Tribune publiée sur le site de la revue CTXT et traduite pour le site de Ballast
Les élections générales du 20 décembre dernier en Espagne n’ont accouché d’aucune majorité absolue. Podemos, troisième force politique — derrière le Parti populaire et le Parti socialiste ouvrier espagnol —, s’est conformé au jeu des alliances avec pour ligne de mire un accord de gouvernement avec ledit Parti socialiste et Izquierda Unida (coalition de gauche radicale). Quatre mois de négociations plus tard, les pourparlers n’ont rien donné, sinon une clarification supplémentaire : les « socialistes » espagnols ont préféré s’entendre avec le parti libéral Cuidadanos (avec, dans leur mallette, l’éternel projet de « grande coalition » des réformateurs). Le pays va vers de nouvelles élections en juin, comme le prévoit la Constitution. Podemos est donc face à une question stratégique : faut-il s’allier avec Izquierda Unida pour dépasser le Parti socialiste ? Íñigo Errejón, secrétaire politique de Podemos, émet des doutes. Dans cette tribune publiée sur le site de la revue CTXT, il rappelle les fondements théoriques à l’origine de l’hypothèse Podemos. Un double niveau de lecture est ici nécessaire. Il y a, d’une part, l’analyse du docteur en science politique qui prend de la distance et répond aux objections de ses contradicteurs ; mais intervient surtout l’acteur pris dans une lutte de pouvoir. La « politique populiste » — ou « politique hégémonique » — qu’il appelle de ses vœux doit, estime Errejón, refuser le « cartel des gauches » (le patchwork des sigles, la superposition des drapeaux et des identités particulières). Une seule et unique ligne de fracture détient, pense-t-il, la capacité de bousculer l’ordre dominant : celle qui oppose le peuple (ceux d’en bas, les gens ordinaires) à ceux d’en haut (les privilégiés, la caste). Nous publierons ensuite la réponse qui lui fut faite par des membres de Podemos critiques de sa direction, afin de donner à lire, au public francophone, les débats stratégiques de nos voisins et camarades.
1. Le discours n’est pas une question d’apparence : c’est un terrain de bataille
Il y a quelques semaines, je me trouvais dans un supermarché lorsque deux travailleurs de ce magasin vinrent me parler, chacun de leur côté. La première travailleuse me demanda, m’encouragea, à ne pas oublier les droits des animaux « pour quand nous serions en haut ». Elle connaissait en profondeur les droits en question. Peu après, le boucher m’encourageait et me disait que nous devions veiller davantage sur le quartier de Chueca [quartier gay de Madrid, ndlr], où il ne vivait pas mais sortait souvent. Dans les deux cas, il s’agissait d’un appui diffus et général à Podemos, bien que j’aie été surpris qu’aucun des deux n’ait fait référence à ses conditions de travail : ils exprimaient leurs demandes dans des termes non réductibles à une question ou une appartenance commune. Il n’y avait même pas un terrain idéologique commun qui regroupait leurs sympathies : elles se situaient à des niveaux très généraux, aussi vastes que dispersés. Ce n’est pas une tâche facile que de les lire et les nommer. C’est pourtant un moment clé de la lutte politique. En règle générale, plus l’ensemble à articuler est vaste et fragmenté, plus les référents qui permettent d’unifier toute une série de revendications sont vagues et flexibles. Dans ce cas, je pense que la sympathie était fondamentalement liée à une perception diffuse de représentation de quelque chose de « nouveau », une chose qui serait « éloignée » des élites traditionnelles ainsi qu’une promesse générale de « renouveau de pays ».
« Les nécessités matérielles n’ont jamais de reflet direct et « naturel » en politique. »
Il ne s’agit en rien de nier qu’il existe des intérêts concrets, des nécessités matérielles liées à notre façon de vivre et gagner notre vie. Mais de reconnaître que ces nécessités n’ont jamais de reflet direct et « naturel » en politique, si ce n’est à travers des identifications qui offrent un support symbolique, affectif et mythique sur lequel s’articulent des positions et demandes très différentes. Dans l’anecdote que j’ai utilisée comme illustration, la sympathie pour Podemos et le possible vote partagé pour ce parti n’avaient pas grand-chose à voir avec une conception utilitaire ni une translation mécanique de conditions de travail en position politique, mais relevait d’un « surplus de sens », d’un excédent symbolique qui mettait en commun leurs demandes négligées et leur volonté générale de « changement » – identifié comme un rééquilibrage du contrat social en faveur de la citoyenneté et non de la petite minorité privilégiée.
La capacité de Podemos à écouter ce que dit « la rue » et à le traduire dans les institutions ne suffit pas à expliquer son succès partiel. D’abord parce que « la rue » ne dit pas une seule et unique chose mais plusieurs, et souvent contradictoires. Ensuite, la politique a toujours été une activité de construction d’ordre et de sens au moyen de volontés entrecroisées, de contradictions et de positions changeantes. Et, dans les moments de crise, qui ne sont jamais des moments de clarification des camps [politiques, ndlr] en présence, mais de fragmentation et d’effondrement des identifications traditionnelles, il devient encore plus important de concevoir l’activité politique comme construction collective d’un récit qui regroupe des douleurs, postule une vision différente de la situation et propose un horizon et une aspiration qui condense une accumulation générale de demandes frustrées et non canalisées par les institutions. Une vision qui produit aussi bien des liens affectifs, de solidarité et d’appartenance qu’un objectif collectif, des icônes et des leaders qui catalysent une nouvelle identité.
Pour le dire de manière provocatrice, María Dolores de Cospedal [secrétaire général du Parti populaire, ndlr] ne mentait pas quand elle affirmait, non sans un certain cynisme, que « le Parti populaire est le parti des travailleurs ». Au-delà des préférences subjectives, le PP fut capable, durant de nombreuses années, de construire une majorité électorale, et plus encore : une identité que, par la force des choses, partagent de larges secteurs du salariat. Cela supposait une construction culturelle et matérielle complexe dans laquelle se mélangent de multiples facteurs — le déclin du secteur industriel, de ses emplois et des formes de participation politiques qui lui sont associées, la disparition des perspectives d’ascension sociale traditionnelle au profit de celles de la bulle immobilière et de ses rentes, un nouveau récit sur l’Espagne, etc. Il ne s’agit en aucun cas d’une « farce » mais d’une construction hégémonique, productrice d’un nouvel ordre. C’est pourquoi la politique de transformation n’est jamais la révélation d’une « vérité » qui existe déjà, elle n’est pas non plus le « haut-parleur » de ce qu’un « peuple déjà-là » sait d’avance, ou une essence en attente d’être proclamée. Cette approche peut seulement conduire à la résignation, la mélancolie ou l’attitude du prophète maudit. Au contraire, il s’agit de construire des identités différentes qui dépassent et bousculent le possible à partir de ce qui existe.
« La politique de transformation n’est jamais la révélation d’une « vérité » qui existe déjà, elle n’est pas non plus le « haut-parleur » de ce qu’un « peuple déjà-là » sait d’avance. »
Nous avons exposé plusieurs fois la thèse qui est à l’origine de la capacité transformatrice de Podemos : la politique consiste en la construction de sens et, par conséquent, le discours n’est pas un habillage des positions politiques déjà déterminées ailleurs (l’économie, la géographie, l’histoire), mais c’est un terrain de combat fondamental pour construire des positions et changer les rapports de force dans une société. Le second pilier de cette thèse affirme que la politique radicale, qui aspire à générer une autre hégémonie et un autre bloc de pouvoir, n’est pas celle qui se situe en opposition des consensus de son époque, dans une marge mélancolique d’entière contestation, sinon celle qui assume la culture de son temps : elle a un pied dans les conceptions et « vérités » de son époque et l’autre dans un possible chemin alternatif.
L’activité contre-hégémonique ne réfute pas mais, au contraire, part de la culture de son temps et cherche à réarticuler les éléments déjà présents pour générer un sens commun nouveau, une nouvelle volonté populaire nourrie à partir de « matériaux » qui sont déjà là, sur ce terrain de bataille souple et inépuisable qu’est le sens commun d’une époque. En ce sens, en dépit du mythe jacobin de la révolution comme synonyme de « table rase », tous les grands processus de changement politique héritent largement de ce qui existe antérieurement et triomphent quand ils incluent de manière subordonnée leurs adversaires antérieurement dominants.
Le processus ouvert par le 15M de 2011 est, par exemple, contre-hégémonique dans la mesure où il ne dénonce pas le « mensonge » du régime de 1978 [constitution de 1978 issue de la transition post-franquiste pactée entre le PSOE et le PP, ndlr] — rien en politique n’est un « mensonge » s’il construit par lui-même l’équilibre, les croyances et l’accord pour générer de la stabilité durant des décennies —, mais assume et part de ses promesses inaccomplies, en questionnant le régime selon ses propres termes. La narration qui commence alors à prendre forme est ainsi la possibilité d’une identification populaire, démocratique et républicaine — j’utilise le concept en termes théoriques : non pas en rapport avec la forme de l’État mais avec la défense des institutions et leurs contre-pouvoirs — massive et potentiellement majoritaire. Ce discours, ce sentiment qui se déploie, s’est montré, précisément pour sa lecture politique et son attention à l’hégémonie, un bien meilleur chemin de transformation que les principes moralisants et esthétiquement satisfaisants de la gauche traditionnelle. Les pouvoirs dominants l’ont également compris, puisqu’ils nous harcèlent pour nous enfermer dans d’étroites étiquettes.
2. Quelques précisions sur l’hypothèse Podemos
« Ce discours s’est montré un bien meilleur chemin de transformation que les principes moralisants et esthétiquement satisfaisants de la gauche traditionnelle. »
Cette conception constructiviste de la politique et l’importance qu’elle donne au langage, aux métaphores et à la pratique de la contre-hégémonie a souffert d’un paradoxe : un succès du point de vue pratique, mais peu compris du point de vue théorique. Le succès de « l’hypothèse Podemos » ne se traduit pas seulement en résultats électoraux. Il a changé en grande partie le combat politique en Espagne, en revitalisant la sphère publique, en renouvelant le langage et en centralisant la bataille pour le récit. Toutefois, sur le plan de l’analyse, cette thèse a eu deux grands groupes d’objections. Tout d’abord, cette politique hégémonique a été interprétée de façon extrêmement superficielle, comme une sorte d’ambiguïté et de prudence pour ne pas prendre position sur des questions difficiles ; espérant ainsi récolter des voix d’origine très différentes et éloignées. Ensuite, on a accusé cette vision d’être élitiste, comme si la construction d’un peuple était un processus d’ingénierie rhétorique énoncé de haut en bas. Je réponds brièvement à ces deux objections.
Le premier groupe d’objections confond la politique populiste avec la pratique désidéologisée des partis que la science politique appelle catch all ou « parti-attrape-tout » ; une évolution de la majorité des partis dans les démocraties libérales qui tend à chercher à obtenir des voix de presque tous les secteurs de la population en évitant les sujets les plus conflictuels et polarisants. Curieusement (ou pas), ce préjugé est partagé par les intellectuels conservateurs et libéraux — qui voient dans le populisme une aberration plébéienne, amorphe et menaçante pour la démocratie — et par certains commentateurs de gauche, inquiets face à des discours dans lesquels ils ne retrouvent pas leurs mots fétiches et qui leur semblent de simples « ruses électorales ». Les premiers oublient que les grandes transformations démocratiques et anti-élitistes, qui sont à la base de nos États de droit, passent toujours par le postulat d’un nouveau dèmos, comme nous le rappelle l’un des principaux théoriciens de la démocratie libérale, Robert A. Dahl.
Les seconds oublient que, à chaque fois que les secteurs les plus démunis de la société sont devenus des majorités politiques, cela n’est pas passé par la revendication d’être une partie — la gauche — mais en construisant une nouvelle totalité, le noyau d’un nouveau projet de pays. Nous appelons cela la transversalité et le projet national-populaire. La différence fondamentale avec le marketing électoral des partis « attrape-tout » c’est que, au lieu de dépolitiser, le projet national-populaire politise ; au lieu de chercher à dissoudre les passions, il les revendique ; au lieu de brouiller les frontières entre un « nous » et un « eux », consubstantielles au pluralisme, il les reconstruit sous une autre forme. Si le marketing dissout les différences pour parler à un tout indifférencié et liquide, la politique qui aspire à construire un peuple propose une différence fondamentale, une frontière, qui isole les élites et part d’une nouvelle volonté collective qui peut refonder à nouveau le pays à partir des besoins des secteurs négligés.
« Au lieu de dépolitiser, le projet national-populaire politise ; au lieu de chercher à dissoudre les passions, il les revendique. »
Si le marketing fait appel au choix volatil du consommateur, la politique populaire interpelle l’émotion de l’appartenance et de la passion politique des moments fondateurs. La première est le présent perpétuel et plat, la deuxième implique une certaine idée de transcendance et, par conséquent, de religion laïque, civique et démocratique dans le cas des projets progressistes. C’est ce genre d’émotions que l’on vit dans les meetings de Podemos, et qu’on ne peut imiter. L’expression « signifiants vides » a sans doute contribué à l’incompréhension puisque « vides » a été traduit — même dans les espaces militants — par « ne rien dire qui puisse faire fuir des votes » ; encore une fois, il y a confusion entre discours et simple emballage. Il est nécessaire d’échapper à cette erreur pour saisir le rôle des mots comme ciment dans une bataille pour le sens qui n’a rien d’ambigu mais qui commence, comme nous l’avons vu plusieurs fois, par celui qui fixe les termes de la dispute, détermine les étiquettes et construit le terrain de jeu. Dans cette bataille, il y a des termes — vastes, conflictuels — qui peuvent être des remparts au service de la conservation de l’existant ou devenir les points nodaux d’une nouvelle représentation et d’un nouveau projet de pays.
Il ne s’agit pas d’une dissimulation ; il s’agit de savoir par qui et comment est définie la frontière entre « nous » et « eux ». La frontière entre le bas et le haut — dans ses diverses formulations — est d’ailleurs beaucoup plus radicale puisqu’elle est illisible du point de vue institutionnel : elle ne peut pas avoir lieu dans les parlements ; elle suppose un motif de plainte agressive et permanente pour certains producteurs d’opinion : personne ne nous a jamais attaqués parce que nous « tentions de représenter la gauche », mais on nous a attaqués parce que nous tentions de représenter le peuple ou les gens. C’est ainsi qu’on dévoile le partage symbolique confortable pour l’ordre et, en outre, la bataille discursive en place : priver les puissants du droit de parler au nom de l’Espagne, en construisant un nouvel intérêt général qui n’exclut pas d’office la moitié du pays.
La deuxième de ces objections renvoie à la croyance que cette approche de la prédominance du discursif correspond nécessairement à une opération de volontarisme et d’élitisme extrême : un petit nombre d’experts qui nomment et convoquent le peuple. Si on construisait un peuple de cette façon, auraient alors suffi toutes les énumérations des maux sociaux et les appels à l’unité pour que le dénuement et le malaise se convertissent en sujet politique. Nous savons néanmoins, au moins depuis le néolibéralisme, qu’aucune augmentation de l’insatisfaction ne génère un changement politique sans une culture différente, si elle n’est pas inscrite, articulée et conçue avec un nouveau récit capable de désarmer et transpercer ce qui, hier encore, donnait une certaine naturalité à l’ordre traditionnel. Mais ce nouveau récit, qui n’est pas un tour de magie ni l’œuvre d’un petit nombre de personnes, n’a rien à voir avec un programme électoral, ni avec un ensemble d’interprétations ou avec une décision de quelque organisation politique.
« Personne ne nous a jamais attaqués parce que nous « tentions de représenter la gauche », mais on nous a attaqués parce que nous tentions de représenter le peuple ou les gens. »
C’est une œuvre massive et désordonnée, où s’accumulent des strates, des notions qui commencent à être partagées, des slogans qui deviennent efficaces, des romans, des chansons, des vidéos, des programmes, des séries, des films et des livres ; des articles, des symboles, des moments qui restent gravés et se transforment en mémoire partagée et mythifiée, des leaders, des icônes ou des exemples qui acquièrent une signification universelle — de la même façon que les expulsions locatives en Espagne ont été d’abord un drame privé, ensuite un problème sur l’agenda politique et, enfin, une grande victoire culturelle. Tout cet arsenal culturel, qui commence en rassemblant les revendications non satisfaites et qui continue en esquissant une scission entre le pays officiel et le pays réel, c’est ce que nous appelons la construction d’une volonté collective. Cette construction ne répond pas à un plan, puisqu’elle ne se dessine jamais en ligne droite, mais ce n’est pas non plus une œuvre divine ou la conséquence des forces de l’histoire : c’est le résultat de nombreuses interventions politiques, concrètes et contingentes, les unes plus efficaces que les autres, qui produisent un nouveau sens politique, une nouvelle identité.
Ce n’est pas une œuvre d’ingénierie, mais un processus culturel décentralisé, magmatique et constant, sur lequel il est de toute façon possible d’intervenir. Cependant, savoir lire les possibilités du déploiement de ce sens partagé, interpréter le terrain sur lequel il se construit et être utile en mettant en circulation des expressions, des propositions et des horizons, des tâches et des mythes, voilà ce qui différencie la vertu d’une pratiques politique par rapport à une autre. Enfin, la construction politique ne se juge, a posteriori, que par ses résultats. En tout cas, la construction d’un peuple, d’une force qui exige avec succès la représentation d’un nouveau projet national — dans notre cas, nécessairement plurinational — n’est jamais close. En tant que projet, jamais le peuple n’est complet et jamais il n’exclut la multiplicité d’ajustements qui peuvent se produire autour des différents axes de différence ou de conflit. Il s’agit d’une activité permanente de production et de reproduction de sens : le « We the People » fondateur et sa gestion quotidienne dans les institutions qui l’expriment et l’intègrent.
3. Deux pistes, un chemin. Allons chercher ceux qui manquent
Podemos est né avec un but explicite et déclaré : construire une nouvelle majorité populaire qui rendrait la souveraineté à ceux qui avaient été oubliés, arnaqués ou traités de façon injuste par la confiscation oligarchique — et souvent mafieuse — de nos institutions. Nous savions que cette tâche était composée fondamentalement de deux voies. Une première voie, accélérée et vertigineuse, exigeait d’être en condition pour livrer toutes les batailles électorales de ces deux années décisives. Nous avons souvent représenté cette voie comme une charge — pacifique — de cavalerie, « tout ou rien », contre le pouvoir politique. On peut dire que c’est une piste à la logique plébiscitaire, qui nous a amenés à construire la désormais célèbre « machine de guerre électorale ». Toute évaluation des coûts induits par le choix de privilégier cette piste électorale doit aussi nécessairement se faire à l’aune du terrain gagné contre l’adversaire grâce à cette décision : tout d’abord, cette voie a empêché une restauration conservatrice et une consolidation de ses positions déjà conquises.
« Progresser sur cette voie quand le vent nous pousse et préparer les conditions afin de ne pas être emportés avec lui quand ce vent sera contraire. »
Malgré cette guerre d’usure, malgré les insultes, malgré la campagne jouant sur la peur, malgré nos propres erreurs et malgré les croche-pieds, une force qui défie clairement les puissants a obtenu, le 20 décembre 2015, cinq millions de voix — soit 21 % des suffrages. Si d’aucuns peuvent penser que nous sommes très loin d’être devenus la première force politique, il leur faudra admettre que nous sommes arrivés beaucoup plus haut que ce que les sondages prévoyaient ; il leur faudra admettre que nous avons évité la fermeture de la fenêtre d’opportunité et que nous avons contribué de façon décisive à un processus de changement politique, encore inachevé mais sur lequel on ne peut désormais plus revenir, et qui a pénétré toutes les échelles géographiques et institutionnelles, la culture politique, les habitudes et le paysage de notre pays. La profondeur de notre avancée est précisément la cause principale de cette période d’impasse dans laquelle les forces traditionnelles, pour la première fois dans notre système de partis, ne se suffisent pas à elles-mêmes pour gouverner dans des conditions normales — pas même avec Ciudadanos comme force auxiliaire du bipartisme. Cela nous a placés dans une période de « ballotage catastrophique » entre les forces du changement et celles qui prônent la perpétuation du cours des choses.
La deuxième voie, plus culturelle, fait référence à la tâche plus lente de construction d’un réseau associatif, d’espaces de loisir, de socialisation et d’entraide, à une mystique partagée, à une communauté politique et un patrimoine culturel et intellectuel qui, au-delà des avatars électoraux, fonde une nouvelle façon d’être en commun, un projet de patrie. Nous avons déjà eu l’occasion de parler du passage de la machine de guerre électorale au mouvement populaire. Nous sommes ici dans une logique plus décentralisée et horizontale de construction de subjectivité et d’implantation territoriale, de multiplication de militants, dirigeants, gestionnaires et intellectuels du projet, afin de former un bloc historique qui ait la capacité de mettre en relation des secteurs très différents autour d’objectifs partagés et fiables, avec des règles acceptées et des procédures établies. Cette voie, comme on peut le voir, implique aussi une architecture institutionnelle qui prévienne les pas en arrière, qui normalise les droits conquis et génère plus de justice sociale et de démocratisation, sans demander aux gens d’être des héros ou héroïnes — ou des militants — tous les jours ce qui relèverait d’une aspiration historiquement vouée à l’échec. Progresser sur cette voie quand le vent nous pousse et préparer les conditions afin de ne pas être emportés avec lui quand ce vent sera contraire.
« Comment construire un projet national-populaire, démocratique et progressiste, dans une société fortement institutionnalisée dans laquelle la crise des élites et des partis n’est pas une crise de l’État dans son ensemble ? »
En tout cas, ce serait une erreur de penser que ces deux voies s’excluent mutuellement, de choisir l’une ou l’autre en termes moraux ou de penser que la première fait référence au travail électoral et la deuxième à « la rue ». Nous sommes dans une société développée, avec un État diversifié et complexe et des administrations qui — pour l’essentiel — fonctionnent et sont appréciées par les citoyens. Cela rend la composante « républicaine » et institutionnelle au moins aussi importante que la composante « populaire ». Dans ce contexte, les grandes transformations, même quand elles contiennent des moments d’accélération, ne se produisent pas par une explosion lors d’un grand soir mais dans un lent processus de conquête institutionnelle, de démonstration de crédibilité, de séduction, d’accouchement d’un pays alternatif et de construction des moyens de consensus et de pouvoir pour le construire.
Cela n’exclut pas les coups de main audacieux ou les changements de rythme, mais donne une importance décisive aux nuances et à la capacité d’articulation : ce qui fait la différence entre un projet de masse et un projet majoritaire. Pour le dire simplement : notre construction d’une nouvelle volonté collective sera à la fois populaire et citoyenne, ou elle ne sera pas. Elle aura la capacité de tendre la main aux secteurs les plus défavorisés mais aussi aux secteurs intermédiaires, s’appuiera sur les secteurs les plus mobilisés, mais elle sera aussi capable de parler le langage de ceux qui font encore aujourd’hui défaut pour une nouvelle majorité.
Cela exige pour nous de penser Podemos au-delà des circonstances exceptionnelles de ce cycle court. Comment construire un projet national-populaire, démocratique et progressiste, dans une société fortement institutionnalisée dans laquelle la crise des élites et des partis n’est pas une crise de l’État dans son ensemble ? La solution implique probablement la construction d’un « nous » élastique, flexible, toujours ouvert, très hétérogène, et d’un « eux » dur, autour de l’infime minorité privilégiée qui s’est placée au-dessus de la loi. Cela nous permettrait d’échapper à l’encerclement permanent qui tente de nous rejeter vers les deux options d’un manichéisme mensonger : intégration-démolition, qui veut dire désactivation ou marginalisation. Nous avons parcouru la moitié du chemin, non sans effort, avec la capacité de débattre d’un cap qui n’était pas écrit ; nous avons pu esquiver les tentatives de nous enfermer sur nous-mêmes ; nous avons conservé la capacité de choisir les conflits, séduire et élargir le champ. Partons en quête de ce qui manque ; partons en quête de celles et ceux qui manquent.
Texte original : « Podemos a mitad de camino », www.ctxt.es, 23 avril 2016 — traduit de l’espagnol par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales avec l’aimable autorisation de la revue CTXT.
Photographie de portrait d’Íñigo Errejón et Pablo Iglesias : © Reuters
Photographie de bannière : © Dani Pozo
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