L’histoire libertaire à l’aune du genre, les accidents du travail, le commencement d’une révolution, un révolutionnaire dans les grands médias, l’industrialisation des esprits, une expérience d’autogouvernement, l’ombre du Vietnam, des expulsions forcées, des oiseaux en papier et un peuple de l’ombre : nos chroniques du mois d’avril.
☰ Hardi, compagnons ! — Masculinités et virilité anarchiste à la Belle Époque, de Clara Schildknecht
Qui ne connaît pas l’histoire tumultueuse des milieux anarchistes durant la Belle Époque trouvera ici une utile introduction : des balbutiements de l’anarcho-syndicalisme jusqu’aux menées des « bandits tragiques », toutes les étapes du militantisme libertaire au début du XXe siècle sont successivement abordées. Qui la connaît déjà, peut-être par la fréquentation du travail de l’historienne Anne Steiner, aurait raison de se plonger également dans ce livre-là — pas tant pour apprendre des choses nouvelles que pour voir celles déjà vues d’un autre œil. Car c’est une question importante et peu défrichée que pose Clara Schildknecht à l’entame de son livre : « Quel lien y-a-t-il entre l’appartenance politique à un groupe révolutionnaire et la construction de genre ? » Car si aujourd’hui, « du militant syndical CGT à l’antifa ou à l’autonome du cortège de tête […] la performativité du genre est inconsciente, totalement intégrée », c’est notamment parce qu’elle est « héritière d’une histoire de la virilité militante. » Ainsi sont explorés tour à tour les lieux et les espaces où s’exprime et se construit cette virilité, les modes d’action et les attitudes qui la portent, le rapport aux femmes que ça induit et la réaction de ces dernières. Quel usage de la violence est privilégié ? comment la presse s’en fait l’écho ? quels vêtements signalent l’appartenance à un groupe ou à un autre ? comment les femmes parviennent-elles à s’extirper d’une assignation à des tâches mineures, quotidiennes, invisibles ? Autant de questions qui amènent à suivre le parcours de figures bien connues sous un angle jusqu’alors resté dans l’ombre. On apprend que l’héroïsme militant, qui conduit à moquer les juges lors d’un procès ou à accumuler crânement les séjours en prison, est aussi un mécanisme de valorisation ; que la liberté amoureuse vantée par les anarchistes individualistes n’est pas dénuée d’inégalités entre les genres ; qu’il faut redoubler d’énergie pour se faire une place en tant que femme dans un milieu d’hommes. Hardi compagnons ! ouvre ainsi un beau chantier historiographique au cœur de l’histoire politique et sociale. [E.M.]
Libertalia, 2023
☰ L’Hécatombe invisible — Enquête sur les morts au travail, de Mathieu Lépine
En 2009, Maximilien Lemerre meurt sur le site de l’usine Total Petrochemicals France à Carling suite à une explosion. Il était apprenti. Un de ses collègues meurt également ; six autres sont blessés. Sa mère commence un long combat judiciaire pour faire condamner le groupe pétrolier : il faudra attendre sept ans avant le premier procès, pour treize ans de procédure. Mathieu Lépine, professeur d’histoire-géographie, voit dans cet accident de travail, son traitement médiatique et politique, le condensé de ce qui touche toute victime et famille de victime d’accidents du travail : « Les profits plutôt que les vies, en somme. Des victimes apprenties, intérimaires et sous-traitantes. Un employeur qui refuse de reconnaître ses responsabilités. Une justice terriblement lente qui ne semble pas à la hauteur de enjeux. Des victimes abandonnées à leur sort. Et enfin un pouvoir politique froid et aveugle. » Marqué par les déclarations honteuses de plusieurs ministres et parlementaires sur la mort au travail et le silence médiatique qui l’entoure, il décide en 2019 de recenser quotidiennement les accidents mortels sur son compte Twitter. L’Hécatombe invisible condense quatre années d’une compilation terrible, dont le but est de rendre enfin visible ces accidents toujours cantonnés à la rubrique des faits divers. Pourtant, près d’un million de travailleurs sont concernés chaque année par un accident, sans compter le phénomène de sous-déclaration. Lépine déplie des dizaines de cas qui mettent en évidence le fait que, parmi les accidenté·es, beaucoup sont jeunes et précaires, pas assez informé·es ni formé·es par leur entreprise sur les risques qu’ils encourent et peu considéré·es une fois l’accident arrivé. Les points d’appui existants sont sans cesse attaqués : l’inspection et la médecine du travail voient leurs effectifs diminuer ou leurs propositions ignorées, le droit du travail est sujet à de dangereuses simplifications. Puisse cette enquête rendre justice à celles et ceux que la justice, les médias, les élu·es et les administrations trop souvent ignorent. [R.B.]
Seuil, 2023
☰ Kurdistan — Il était une fois la révolution, d’Enguerrran Carrier
L’histoire des débuts de la révolution du Rojava demeure mal connue. C’est à cela que tente de remédier le livre d’Enguerran Carrier, volontaire internationaliste dans les YPG de 2015 à 2018. Il s’appuie pour ce faire sur une importante revue de presse, sur des récits publiés par des acteur·es présent·es à cette époque ou sur des témoignages directs. Le livre traite principalement de la période allant du printemps 2011, moment des premières grandes manifestations contre le régime Assad, à l’été 2013, quand commence l’offensive militaire du front Jabhat al-Nosra. L’auteur, qui ne partage pas l’idée de révolution « permanente », considère que c’est durant cette courte et dense période de deux ans qu’a lieu la révolution, le « renversement d’un rapport de force au profit d’un autre ». Autant pour qui s’intéresse à l’histoire de la révolution syrienne qu’à celle des luttes au Kurdistan, faire l’histoire de ce moment est indispensable et apporte plusieurs éclairages importants. Il fait apparaître la complexité des forces en présence, souvent oubliée dans les écrits journalistiques sur le Rojava. Il montre comment au milieu de celles-ci, le PYD (parti se revendiquant de l’autonomie démocratique adoptée par le PKK en 2004) parvient à se développer au prix d’un important travail de terrain, en mettant en place ses structures parmi la population, y compris militaires. À l’inverse, les partis réunis au sein de l’ENKS et proches du président de la région autonome kurde d’Irak Mustafa Barzani tablent davantage sur des alliances politiques, notamment avec une opposition syrienne qui n’accepte pas l’idée de revendications kurdes spécifiques. On comprend aussi pourquoi, selon les zones géographiques, les conditions politiques ne sont pas les mêmes pour le mouvement kurde de Syrie. Enfin, outre son but historique, l’« ouvrage a été rédigé dans un objectif politique bien précis : celui de faire connaître, en détail, un processus révolutionnaire […] pour nourrir les réflexions de ceux qui souhaitent s’en inspirer chez eux ». Il rappelle l’importance de ne pas attendre une hypothétique victoire pour mettre en place des structures nouvelles au sein d’une société, portées par les principes dé fendus. [L.]
Syllepse, 2022
☰ Un « petit » candidat face aux « grands médias », de Philippe Poutou, Julien Salingue et Béatrice Walylo
Un peu d’attention critique aux médias dominants, à leurs sujets de prédilection et au sort réservé aux quelques trublions qui acceptent de participer au jeu tout en le condamnant, suffit pour s’énerver au moins une fois par jour. Une piqûre de rappel dûment documentée, surtout quand elle vient de personnes qui l’ont vécu de l’intérieur, n’est toutefois jamais inutile pour finir de se convaincre des inégalités produites et reproduites par le monde médiatique. C’est ce que donnent à lire trois membres du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) en livrant un bilan du traitement médiatique des candidatures de Philippe Poutou aux élections présidentielles de 2017 et 2022. « Y aller ou pas ? » Telle est la question que se sont souvent posés les protagonistes de ce livre quand le candidat devait monter sur le plateau d’une chaîne d’information en continu ou répondre en duplex à un journaliste radio. Parfois, il a fallu refuser : la chaîne qui invitait abritait des chroniqueurs ouvertement racistes ou le dispositif de l’émission laissait trop peu de place pour s’exprimer. Parfois même il a fallu partir en cours de route et digérer sa colère. Mais souvent, aussi, il a fallu y aller. Alors, Philippe Poutou en témoigne, le mépris de classe s’est exprimé à plein. On apprend au fil du livre ce qu’il en coûte de participer, mais aussi ce que ça permet : quelques saillies bien placées peuvent déstabiliser des journalistes installés ou d’autres candidats sûrs de leur fait ; arracher une dizaine de minutes de temps d’antenne en plus permet parfois d’aborder des sujets sinon délaissés. On s’en doute, mais ça fait du bien de le voir confirmé : les Ruquier, Salamé et autres Elkabbach sont réellement infects, leurs questions sonnent creux, même en amont ou en aval de l’entretien proposé. Et par-delà les anecdotes, les auteur·ices remplissent leur objectif initial : « contribuer à la nécessaire compréhension des logiques d’écrasement médiatique dont la gauche radicale […] est victime de la part de ces grands
médias — pour mieux les combattre ». [R.B.]
Libertalia, 2023
☰ Schizophrénie numérique, d’Anne Alombert
Le numérique nous donne accès en quelques clics aux plus grands textes de l’humanité, aux théories les plus sophistiquées, à des mondes lointains et parfois inimaginables — bref, à un savoir vertigineux et supposément infini. Pourtant, c’est une évidence que l’usage que nous en faisons est misérable, et que cette misère résulte de ce que nous n’avons pas suffisamment pensé le support technique et son statut ontologique. Mais l’heure n’est plus seulement à la critique radicale de la technique, déjà amorcée en son temps par Günther Anders. Il s’agit de sonder une issue qui soit autre que celle de l’asservissement total de l’esprit humain à la machinerie. Pour cela, Anne Alombert suggère de reconsidérer la nature même du numérique en le réinscrivant dans l’histoire des supports techniques afin de saisir qu’il fait écho à une question ancienne, formulée par Platon : celle de l’écriture, à la fois poison et remède — pharmakon —, puisque la mémoire artificielle qu’elle permet est aussi source d’oubli et d’atrophie du sens. Quoiqu’en jugent les chantres du transhumanisme et les valets de l’ordre managérial, c’est toujours nous qui pensons — ou ne pensons pas —, aussi sophistiqués soient les supports techniques que nous utilisons. Car comme le rappelle à juste titre Alombert, l’esprit humain n’est pas une « chose » qui puisse être phénoménologiquement localisée en un lieu déterminé : il n’est ni « dans » nos cerveaux ni « dans » la machine, mais vit de et surtout fait vivre l’institution symbolique et les pratiques (en l’occurrence techniques) que celle-ci ne cesse d’élaborer. Comprendre cela permettra de « détruire la novlangue computationnelle », laquelle essaie de faire croire, par des pseudo-théories néocognitivistes et des moyens marketing, qu’il existe une « intelligence » artificielle pouvant supplanter la nôtre. Croire cela, c’est courir le risque d’une « industrialisation des esprits » ; soit d’un triomphe définitif de la non-pensée. Car gagner l’autonomie vis-à-vis de nos supports techniques, c’est aussi contribuer à l’éclosion de notre autonomie politique : la tâche est immense, peut-être désespérée, mais il faudra tenter notre chance. [A.C.]
Allia, 2023
☰ No sleep till Shengal, de Zerocalcare
Shengal. Une ville perchée dans une montagne à cheval entre Irak et Syrie, foyer des Yézidis. Ce peuple de langue kurde pratique une religion ancienne dérivée du zoroastrisme. En août 2014, Daech lance ses pickups à l’assaut. Les peshmergas de la région autonome kurde d’Irak fuient, non sans avoir auparavant désarmé les habitants. Les djihadistes commettent un génocide. Les hommes sont massacrés, les femmes réduites en esclavage, les enfants emmenés pour être endoctrinés. Alors que le massacre se déroule sous les yeux du monde entier, seul un groupe de combattant·es du PKK part au secours de la population. Sept ans après, l’auteur de bande dessinée italien Zerocalcare, déjà connu pour Kobanê calling, s’est rendu à Shengal pour raconter l’histoire de ses habitant·es, de leur tentative de s’autogouverner selon les principes du confédéralisme démocratique. Aucune des forces autour d’eux — peshmergas kurdes d’Irak, milices chiites, État fédéral irakien, Turquie — ne souhaite les voir mener ce projet à bien, et les entraves se multiplient. Par-delà les difficultés politiques, l’auteur parvient également à faire sentir le « magma de douleur, de colère et de peur, qui s’écoule d’une blessure encore ouverte ». Dans le cimetière des martyrs, des mères endeuillées lui demandent de relayer leur parole et de rappeler au monde leur existence, alors que leurs filles et leurs fils continuent à mourir sous les bombes turques. Parti avec pour ambition de rapporter leur parole, Zerocalcare parvient à garder un équilibre entre humour et respect, et, tout en questionnant légitimement, à ne pas tomber dans l’écueil de la critique surplombante. L’autodérision dont il fait preuve sans cesse rappelle la nécessaire humilité de la position du journaliste européen face à celles et ceux qui luttent au quotidien. Et pour qui est familier du milieu, la description des différences d’approche entre générations de militant·es pro-kurdes ne pourra manquer de faire sourire. [L.]
Cambourakis, 2023
☰ Titicut Follies, de Frederick Wiseman
Tourné en 1966, interdit de diffusion publique pendant vingt-quatre ans, Titicut Follies dépeint le quotidien d’une prison d’État psychiatrique du Massachusetts et lève le voile sur la réalité d’une institution carcérale : routine des humiliations, disciplinarisation des corps (littéralement mis à nu), surdité et ridicule du pouvoir psychiatrique face à toute contestation. Dès ce premier film Wiseman pose les bases d’une méthode qu’il affinera mais dont il ne s’écartera guère par la suite : peu de préparation en amont, pas de repérage et un tournage en équipe réduite (un caméraman et un assistant pour charger les bobines, lui, à la prise de son, guide la caméra) qui s’étale sur plusieurs semaines. L’écriture s’effectue ensuite au montage à partir des dizaines d’heures de rushes. Et c’est au montage que Wiseman compose son film comme une parodie de comédie musicale. Ponctué de moments musicaux, il s’ouvre et s’achève sur le spectacle, inspiré de ces variety shows alors très populaires à la télévision américaine, qui a lieu chaque année au sein de la prison et donne son nom au film. Pas de commentaires explicatifs ni d’entretiens et Wiseman n’apparaît jamais à l’image : cela irait à l’encontre d’un dispositif immersif qui cherche à placer le spectateur au cœur « des événements en train de se produire », à lui donner « l’illusion » d’être « au présent de l’expérience. » Et les séquences sont longues afin de restituer l’« ambiguïté du réel. » L’ombre du Vietnam plane sur Titicut Follies : une image aperçue à la télévision dans les couloirs de la prison, un « meeting » improvisé dans la cour par un interné dans le discours duquel reviennent sans cesse Kennedy et la guerre. On ne délire pas sur n’importe quoi. Et si la violence institutionnelle est omniprésente et les images parfois très dures, Wiseman sait aussi restituer l’humanité et la révolte des internés. Avec ce premier film, débute ainsi une œuvre majeure qui dresse une cartographie des institutions américaines. Signalons à ce titre la ressortie prochaine de Welfare, plongée magistrale dans un bureau d’aide sociale new-yorkais. [B.G.]
Blaq Out, 2018 [1967]
☰ De gré et de force — Comment l’État expulse les pauvres, de Camille François
Les expulsions locatives sont en hausse depuis plusieurs années : entre 2010 et 2019, +11 % d’expulsions prononcées par la justice, +40 % effectuées par la police. Ces chiffres s’expliquent par des processus et des politiques étatiques qui permettent cette mise à la rue des pauvres. L’ouvrage se présente comme une passionnante enquête sociologique sur la « chaîne de l’expulsion », apportant des éclairages essentiels sur les rôles des « petites mains » de l’État qui interviennent dans ce cadre. Réfutant l’idée d’une « incompétence économique des pauvres », le sociologue montre que les impayés de loyer — un endettement le plus souvent temporaire — découlent d’une rationalité certaine. Mais qui ne reste pas sans conséquences : une plongée dans les services de recouvrement des bailleurs sociaux restitue la façon dont les agents s’y prennent pour faire payer les locataires. Une expulsion doit nécessairement être prononcée par un juge pour être légale, pourtant, les inégalités de traitement sont bien présentes dans les tribunaux : « La justice des expulsions reproduit […] les inégalités de classe entre locataires et propriétaires. » Les trajectoires des personnes contraintes par la justice de quitter leur logement ne sont pas uniformes — toutes n’aboutissent pas à l’intervention de la police, par exemple. À « la catégorie administrative d’expulsion
» l’auteur propose « la notion de délogement
», mieux à même de rendre compte de « l’ensemble des modalités par lesquelles les familles sont contraintes de perdre leur logement, de manière directe ou indirecte ». Les commissions d’expulsion (au service de l’État) contribuent, elles, à légitimer la force publique et la violence — sociale, comme physique — que peuvent vivre les locataires délogés. Les modalités d’actions de l’État forment donc un continuum, soumis à une logique de calendrier, de police et de budget. Au lecteur qui en douterait, l’ouvrage démontre que « l’augmentation des expulsions en France […] a une origine proprement politique ». À nous de la combattre. [M.B.]
La Découverte, 2023
☰ Les Oiseaux de papier, de Mana Neyestani
Les oiseaux de papier, Jalal les plie pour les glisser dans les pages des livres qu’il offre à son amoureuse, Rojan, avec qui il rêve de s’envoler vers Téhéran pour échapper à la misère et, elle, au mariage forcé avec un riche commerçant. Le jeune homme a dû interrompre ses études d’ingénieur pour revenir s’occuper de sa mère malade, dans le village des régions kurdes de l’ouest du pays, près de la frontière irakienne, où il est né. Dans ces montagnes escarpées, les opportunités de gagner de l’argent sont rares. Pour gagner de quoi subvenir à leurs besoins, des milliers d’habitant·es doivent pratiquer le kolbari, c’est à dire transporter sur leur dos des colis de marchandises pesant jusqu’à cinquante kilos à travers la montagne, de l’Irak à l’Iran. Nous avions déjà publié un reportage sur cette activité à haut risque qui, chaque année, cause des dizaines de morts, exécutés pour la plupart par les garde-frontières iraniens. Réfugié en France depuis 2011, Mana Neyestani raconte le sort des kolbars à travers une fable cruelle. Ce dessinateur de presse a dû fuir l’Iran après un dessin de trop et un séjour en prison. Son trait, noir et blanc, est simple et efficace. Les émotions des hommes se lisent sur leurs visages marqués par la douleur. Plus que les reportages, la fiction nous les fait ressentir. Faute de pouvoir se rendre sur place, Mana Neyestani a composé sa première œuvre fictionnelle à l’aide des informations qu’il a pu récolter : photos, vidéos, interviews de kolbars, articles de journaux… Une démarche qui lui a « semblé nécessaire pour tenter d’éveiller une prise de conscience sur ce sujet ». Et, en dépit du risque inévitable, selon les mots de l’auteur, d’être « lacunaire », il arrive à brosser un tableau assez juste de ce que vivent les kolbars, pris en étau entre les dangers de la montagne, la violence de l’État iranien, et l’appât du gain de ceux qui les utilisent. [L.]
Ça et là, Arte éditions, 2022
☰ Le Cœur blanc, de Catherine Poulain
Ramasser les asperges, les abricots, la lavande. Dans l’alternance des saisons, il est des travailleurs et travailleuses qui passent, s’arrêtent un temps et s’en retournent. Ce « peuple de l’ombre qui cherche de la lumière », ces « fils de paysans, d’ouvriers, fils de bourgeois ou fils de rien, enfants de la route ou de l’errance » sont peut-être semblables aux larves de cigales qui sortent de la terre à l’aube de l’été. Comme elles ils éclosent, croissent et se consument — dans le travail, dans l’alcool aussi et la violence, parfois. Dans un manque qui les dévore et les pousse en même temps à se nourrir de tout : du ciel, du chant des merles, des départs recommencés, des ruptures qui abiment. Dans une vallée fictive du sud de la France, deux personnages brûlent de vivre libres. Saisonnières, déliées, elles deviennent à leur manière amies : sporadiquement, au bord d’une rivière dans laquelle elles délassent leur corps qu’il faut sans cesse soustraire aux regards et aux mains invasives des hommes. Il y a Rosalinde, farouche et opiniâtre, qui n’appartiendra jamais à personne et vit avec Acacio, le « libertaire » nostalgique d’une révolution vécue par son père, une histoire où la violence tâche de rouille le désir. Et il y a Mounia, qui rêve à Gibraltar et ne cesse de courir sous le soleil lancinant. Autour d’elles, les saisonniers et les gens du village. Une première génération d’abord, celle des Marocains et des Tunisiens qui portent des histoires qu’ils n’évoquent qu’à demi-mots. Puis une seconde, disparate, marginale, qui fréquente les villages sans s’y installer jamais, dort dans des cabanes, des abris ou des camions et travaille pour des patrons paysans, ceux qui possèdent les terres et les outils. Ce deuxième roman de Catherine Poulain, elle-même longtemps saisonnière, raconte ces vies vécues aux marges du monde — ou peut-être en son cœur. « C’est ma vie sous le ciel, et nous le front baissé qui nous en détournons toujours, le dos courbé vers la terre noire. » [L.M.]
Éditions de l’Olivier, 2018
Photographie de bannière : George A. Tice, 1972
REBONDS
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