Traduction d’un article de Jacobin
Le 1er octobre 2024, Shigeru Ishiba a pris ses fonctions comme Premier ministre du gouvernement japonais. Sans surprise, il est issu du Parti libéral-démocrate, l’organisation de droite conservatrice au pouvoir de façon quasiment ininterrompue depuis 1955. Dès sa naissance, la vocation de ce dernier est limpide : écraser les partis de gauche et, soutenu par les États-Unis, instaurer un capitalisme ultralibéral. Ainsi le Parti libéral-démocrate reprenait-il le flambeau de l’impérialisme japonais qui, au siècle précédent, avait été le moteur de la formation d’un État-nation capitaliste moderne. La droite au Japon serait-elle donc une fatalité ? À la même époque, un mouvement socialiste est pourtant apparu, animé par deux principes fondamentaux : la lutte des classes et l’anti-impérialisme. Nous traduisons ici une brève histoire de son émergence, parue dans la revue Jacobin1. ☰ Par Alexander J. Brown
Le mouvement socialiste japonais prend forme dans un contexte de répression brutale, tandis que le pays s’engage sur la voie de l’expansion impérialiste. Contre toute attente, les socialistes japonais ont construit une force politique capable de défier le nouvel ordre capitaliste. Le socialisme s’est développé au Japon à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle dans le contexte d’un bouleversement social général provoqué par une modernisation rapide. En 1853 et 1854, le commodore américain Matthew C. Perry arrive au Japon avec une flotte de « navires noirs » (des canonnières à vapeur) et exige que le Japon s’ouvre au commerce avec l’Occident. Cette violence impérialiste ébranle l’ancien ordre féodal et sert de catalyseur à l’établissement d’un État-nation capitaliste moderne.
« Le socialisme s’est développé au Japon à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle dans le contexte d’un bouleversement social général causé par une modernisation rapide. »
Les élites japonaises réagissent à la menace posée par l’impérialisme en cherchant à occidentaliser et à moderniser le Japon. Les domaines de Satsuma, de Chōshū et leurs clans de samouraïs alliés mènent un mouvement qui renverse le shogunat Tokugawa au nom du jeune empereur Meiji, qui est « restauré » au centre du pouvoir politique en 1868. La Charte du serment de l’empereur Meiji élimine le système de classes féodales, abolit les domaines féodaux et met en place un appareil administratif moderne. La conscription de tous les hommes adultes dans la nouvelle armée impériale permet d’éliminer la distinction entre les samouraïs et les roturiers.
Dans le but de se débarrasser des traités inégalitaires qui leur ont été imposés par les États-Unis et les puissances européennes, les dirigeants de l’ère Meiji recourent à des personnes, à des technologies et à des idées, parmi lesquelles le libéralisme qui, accompagné d’un large éventail des pensées sociales venues d’Europe, fait son entrée au Japon. Il influence le Mouvement pour les libertés et les droits du peuple (Jiyū Minken Undō), qui commence à réclamer des réformes démocratiques et l’élargissement du droit de vote à partir des années 1870. En 1890, une nouvelle constitution instaure le premier gouvernement parlementaire du Japon. Si les élites de l’ère Meiji empêchent le pays de tomber sous la domination directe des impérialistes occidentaux, les changements sociaux rapides engendrés par leurs réformes provoquent d’énormes bouleversements sociaux. La plupart des membres de l’ancienne classe dominante des samouraïs sombrent dans la pauvreté avec l’abolition des domaines féodaux. Ils contribuent à la formation d’une classe ouvrière émergente, aux côtés des paysans et des artisans déplacés.
Des mouvements de réforme sociale naissent de ce malstrom — et, notamment, un mouvement socialiste et ouvrier. Ils ont constitué une alternative au capitalisme autoritaire mis en place par l’État et par une classe capitaliste émergente, adossée à un impérialisme de plus en plus agressif à l’étranger. Toutefois, et en dépit de quelques épisodes de troubles importants, le mouvement socialiste n’a pas pu empêcher la montée du militarisme. Une grande partie du mouvement ouvrier finira par soutenir le nationalisme japonais, ce qui aura des conséquences dévastatrices pour les peuples d’Asie.
Les origines de la pensée socialiste
« Les autorités Meiji ont rapidement considéré le socialisme et les militants syndicaux comme une menace. »
Certaines des premières influences socialistes au Japon proviennent du populisme russe et du pacifisme chrétien de Léon Tolstoï. Dans les années 1890, le socialisme est essentiellement une quête intellectuelle, davantage axée sur la nécessité d’établir des normes élevées de comportement éthique que sur la construction d’un mouvement de masse de la classe ouvrière. L’industrialisation rapide a engendré des conditions de travail épouvantables dans le Japon de la fin du XIXe siècle. La main-d’œuvre des usines, essentiellement féminine, est soumise à de longues heures de travail et à des restrictions draconiennes de sa liberté. Nombre de ces femmes sont des filles de paysans ou de samouraïs déclassés de la campagne et sont confinées dans leurs dortoirs la nuit, ce qui peut entrainer de terribles conséquences lorsque des incendies se déclarent dans ces bâtiments en bois de piètre qualité.
Certains socialistes de la première heure, comme Katayama Sen (1859–1933), deviennent des syndicalistes actifs. Un mouvement ouvrier moderne commence à voir le jour avec la formation d’un syndicat des métallurgistes en 1897. Quelques grèves ont lieu, mais les syndicats manquent de ressources financières pour les soutenir. En 1900, elles sont rendues totalement illégales. Les autorités Meiji ont rapidement considéré le socialisme et les militants syndicaux comme une menace. Elles ont développé un large appareil répressif pour limiter la diffusion des idées socialistes ainsi que pour emprisonner et punir leurs sympathisants. La loi de 1900 sur l’Ordre public et la Police a eu des répercussions sérieuses sur ce mouvement balbutiant.
Le premier parti politique socialiste du Japon, le Shakai Minshutō (Parti social-démocrate), est fondé en mai 1901 pour tenter d’éviter cette répression. Mais, sans attendre, le ministre de l’Intérieur, le baron Kenchō Suematsu (1855–1920), ordonne sa dissolution et porte plainte contre les rédacteurs en chef des journaux qui ont publié le programme du nouveau parti, basé en partie sur le Manifeste du parti communiste. La dynamique de syndicalisation se poursuit néanmoins. Ainsi, la Yūaikai, basée sur le principe des premières sociétés amicales britanniques, voit le jour en 1912. Toutefois, ces efforts d’organisation n’attirent pas un nombre de membres conséquent.
La guerre et l’affaire de la haute trahison
« Les socialistes japonais insistent sur le fait que les socialistes du monde entier doivent s’opposer aux guerres impérialistes dans la perspective de la fraternité des travailleurs. »
Certains socialistes japonais sont animés par le pacifisme et l’opposition aux guerres impérialistes du Japon moderne. L’un des premiers intellectuels socialistes, Shūsui Kōtoku (1871–1911), développe une théorie de l’anti-impérialisme en réponse à l’implication du Japon dans la répression de la révolte des Boxers en Chine continentale. Avec Sakae Ōsugi (1885–1923), il fonde en 1903 la Société des roturiers, basée sur un mélange de pacifisme chrétien, d’anti-impérialisme et d’internationalisme prolétarien. Dans les pages de son journal, l’organisation s’oppose à la guerre russo-japonaise, mais est censurée lorsque le vent de la guerre semble tourner en défaveur du Japon. En 1904, le socialiste japonais Katayama Sen rencontre son homologue russe Georgii Plekhanov lors du Congrès de l’Internationale ouvrière, symbolisant l’internationalisme socialiste entre des nations officiellement en guerre. Certains sociaux-démocrates européens s’expriment à l’époque en faveur d’une victoire japonaise dans la guerre, affirmant qu’il s’agirait d’une défaite pour le despotisme tsariste. Les socialistes japonais, eux, critiquent cette position, notant qu’une victoire japonaise ne ferait qu’enhardir leur propre classe dirigeante tout en insistant sur le fait que les socialistes du monde entier doivent s’opposer aux guerres impérialistes dans la perspective de la fraternité des travailleurs.
Après sa visite des États-Unis en 1905-06, où il a été influencé par le mouvement anarchiste, Shūsui Kōtoku est devenu le principal représentant au Japon d’une stratégie d’« action directe ». En 1910, le gouvernement prétend avoir découvert un complot fomenté par Kōtoku et d’autres anarchistes, parmi lesquels l’anarcho-féministe Sugako Kanno (1881–1911), qui viserait à assassiner l’empereur. Vingt-quatre sympathisants anarchistes sont condamnés à mort dans le cadre de ce qui est désormais connu sous le nom de l’Incident de haute trahison. Douze d’entre eux verront leur peine commuée en prison à vie. L’Incident marque le début d’une période de répression accrue de la gauche japonaise, appelée « hiver socialiste ». Malgré tout, les tensions sociales ne faiblissent pas et explosent en 1918 lors d’émeutes généralisées qui éclatent en réponse à des augmentations spectaculaires du prix du riz. Pendant deux mois, quelque dix millions de personnes participent aux émeutes qui se déroulent dans 636 localités du Japon, entraînant la chute du gouvernement de Terauchi Masatake.
La démocratie Taishō
C’est au cours de la période dénommée « Démocratie Taishō », de 1918 à 1932, que le Japon développe son premier système fondé sur des partis politiques, avec un droit de vote qui reste néanmoins extrêmement limité. Dans les années 1920, une nouvelle vague de grèves permet le développement d’un vaste mouvement ouvrier et socialiste, qui comprend la formation d’une fédération nationale de syndicats ouvriers et agricoles et, en 1922, la fondation du Parti communiste japonais (PCJ). De leur côté, les entreprises japonaises réagissent à la fluidité du marché du travail en instituant le « paternalisme industriel ». Il s’agit d’offrir d’importants avantages non salariaux, tels que des pensions familiales à bas prix et d’autres services, ainsi que des augmentations de salaire régulières et un emploi à vie aux travailleurs qualifiés qui restent au service de leur employeur sur le long terme. Des syndicats d’entreprise sont créés pour garantir la fidélité des travailleurs. Les syndicats indépendants, eux, se limitent principalement aux petites usines et aux ateliers, où la forte rotation de la main-d’œuvre et le cycle d’expansion et de ralentissement économique entravent sérieusement les efforts d’organisation sur le long terme.
« Les responsables syndicaux masculins considèrent les femmes comme des victimes passives ayant besoin d’une protection paternaliste plus que comme des travailleuses ayant des droits. »
Si la répression à l’égard des organisations de travailleurs est forte dans les années 1920, la définition genrée de l’ouvrier constitue également un obstacle majeur à la mobilisation. À la fin du XIXe siècle, l’industrie textile est la plus grande industrie capitaliste du Japon. Elle repose principalement sur de la main-d’œuvre féminine, dont la réalité est mystifiée par une famille patriarcale et une idéologie genrée. Par le code civil Meiji de 1898, les femmes sont encouragées à être « de bonnes épouses et des mères sages ». Deux ans plus tard, la loi sur l’Ordre public et la Police interdit aux femmes de participer à des activités politiques. Si des femmes se sont engagées dans quelques grèves spontanées contre les conditions d’exploitation extrême dans les usines, le mouvement ouvrier n’a pas réussi à les organiser en masse. Et, bien que la législation sur les usines promulguée en 1911 ait imposé certaines restrictions à l’exploitation des femmes et des enfants, les fonctionnaires qui l’ont rédigée et les responsables syndicaux masculins considèrent les femmes comme des victimes passives ayant besoin d’une protection paternaliste plus que comme des travailleuses ayant des droits.
L’organisation des travailleurs est également entravée par le fait que les ouvrières d’usine viennent principalement de la campagne et vivent dans des pensions contrôlées par l’usine, inaccessibles aux militants syndicaux. À l’aube du XXe siècle, le combat pour la suppression de ces freins à la participation des femmes à la vie politique est au centre de l’activisme politique féminin. Le début des années 1920 a vu la création de groupes de femmes socialistes tels que la Société de la vague rouge (Sekirankai) et la Société du huitième jour (Yōkakai). À partir de 1922, les femmes sont autorisées à assister aux réunions et les ligues pour le droit de vote des femmes commencent à émerger des partis prolétariens, qui sont fondés après l’institution du vote masculin en 1925.
C’est également durant la période Taishō que certains groupes de burakumin2, que la société japonaise considère comme des parias, font leurs premières tentatives de contestation de la discrimination qui les touche, fondée sur le lien historique qu’ils entretiennent avec des métiers considérés comme déshonorant au sein des croyances religieuses japonaises, tels que la boucherie et le tannage du cuir. En 1922, un certain nombre de groupes de burakumin s’unissent pour former la Société des niveleurs afin d’obtenir l’égalité des droits sociaux et politiques. L’empire japonais en expansion dépend d’une hiérarchie foisonnante de formes d’oppression genrées et racialisées à l’encontre des femmes, des burakumin, des indigènes Aïnous et Okinawaïens, ainsi que des sujets coréens et chinois de l’empire. Ces oppressions contribuent à diviser la classe ouvrière. Ainsi, en 1923, lorsque le grand tremblement de terre de Kanto secoue Tokyo, causant 150 000 morts et une destruction généralisée des infrastructures, des rumeurs circulent accusant les Coréens et les gauchistes d’être à l’origine des troubles qui ont suivi. Ces derniers sont accusés d’avoir empoisonné des puits et pillé des maisons. Des groupes armés battent et tuent les personnes identifiées comme coupables, alimentant ainsi l’ethnonationalisme dont l’État japonais a besoin pour poursuivre son programme d’expansion à l’étranger.
Communisme et débat sur le capitalisme japonais
« L’empire japonais dépend d’une hiérarchie de formes d’oppression genrées et racialisées à l’encontre des femmes, des burakumin, des indigènes Aïnous et Okinawaïens, ainsi que des sujets coréens et chinois de l’empire. »
La première traduction japonaise du Manifeste du Parti communiste est publiée en 1904 dans un numéro du Commoners Newspaper qui est rapidement interdit. Alors qu’un mouvement socialiste distinct émerge, de nombreux intellectuels se tournent vers le marxisme pour tenter de comprendre la nature de la restauration Meiji et de la société qu’elle produit. Le débat sur le capitalisme japonais qui en a résulté a été la première tentative majeure des intellectuels japonais pour comprendre leur propre histoire récente. Le Komintern et ses partisans au sein du parti communiste japonais — la faction Kōza — définissent la restauration Meiji comme une révolution bourgeoise incomplète qui n’a pas réussi à se débarrasser des vestiges de la société féodale. Ils en concluent que l’objectif prioritaire des socialistes est d’achever la révolution démocratique bourgeoise. La faction Rōnō (ouvrier-agriculteur), formée autour du chef du parti Hitoshi Yamakawa (1880–1958), soutient au contraire que le Japon est déjà une société démocratique bourgeoise et que les conditions sont réunies pour qu’une révolution socialiste advienne. Ils rejettent la nécessité d’un parti d’avant-garde pour lui préférer une large alliance du prolétariat et de ses partisans au sein d’un parti politique de front uni légal et fondé sur les masses. Yamakawa et ses partisans quittent le Parti communiste pour protester contre son adoption des thèses de juillet 1927 du Komintern sur le Japon — ils formeront le noyau du courant de gauche du Parti socialiste japonais après la Seconde Guerre mondiale.
Après l’adoption du suffrage universel en mai 1925, les syndicats ouvriers et agricoles ainsi que les intellectuels de gauche commencent à travailler à la création de partis politiques prolétariens afin de participer aux premières élections prévue en 1928. Si beaucoup souhaitent construire un parti uni, c’est en réalité un nombre vertigineux de partis provisoires qui se sont forment, se divisent et se reforment dans un processus chaotique. Tandis que les socialistes discutent entre eux d’Histoire et de stratégie, l’économie japonaise est confrontée à une crise de plus en plus grave et les autorités répriment sévèrement leur activisme. Le 15 mars 1928, la police arrête 1 600 membres du PCJ en vertu de la loi sur la préservation de la paix, ce qui paralyse l’influence du parti dans les mouvements socialistes et ouvriers.
Au même moment, le mouvement de la littérature prolétarienne cherche à documenter l’expérience de la classe ouvrière et à l’exhorter à se soulever contre ses patrons. Les cercles théâtraux et culturels radicaux contribuent à forger une culture propre à la classe ouvrière dans le Japon urbain des années 1930, mais ils ont doivent faire face à leur tour à une répression de plus en plus draconienne de la part de la police. L’un des écrivains les plus populaires du mouvement est le communiste Kobayashi Takiji (1903–1933), auteur du Bateau-usine en 1929. Cette nouvelle est fondée sur les rapports d’une mutinerie de pêcheurs travaillant pour l’industrie des conserves de crabes dans les eaux septentrionales du Japon, près de la Russie, où l’exploitation est intense. Forcé de quitter son emploi dans une banque après la publication du roman, Kobayashi vit dans la clandestinité lorsqu’il est arrêté et torturé à mort par la police en 1933, à seulement vingt-neuf ans.
Sur le chemin de la guerre
« La répression croissante à l’intérieur du pays est directement liée à la politique expansionniste du Japon à l’étranger. »
La répression croissante à l’intérieur du pays est directement liée à la politique expansionniste du Japon à l’étranger. En 1931, l’armée japonaise stationnée au Kwantung [Guandong] organise un attentat à la bombe contre le chemin de fer de Mandchourie, dans le nord-est de la Chine. Cet incident justifie une invasion à grande échelle de la région. C’est ainsi que débute le conflit avec la Chine, connu par les historiens japonais sous le nom de Guerre de quinze ans, qui se poursuivra jusqu’à la défaite du Japon en 1945. C’est dans ce contexte que, en juillet 1932, divers groupes socialistes se coordonnent pour former le Parti socialiste des masses (SMP). Mais cette année-là, la gauche ne remporte que cinq des 466 sièges de la chambre basse lors des élections à la Diète, le parlement japonais. Certains socialistes pensent que leur attrait électoral serait accru s’ils apportent leur soutien au mouvement nationaliste — un mouvement socialiste légal se poursuit donc sur cette base. Cependant, c’est le nationalisme populiste des jeunes officiers militaires, qui proposent une solution révolutionnaire aux problèmes issus de la Grande dépression, qui bénéficie du soutien de la paysannerie. Une campagne de violences politiques menée par les officiers contre le gouvernement civil permet aux forces impériales d’étendre leurs activités dans le nord-est de la Chine. Lors des élections générales du 30 avril 1937, le SMP remporte 36 sièges et apporte son soutien à l’armée au nom de la défense nationale.
En 1937, des syndicalistes de gauche fondent le Parti prolétarien japonais (JPP) afin d’organiser un front populaire contre la collaboration du SMP passé à droite avec les militaristes. Mais la gauche subit de nouveau la répression. Entre décembre 1937 et février 1938, près de 500 socialistes sont arrêtés. En 1940, la police dissout le JPP ainsi que le Zempyo, sa fédération syndicale affiliée et arrête 400 membres et sympathisants. La même année, les quelques syndicats indépendants restants sont dissous de force dans la Fédération du service industriel patriotique (Sanpō), sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur et de la Protection sociale, et sont contraints de soutenir l’effort de guerre. Quelques organisateurs syndicaux continuent toutefois de lutter, même en temps de guerre. Ainsi, le Print and Publishing Workers’ Club fonctionne secrètement en tant que cercle culturel jusqu’en 1942. Cependant, au début des années 1940, la majeure partie du mouvement socialiste est en prison, convertie au soutien de l’expansionnisme japonais ou réduite au silence.
Renaître de ses cendres
Le mouvement socialiste japonais d’avant-guerre s’est efforcé d’organiser le militantisme ouvrier dans un contexte de changements sociaux rapides. Fort de quelques succès, le mouvement a dû faire face à une répression sévère alors que le Japon s’engageait dans sa propre expansion impérialiste en Asie et dans le Pacifique. Les compromis de certains socialistes de premier plan avec le mouvement nationaliste ont été le reflet de leur propre compréhension limitée du socialisme en tant que philosophie et pratique de la libération humaine. Pour de nombreux intellectuels reconnus au sein du mouvement et au-delà, les théories marxistes et sociales-démocrates étaient considérées comme offrant une vision des différentes manières d’organiser l’État et la société sans nécessairement renverser les relations sociales capitalistes.
Après 1945, cette forme conservatrice de la social-démocratie a continué à exercer une influence significative au Japon. Elle a contribué à produire un capitalisme fondé sur le développement qui a permis au Japon de renaître de ses cendres et de devenir l’un des principaux États-nations capitalistes du monde de l’après-guerre. Les efforts des véritables socialistes pour réformer et révolutionner la société japonaise au début du XXe siècle n’ont pas suffi à mettre un terme à la misère et à la dévastation que le militarisme japonais a finalement infligées à l’Asie et à la population japonaise elle-même, mobilisée dans une guerre totale. Mais les luttes héroïques des militants socialistes et des activistes du mouvement ouvrier et du mouvement des femmes ont jeté les bases d’une renaissance socialiste après 1945 — des luttes continuent d’inspirer les activistes au Japon et au-delà.
Article traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Alexander J. Brown, « The Heroic Origins of Japan Socialism », Jacobin, 26 août 2024
Illustration de bannière : Yamazaki Toshinobu / Tokusaburō, Dignitaires du Japon du début de l’ère Meiji, 1877
- Nous avons choisi de l’illustrer par des estampes de Yamazaki Toshinubo (1857–1886), fervent partisan de l’impérialisme naissant, afin d’offrir une confrontation entre le récit de la gestation et de la répression du mouvement socialiste japonais, et le regard froid des puissants, pères des dirigeants d’aujourd’hui.[↩]
- Terme japonais désignant un groupe social minoritaire japonais discriminé socialement et économiquement. À l’origine, cette discrimination est liée aux tabous bouddhistes sur les souillures imposées par certains métiers.[↩]
REBONDS
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