Entretien inédit | Ballast
Le dernier remaniement ministériel aura eu des conséquences inattendues : la disparition d’un ministère chargé de la Ville, remplacé par celui du Logement et de la Rénovation urbaine. « En matière de politiques publiques, les quartiers populaires et leurs 5,4 millions d’habitants se résument principalement à une histoire de bâti » résumait ainsi une journaliste, se faisant l’écho de nombreuses associations. Vieille rengaine. Celles et ceux qui vivent dans de grands ensembles ou dans des quartiers centraux encore épargnés par la gentrification se définiraient par leur habitat — des tours, des barres, des immeubles décrépis. Leurs aspirations ne compteraient pour rien. La ville, c’est pourtant bien plus qu’une coquille grise et sans aspérité. Comme nous le rappellent Anne Clerval et Victor Collet, son libre accès et la possibilité d’agir pour son aménagement devraient même être un droit. Second volet de notre entretien croisé : combattre le mal-logement.
Revenons sur la question du logement social. Dans Paris sans le peuple, vous avez montré que la construction de logements sociaux pouvait produire des effets ambivalents et accompagner la gentrification. Pourquoi ?
Anne Clerval : La Mairie de Paris a construit beaucoup de logements sociaux — leur part est passée de 13 % en 2001, au moment où la gauche arrive à la mairie, à 22 % en 2020 et bientôt 25 %. Mais, de fait, ça n’a pas empêché la gentrification, qui est bien plus avancée qu’à Marseille. Il y a plusieurs raisons à cela : à Paris, il ne reste plus guère d’espaces à bâtir, donc les logements sociaux remplacent des logements existants, souvent ce qu’on appelle du logement social de fait, c’est-à-dire du logement privé dégradé, qui héberge des habitants des classes populaires. On crée moins de logements sociaux que de logements privés dégradés qui préexistaient, parce qu’ils sont souvent plus grands, et on y loge moins de personnes car le logement social de fait est souvent surpeuplé. Par ailleurs, même s’il y aura bientôt 25 % de logements sociaux, cela signifie que les 75 % des logements restants sont privés. Et les prix des loyers et à l’achat se sont envolés ces dernières années, à tel point qu’ils sont devenus totalement inaccessibles non seulement aux classes populaires — pour qui c’est le cas depuis longtemps — mais désormais aussi à une partie des classes dites moyennes.
Ce qui ressort de votre travail, c’est un déficit de logements « très sociaux » pour freiner la gentrification.
« On répond au manque de financement par l’État par la libéralisation du secteur du logement social. »
Anne Clerval : En effet, il existe différents types de logements sociaux : les PLAI, les PLUS et les PLS. Le PLAI, le logement très social, est celui qui demande le plus de financement par l’État, parce que les loyers des locataires sont les moins élevés. Ce type de logement est destiné aux personnes les plus modestes. Vient ensuite le PLUS qui est le nom actuel du HLM, le logement social classique. 60 % des personnes qui vivent en France peuvent théoriquement y accéder. Le PLS, qui est toujours considéré comme du logement social, est lui ouvert à des personnes qui sont au-dessus de ces plafonds. Les associations qui militent pour le droit au logement considèrent que seuls le PLUS et le PLAI sont du vrai logement social. Et on ne construit pas assez de PLAI, alors que l’essentiel des demandeurs — 70 % en France, 72 % en Ile-de-France — ont des revenus inférieurs au plafond du logement très social et ne sont pas en mesure de payer le loyer du PLUS. C’est ce type de logement qui répond véritablement aux besoins des demandeurs et il faudrait en faire deux ou trois fois plus. Quand on ne connaît pas tout ça, on voit du logement social et on pense que ça va dans le bon sens. En réalité, tout dépend du type de logement social dont il est question et dans quelle proportion. À Paris, depuis 2001, la Ville a créé plus de 110 000 logements sociaux, dont seulement 27 % de PLAI (73 % des demandeurs) et 30 % de PLS (moins de 9 % des demandeurs). Au nom de l’objectif de mixité sociale, la Ville de Paris a créé des logements très sociaux dans les beaux quartiers — pas beaucoup, parce qu’il y a eu des résistances fortes —, et des PLS dans des quartiers populaires, ce qui a accompagné le processus de gentrification.
Et dans le Grand Paris ?
Anne Clerval : Les logements sociaux qui y ont été construits dans les années 1960-1970 — les moins chers parce que les loyers étaient faibles et ont augmenté faiblement — sont démolis dans le cadre de la politique de rénovation urbaine (ANRU) pour être remplacés par d’autres, plus chers parce que le loyer réglementé est devenu plus élevé. La loi permet aux bailleurs d’augmenter les loyers. Il y a aussi un vrai problème de financement des bailleurs sociaux qui ont été asséchés par les politiques de l’État. Ils ont beaucoup moins de ressources propres qu’auparavant, ce qui rend très difficile pour eux de construire des logements sociaux. Les bailleurs sont encouragés à développer un secteur plus lucratif, à vendre des logements sociaux, à augmenter les loyers et à virer les gens dès qu’ils sont un tout petit peu au-dessus des plafonds. On répond au manque de financement par l’État par la libéralisation du secteur du logement social.
Victor Collet : À Marseille, la préfecture estime qu’on est proche de la carence. Il y a 50 000 demandes en attente, très peu de constructions, une concentration des logements sociaux dans les quartiers périphériques, et donc une proportion très faible dans le centre. Très peu de logements sociaux ont été construits en centre-ville durant les dernières décennies. La municipalité Gaudin y a toujours veillé et les a en plus attribués de manière très opaque à sa clientèle électorale. Quand il n’y a pas de logement social, un parc essentiellement privé, et qu’arrive un choc comme celui des effondrements et du confinement, ça facilite un boom de la spéculation, ce qui fait de Marseille une espèce d’eldorado pour investisseurs.
Ce qui frappe à Marseille, c’est la vitesse à laquelle les changements ont eu lieu…
« Les arrêtés de péril sont devenus une arme de délogement massif. »
Victor Collet : Les aménagements dans le Grand Paris laissent souvent les gens dans le flou et dans une attente interminable, parfois pendant cinq ou six ans, parce que ce sont d’énormes chantiers et que les projets bougent beaucoup. À Marseille, à l’inverse, les gens ont fait face à quelque chose qui est allé à une vitesse complètement délirante. Après les effondrements, ils ont vu des experts de la ville débouler avec les marins pompiers, la police municipale ou la police nationale, des drones survoler la ville pour voir les immeubles qui avaient bougé ou contrôler les fissures. La municipalité, qui avait prononcé trois arrêtés de péril en 2017, a engagé 300 procédures entre le 5 novembre 2018 et la fin de l’année 2018. 10 % de la population de Noailles a été vidée en moins d’une semaine et demie. Il y avait de l’attente, parce qu’on ne leur disait rien, que personne ne savait à qui s’adresser, mais quand on leur disait de partir, ils avaient dix minutes pour faire toutes leurs affaires. Ça a créé de la sidération. Les habitants étaient totalement perdus. Et dans ces situations, il n’y a pas beaucoup de recours possibles.
Pourquoi ?
Victor Collet : Contre un arrêté de péril il faut fournir une contre-expertise dans les deux jours qui suivent, sinon c’est plié. Autant dire qu’à part les petits propriétaires qui ne veulent pas perdre leur bien, personne n’a envie de s’engager là-dedans. La fonction normale d’un arrêté de péril est de protéger les habitants, d’imposer des travaux à un propriétaire en cas de défaillance de la structure d’un bâtiment pour que les gens puissent retourner dans leur logement. C’est même l’arme absolue pour faire payer le propriétaire, puisque les loyers ne sont plus dus et que le relogement est à leur charge — ou à la charge de la collectivité, qui a donc une bonne raison de leur mettre la pression. La logique, c’est de ne plus faire payer l’insalubrité à ceux qui la vivent mais à ceux qui la produisent. Mais c’est devenu une arme de délogement massif. Quand les experts arrivaient et que les habitants demandaient un papier, un acte qui prouvait la légalité de la procédure, les agents leur rétorquaient de ne pas trop traîner car les bâtiments pouvaient s’effondrer. L’argument de l’urgence a été utilisé pendant près d’un an et demi. Et plus uniquement sur des bâtiments en urgence absolue comme c’était le cas dans les premières semaines.
Il faut réécouter Dominique Dias. Il explique qu’au début, il est tombé sur de petits copropriétaires récalcitrants, des marchands de sommeil qui tentaient de garder leur mainmise sur des occupants ou des locataires vulnérables — ce à quoi il s’attendait. Mais très vite, il a été confronté aussi aux acteurs institutionnels, des gens d’Euroméditerranée, de la municipalité, de Marseille Habitat, qui voyaient dans ces arrêtés de péril l’opportunité d’accélérer certaines procédures d’expropriation. Ça n’a pas concerné que le centre de Marseille. Les arrondissements périphériques, comme le quartier des Crottes, ont vu aussi déferler les arrêtés de péril. Là où de gros projets d’aménagement immobilier ou des projets commerciaux patinaient, c’est devenu un levier providentiel pour accélérer les choses.
« Des habitants peuvent parfois apprendre qu’ils vont être expropriés au cours d’une réunion publique au sujet de la future gare. »
Anne Clerval : Il y a des parallèles à faire entre Marseille et ce que nous avons pu observer dans le Grand Paris à propos de ces expulsions. Beaucoup expérimentent le temps long de l’expropriation, qui a duré cinq ans pour certaines personnes que nous avons rencontrées. Mais il y a aussi des phases d’accélération. Des habitants peuvent parfois apprendre qu’ils vont être expropriés au cours d’une réunion publique au sujet de la future gare. Ils sont souvent contactés très vite et entendent que le démarrage du chantier est imminent. On leur fait une proposition, le plus souvent à l’oral, qu’on les pousse à accepter en leur expliquant que s’ils attendent, le montant de la proposition va baisser. On voit aussi des coups de pression sur les personnes âgées.
Dans tous les cas, il faut savoir que l’évaluation de leur bien est faite par les domaines de l’État sur les deux ans qui précèdent la déclaration d’utilité publique. Si on prend le cas d’Aubervilliers, les estimations ont été faites avant l’arrivée de la ligne de métro 12 et évidemment avant la ligne 15 du Grand Paris. C’est donc complètement sous-évalué. S’ils acceptent ces conditions, ils seront dans l’impossibilité de se reloger dans leur propre quartier car le marché est en train de s’envoler. Souvent, donc, ils refusent l’offre. Dans ces cas-là, il peut ne plus rien se passer pendant des années, mais tout est bloqué. Ils ne peuvent pas faire de travaux, ils ne peuvent plus vendre leur bien, ils ne peuvent plus partir s’ils en avaient l’intention. Et au milieu de ce silence, sans crier gare, d’un coup l’expropriation redevient très urgente : « il faut vraiment accepter l’offre ». Le temps se fait accordéon. À Ivry, dans le quartier du port, des camarades du collectif CharIVaRY qui luttent contre le projet Ivry Confluences appelaient cela la tactique du tic-tac.
Les gens se sentent complètement dépassés par de tels projets urbains. C’est très difficile de se les approprier, notamment en termes de lutte. Même si parfois ceux qui sont expropriés d’un immeuble s’organisent. Ils prennent un avocat ensemble pour essayer de s’en sortir le mieux possible. Alors que les agents expropriateurs leur disent qu’ils obtiendront moins s’ils vont en justice, tous ceux qui y sont allés ont obtenu plus que ce que la Société du Grand Paris leur proposait. C’est de la désinformation. Les habitants ne savent pas qu’ils ont intérêt à prendre leur temps, à aller en justice, à faire venir des experts. Évidemment, c’est une hantise pour les aménageurs, parce que ça augmente les coûts et les délais. Mais une fois qu’on a obtenu en justice l’argent de l’expropriation, on n’a plus qu’une semaine pour partir. Il faut déménager dans l’urgence.
Quelles contreparties peuvent être gagnées en justice ?
« Alors que les agents expropriateurs leur disent qu’ils obtiendront moins s’ils vont en justice, tous ceux qui y sont allés ont obtenu plus que ce que la Société du Grand Paris leur proposait. »
Anne Clerval : Parmi ceux qui devaient être relogés parce que leur barre est démolie pour construire une gare, ceux qui se sont battus collectivement ont réussi à obtenir la prise en charge du surloyer pendant cinq ans. C’est à la fois énorme et dérisoire. Mais parce qu’ils étaient voisins, parce qu’ils se connaissaient, parce qu’ils ont dit qu’ils ne partiraient pas, ils ont réussi à mener une lutte collective. L’interconnaissance est fondamentale. Il y a aussi eu des luttes ponctuelles, comme pour les jardins des Vertus à Aubervilliers. Mais il n’y a pas de lutte collective contre le Grand Paris Express.
Pour quelles raisons, selon vous ?
Anne Clerval : Il est très difficile de lutter contre un projet aussi énorme. Il est très éclaté géographiquement et étendu dans le temps. Ce temps, l’attente ou l’accélération, est maîtrisé par la puissance publique. Ça dépossède les gens de leur capacité d’agir. La plupart du temps, ils sont seuls et se font avaler par un projet qui les submerge. Sans compter qu’il est difficile d’être contre un projet comme une gare. Ce n’est pas Europa City, cette espèce de village commercial avec une piste de ski indoor sur la plaine de Gonesse, auquel il a été plus facile de s’opposer — des habitants ont fait des recours contre le permis de construction et ont réussi à faire capoter le projet. Il y aurait pourtant un enjeu de lutte sur la programmation des quartiers de gare. Ça pourrait être l’occasion de créer les logements sociaux qui manquent.
Le fond de l’affaire, à mon avis, c’est que la critique du Grand Paris (comme celle des JO) et, plus fondamentalement, celle du démantèlement des quartiers populaires au nom de la mixité sociale, n’est pas portée politiquement. Il n’y a pas de parti politique pesant à gauche qui revendique la fin de la démolition des logements sociaux, la fin des politiques de mixité sociale contre les classes populaires et l’amélioration des quartiers populaires pour les habitants, sans délogement. En termes de lutte, à Marseille, ça me semble différent. Tu montres dans ton livre que ça a été très soudain et massif, concentré au même endroit et dans la même temporalité, que plein de gens ont été jetés à la rue, que d’autres avaient peur que leur logement s’effondre, et que tout ça a facilité la mobilisation, y compris de ceux qui ne sont pas des habitués des luttes.
« Les effondrements ont été un drame mais aussi un moment de bouillonnement humain, collectif et politique qui a permis de fédérer les habitants et d’engager la lutte. »
Victor Collet : Face aux effondrements, la réponse a été en effet immédiate. Elle s’est traduite par un gigantesque mouvement de solidarité — ouverture de permanences dans les associations, collectes de fonds, collectes d’habits, prise en charge dès les premières heures du traumatisme vécu par les délogés au travers de la récolte de leurs paroles — et la création du Collectif du 5 novembre. Tout ce que la ville comptait de Marseillais et de Marseillaises endeuillés, de collectifs de quartier, d’habitants qui vivaient dans des conditions similaires, de groupes militants de la Plaine mais aussi d’ultras de l’OM et même de gilets jaunes, se sont rassemblés pour affirmer leur soutien, chacun à sa manière. Les effondrements ont donc été un drame mais aussi un moment de bouillonnement humain, collectif et politique qui a permis de fédérer les habitants et d’engager la lutte.
Comment s’est-elle déroulée ensuite ?
Victor Collet : Dès le soir du 5 novembre deux mouvements se rejoignent : la lutte menée depuis plusieurs années contre le chantier dit de « requalification » de La Plaine, qui s’était intensifiée les semaines précédentes, et les manifestations contre l’insalubrité et le mal-logement qui s’organisent immédiatement après les effondrements. La gentrification pour les uns, l’abandon et la mort pour les autres. La Plaine et Noailles, deux quartiers collés l’un à l’autre, unis face à un même responsable : la municipalité du peu regretté Jean-Claude Gaudin. Le 14 novembre, une Marche de la colère organisée à l’appel du Collectif du 5 novembre met le centre-ville en ébullition. Le mouvement est très hétérogène et devient de plus en plus insurrectionnel, hors de contrôle pour la mairie et la préfecture, mais aussi pour les organisateurs. Les marches du 1er et du 8 décembre sont marquées par une très forte répression policière qui radicalise encore les cortèges. La situation est telle que la municipalité ne pourra plus siéger jusqu’à la mi-décembre ! Mais, d’une part, l’épuisement a fini par gagner ce mouvement de rue, d’autre part, le déplacement à bas bruit de milliers de personnes a considérablement affaibli la lutte. Les évacuations et les délogements, en éparpillant géographiquement les habitants, ont dénoué les liens de solidarité et fini par diviser.
Face à cet essoufflement, les collectifs nés à la suite des effondrements ont cherché à fédérer autour de la question du mal-logement et de la construction d’un « après Gaudin ». De nouvelles marches ont été organisées en février, sans parvenir toutefois à retrouver l’énergie du début de la mobilisation. Aussi, un « Manifeste pour une Marseille Vivante, Accueillante et Populaire » a été rédigé et des États généraux se sont tenus en juin. Ces initiatives ont permis de créer un pont politique entre des tendances hétérogènes qui allaient du centre jusqu’aux quartiers, réunissant associations et collectifs militants, partis et citoyens. Cette nouvelle étape dans la mobilisation s’est vite transformée en un tremplin pour une candidature unitaire à gauche, avec la création du Printemps marseillais à l’été 2019. Mais comme je l’ai déjà dit, rien n’a vraiment changé après la victoire aux élections municipales en 2020. C’est pour cette raison que dans mon livre je mets l’accent sur les collectifs en lutte car ce sont eux qui ont été et demeurent le cœur battant des mobilisations.
Vous montrez que la médiatisation et, dans la rue, la mise en visibilité de ces problèmes, ont été cruciales dès le début.
« Le combat pour le droit au logement et le droit à la ville est plus que jamais nécessaire. »
Victor Collet : Beaucoup d’habitants ont en effet rejoint le mouvement en découvrant le scandale politique derrière les effondrements. Mais pour rendre visible ce qui était caché, faire en sorte que ce qui semblait de prime abord de l’ordre de l’intime — l’insalubrité subie chez soi — devienne un problème collectif et mettre en lumière les connivences coupables entre la classe politique et les spéculateurs immobiliers et les annonceurs, il a fallu que de nombreuses actions soit engagées. Les marches, bien sûr, ont mis un coup de projecteur sur les ressorts sordides et systémiques de l’insalubrité à Marseille. Il faut souligner également le travail journalistique effectué par plusieurs rédactions après avoir été alertées par des habitants. Des enquêtes menées par Mediapart et plusieurs journaux locaux — Le Ravi, Marsactu, La Marseillaise — ont permis de mettre au grand jour la corruption et de pointer les responsabilités politiques. Il y a eu aussi ces campagnes d’affichage dans le centre-ville pour clouer au pilori les responsables du drame, propriétaires de taudis ou élus trempant dans les affaires. La dernière a eu lieu à l’automne dernier pendant la marche pour la commémoration des cinq ans du 5 novembre. Des portraits d’annonceurs Airbnb ont été placardés un peu partout dans la rue d’Aubagne et les quartiers alentour, indiquant les gains réalisés chaque mois grâce aux appartement qu’ils louent à la nuitée. Afficher aujourd’hui le visage de ces spéculateurs Airbnb, comme hier le Collectif du 5 novembre le faisait avec les élus corrompus, dit beaucoup de la continuité entre ces deux moments et ces deux phénomènes.
Est-ce que ça a un effet ?
Victor Collet : Ils ont été obligés de se cacher pendant un mois et demi, parce qu’ils ne pouvaient plus sortir sans être reconnus, houspillés et poursuivis ! Sur un groupe Whatsapp de propriétaires Airbnb qui a été infiltré, on peut lire tout le mal qu’ils pensent des locataires — certains les qualifient de « crasseux » — et qu’ils cherchent en réalité comment s’en passer en plaçant tous leurs appartements en meublés touristiques. Mais on voit aussi à quel point ils flippent dès que les habitants s’organisent. Ils parlent des manifestations, de leurs visages placardés un peu partout, des stocks de bombes de peinture inépuisables et de stickers qui leur font une mauvaise pub. Ils annulent des réunions par peur de devenir trop voyants. Ils craignent que ça détruise leur business ! Les campagnes d’affichage mettent aussi la pression sur les pouvoirs publics, mais il ne faut pas se leurrer, cela n’a pas suffi à enrayer la spéculation. Les déménagements forcés et les ruptures de bail se multiplient et accélèrent la gentrification et la touristification du centre-ville. Le combat pour le droit au logement et le droit à la ville est plus que jamais nécessaire.
Le droit à la ville est justement une notion que vous convoquez, Anne, dans Les Naufragés du Grand Paris Express. Quelles peuvent être les pistes permettant d’imaginer une autogestion populaire de la ville ?
Anne Clerval : On envisage souvent le droit à la ville uniquement comme le droit de rester dans la ville. C’est quelque chose de très important, mais c’est très différent et beaucoup plus restreint que ce que proposait Henri Lefebvre1. Dans le livre qu’il consacre à cette idée, il dit très clairement qu’il s’agit d’une autogestion de la ville : ce sont les habitants qui la possèdent collectivement et décident de la manière dont on l’aménage. Dans les luttes sur la ville et sur le logement, on trouve des réflexions sur l’autogestion, mais le plus souvent à une échelle très locale — un squat autogéré, par exemple. La question de l’échelle de l’autogestion reste pendante. Il ne faut pas se leurrer : même si on arrive à sortir du capitalisme, à relocaliser l’économie, il restera des villes, avec beaucoup de monde. Comme dans le livre, on parle des enjeux de gouvernance à l’échelle de l’ensemble de l’agglomération, on essaie d’imaginer ce que pourrait être une métropole autogérée. On explique quelques principes du fédéralisme autogestionnaire pour imaginer comment il serait possible d’autogérer une métropole comme le Grand Paris, avec des collectifs locaux souverains qui discuteraient de toutes les questions qui concernent la métropole et enverraient des représentants avec des mandats précis et circonscrits dans le temps (voire des mandats impératifs si nécessaire). On rappelle aussi qu’initialement, dans l’entre-deux-guerres, le Grand Paris était un projet de gauche, qui portait l’idée d’une redistribution fiscale et d’une répartition équilibrée du logement social. Aujourd’hui, les conditions sont très loin d’être réunies, mais l’histoire n’est pas écrite.
Photographie de bannière : Cyrille Choupas | Ballast
- Henri Lefèbvre, Le Droit à la ville, Economica, 2009 (1968).[↩]
REBONDS
☰ Lire les bonnes feuilles « Nanterre : des histoires ensevelies sous La Défense », Victor Collet, avril 2023
☰ Lire les bonnes feuilles « Lutter pour la cité : discussion avec l’architecte Jean-Philippe Vassal », février 2023
☰ Lire notre article « Toulouse : quand on veut raser un quartier », Loez, janvier 2023
☰ Lire notre article « Le triangle — une marche dans Aubervilliers », Loez, juin 2022
☰ Lire notre article « Marseille : histoires d’un 5 novembre », Maya Mihindou, novembre 2020
☰ Lire notre entretien avec le DAL : « Encadrer à la baisse les loyers sur tout le territoire », novembre 2017