Aux origines du socialisme japonais


Traduction d’un article de Jacobin

Le 1er octobre 2024, Shigeru Ishiba a pris ses fonc­tions comme Premier ministre du gou­ver­ne­ment japo­nais. Sans sur­prise, il est issu du Parti libé­ral-démo­crate, l’or­ga­ni­sa­tion de droite conser­va­trice au pou­voir de façon qua­si­ment inin­ter­rom­pue depuis 1955. Dès sa nais­sance, la voca­tion de ce der­nier est lim­pide : écra­ser les par­tis de gauche et, sou­te­nu par les États-Unis, ins­tau­rer un capi­ta­lisme ultra­li­bé­ral. Ainsi le Parti libé­ral-démo­crate repre­nait-il le flam­beau de l’im­pé­ria­lisme japo­nais qui, au siècle pré­cé­dent, avait été le moteur de la for­ma­tion d’un État-nation capi­ta­liste moderne. La droite au Japon serait-elle donc une fata­li­té ? À la même époque, un mou­ve­ment socia­liste est pour­tant appa­ru, ani­mé par deux prin­cipes fon­da­men­taux : la lutte des classes et l’an­ti-impé­ria­lisme. Nous tra­dui­sons ici une brève his­toire de son émer­gence, parue dans la revue Jacobin1. ☰ Par Alexander J. Brown


Le mou­ve­ment socia­liste japo­nais prend forme dans un contexte de répres­sion bru­tale, tan­dis que le pays s’en­gage sur la voie de l’ex­pan­sion impé­ria­liste. Contre toute attente, les socia­listes japo­nais ont construit une force poli­tique capable de défier le nou­vel ordre capi­ta­liste. Le socia­lisme s’est déve­lop­pé au Japon à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle dans le contexte d’un bou­le­ver­se­ment social géné­ral pro­vo­qué par une moder­ni­sa­tion rapide. En 1853 et 1854, le com­mo­dore amé­ri­cain Matthew C. Perry arrive au Japon avec une flotte de « navires noirs » (des canon­nières à vapeur) et exige que le Japon s’ouvre au com­merce avec l’Occident. Cette vio­lence impé­ria­liste ébranle l’an­cien ordre féo­dal et sert de cata­ly­seur à l’é­ta­blis­se­ment d’un État-nation capi­ta­liste moderne.

« Le socia­lisme s’est déve­lop­pé au Japon à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle dans le contexte d’un bou­le­ver­se­ment social géné­ral cau­sé par une moder­ni­sa­tion rapide. »

Les élites japo­naises réagissent à la menace posée par l’im­pé­ria­lisme en cher­chant à occi­den­ta­li­ser et à moder­ni­ser le Japon. Les domaines de Satsuma, de Chōshū et leurs clans de samou­raïs alliés mènent un mou­ve­ment qui ren­verse le sho­gu­nat Tokugawa au nom du jeune empe­reur Meiji, qui est « res­tau­ré » au centre du pou­voir poli­tique en 1868. La Charte du ser­ment de l’empereur Meiji éli­mine le sys­tème de classes féo­dales, abo­lit les domaines féo­daux et met en place un appa­reil admi­nis­tra­tif moderne. La conscrip­tion de tous les hommes adultes dans la nou­velle armée impé­riale per­met d’é­li­mi­ner la dis­tinc­tion entre les samou­raïs et les roturiers.

Dans le but de se débar­ras­ser des trai­tés inéga­li­taires qui leur ont été impo­sés par les États-Unis et les puis­sances euro­péennes, les diri­geants de l’ère Meiji recourent à des per­sonnes, à des tech­no­lo­gies et à des idées, par­mi les­quelles le libé­ra­lisme qui, accom­pa­gné d’un large éven­tail des pen­sées sociales venues d’Europe, fait son entrée au Japon. Il influence le Mouvement pour les liber­tés et les droits du peuple (Jiyū Minken Undō), qui com­mence à récla­mer des réformes démo­cra­tiques et l’é­lar­gis­se­ment du droit de vote à par­tir des années 1870. En 1890, une nou­velle consti­tu­tion ins­taure le pre­mier gou­ver­ne­ment par­le­men­taire du Japon. Si les élites de l’ère Meiji empêchent le pays de tom­ber sous la domi­na­tion directe des impé­ria­listes occi­den­taux, les chan­ge­ments sociaux rapides engen­drés par leurs réformes pro­voquent d’é­normes bou­le­ver­se­ments sociaux. La plu­part des membres de l’an­cienne classe domi­nante des samou­raïs sombrent dans la pau­vre­té avec l’a­bo­li­tion des domaines féo­daux. Ils contri­buent à la for­ma­tion d’une classe ouvrière émer­gente, aux côtés des pay­sans et des arti­sans déplacés.

[Yamazaki Toshinobu / Tokusaburō]

Des mou­ve­ments de réforme sociale naissent de ce mal­strom — et, notam­ment, un mou­ve­ment socia­liste et ouvrier. Ils ont consti­tué une alter­na­tive au capi­ta­lisme auto­ri­taire mis en place par l’État et par une classe capi­ta­liste émer­gente, ados­sée à un impé­ria­lisme de plus en plus agres­sif à l’é­tran­ger. Toutefois, et en dépit de quelques épi­sodes de troubles impor­tants, le mou­ve­ment socia­liste n’a pas pu empê­cher la mon­tée du mili­ta­risme. Une grande par­tie du mou­ve­ment ouvrier fini­ra par sou­te­nir le natio­na­lisme japo­nais, ce qui aura des consé­quences dévas­ta­trices pour les peuples d’Asie.

Les origines de la pensée socialiste

« Les auto­ri­tés Meiji ont rapi­de­ment consi­dé­ré le socia­lisme et les mili­tants syn­di­caux comme une menace. »

Certaines des pre­mières influences socia­listes au Japon pro­viennent du popu­lisme russe et du paci­fisme chré­tien de Léon Tolstoï. Dans les années 1890, le socia­lisme est essen­tiel­le­ment une quête intel­lec­tuelle, davan­tage axée sur la néces­si­té d’é­ta­blir des normes éle­vées de com­por­te­ment éthique que sur la construc­tion d’un mou­ve­ment de masse de la classe ouvrière. L’industrialisation rapide a engen­dré des condi­tions de tra­vail épou­van­tables dans le Japon de la fin du XIXe siècle. La main-d’œuvre des usines, essen­tiel­le­ment fémi­nine, est sou­mise à de longues heures de tra­vail et à des res­tric­tions dra­co­niennes de sa liber­té. Nombre de ces femmes sont des filles de pay­sans ou de samou­raïs déclas­sés de la cam­pagne et sont confi­nées dans leurs dor­toirs la nuit, ce qui peut entrai­ner de ter­ribles consé­quences lorsque des incen­dies se déclarent dans ces bâti­ments en bois de piètre qualité.

Certains socia­listes de la pre­mière heure, comme Katayama Sen (1859–1933), deviennent des syn­di­ca­listes actifs. Un mou­ve­ment ouvrier moderne com­mence à voir le jour avec la for­ma­tion d’un syn­di­cat des métal­lur­gistes en 1897. Quelques grèves ont lieu, mais les syn­di­cats manquent de res­sources finan­cières pour les sou­te­nir. En 1900, elles sont ren­dues tota­le­ment illé­gales. Les auto­ri­tés Meiji ont rapi­de­ment consi­dé­ré le socia­lisme et les mili­tants syn­di­caux comme une menace. Elles ont déve­lop­pé un large appa­reil répres­sif pour limi­ter la dif­fu­sion des idées socia­listes ain­si que pour empri­son­ner et punir leurs sym­pa­thi­sants. La loi de 1900 sur l’Ordre public et la Police a eu des réper­cus­sions sérieuses sur ce mou­ve­ment balbutiant.

[Yamazaki Toshinobu / Tokusaburō, Présentation de la tête de Saigo au Prince Arisogawa, 1877]

Le pre­mier par­ti poli­tique socia­liste du Japon, le Shakai Minshutō (Parti social-démo­crate), est fon­dé en mai 1901 pour ten­ter d’é­vi­ter cette répres­sion. Mais, sans attendre, le ministre de l’Intérieur, le baron Kenchō Suematsu (1855–1920), ordonne sa dis­so­lu­tion et porte plainte contre les rédac­teurs en chef des jour­naux qui ont publié le pro­gramme du nou­veau par­ti, basé en par­tie sur le Manifeste du par­ti com­mu­niste. La dyna­mique de syn­di­ca­li­sa­tion se pour­suit néan­moins. Ainsi, la Yūaikai, basée sur le prin­cipe des pre­mières socié­tés ami­cales bri­tan­niques, voit le jour en 1912. Toutefois, ces efforts d’or­ga­ni­sa­tion n’at­tirent pas un nombre de membres conséquent.

La guerre et l’affaire de la haute trahison

« Les socia­listes japo­nais insistent sur le fait que les socia­listes du monde entier doivent s’op­po­ser aux guerres impé­ria­listes dans la pers­pec­tive de la fra­ter­ni­té des travailleurs. »

Certains socia­listes japo­nais sont ani­més par le paci­fisme et l’op­po­si­tion aux guerres impé­ria­listes du Japon moderne. L’un des pre­miers intel­lec­tuels socia­listes, Shūsui Kōtoku (1871–1911), déve­loppe une théo­rie de l’an­ti-impé­ria­lisme en réponse à l’im­pli­ca­tion du Japon dans la répres­sion de la révolte des Boxers en Chine conti­nen­tale. Avec Sakae Ōsugi (1885–1923), il fonde en 1903 la Société des rotu­riers, basée sur un mélange de paci­fisme chré­tien, d’an­ti-impé­ria­lisme et d’in­ter­na­tio­na­lisme pro­lé­ta­rien. Dans les pages de son jour­nal, l’or­ga­ni­sa­tion s’op­pose à la guerre rus­so-japo­naise, mais est cen­su­rée lorsque le vent de la guerre semble tour­ner en défa­veur du Japon. En 1904, le socia­liste japo­nais Katayama Sen ren­contre son homo­logue russe Georgii Plekhanov lors du Congrès de l’Internationale ouvrière, sym­bo­li­sant l’in­ter­na­tio­na­lisme socia­liste entre des nations offi­ciel­le­ment en guerre. Certains sociaux-démo­crates euro­péens s’ex­priment à l’é­poque en faveur d’une vic­toire japo­naise dans la guerre, affir­mant qu’il s’a­gi­rait d’une défaite pour le des­po­tisme tsa­riste. Les socia­listes japo­nais, eux, cri­tiquent cette posi­tion, notant qu’une vic­toire japo­naise ne ferait qu’en­har­dir leur propre classe diri­geante tout en insis­tant sur le fait que les socia­listes du monde entier doivent s’op­po­ser aux guerres impé­ria­listes dans la pers­pec­tive de la fra­ter­ni­té des travailleurs.

Après sa visite des États-Unis en 1905-06, où il a été influen­cé par le mou­ve­ment anar­chiste, Shūsui Kōtoku est deve­nu le prin­ci­pal repré­sen­tant au Japon d’une stra­té­gie d’« action directe ». En 1910, le gou­ver­ne­ment pré­tend avoir décou­vert un com­plot fomen­té par Kōtoku et d’autres anar­chistes, par­mi les­quels l’a­nar­cho-fémi­niste Sugako Kanno (1881–1911), qui vise­rait à assas­si­ner l’empereur. Vingt-quatre sym­pa­thi­sants anar­chistes sont condam­nés à mort dans le cadre de ce qui est désor­mais connu sous le nom de l’Incident de haute tra­hi­son. Douze d’entre eux ver­ront leur peine com­muée en pri­son à vie. L’Incident marque le début d’une période de répres­sion accrue de la gauche japo­naise, appe­lée « hiver socia­liste ». Malgré tout, les ten­sions sociales ne fai­blissent pas et explosent en 1918 lors d’é­meutes géné­ra­li­sées qui éclatent en réponse à des aug­men­ta­tions spec­ta­cu­laires du prix du riz. Pendant deux mois, quelque dix mil­lions de per­sonnes par­ti­cipent aux émeutes qui se déroulent dans 636 loca­li­tés du Japon, entraî­nant la chute du gou­ver­ne­ment de Terauchi Masatake.

[Yamazaki Toshinobu / Tokusaburō, Vue d'ensemble de la grande marine et de l'armée japonaises, 1878]

La démocratie Taishō

C’est au cours de la période dénom­mée « Démocratie Taishō », de 1918 à 1932, que le Japon déve­loppe son pre­mier sys­tème fon­dé sur des par­tis poli­tiques, avec un droit de vote qui reste néan­moins extrê­me­ment limi­té. Dans les années 1920, une nou­velle vague de grèves per­met le déve­lop­pe­ment d’un vaste mou­ve­ment ouvrier et socia­liste, qui com­prend la for­ma­tion d’une fédé­ra­tion natio­nale de syn­di­cats ouvriers et agri­coles et, en 1922, la fon­da­tion du Parti com­mu­niste japo­nais (PCJ). De leur côté, les entre­prises japo­naises réagissent à la flui­di­té du mar­ché du tra­vail en ins­ti­tuant le « pater­na­lisme indus­triel ». Il s’a­git d’of­frir d’im­por­tants avan­tages non sala­riaux, tels que des pen­sions fami­liales à bas prix et d’autres ser­vices, ain­si que des aug­men­ta­tions de salaire régu­lières et un emploi à vie aux tra­vailleurs qua­li­fiés qui res­tent au ser­vice de leur employeur sur le long terme. Des syn­di­cats d’en­tre­prise sont créés pour garan­tir la fidé­li­té des tra­vailleurs. Les syn­di­cats indé­pen­dants, eux, se limitent prin­ci­pa­le­ment aux petites usines et aux ate­liers, où la forte rota­tion de la main-d’œuvre et le cycle d’ex­pan­sion et de ralen­tis­se­ment éco­no­mique entravent sérieu­se­ment les efforts d’or­ga­ni­sa­tion sur le long terme.

« Les res­pon­sables syn­di­caux mas­cu­lins consi­dèrent les femmes comme des vic­times pas­sives ayant besoin d’une pro­tec­tion pater­na­liste plus que comme des tra­vailleuses ayant des droits. »

Si la répres­sion à l’é­gard des orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs est forte dans les années 1920, la défi­ni­tion gen­rée de l’ou­vrier consti­tue éga­le­ment un obs­tacle majeur à la mobi­li­sa­tion. À la fin du XIXe siècle, l’in­dus­trie tex­tile est la plus grande indus­trie capi­ta­liste du Japon. Elle repose prin­ci­pa­le­ment sur de la main-d’œuvre fémi­nine, dont la réa­li­té est mys­ti­fiée par une famille patriar­cale et une idéo­lo­gie gen­rée. Par le code civil Meiji de 1898, les femmes sont encou­ra­gées à être « de bonnes épouses et des mères sages ». Deux ans plus tard, la loi sur l’Ordre public et la Police inter­dit aux femmes de par­ti­ci­per à des acti­vi­tés poli­tiques. Si des femmes se sont enga­gées dans quelques grèves spon­ta­nées contre les condi­tions d’ex­ploi­ta­tion extrême dans les usines, le mou­ve­ment ouvrier n’a pas réus­si à les orga­ni­ser en masse. Et, bien que la légis­la­tion sur les usines pro­mul­guée en 1911 ait impo­sé cer­taines res­tric­tions à l’ex­ploi­ta­tion des femmes et des enfants, les fonc­tion­naires qui l’ont rédi­gée et les res­pon­sables syn­di­caux mas­cu­lins consi­dèrent les femmes comme des vic­times pas­sives ayant besoin d’une pro­tec­tion pater­na­liste plus que comme des tra­vailleuses ayant des droits.

L’organisation des tra­vailleurs est éga­le­ment entra­vée par le fait que les ouvrières d’u­sine viennent prin­ci­pa­le­ment de la cam­pagne et vivent dans des pen­sions contrô­lées par l’u­sine, inac­ces­sibles aux mili­tants syn­di­caux. À l’aube du XXe siècle, le com­bat pour la sup­pres­sion de ces freins à la par­ti­ci­pa­tion des femmes à la vie poli­tique est au centre de l’ac­ti­visme poli­tique fémi­nin. Le début des années 1920 a vu la créa­tion de groupes de femmes socia­listes tels que la Société de la vague rouge (Sekirankai) et la Société du hui­tième jour (Yōkakai). À par­tir de 1922, les femmes sont auto­ri­sées à assis­ter aux réunions et les ligues pour le droit de vote des femmes com­mencent à émer­ger des par­tis pro­lé­ta­riens, qui sont fon­dés après l’ins­ti­tu­tion du vote mas­cu­lin en 1925.

[Yamazaki Toshinobu / Tokusaburō, Les commandants recevant les coupes de l'empereur, 1886]

C’est éga­le­ment durant la période Taishō que cer­tains groupes de bura­ku­min2, que la socié­té japo­naise consi­dère comme des parias, font leurs pre­mières ten­ta­tives de contes­ta­tion de la dis­cri­mi­na­tion qui les touche, fon­dée sur le lien his­to­rique qu’ils entre­tiennent avec des métiers consi­dé­rés comme désho­no­rant au sein des croyances reli­gieuses japo­naises, tels que la bou­che­rie et le tan­nage du cuir. En 1922, un cer­tain nombre de groupes de bura­ku­min s’u­nissent pour for­mer la Société des nive­leurs afin d’ob­te­nir l’é­ga­li­té des droits sociaux et poli­tiques. L’empire japo­nais en expan­sion dépend d’une hié­rar­chie foi­son­nante de formes d’op­pres­sion gen­rées et racia­li­sées à l’en­contre des femmes, des bura­ku­min, des indi­gènes Aïnous et Okinawaïens, ain­si que des sujets coréens et chi­nois de l’empire. Ces oppres­sions contri­buent à divi­ser la classe ouvrière. Ainsi, en 1923, lorsque le grand trem­ble­ment de terre de Kanto secoue Tokyo, cau­sant 150 000 morts et une des­truc­tion géné­ra­li­sée des infra­struc­tures, des rumeurs cir­culent accu­sant les Coréens et les gau­chistes d’être à l’o­ri­gine des troubles qui ont sui­vi. Ces der­niers sont accu­sés d’a­voir empoi­son­né des puits et pillé des mai­sons. Des groupes armés battent et tuent les per­sonnes iden­ti­fiées comme cou­pables, ali­men­tant ain­si l’eth­no­na­tio­na­lisme dont l’État japo­nais a besoin pour pour­suivre son pro­gramme d’ex­pan­sion à l’étranger.

Communisme et débat sur le capitalisme japonais

« L’empire japo­nais dépend d’une hié­rar­chie de formes d’op­pres­sion gen­rées et racia­li­sées à l’en­contre des femmes, des bura­ku­min, des indi­gènes Aïnous et Okinawaïens, ain­si que des sujets coréens et chi­nois de l’empire. »

La pre­mière tra­duc­tion japo­naise du Manifeste du Parti com­mu­niste est publiée en 1904 dans un numé­ro du Commoners Newspaper qui est rapi­de­ment inter­dit. Alors qu’un mou­ve­ment socia­liste dis­tinct émerge, de nom­breux intel­lec­tuels se tournent vers le mar­xisme pour ten­ter de com­prendre la nature de la res­tau­ra­tion Meiji et de la socié­té qu’elle pro­duit. Le débat sur le capi­ta­lisme japo­nais qui en a résul­té a été la pre­mière ten­ta­tive majeure des intel­lec­tuels japo­nais pour com­prendre leur propre his­toire récente. Le Komintern et ses par­ti­sans au sein du par­ti com­mu­niste japo­nais — la fac­tion Kōza — défi­nissent la res­tau­ra­tion Meiji comme une révo­lu­tion bour­geoise incom­plète qui n’a pas réus­si à se débar­ras­ser des ves­tiges de la socié­té féo­dale. Ils en concluent que l’ob­jec­tif prio­ri­taire des socia­listes est d’a­che­ver la révo­lu­tion démo­cra­tique bour­geoise. La fac­tion Rōnō (ouvrier-agri­cul­teur), for­mée autour du chef du par­ti Hitoshi Yamakawa (1880–1958), sou­tient au contraire que le Japon est déjà une socié­té démo­cra­tique bour­geoise et que les condi­tions sont réunies pour qu’une révo­lu­tion socia­liste advienne. Ils rejettent la néces­si­té d’un par­ti d’a­vant-garde pour lui pré­fé­rer une large alliance du pro­lé­ta­riat et de ses par­ti­sans au sein d’un par­ti poli­tique de front uni légal et fon­dé sur les masses. Yamakawa et ses par­ti­sans quittent le Parti com­mu­niste pour pro­tes­ter contre son adop­tion des thèses de juillet 1927 du Komintern sur le Japon — ils for­me­ront le noyau du cou­rant de gauche du Parti socia­liste japo­nais après la Seconde Guerre mondiale.

Après l’a­dop­tion du suf­frage uni­ver­sel en mai 1925, les syn­di­cats ouvriers et agri­coles ain­si que les intel­lec­tuels de gauche com­mencent à tra­vailler à la créa­tion de par­tis poli­tiques pro­lé­ta­riens afin de par­ti­ci­per aux pre­mières élec­tions pré­vue en 1928. Si beau­coup sou­haitent construire un par­ti uni, c’est en réa­li­té un nombre ver­ti­gi­neux de par­tis pro­vi­soires qui se sont forment, se divisent et se reforment dans un pro­ces­sus chao­tique. Tandis que les socia­listes dis­cutent entre eux d’Histoire et de stra­té­gie, l’é­co­no­mie japo­naise est confron­tée à une crise de plus en plus grave et les auto­ri­tés répriment sévè­re­ment leur acti­visme. Le 15 mars 1928, la police arrête 1 600 membres du PCJ en ver­tu de la loi sur la pré­ser­va­tion de la paix, ce qui para­lyse l’in­fluence du par­ti dans les mou­ve­ments socia­listes et ouvriers.

[Yamazaki Toshinobu / Tokusaburō, Réunion à Tokyo des premiers fonctionnaires préfectoraux élus pour former le constitutionnel, 1880]

Au même moment, le mou­ve­ment de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne cherche à docu­men­ter l’ex­pé­rience de la classe ouvrière et à l’ex­hor­ter à se sou­le­ver contre ses patrons. Les cercles théâ­traux et cultu­rels radi­caux contri­buent à for­ger une culture propre à la classe ouvrière dans le Japon urbain des années 1930, mais ils ont doivent faire face à leur tour à une répres­sion de plus en plus dra­co­nienne de la part de la police. L’un des écri­vains les plus popu­laires du mou­ve­ment est le com­mu­niste Kobayashi Takiji (1903–1933), auteur du Bateau-usine en 1929. Cette nou­velle est fon­dée sur les rap­ports d’une muti­ne­rie de pêcheurs tra­vaillant pour l’in­dus­trie des conserves de crabes dans les eaux sep­ten­trio­nales du Japon, près de la Russie, où l’ex­ploi­ta­tion est intense. Forcé de quit­ter son emploi dans une banque après la publi­ca­tion du roman, Kobayashi vit dans la clan­des­ti­ni­té lors­qu’il est arrê­té et tor­tu­ré à mort par la police en 1933, à seule­ment vingt-neuf ans.

Sur le chemin de la guerre

« La répres­sion crois­sante à l’in­té­rieur du pays est direc­te­ment liée à la poli­tique expan­sion­niste du Japon à l’étranger. »

La répres­sion crois­sante à l’in­té­rieur du pays est direc­te­ment liée à la poli­tique expan­sion­niste du Japon à l’é­tran­ger. En 1931, l’ar­mée japo­naise sta­tion­née au Kwantung [Guandong] orga­nise un atten­tat à la bombe contre le che­min de fer de Mandchourie, dans le nord-est de la Chine. Cet inci­dent jus­ti­fie une inva­sion à grande échelle de la région. C’est ain­si que débute le conflit avec la Chine, connu par les his­to­riens japo­nais sous le nom de Guerre de quinze ans, qui se pour­sui­vra jus­qu’à la défaite du Japon en 1945. C’est dans ce contexte que, en juillet 1932, divers groupes socia­listes se coor­donnent pour for­mer le Parti socia­liste des masses (SMP). Mais cette année-là, la gauche ne rem­porte que cinq des 466 sièges de la chambre basse lors des élec­tions à la Diète, le par­le­ment japo­nais. Certains socia­listes pensent que leur attrait élec­to­ral serait accru s’ils apportent leur sou­tien au mou­ve­ment natio­na­liste — un mou­ve­ment socia­liste légal se pour­suit donc sur cette base. Cependant, c’est le natio­na­lisme popu­liste des jeunes offi­ciers mili­taires, qui pro­posent une solu­tion révo­lu­tion­naire aux pro­blèmes issus de la Grande dépres­sion, qui béné­fi­cie du sou­tien de la pay­san­ne­rie. Une cam­pagne de vio­lences poli­tiques menée par les offi­ciers contre le gou­ver­ne­ment civil per­met aux forces impé­riales d’é­tendre leurs acti­vi­tés dans le nord-est de la Chine. Lors des élec­tions géné­rales du 30 avril 1937, le SMP rem­porte 36 sièges et apporte son sou­tien à l’ar­mée au nom de la défense nationale.

En 1937, des syn­di­ca­listes de gauche fondent le Parti pro­lé­ta­rien japo­nais (JPP) afin d’or­ga­ni­ser un front popu­laire contre la col­la­bo­ra­tion du SMP pas­sé à droite avec les mili­ta­ristes. Mais la gauche subit de nou­veau la répres­sion. Entre décembre 1937 et février 1938, près de 500 socia­listes sont arrê­tés. En 1940, la police dis­sout le JPP ain­si que le Zempyo, sa fédé­ra­tion syn­di­cale affi­liée et arrête 400 membres et sym­pa­thi­sants. La même année, les quelques syn­di­cats indé­pen­dants res­tants sont dis­sous de force dans la Fédération du ser­vice indus­triel patrio­tique (Sanpō), sous la res­pon­sa­bi­li­té du minis­tère de l’Intérieur et de la Protection sociale, et sont contraints de sou­te­nir l’ef­fort de guerre. Quelques orga­ni­sa­teurs syn­di­caux conti­nuent tou­te­fois de lut­ter, même en temps de guerre. Ainsi, le Print and Publishing Workers’ Club fonc­tionne secrè­te­ment en tant que cercle cultu­rel jus­qu’en 1942. Cependant, au début des années 1940, la majeure par­tie du mou­ve­ment socia­liste est en pri­son, conver­tie au sou­tien de l’ex­pan­sion­nisme japo­nais ou réduite au silence.

[Yamazaki Toshinobu / Tokusaburō, Dainippon Yumei Kagami, 1878]

Renaître de ses cendres

Le mou­ve­ment socia­liste japo­nais d’a­vant-guerre s’est effor­cé d’or­ga­ni­ser le mili­tan­tisme ouvrier dans un contexte de chan­ge­ments sociaux rapides. Fort de quelques suc­cès, le mou­ve­ment a dû faire face à une répres­sion sévère alors que le Japon s’en­ga­geait dans sa propre expan­sion impé­ria­liste en Asie et dans le Pacifique. Les com­pro­mis de cer­tains socia­listes de pre­mier plan avec le mou­ve­ment natio­na­liste ont été le reflet de leur propre com­pré­hen­sion limi­tée du socia­lisme en tant que phi­lo­so­phie et pra­tique de la libé­ra­tion humaine. Pour de nom­breux intel­lec­tuels recon­nus au sein du mou­ve­ment et au-delà, les théo­ries mar­xistes et sociales-démo­crates étaient consi­dé­rées comme offrant une vision des dif­fé­rentes manières d’or­ga­ni­ser l’État et la socié­té sans néces­sai­re­ment ren­ver­ser les rela­tions sociales capitalistes.

Après 1945, cette forme conser­va­trice de la social-démo­cra­tie a conti­nué à exer­cer une influence signi­fi­ca­tive au Japon. Elle a contri­bué à pro­duire un capi­ta­lisme fon­dé sur le déve­lop­pe­ment qui a per­mis au Japon de renaître de ses cendres et de deve­nir l’un des prin­ci­paux États-nations capi­ta­listes du monde de l’a­près-guerre. Les efforts des véri­tables socia­listes pour réfor­mer et révo­lu­tion­ner la socié­té japo­naise au début du XXe siècle n’ont pas suf­fi à mettre un terme à la misère et à la dévas­ta­tion que le mili­ta­risme japo­nais a fina­le­ment infli­gées à l’Asie et à la popu­la­tion japo­naise elle-même, mobi­li­sée dans une guerre totale. Mais les luttes héroïques des mili­tants socia­listes et des acti­vistes du mou­ve­ment ouvrier et du mou­ve­ment des femmes ont jeté les bases d’une renais­sance socia­liste après 1945 — des luttes conti­nuent d’ins­pi­rer les acti­vistes au Japon et au-delà.


Article tra­duit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast | Alexander J. Brown, « The Heroic Origins of Japan Socialism », Jacobin, 26 août 2024
Illustration de ban­nière : Yamazaki Toshinobu / Tokusaburō, Dignitaires du Japon du début de l’ère Meiji, 1877


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  1. Nous avons choi­si de l’illus­trer par des estampes de Yamazaki Toshinubo (1857–1886), fervent par­ti­san de l’im­pé­ria­lisme nais­sant, afin d’of­frir une confron­ta­tion entre le récit de la ges­ta­tion et de la répres­sion du mou­ve­ment socia­liste japo­nais, et le regard froid des puis­sants, pères des diri­geants d’au­jourd’­hui.[]
  2. Terme japo­nais dési­gnant un groupe social mino­ri­taire japo­nais dis­cri­mi­né socia­le­ment et éco­no­mi­que­ment. À l’o­ri­gine, cette dis­cri­mi­na­tion est liée aux tabous boud­dhistes sur les souillures impo­sées par cer­tains métiers.[]

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