose est sûre, aujourd’hui c’était massif, de partout. Faisons en sorte que ce ne soit pas qu’un honorable tour de piste. Travaillons cette colère sociale pour les faire plier, récupérer notre retraite à 60 ans. Et mettre Macron dans les poubelles de l’Histoire. [M.]
Le Puy-en-Velay, 10 heures 30.
Le premier appel à manifester contre le projet de réforme des retraites a donné rendez-vous à tous et toutes sur la place Cadelade, une placette minuscule d’où partent trois rues, dont deux piétonnes qui s’enfoncent dans le centre-ville, en contrebas du rocher auquel la ville semble arrimée. La foule déborde le point de rassemblement et se coule dans l’artère principale de la petite préfecture de province. L’ambiance est joyeuse, les visages ravis et décidés. Tout le monde ignore le froid vif et tout le monde s’étonne : « Il faudrait remonter loin dans les archives du Puy pour trouver la trace de tant de monde », s’enthousiasme un homme d’une soixantaine d’années. Abritées sous les drapeaux syndicaux, près de 10 000 personnes s’élancent, vers 11 heures, pour signifier leur refus d’un projet de loi injuste. Les étendards déclinent l’appartenance locale sur d’immenses banderoles faites main : « CGT Hôpital Sainte-Marie du Puy » ; « CGT Cuir-Habillement-Tannerie », « FO Lycée Simone Weil », « SUD-43 » et tant d’autres. Dans le brouhaha, et entre deux slogans scandés au mégaphone, on peut entendre les manifestant·es discuter entre eux de leurs conditions de travail, de leur paie de misère, de leurs années d’ancienneté, de leurs dos qui les font souffrir. Il y a comme une rage sourde qui circule dans ce cortège lent, qui mettra près d’une heure et demi à faire le tour de la petite ville. Il y a aussi une sorte de délectation à occuper l’espace public, et le cortège finira par s’immobiliser face à l’imposante préfecture dans l’espoir sûrement que les slogans jetés contre ces murs de pierre résonnent jusqu’à Paris.
Le café servi à l’arrière du camion qui donne l’ambiance musicale est un peu clair, et un peu tiède, et ça n’a aucune importance. Des pièces pour la lutte. On entend aussi parler de caisses de grève, certain·es se rappellent mutuellement que c’est le nerf de la guerre. Mais au premier jour du premier mouvement social de 2023, on entend aussi d’autres considérations plus réjouissantes monter du cortège : « Il faut bloquer le pays », « Il faut mettre un coup d’arrêt à l’économie ». Un jeune homme lance un timide « grève ! blocage ! manif sauvage ! ». On saura plus tard si c’est le tournant que prendra le rejet d’une réforme hostile à celles et ceux qui pourtant, inlassablement, se lèvent tôt pour que le pays tourne. Quelques mètres devant, une petite femme aux cheveux gris jette à son amie : « On dirait pas qu’hier ils disaient qu’on était la première ligne et les forces vives et tout ça ! » Elle rit. Sur son dos, un gilet jaune personnalisé « infirmière en colère ». [C.]
Marseille, au matin.
« Il manque plein de camarades, ceux et celles qui n’ont pas de papiers français, ne peuvent pas prendre le risque de faire grève. »
Des bus arrivent tôt des plus petites communes alentour : les agent⋅es de la centrale EDF de Martigues, les raffineurs de Fos-sur-Mer (intégralement en grève), le secteur de la métallurgie : tout le monde se retrouve en haut de la Canebière, place des Réformés. Je n’ai jamais vu autant de monde au départ d’une mobilisation à Marseille depuis que j’y habite — quatre ans bientôt. Toutes les bannières syndicales semblent au rendez-vous, sauf Force ouvrière qui suit un autre parcours. Les lycéen·nes sont encore plus nombreux et nombreuses que le mois précédent. Ma fille de 14 ans défile avec ses ami·es derrière un syndicat lycéen. Effectivement, imaginer leur génération bénéficier de tels acquis sociaux, alors qu’ils et elles se débattent déjà avec les algorithmes de la « réussite » et un monde qui brûle chaque été n’a plus rien d’une évidence, et pourtant c’est à elles et eux — aussi — qu’il faut s’adresser et en leur faveur qu’il faut s’impliquer. Ils et elles sont nombreux·ses, radicaux·ales et joyeux·ses, et non encore désespéré·es par les échecs militants.
De mon côté, pour la première fois, je défile avec un orchestre de percussions des quartiers de Noailles et Belsunce. C’est la première fois que nous jouons en manif. Que nous jouons en marchant au rythme d’une foule si dense. Il manque plein de camarades, ceux et celles qui n’ont pas de papiers français, ne peuvent pas prendre le risque de faire grève. Personne ici ne le sait, mais ce sont nos premiers pas de percussionnistes dans un cadre pareil et nous y prenons goût bien vite ; la joie que procure cette musique quand nous sommes ensemble est communicative, on en fait l’expérience de la plus belle manière. Nos caisses entre les cuisses, les mailloches et baguettes en main, nous jouons près de quatre heures, dirigé·es par deux musiciennes qu’ici, dans le centre ville de Marseille, beaucoup connaissent pour leur implication dans les associations locales liées à l’entraide, à l’insalubrité des logements, à l’accompagnement des plus fragiles, bref : actives dans le maillage de solidarités bien vivantes dans la seconde ville de France. D’ailleurs, nous croisons beaucoup de visages connus, impliqués dans les associations et commerces de la ville. Nous passons devant un restaurant où j’ai longtemps travaillé ; je cours voir si d’ancien·nes collègues s’y trouvent, voir qui fait grève. Le lieu, habituellement bondé, est vide de clients.
La marche n’est pas alourdie par la présence de la police ; elle est là — on croise des camions alignés en bloc. Intérieurement : j’ai l’impression de me trouver dans une manifestation « à l’ancienne », c’est-à-dire avant les yeux crevés par la police, avant l’état d’urgence, avant les attentats de 2015, à Paris, à la suite de quoi toutes les mobilisations ont été prétexte à castagner les réfractaires. Par-dessus la lutte sociale qui rassemble tout le monde en France, par-dessus le froid et le mistral qui souffle ce jour, je sens une joie qui traverse la ville. Un truc simple, un truc de gens qui reviennent de loin et apprécient à nouveau le goût des petites choses. Je ne sais pas bien si c’est le fait de jouer cette musique à des grévistes qui influence cette sensation. Car autour de nous : des yeux et des sourires. Mais je la sens : la joie de se sentir fortes et forts tous ensemble, quelque chose comme ça. Ça faisait longtemps. [M.]
Toulouse, 15 heures. Assemblée générale des personnels de l’éducation à la Bourse du travail.
La grande salle de la Bourse du travail a été ouverte pour accueillir les personnels de l’éducation réunis en AG de grève. Les chaises sont vite installées en rond. 2019 est dans toutes les mémoires. Il s’agit d’essayer de remettre en œuvre au plus vite ce qui a fonctionné, comme le travail en commission. Ensuite il faut débattre des modalités pour la suite de la lutte. De l’idée de faire deux journées de grève la semaine suivante, d’abord. Pour certain·es, il faut s’aligner sur les dates proposées dans le secteur de la pétrochimie les jeudi et vendredi suivants. Pour d’autres, il faut attendre celles de l’intersyndicale. Les discussions sont enflammées malgré la fatigue de l’après-manif. Participer aux AG prend du temps et demande de l’énergie. Mais la mise en place de processus démocratiques se fait dans la lutte, sans attendre la victoire de celle-ci. [A.]
Partout, le soir.
« Par-dessus la lutte sociale qui rassemble tout le monde en France, par-dessus le froid et le mistral qui souffle ce jour, je sens une joie qui traverse la ville. »
L’intersyndicale nationale appelle à une date dix jours plus tard. Stupeur, et sentiment de déception. L’unité aura été choisie au lieu de privilégier la continuité de la lutte, au risque de faire retomber toute l’énergie de cette première journée de mobilisation. L’incompréhension se mêle à un peu d’inquiétude : prochaine journée de grève et de manifestation le 31 janvier. Pourquoi si loin ?
26 janvier
Toulouse.
L’intersyndicale locale de l’Éducation n’a pas appelé à la grève. Malgré tout, des personnels de l’éducation se sont mobilisés. Chez les grévistes de ce jour, il y a la conviction que sans la mise en pause du travail que permet la grève, il est difficile de s’organiser. Cette journée de grève permet de tracter, tourner dans les établissements scolaires pour convaincre de la nécessité de lutter contre le projet de réforme des retraites, participer à une des assemblées générales de secteur organisées dans divers quartier, préparer les tracts à venir…
Un soir.
Les haleines fument dans le froid piquant, la nuit est tombée. Un sac-cabas, au fond le seau de colle et le pinceau. On tire l’affiche du sac à dos, on la déplie d’un geste sec et on la pose sur le mur qu’un camarade avait pendant ce temps enduit de colle. Une repasse sur le papier, et on s’en va à la recherche d’un nouvel endroit où coller. Les collages obligent à regarder la ville différemment, à appréhender ses surfaces : les crépis qui ne retiendront ni la colle ni le papier, les peintures texturées volontairement utilisée pour empêcher l’affichage non-contrôlé… Il faut trouver des endroits visibles. Heureusement il reste d’énormes plots de béton en bord de route, ou des panneaux d’affichage près des arrêts de métro. Et les pylônes des rocades en périphérie de la ville. Coller, c’est se réapproprier le discours dans la ville, monopolisé par l’affiche publicitaire. Comme les tractages, les collages s’imposent dans le quotidien et montrent que la lutte — que les médias essaient de cacher à grands renforts de « La mobilisation s’essouffle », « Les fins de mois difficiles feront rentrer les gens chez eux » — est encore vive. Les affiches tiendront plusieurs jours, les collages se répéteront. [A.]
31 janvier
Toulouse, 7 heures.
Rendez-vous a été donné à l’appel des lycéen·nes pour les soutenir dans le blocage de leur établissement. La présence d’adultes permet de modérer les ardeurs du personnel de direction ou d’enseignant·es qui pourraient être tenté·es de faire pression sur les élèves. Nous sommes un peu en avance. Un vigile surveille l’une des entrées avec des membres de l’administration et un enseignant zélé. Les élèves mobilisé·es arrivent par petites grappes. Les jours où le blocage est annoncé, les poubelles du quartier disparaissent comme par magie et il faut aller en chercher bien plus loin. À l’une des entrées de service, un vieux canapé assure un piquet très confortable. Le proviseur en appelle à une « démocratie » dont la définition, toute personnelle, est pour le moins discutable ; il demande aux lycéen·nes de laisser entrer les élèves qui le souhaitent. Mais il se heurte au discours déjà bien construit d’une jeunesse à qui on ne la fait pas : les lycéen·nes sont bien conscient·es de ce qui est en jeu actuellement. Et puis, comme le fait remarquer l’une d’elles et eux, où est la démocratie quand le rectorat envoie ses équipes de sécurité, silhouette massive en imperméable sombre, « qui pourrait nous mettre une rouste » ? Devant une autre entrée, les élèves jouent des poubelles pour laisser passer leurs camarades en BTS et en alternance, qui doivent rendre des comptes pour être rémunéré·es et empêcher les autres d’entrer. Un salarié du rectorat impose habilement ses directives et invite à prendre les poubelles de l’établissement, vides, plutôt que celle d’une résidence voisine, pleines. Le ton monte. Un enseignant syndicaliste demande : « Vous êtes payé pour faire ça ? » L’envoyé du rectorat raille, répond qu’il n’a rien compris, qu’il envenime les choses. Deux collègues en grève arrivent avec du thé et des viennoiseries. Les élèves poursuivent leur blocage. La tension retombe.
10 heures.
« La grève elle n’est pas qu’économique. Ce qui fait peur au patronat et au gouvernement, c’est de voir tous ces gens s’organiser. »
Petit à petit, la place et l’avenue se remplissent et bientôt on est au coude à coude tant l’affluence est importante. 80 000 personnes apprendra-t-on en fin de journée. Les camionnettes syndicales déploient sonos et ballons, tandis que batucadas et fanfares préparent leurs instruments. Le soleil fait une apparition imprévue et, sans doute conquis par l’atmosphère déterminée et joyeuse, décide de rester. L’ambiance est familiale. Il y a beaucoup d’enfants que leurs parents ont amenés, les écoles étant massivement fermées. De nouveau, pas un flic à l’horizon et pas un seul moment de tension. Les grandes centrales déploient leurs cortèges, rouge de la CGT et de FO, bleu de l’UNSA, blanc des cadres de la CFE-CGC. Et orange de la CFDT, une couleur passée presque inaperçue ces dernières années dans les grands mouvements sociaux. À l’arrière, plus bordéliques mais ô combien plus vivants, les cortèges de jeunes enflamment la queue de manif. Il y a les drapeaux d’Act Up, les banderoles de Révolution Permanente, les groupes affinitaires qui ne défilent derrière aucun sigle défini mais se ressemblent pourtant beaucoup. On en profite pour taguer les panneaux publicitaires. Deux jeunes filles peignent à la bombe « Élisabeth borne to die » sur l’un d’eux. Les chiffres tombent alors que le cortège approche de la fin de son parcours. Quelques soient les compteurs, il y a encore plus de personnes que la dernière fois. Au XXIe siècle, en France, jamais un gouvernement n’aura concentré autant de colère contre lui. [A. et R.]
Grenoble, 10 heures 30.
L’AG interprofessionnelle de Solidaires Isère qui s’est tenue il y a quelques jours était en demi-teinte, avec seulement quinze à vingt participant·es. Un mouvement social, ça s’organise, et les forces vives semblaient manquer. Finalement, la date du 31 janvier nous a donné un peu de temps : ce n’est pas malvenu. Je repense aux discussions qui y ont eu lieu, notamment sur l’expression de « secteurs stratégiques ». F., un syndicaliste Sud-PTT, contestait la notion même : « La grève elle n’est pas qu’économique. Ce qui fait peur au patronat et au gouvernement, c’est de voir tous ces gens s’organiser. »
Dans le week-end, j’ai lu Grèves et joie pure de Simone Weil. Certains passages frappent par leur justesse et leur puissance :
Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.
On ne veut pas se laisser rouler, être pris pour des imbéciles. Après avoir passivement exécuté tant et tant d’ordres, c’est trop bon de pouvoir enfin pour une fois en donner à ceux mêmes de qui on les recevait. Mais le meilleur de tout, c’est de se sentir tellement des frères…
Je retrouve deux collègues du boulot. Au moins trois à faire grève sur une centaine dans la boîte (en fait quatre, comme je l’apprendrai plus tard) : le chiffre peut paraître dérisoire, mais pour moi il donne de l’espoir, celui de sortir de l’apathie ce milieu d’ingénieur·es qui se préoccupent davantage de leur nouvelle maison que de leurs droits sociaux.
Le cortège se lance, plus grand que lors du 19 janvier. Quelques rayons de soleil percent les nuages. Entre des salarié·es d’Enedis, quelques pétards éclatent. Plus loin, une batucada donne le tempo. L’odeur des fumigènes envahit la rue en même temps qu’un panache rose, peu avant l’arrivée à l’anneau de vitesse. Les prises de parole s’enchaînent et se terminent par celles des livreurs à vélo de la ville, qui ont récemment monté une section syndicale CGT pour faire face aux prédateurs du capitalisme de plateforme. Un moment fort, qui rappelle que si le syndicalisme ne peut pas tout, il reste un premier pas indispensable pour s’organiser et se défendre collectivement. [M.]
Le Puy-en-Velay, même heure.
Douze jours plus tard, le point de rendez-vous n’a pas changé, et, cette fois, les barrières de métal destinées à arrêter les voitures ont été placées bien en amont du rassemblement. Le message est passé : le mouvement prend de l’espace, agrège les travailleurs et travailleuses. 11 000 personnes ont répondu à l’appel — c’est plus de la moitié de la population de la ville. La physionomie du cortège a changé : le rouge et blanc de FO remplace le rouge et jaune de la CGT. Mais surtout, discret·es, des lycéen·nes se sont greffé·es au cortège. Certain·es défilent en petits groupes de jeunes, d’autres aux côtés de leurs profs, rassemblé·es sous une immense bannière, qui accueille tout le monde (« FO, CGT, SUD et non-syndiqué·es du lycée Simone Weil », dit-elle).
« Si on n’est pas écoutés, pas respectés, ça va mal se mettre, ça va dégoupiller, c’est ce qui va se passer. »
La moyenne d’âge de la foule a considérablement baissé et le phénomène a de quoi rassurer : « Bien sûr qu’on doit être là, nous aussi, les jeunes. C’est sûr que, d’ici à notre retraite, le système il va bouger beaucoup, mais on doit quand même dire ce qu’on ne tolère pas. On ne peut pas rester sans rien dire. ça n’a aucun sens d’aller au lycée pour ce qu’ils nous promettent. » D’autres renchérissent : ils et elles ont des parents, des ami·es, qui « bossent » sans en voir la fin, qui attendent la retraite comme une sorte de « délivrance », « cassé·es ». On me dit : « Au lycée Simone Weil, on a la chance d’avoir de bonnes conditions de travail […] mais quand on voit les collègues du premier degré1, qui enseignent à des touts petits, ils sont cassés. Il faut qu’ils puissent continuer à partir à 62 ans sans décote. »
Solidarité aussi de la part de celles et ceux que la retraite ne concerne pas, ne concerne plus. On me dit : « Moi je suis déjà presque à la retraite, mais je peux pas laisser passer ça. Ma fille, elle va arriver sur le marché du travail plus tard que moi, et il faudra qu’elle fasse quarante-trois annuités ? Mais elle va partir à quel âge ? Et si elle a des enfants ? C’est pas possible… L’argent, il est ailleurs, ce n’est pas à ceux qui bossent déjà beaucoup trop de financer leur déficit. » Solidarité, donc. Et puis un autre maître-mot : « pénibilité ». Dans la bouche et dans les lois des législateurs, tout se passe comme si tous les métiers se valaient. Celles et ceux qui manifestent aujourd’hui, notamment en blouse blanche ou tenue de chantier, tiennent à rappeler combien le travail pèse sur les corps. Les AESH2 rencontrées, qui mettent toute leur énergie dans une autre bataille — rendre l’école accessible aux élèves en situation de handicap, quand celle-ci s’entête à toujours moins de moyens, toujours moins d’inclusivité et toujours plus d’élitisme — le rappellent : elles ne sont pas considérées comme des fonctionnaires et « bossent pour 800 euros par mois ». Un ouvrier papetier précise son rythme de travail : « Nous on travaille en 2/8, ça veut dire qu’on se lève à 3 heures du matin parce qu’on attaque à 4. » Même régime chez les employé·es du groupe Casino : « On commence à 5 heures, pour de la mise en rayon, du travail de force. » Le personnel de la maison de retraite de la petite agglomération n’est pas en reste : une jeune fille tout juste diplômée explique comment elle lève les personnes âgées pour les aider à se laver, à s’habiller, comment elle pousse toute la journée les fauteuils roulants. Et pour tout le monde ce même constat : on n’ira pas jusqu’à 64 ans comme ça. Les anecdotes individuelles se multiplient à mesure qu’on les réclame. Et le fossé se creuse entre celles et ceux qui travaillent et celles et ceux qui décident : « Bien sûr qu’on peut partir à 70 ans, quand on est sénateur ! », ironise l’un des employés de Casino. Avant de promettre : « Si on n’est pas écoutés, pas respectés, ça va mal se mettre, ça va dégoupiller, c’est ce qui va se passer. »
Le cortège s’immobilise à nouveau devant la préfecture : des lycéen·nes escaladent la fontaine Crozatier en son centre et font grimper la banderole des ouvriers papetiers pour l’étendre face à l’administration. L’image est forte, les travailleur·euses et ceux, et celles qui le seraient bientôt, complices. En arrière-fond, le camion de la CGT a donné le ton, « Liberté3 » tourne en boucle dans le caisson :
Si faux, vos discours sont si faux
Ouais, si faux, qu’on a fini par s’y faire
Mais c’est fini, le verre est plein
En bas, ils crient, entends-tu leurs voix
La voix d’ces familles, pleine de chagrin
La voix qui prie pour un meilleur destin
Et un pont qui se jette entre les mouvements sociaux qui grondent de part et d’autres de la Méditerranée. [C.]
Toulouse, quelques jours plus tard.
Dans l’attente de la prochaine date de mobilisation nationale, il est important de montrer que la lutte est bien vivante. Comme dans beaucoup d’autres villes, une marche aux flambeaux est organisée dans la ville, à l’initiative de l’Union syndicale Solidaires, à laquelle se joint ensuite la FSU. Alors que la nuit tombe, les torches sont distribuées et peu à peu les flammes parsèment un cortège qui rassemble pas loin d’un millier de personnes. À l’avant, une batucada fait bouger les corps tandis qu’à l’arrière des groupes autonomes tirent quelques feux d’artifice en l’air. Les flambeaux font des sourires, on repart pleins d’énergie, on va continuer. [A.]
Quelques extraits sonores des discussions menées au Puy-en-Velay, le 31 janvier 2023 :
[lire le second volet : « Vous allez achever ma mère, crevards de merde »]
Photographies de bannière et de vignette : Maya Mihindou
- Enseignement en maternelle et primaire.[↩]
- Accompagnant·es d’élève en situation de handicap.[↩]
- Chanson de Soolking, sortie en 2019, en même temps que les manifestations de la jeunesse algérienne.[↩]
REBONDS
☰ Lire la carte blanche de Sandra Lucbert « Le monde à l’endroit » , février 2023
☰ Lire notre article « Une nuit à l’Odéon occupé », Mélanie Simon-Franza, mars 2021
☰ Lire notre article « Contre le mal de vivre : quand la Meuse se rebiffe », Djibril Maïga et Elias Boisjean, février 2021
☰ Lire notre entretien avec Bernard Friot : « Revenu de base ou salaire à vie ? », février 2021
☰ Lire notre article « Le mythe des 42 régimes spéciaux », Gaston Sardon, décembre 2019
☰ Lire notre article « Gilets jaunes : carnet d’un soulèvement », décembre 2018