Les pauvres du monde entier — le journal de Françoise Ega


Série « Littérature du travail »

Dans les années 1950, Carolina Maria de Jesus écri­vait. Elle tenait au Brésil un jour­nal dans lequel elle consi­gnait sa vie quo­ti­dienne, celle de sa condi­tion de femme noire mère de trois enfants qui, pour récol­ter les quelques sous néces­saires à leur sur­vie, ramas­sait des papiers. En 1960, elle publia des extraits de ce jour­nal, Le Dépotoir, qui devint un « best-sel­ler » mon­dial et fut tra­duit en fran­çais début 1962. De l’autre côté de l’océan, à Marseille, en mai 1962, une autre femme noire enta­mait son jour­nal par ces mots adres­sés à cette sœur bré­si­lienne : « Mais oui, Carolina, les misères des pauvres du monde entier se res­semblent comme des sœurs ; on te lit par curio­si­té, moi, je ne te lirai jamais ; tout ce que tu as écrit, je le sais. » Ce jour­nal, c’est Lettres à une Noire de Françoise Ega (née en 1920 et dis­pa­rue en 1976), réédi­té en 2021 par les édi­tions Lux. Cette œuvre lit­té­raire d’une extrême richesse nous plonge dans la vie de ces jeunes femmes antillaises pla­cées comme domes­tiques dans des familles blanches et bour­geoises, et appré­hende l’expérience vécue des rap­ports de classe, de genre et de race. Dans le cadre de notre série « Littérature du tra­vail », nous en publions un extrait.


[troi­sième volet : « Les voix d’en bas : dis­cus­sion avec les édi­tions Plein Chant »]


Carolina, hier c’était l’Ascension. Dans l’église de mon quar­tier, j’ai vu une fille de ma race qui san­glo­tait après la com­mu­nion. Cela m’a remué les tripes, j’ai vou­lu savoir qui elle était et ce qu’elle fai­sait là, dans la ban­lieue de Marseille, avec sa robe de plein été alors qu’il fai­sait encore assez frais et que je sup­por­tais un gros pull-over. Elle a sou­ri. J’ai parlé patois, cela l’a mise en confiance. Elle m’a raconté qu’« on l’a fait venir ».

« Qui ça, on ! m’écriai-je.

– Une dame qui m’a payé le voyage ! Je dois rem­bour­ser 150 francs par mois ; j’en gagne 220, il m’en reste 70 pour m’équiper. J’ai deux gosses au pays, j’étais ven­deuse dans un snack, je ne suis pas mariée, vous savez ce que c’est ! Je suis venue pour essayer d’envoyer de l’argent à ma mère pour élever les petits et il me faut res­ter huit mois avant de le faire ; j’ai été en ville deux fois et mes 70 francs se sont envolés. Le taxi que j’ai pris la première fois m’a fait faire un long détour, j’en ai eu pour dix francs ! Ça me donne le cafard ! « Je ne voyais pas la France ain­si ! Et puis qu’est-ce que je bosse ! Jusqu’à 10 heures le soir ! Je me lève à 6 heures le matin, je n’ai même pas le temps de manger ! »

Carolina, mon sang bouillonnait !

« Comment, vous vous lais­sez faire ain­si ! Qu’est-ce que c’est que ce tra­fic humain ! Avez-vous un contrat de tra­vail ? Êtes-vous à la Sécurité sociale ?

– Non ! la dame m’a dit que dans trois mois, elle va me déclarer ! La cama­rade qui a donné mon adresse à ma patronne est comme moi ; pas avant trois mois, m’a-t-elle dit. Mais elle, ce n’est pas pareil, elle a des parents à Marseille. »

[Elizabeth Catlett, Special Houses, 1946]

En effet, il y a beau­coup de filles que l’« on fait venir » à Marseille. Elles laissent les îles pour une destinée meilleure. Je les vois, et c’est tou­jours la même chose, elles sont achetées presque pour un cer­tain temps. Ces dames font comme toutes leurs com­pagnes aisées, elles ont une bonne antillaise plus souple et plus isolée que la bonne espa­gnole d’antan. Il y en a quelques-unes qui tirent de bons billets à cette lote­rie, elles tombent sur des gens pleins de dignité et d’humanité. Il y en a d’autres, ce sont les plus nom­breuses, qui ploient sous le joug. Celle-ci raconte com­ment elle est astreinte à net­toyer les vêtements intimes de sa dame, sous peine de sanc­tions. Telle autre mange debout. Telle autre est emmenée dans un cha­let de mon­tagne et doit aller à la source cher­cher de l’eau, qu’elle trouve après avoir enlevé la neige à coup de pioche. Mon mari a rouspété : j’aurais dû res­ter chez moi. « Pourquoi aller gros­sir les rangs de ce bétail humain ? » dit-il. C’est bien simple : je ne pour­rai jamais en par­ler en connais­sance de cause si je ne sais pas ce que cela est.

Et voi­là, j’ai repris les gestes ances­traux, Carolina, je suis de ton calibre et le bou­lot ne m’effraie pas. Pour me sti­mu­ler, en allant tra­vailler, je me paie le luxe d’un café. Cela ne coûte que 40 cen­times. Pour gagner 40 cen­times, il me faut tra­vailler douze minutes, en douze minutes je fais des mon­tagnes de vais­selle ! Comme le café gagné me semble bon ! Et com­bien mal­heu­reuses celles qui toute leur vie sont réduites à cette comp­ta­bi­lité. Les gens qui ont de l’argent à pro­fu­sion n’y pensent pas. Celles qui comme toi et moi ne connaissent que des len­de­mains incer­tains, mais possèdent la liberté, la pos­si­bi­lité de se rebif­fer, de refu­ser la condi­tion d’esclave, sont des bien­heu­reuses. Combien je plains les pauvres filles à qui l’on dit : « Il y a du café tant que vous vou­drez après le ser­vice. » Devant leur détresse, une peine immense m’envahit.

*

Voilà deux mois que je suis femme de ménage et ce n’est pas drôle, Carolina. J’ai chassé le natu­rel, il est reve­nu au galop ; à ma patronne, je ne parle pas que de cire, de savon de Marseille et d’épingles à linge. Je la sens un peu déçue. Son amie en a « une » qui parle très mal le français et est très naïve, c’est chou ! Moi, je lui parais bizarre, cela la rend ner­veuse et un peu méchante. Elle me demande :

« Avez-vous fini le vestibule ?

– Oui, madame. »

C’est le signal ; elle prend un tapis poussiéreux et se met en devoir de le secouer à l’endroit que je viens de faire reluire ! Alors il me faut recom­men­cer. Si je le dis à la mai­son, mon mari va crier « Reste chez toi » et il va mettre ma moby­lette en panne ! Si je reste chez moi, je ne pour­rai jamais voir jusqu’où peut aller la bêtise humaine. Le lun­di, je net­toie à fond un salon avec, comme entrée en matière, le bros­sage à la main d’un lourd tapis. Il paraît que l’aspirateur abîme les fibres de ce précieux orne­ment. Moi, je crois que c’est pour mieux me voir ployer à terre. Le mar­di, quand tout est relui­sant, madame fait son rac­com­mo­dage et des cen­taines de petits bouts de fil s’incrustent dans la laine du tapis que j’ai tant de mal à net­toyer. Elle dit négligemment : « Il faut que je pense à mettre un vieux drap devant mon fau­teuil de rac­com­mo­dage ! » Elle oublie tou­jours ! Alors je fais mine de prendre l’aspirateur ; elle dit : « J’ai besoin de l’aspirateur pour le salon ! Prenez la petite brosse ! » « Ploie tes reins, ma fille, je te donne deux francs de l’heure pour cela. » Je suis un cobaye volon­taire, je ren­gaine mon envie de mettre mon tablier au mur et je recom­mence à bros­ser. Là, je me demande com­ment cela doit se pas­ser pour mes sœurs qui n’ont nulle part où se réfugier en cas de révolte, qui sont obligées de res­ter nuit et jour en com­pa­gnie de telles bonnes femmes parce qu’elles ont un voyage à rem­bour­ser ! Carolina, c’est affreux. Carolina, quand, toi, tu ployais ton buste sur les pou­belles, au moins tu n’avais per­sonne à tes trousses pour voir si tu étais bien cassée en deux et c’est une chance, tu sais ! En ren­trant chez moi, je ne suis pas encore couchée ! J’ai les gosses à ins­truire, à gifler, à faire man­ger et à aimer. Heureusement, cela me fait oublier ma dame. » […]

[Elizabeth Catlett, I have studied in ever increasing numbers, 1947]

24 juin 1962

C’est trop fort ! La fille de mon pays est encore en larmes. Dimanche, j’ai été la voir parce qu’elle sem­blait m’éviter un peu depuis quelque temps, il fal­lait que j’en aie le cœur net ! J’ai grimpé la côte qui mène jusqu’à la vil­la de « ses maîtres ». Je l’ai trouvée, un genou enve­loppé d’une bande Velpeau, dans un jar­din planté de lai­tues. J’ai appelé : « Yolande ! Que faites-vous là ? »

Je ne l’ai jamais tutoyée pour lui faire prendre conscience de sa per­son­na­lité. Tout le monde, chez ses employeurs, lui parle en jar­gon et la tutoie, même la petite fille de sept ans, même la vieille grand-mère.

« Yolande, aujourd’hui dimanche, que faites-vous avec cette bêche ?

– Je suis malade, j’ai des rhu­ma­tismes au genou, ils sont tous par­tis pour la campagne.

– Qui vous soigne donc ?

– Personne, j’ai acheté une pom­made chez le phar­ma­cien. La dame a dit que je n’ai pas encore droit à la Sécurité sociale, c’est pas avec mes 70 francs par mois que je vais payer le médecin. »

J’ai pris la bêche des mains de Yolande et je lui ai demandé :

« Pourquoi faites-vous cela, puisque vous avez mal au genou ?

– La dame a dit que je suis bonne à tout faire ! Je fais même le jardin !

– Yolande, pour­quoi ne venez-vous plus nous voir ?

– La dame a dit que c’est depuis que je viens chez vous que je fais des manières, que c’est vous qui m’avez fait deman­der avec quoi elle pen­sait chauf­fer ma chambre près du garage, cet hiver ! C’est pas vous, mais là, il fait froid même main­te­nant, alors en hiver !

La dame a ditla dame a dit ! Eh bien, elle dira ! Premièrement, vous irez voir un médecin, deuxièmement, j’irai la voir, ensuite il faut vous réveiller ! Vous n’êtes pas obligée de res­ter ici parce qu’on vous a payé le voyage !

– Mais qu’est-ce que je vais faire ?

– Vous irez dans un bureau de pla­ce­ment et l’on vous trou­ve­ra du tra­vail. Si vous vou­lez vous pla­cer encore, exi­gez d’être déclarée à la Sécurité sociale ! »

Yolande avait peur des gens, peur de son ombre, peur des Blancs, comme au plus beau temps de l’esclavage.

Carolina, ma vieille, j’ai vu la dame, une rousse tachetée de grains de cho­co­lat, un vrai fauve !

J’ai dit : « Madame, je viens cher­cher Yolande pour l’emmener voir un médecin ; don­nez-moi sa déclaration de Sécurité sociale. »

Elle m’a répondu :

« C’est en cours ! Mais je peux faire venir mon médecin de famille.

– Non, le médecin de son choix ! Elle ne peut vivre avec 70 francs par mois ; elle a deux enfants qui crèvent de faim là-bas. Est-ce que cela va conti­nuer long­temps ? L’inspection du tra­vail, c’est fait pour elle aus­si, vous savez !

– Non mais, de quoi vous mêlez-vous ? D’abord, qui êtes-vous ? »

J’ai répondu : « Une négresse indignée. C’est pas visible, non ? Elle n’est pas venue chez vous pour faire du jar­di­nage ! Où avez-vous appris de pareilles choses ? »

D’ailleurs ce sont des choses que les femmes européennes n’apprennent pas ; l’instinct de domi­na­tion se réveille quand elles trouvent un élément à leur convenance.

La dame sursauta :

« Mais elle ne part pas, elle me doit de l’argent.

– Elle part, elle va vous payer en dehors de chez vous ! Vous ne lui avez pas fait de contrat de tra­vail, mais elle peut vous faire une déclaration de dette. Combien vous doit-elle encore ?

– Je n’ai pas compté. »

Yolande s’est vite habillée, et en clo­pi­nant elle m’a sui­vie ; son visage rayon­nait. Elle pou­vait pen­ser enfin que sa ser­vi­tude pren­drait fin. […]

[Elizabeth Catlett, The Black Woman Sojourner Truth Fought for the Rights of Women and Blacks, 1947]

12 octobre 1962

Eh bien, je me sens fatiguée et tel­le­ment que je n’arrive plus à écrire sans effort. Entre mon tra­vail et ma mai­son, il y a des kilomètres que je fran­chis à vélomoteur. Une fois que je suis assise sur mon engin et que le mis­tral com­mence à fouet­ter mon visage, l’image de madame s’estompe. L’automne de cette année est un des plus beaux que j’ai jamais vus, les feuilles renoncent à jau­nir ; timi­de­ment, comme à regret, çà et là, l’une d’elles se détache et tombe. Je roule à 50 à l’heure. Cela me redonne de la vie et si ce n’était pas par pru­dence, j’irais bien plus vite !

Oublier, oublier, dans le vent ! Arriver nette de toute ran­cune à la mai­son, avec l’envie de rire et une his­toire à racon­ter aux enfants.

Plus vite ! Plus vite ! Roule ! J’oublie au bout du quatrième kilomètre et la voix de la pru­dence crie à ce moment-là : « Tu t’arrêtes un peu, fadade ! Tu auras tes jambes dans une gouttière à l’hôpital si tu conti­nues. » Le comp­teur des­cend à 45, à 40, enfin à 35 et, quand je suis chez moi en train de rat­tra­per le temps per­du au-dehors, une seule chose me rap­pelle madame, mes membres qui n’en peuvent plus.


[Lire le cin­quième volet | Catherine Poulain : « Brûler encore, brû­ler jusqu’au bout »]


Extrait de Françoise Ega, Lettres à une Noire, Lux, 2021.
Illustrations de ban­nière et de vignette : Elizabeth Catlett


REBONDS

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