Cartouches (83)


L’histoire liber­taire à l’aune du genre, les acci­dents du tra­vail, le com­men­ce­ment d’une révo­lu­tion, un révo­lu­tion­naire dans les grands médias, l’industrialisation des esprits, une expé­rience d’autogouvernement, l’ombre du Vietnam, des expul­sions for­cées, des oiseaux en papier et un peuple de l’ombre : nos chro­niques du mois d’avril.


Hardi, com­pa­gnons ! — Masculinités et viri­li­té anar­chiste à la Belle Époque, de Clara Schildknecht

Qui ne connaît pas l’histoire tumul­tueuse des milieux anar­chistes durant la Belle Époque trou­ve­ra ici une utile intro­duc­tion : des bal­bu­tie­ments de l’anarcho-syndicalisme jusqu’aux menées des « ban­dits tra­giques », toutes les étapes du mili­tan­tisme liber­taire au début du XXe siècle sont suc­ces­si­ve­ment abor­dées. Qui la connaît déjà, peut-être par la fré­quen­ta­tion du tra­vail de l’historienne Anne Steiner, aurait rai­son de se plon­ger éga­le­ment dans ce livre-là — pas tant pour apprendre des choses nou­velles que pour voir celles déjà vues d’un autre œil. Car c’est une ques­tion impor­tante et peu défri­chée que pose Clara Schildknecht à l’entame de son livre : « Quel lien y-a-t-il entre l’appartenance poli­tique à un groupe révo­lu­tion­naire et la construc­tion de genre ? » Car si aujourd’hui, « du mili­tant syn­di­cal CGT à l’antifa ou à l’autonome du cor­tège de tête […] la per­for­ma­ti­vi­té du genre est incons­ciente, tota­le­ment inté­grée », c’est notam­ment parce qu’elle est « héri­tière d’une his­toire de la viri­li­té mili­tante. » Ainsi sont explo­rés tour à tour les lieux et les espaces où s’exprime et se construit cette viri­li­té, les modes d’action et les atti­tudes qui la portent, le rap­port aux femmes que ça induit et la réac­tion de ces der­nières. Quel usage de la vio­lence est pri­vi­lé­gié ? com­ment la presse s’en fait l’écho ? quels vête­ments signalent l’appartenance à un groupe ou à un autre ? com­ment les femmes par­viennent-elles à s’extirper d’une assi­gna­tion à des tâches mineures, quo­ti­diennes, invi­sibles ? Autant de ques­tions qui amènent à suivre le par­cours de figures bien connues sous un angle jusqu’alors res­té dans l’ombre. On apprend que l’héroïsme mili­tant, qui conduit à moquer les juges lors d’un pro­cès ou à accu­mu­ler crâ­ne­ment les séjours en pri­son, est aus­si un méca­nisme de valo­ri­sa­tion ; que la liber­té amou­reuse van­tée par les anar­chistes indi­vi­dua­listes n’est pas dénuée d’inégalités entre les genres ; qu’il faut redou­bler d’énergie pour se faire une place en tant que femme dans un milieu d’hommes. Hardi com­pa­gnons ! ouvre ain­si un beau chan­tier his­to­rio­gra­phique au cœur de l’histoire poli­tique et sociale. [E.M.]

Libertalia, 2023

L’Hécatombe invi­sible — Enquête sur les morts au tra­vail, de Mathieu Lépine

En 2009, Maximilien Lemerre meurt sur le site de l’usine Total Petrochemicals France à Carling suite à une explo­sion. Il était appren­ti. Un de ses col­lègues meurt éga­le­ment ; six autres sont bles­sés. Sa mère com­mence un long com­bat judi­ciaire pour faire condam­ner le groupe pétro­lier : il fau­dra attendre sept ans avant le pre­mier pro­cès, pour treize ans de pro­cé­dure. Mathieu Lépine, pro­fes­seur d’histoire-géographie, voit dans cet acci­dent de tra­vail, son trai­te­ment média­tique et poli­tique, le conden­sé de ce qui touche toute vic­time et famille de vic­time d’accidents du tra­vail : « Les pro­fits plu­tôt que les vies, en somme. Des vic­times appren­ties, inté­ri­maires et sous-trai­tantes. Un employeur qui refuse de recon­naître ses res­pon­sa­bi­li­tés. Une jus­tice ter­ri­ble­ment lente qui ne semble pas à la hau­teur de enjeux. Des vic­times aban­don­nées à leur sort. Et enfin un pou­voir poli­tique froid et aveugle. » Marqué par les décla­ra­tions hon­teuses de plu­sieurs ministres et par­le­men­taires sur la mort au tra­vail et le silence média­tique qui l’entoure, il décide en 2019 de recen­ser quo­ti­dien­ne­ment les acci­dents mor­tels sur son compte Twitter. L’Hécatombe invi­sible condense quatre années d’une com­pi­la­tion ter­rible, dont le but est de rendre enfin visible ces acci­dents tou­jours can­ton­nés à la rubrique des faits divers. Pourtant, près d’un mil­lion de tra­vailleurs sont concer­nés chaque année par un acci­dent, sans comp­ter le phé­no­mène de sous-décla­ra­tion. Lépine déplie des dizaines de cas qui mettent en évi­dence le fait que, par­mi les accidenté·es, beau­coup sont jeunes et pré­caires, pas assez informé·es ni formé·es par leur entre­prise sur les risques qu’ils encourent et peu considéré·es une fois l’accident arri­vé. Les points d’appui exis­tants sont sans cesse atta­qués : l’inspection et la méde­cine du tra­vail voient leurs effec­tifs dimi­nuer ou leurs pro­po­si­tions igno­rées, le droit du tra­vail est sujet à de dan­ge­reuses sim­pli­fi­ca­tions. Puisse cette enquête rendre jus­tice à celles et ceux que la jus­tice, les médias, les élu·es et les admi­nis­tra­tions trop sou­vent ignorent. [R.B.]

Seuil, 2023

Kurdistan — Il était une fois la révo­lu­tion, d’Enguerrran Carrier

L’histoire des débuts de la révo­lu­tion du Rojava demeure mal connue. C’est à cela que tente de remé­dier le livre d’Enguerran Carrier, volon­taire inter­na­tio­na­liste dans les YPG de 2015 à 2018. Il s’appuie pour ce faire sur une impor­tante revue de presse, sur des récits publiés par des acteur·es présent·es à cette époque ou sur des témoi­gnages directs. Le livre traite prin­ci­pa­le­ment de la période allant du prin­temps 2011, moment des pre­mières grandes mani­fes­ta­tions contre le régime Assad, à l’été 2013, quand com­mence l’offensive mili­taire du front Jabhat al-Nosra. L’auteur, qui ne par­tage pas l’idée de révo­lu­tion « per­ma­nente », consi­dère que c’est durant cette courte et dense période de deux ans qu’a lieu la révo­lu­tion, le « ren­ver­se­ment d’un rap­port de force au pro­fit d’un autre ». Autant pour qui s’intéresse à l’histoire de la révo­lu­tion syrienne qu’à celle des luttes au Kurdistan, faire l’histoire de ce moment est indis­pen­sable et apporte plu­sieurs éclai­rages impor­tants. Il fait appa­raître la com­plexi­té des forces en pré­sence, sou­vent oubliée dans les écrits jour­na­lis­tiques sur le Rojava. Il montre com­ment au milieu de celles-ci, le PYD (par­ti se reven­di­quant de l’autonomie démo­cra­tique adop­tée par le PKK en 2004) par­vient à se déve­lop­per au prix d’un impor­tant tra­vail de ter­rain, en met­tant en place ses struc­tures par­mi la popu­la­tion, y com­pris mili­taires. À l’inverse, les par­tis réunis au sein de l’ENKS et proches du pré­sident de la région auto­nome kurde d’Irak Mustafa Barzani tablent davan­tage sur des alliances poli­tiques, notam­ment avec une oppo­si­tion syrienne qui n’accepte pas l’idée de reven­di­ca­tions kurdes spé­ci­fiques. On com­prend aus­si pour­quoi, selon les zones géo­gra­phiques, les condi­tions poli­tiques ne sont pas les mêmes pour le mou­ve­ment kurde de Syrie. Enfin, outre son but his­to­rique, l’« ouvrage a été rédi­gé dans un objec­tif poli­tique bien pré­cis : celui de faire connaître, en détail, un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire […] pour nour­rir les réflexions de ceux qui sou­haitent s’en ins­pi­rer chez eux ». Il rap­pelle l’importance de ne pas attendre une hypo­thé­tique vic­toire pour mettre en place des struc­tures nou­velles au sein d’une socié­té, por­tées par les prin­cipes dé fen­dus. [L.]

Syllepse, 2022

Un « petit » can­di­dat face aux « grands médias », de Philippe Poutou, Julien Salingue et Béatrice Walylo

Un peu d’attention cri­tique aux médias domi­nants, à leurs sujets de pré­di­lec­tion et au sort réser­vé aux quelques tru­blions qui acceptent de par­ti­ci­per au jeu tout en le condam­nant, suf­fit pour s’énerver au moins une fois par jour. Une piqûre de rap­pel dûment docu­men­tée, sur­tout quand elle vient de per­sonnes qui l’ont vécu de l’intérieur, n’est tou­te­fois jamais inutile pour finir de se convaincre des inéga­li­tés pro­duites et repro­duites par le monde média­tique. C’est ce que donnent à lire trois membres du Nouveau par­ti anti­ca­pi­ta­liste (NPA) en livrant un bilan du trai­te­ment média­tique des can­di­da­tures de Philippe Poutou aux élec­tions pré­si­den­tielles de 2017 et 2022. « Y aller ou pas ? » Telle est la ques­tion que se sont sou­vent posés les pro­ta­go­nistes de ce livre quand le can­di­dat devait mon­ter sur le pla­teau d’une chaîne d’information en conti­nu ou répondre en duplex à un jour­na­liste radio. Parfois, il a fal­lu refu­ser : la chaîne qui invi­tait abri­tait des chro­ni­queurs ouver­te­ment racistes ou le dis­po­si­tif de l’émission lais­sait trop peu de place pour s’exprimer. Parfois même il a fal­lu par­tir en cours de route et digé­rer sa colère. Mais sou­vent, aus­si, il a fal­lu y aller. Alors, Philippe Poutou en témoigne, le mépris de classe s’est expri­mé à plein. On apprend au fil du livre ce qu’il en coûte de par­ti­ci­per, mais aus­si ce que ça per­met : quelques saillies bien pla­cées peuvent désta­bi­li­ser des jour­na­listes ins­tal­lés ou d’autres can­di­dats sûrs de leur fait ; arra­cher une dizaine de minutes de temps d’antenne en plus per­met par­fois d’aborder des sujets sinon délais­sés. On s’en doute, mais ça fait du bien de le voir confir­mé : les Ruquier, Salamé et autres Elkabbach sont réel­le­ment infects, leurs ques­tions sonnent creux, même en amont ou en aval de l’entretien pro­po­sé. Et par-delà les anec­dotes, les auteur·ices rem­plissent leur objec­tif ini­tial : « contri­buer à la néces­saire com­pré­hen­sion des logiques d’écrasement média­tique dont la gauche radi­cale […] est vic­time de la part de ces grands médias — pour mieux les com­battre ». [R.B.]

Libertalia, 2023

Schizophrénie numé­rique, d’Anne Alombert

Le numé­rique nous donne accès en quelques clics aux plus grands textes de l’humanité, aux théo­ries les plus sophis­ti­quées, à des mondes loin­tains et par­fois inima­gi­nables — bref, à un savoir ver­ti­gi­neux et sup­po­sé­ment infi­ni. Pourtant, c’est une évi­dence que l’usage que nous en fai­sons est misé­rable, et que cette misère résulte de ce que nous n’avons pas suf­fi­sam­ment pen­sé le sup­port tech­nique et son sta­tut onto­lo­gique. Mais l’heure n’est plus seule­ment à la cri­tique radi­cale de la tech­nique, déjà amor­cée en son temps par Günther Anders. Il s’agit de son­der une issue qui soit autre que celle de l’asservissement total de l’esprit humain à la machi­ne­rie. Pour cela, Anne Alombert sug­gère de recon­si­dé­rer la nature même du numé­rique en le réins­cri­vant dans l’histoire des sup­ports tech­niques afin de sai­sir qu’il fait écho à une ques­tion ancienne, for­mu­lée par Platon : celle de l’écriture, à la fois poi­son et remède — phar­ma­kon —, puisque la mémoire arti­fi­cielle qu’elle per­met est aus­si source d’oubli et d’atrophie du sens. Quoiqu’en jugent les chantres du trans­hu­ma­nisme et les valets de l’ordre mana­gé­rial, c’est tou­jours nous qui pen­sons — ou ne pen­sons pas —, aus­si sophis­ti­qués soient les sup­ports tech­niques que nous uti­li­sons. Car comme le rap­pelle à juste titre Alombert, l’esprit humain n’est pas une « chose » qui puisse être phé­no­mé­no­lo­gi­que­ment loca­li­sée en un lieu déter­mi­né : il n’est ni « dans » nos cer­veaux ni « dans » la machine, mais vit de et sur­tout fait vivre l’institution sym­bo­lique et les pra­tiques (en l’occurrence tech­niques) que celle-ci ne cesse d’élaborer. Comprendre cela per­met­tra de « détruire la nov­langue com­pu­ta­tion­nelle », laquelle essaie de faire croire, par des pseu­do-théo­ries néo­cog­ni­ti­vistes et des moyens mar­ke­ting, qu’il existe une « intel­li­gence » arti­fi­cielle pou­vant sup­plan­ter la nôtre. Croire cela, c’est cou­rir le risque d’une « indus­tria­li­sa­tion des esprits » ; soit d’un triomphe défi­ni­tif de la non-pen­sée. Car gagner l’autonomie vis-à-vis de nos sup­ports tech­niques, c’est aus­si contri­buer à l’éclosion de notre auto­no­mie poli­tique : la tâche est immense, peut-être déses­pé­rée, mais il fau­dra ten­ter notre chance. [A.C.]

Allia, 2023

No sleep till Shengal, de Zerocalcare

Shengal. Une ville per­chée dans une mon­tagne à che­val entre Irak et Syrie, foyer des Yézidis. Ce peuple de langue kurde pra­tique une reli­gion ancienne déri­vée du zoroas­trisme. En août 2014, Daech lance ses pickups à l’assaut. Les pesh­mer­gas de la région auto­nome kurde d’Irak fuient, non sans avoir aupa­ra­vant désar­mé les habi­tants. Les dji­ha­distes com­mettent un géno­cide. Les hommes sont mas­sa­crés, les femmes réduites en escla­vage, les enfants emme­nés pour être endoc­tri­nés. Alors que le mas­sacre se déroule sous les yeux du monde entier, seul un groupe de combattant·es du PKK part au secours de la popu­la­tion. Sept ans après, l’auteur de bande des­si­née ita­lien Zerocalcare, déjà connu pour Kobanê cal­ling, s’est ren­du à Shengal pour racon­ter l’histoire de ses habitant·es, de leur ten­ta­tive de s’autogouverner selon les prin­cipes du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique. Aucune des forces autour d’eux — pesh­mer­gas kurdes d’Irak, milices chiites, État fédé­ral ira­kien, Turquie — ne sou­haite les voir mener ce pro­jet à bien, et les entraves se mul­ti­plient. Par-delà les dif­fi­cul­tés poli­tiques, l’auteur par­vient éga­le­ment à faire sen­tir le « mag­ma de dou­leur, de colère et de peur, qui s’écoule d’une bles­sure encore ouverte ». Dans le cime­tière des mar­tyrs, des mères endeuillées lui demandent de relayer leur parole et de rap­pe­ler au monde leur exis­tence, alors que leurs filles et leurs fils conti­nuent à mou­rir sous les bombes turques. Parti avec pour ambi­tion de rap­por­ter leur parole, Zerocalcare par­vient à gar­der un équi­libre entre humour et res­pect, et, tout en ques­tion­nant légi­ti­me­ment, à ne pas tom­ber dans l’écueil de la cri­tique sur­plom­bante. L’autodérision dont il fait preuve sans cesse rap­pelle la néces­saire humi­li­té de la posi­tion du jour­na­liste euro­péen face à celles et ceux qui luttent au quo­ti­dien. Et pour qui est fami­lier du milieu, la des­crip­tion des dif­fé­rences d’approche entre géné­ra­tions de militant·es pro-kurdes ne pour­ra man­quer de faire sou­rire. [L.]

Cambourakis, 2023

Titicut Follies, de Frederick Wiseman

Tourné en 1966, inter­dit de dif­fu­sion publique pen­dant vingt-quatre ans, Titicut Follies dépeint le quo­ti­dien d’une pri­son d’État psy­chia­trique du Massachusetts et lève le voile sur la réa­li­té d’une ins­ti­tu­tion car­cé­rale : rou­tine des humi­lia­tions, dis­ci­pli­na­ri­sa­tion des corps (lit­té­ra­le­ment mis à nu), sur­di­té et ridi­cule du pou­voir psy­chia­trique face à toute contes­ta­tion. Dès ce pre­mier film Wiseman pose les bases d’une méthode qu’il affi­ne­ra mais dont il ne s’écartera guère par la suite : peu de pré­pa­ra­tion en amont, pas de repé­rage et un tour­nage en équipe réduite (un camé­ra­man et un assis­tant pour char­ger les bobines, lui, à la prise de son, guide la camé­ra) qui s’étale sur plu­sieurs semaines. L’écriture s’effectue ensuite au mon­tage à par­tir des dizaines d’heures de rushes. Et c’est au mon­tage que Wiseman com­pose son film comme une paro­die de comé­die musi­cale. Ponctué de moments musi­caux, il s’ouvre et s’achève sur le spec­tacle, ins­pi­ré de ces varie­ty shows alors très popu­laires à la télé­vi­sion amé­ri­caine, qui a lieu chaque année au sein de la pri­son et donne son nom au film. Pas de com­men­taires expli­ca­tifs ni d’entretiens et Wiseman n’apparaît jamais à l’image : cela irait à l’encontre d’un dis­po­si­tif immer­sif qui cherche à pla­cer le spec­ta­teur au cœur « des évé­ne­ments en train de se pro­duire », à lui don­ner « l’illusion » d’être « au pré­sent de l’expérience. » Et les séquences sont longues afin de res­ti­tuer l’« ambi­guï­té du réel. » L’ombre du Vietnam plane sur Titicut Follies : une image aper­çue à la télé­vi­sion dans les cou­loirs de la pri­son, un « mee­ting » impro­vi­sé dans la cour par un inter­né dans le dis­cours duquel reviennent sans cesse Kennedy et la guerre. On ne délire pas sur n’importe quoi. Et si la vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle est omni­pré­sente et les images par­fois très dures, Wiseman sait aus­si res­ti­tuer l’humanité et la révolte des inter­nés. Avec ce pre­mier film, débute ain­si une œuvre majeure qui dresse une car­to­gra­phie des ins­ti­tu­tions amé­ri­caines. Signalons à ce titre la res­sor­tie pro­chaine de Welfare, plon­gée magis­trale dans un bureau d’aide sociale new-yor­kais. [B.G.]

Blaq Out, 2018 [1967]

De gré et de force — Comment l’État expulse les pauvres, de Camille François

Les expul­sions loca­tives sont en hausse depuis plu­sieurs années : entre 2010 et 2019, +11 % d’expulsions pro­non­cées par la jus­tice, +40 % effec­tuées par la police. Ces chiffres s’expliquent par des pro­ces­sus et des poli­tiques éta­tiques qui per­mettent cette mise à la rue des pauvres. L’ouvrage se pré­sente comme une pas­sion­nante enquête socio­lo­gique sur la « chaîne de l’expulsion », appor­tant des éclai­rages essen­tiels sur les rôles des « petites mains » de l’État qui inter­viennent dans ce cadre. Réfutant l’idée d’une « incom­pé­tence éco­no­mique des pauvres », le socio­logue montre que les impayés de loyer — un endet­te­ment le plus sou­vent tem­po­raire — découlent d’une ratio­na­li­té cer­taine. Mais qui ne reste pas sans consé­quences : une plon­gée dans les ser­vices de recou­vre­ment des bailleurs sociaux res­ti­tue la façon dont les agents s’y prennent pour faire payer les loca­taires. Une expul­sion doit néces­sai­re­ment être pro­non­cée par un juge pour être légale, pour­tant, les inéga­li­tés de trai­te­ment sont bien pré­sentes dans les tri­bu­naux : « La jus­tice des expul­sions repro­duit […] les inéga­li­tés de classe entre loca­taires et pro­prié­taires. » Les tra­jec­toires des per­sonnes contraintes par la jus­tice de quit­ter leur loge­ment ne sont pas uni­formes — toutes n’aboutissent pas à l’intervention de la police, par exemple. À « la caté­go­rie admi­nis­tra­tive d’expul­sion » l’auteur pro­pose « la notion de délo­ge­ment », mieux à même de rendre compte de « l’ensemble des moda­li­tés par les­quelles les familles sont contraintes de perdre leur loge­ment, de manière directe ou indi­recte ». Les com­mis­sions d’expulsion (au ser­vice de l’État) contri­buent, elles, à légi­ti­mer la force publique et la vio­lence — sociale, comme phy­sique — que peuvent vivre les loca­taires délo­gés. Les moda­li­tés d’actions de l’État forment donc un conti­nuum, sou­mis à une logique de calen­drier, de police et de bud­get. Au lec­teur qui en dou­te­rait, l’ouvrage démontre que « l’aug­men­ta­tion des expul­sions en France […] a une ori­gine pro­pre­ment poli­tique ». À nous de la com­battre. [M.B.]

La Découverte, 2023

Les Oiseaux de papier, de Mana Neyestani

Les oiseaux de papier, Jalal les plie pour les glis­ser dans les pages des livres qu’il offre à son amou­reuse, Rojan, avec qui il rêve de s’envoler vers Téhéran pour échap­per à la misère et, elle, au mariage for­cé avec un riche com­mer­çant. Le jeune homme a dû inter­rompre ses études d’ingénieur pour reve­nir s’occuper de sa mère malade, dans le vil­lage des régions kurdes de l’ouest du pays, près de la fron­tière ira­kienne, où il est né. Dans ces mon­tagnes escar­pées, les oppor­tu­ni­tés de gagner de l’argent sont rares. Pour gagner de quoi sub­ve­nir à leurs besoins, des mil­liers d’habitant·es doivent pra­ti­quer le kol­ba­ri, c’est à dire trans­por­ter sur leur dos des colis de mar­chan­dises pesant jusqu’à cin­quante kilos à tra­vers la mon­tagne, de l’Irak à l’Iran. Nous avions déjà publié un repor­tage sur cette acti­vi­té à haut risque qui, chaque année, cause des dizaines de morts, exé­cu­tés pour la plu­part par les garde-fron­tières ira­niens. Réfugié en France depuis 2011, Mana Neyestani raconte le sort des kol­bars à tra­vers une fable cruelle. Ce des­si­na­teur de presse a dû fuir l’Iran après un des­sin de trop et un séjour en pri­son. Son trait, noir et blanc, est simple et effi­cace. Les émo­tions des hommes se lisent sur leurs visages mar­qués par la dou­leur. Plus que les repor­tages, la fic­tion nous les fait res­sen­tir. Faute de pou­voir se rendre sur place, Mana Neyestani a com­po­sé sa pre­mière œuvre fic­tion­nelle à l’aide des infor­ma­tions qu’il a pu récol­ter : pho­tos, vidéos, inter­views de kol­bars, articles de jour­naux… Une démarche qui lui a « semblé néces­saire pour ten­ter d’éveiller une prise de conscience sur ce sujet ». Et, en dépit du risque inévi­table, selon les mots de l’auteur, d’être « lacu­naire », il arrive à bros­ser un tableau assez juste de ce que vivent les kol­bars, pris en étau entre les dan­gers de la mon­tagne, la vio­lence de l’État ira­nien, et l’appât du gain de ceux qui les uti­lisent. [L.]

Ça et là, Arte édi­tions, 2022

Le Cœur blanc, de Catherine Poulain

Ramasser les asperges, les abri­cots, la lavande. Dans l’alternance des sai­sons, il est des tra­vailleurs et tra­vailleuses qui passent, s’arrêtent un temps et s’en retournent. Ce « peuple de l’ombre qui cherche de la lumière », ces « fils de pay­sans, d’ouvriers, fils de bour­geois ou fils de rien, enfants de la route ou de l’errance » sont peut-être sem­blables aux larves de cigales qui sortent de la terre à l’aube de l’été. Comme elles ils éclosent, croissent et se consument — dans le tra­vail, dans l’alcool aus­si et la vio­lence, par­fois. Dans un manque qui les dévore et les pousse en même temps à se nour­rir de tout : du ciel, du chant des merles, des départs recom­men­cés, des rup­tures qui abi­ment. Dans une val­lée fic­tive du sud de la France, deux per­son­nages brûlent de vivre libres. Saisonnières, déliées, elles deviennent à leur manière amies : spo­ra­di­que­ment, au bord d’une rivière dans laquelle elles délassent leur corps qu’il faut sans cesse sous­traire aux regards et aux mains inva­sives des hommes. Il y a Rosalinde, farouche et opi­niâtre, qui n’appartiendra jamais à per­sonne et vit avec Acacio, le « liber­taire » nos­tal­gique d’une révo­lu­tion vécue par son père, une his­toire où la vio­lence tâche de rouille le désir. Et il y a Mounia, qui rêve à Gibraltar et ne cesse de cou­rir sous le soleil lan­ci­nant. Autour d’elles, les sai­son­niers et les gens du vil­lage. Une pre­mière géné­ra­tion d’abord, celle des Marocains et des Tunisiens qui portent des his­toires qu’ils n’évoquent qu’à demi-mots. Puis une seconde, dis­pa­rate, mar­gi­nale, qui fré­quente les vil­lages sans s’y ins­tal­ler jamais, dort dans des cabanes, des abris ou des camions et tra­vaille pour des patrons pay­sans, ceux qui pos­sèdent les terres et les outils. Ce deuxième roman de Catherine Poulain, elle-même long­temps sai­son­nière, raconte ces vies vécues aux marges du monde — ou peut-être en son cœur. « C’est ma vie sous le ciel, et nous le front bais­sé qui nous en détour­nons tou­jours, le dos cour­bé vers la terre noire. » [L.M.]

Éditions de l’Olivier, 2018


Photographie de ban­nière : George A. Tice, 1972


REBONDS

Cartouches 82, jan­vier 2023
Cartouches 81, novembre 2022
Cartouches 80, octobre 2022
Cartouches 79, sep­tembre 2022
Cartouches 78, juillet 2022

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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