Tous féministes, briser les machines ?, l’odeur du pain et le premier ciel, un foulard en travers de la gorge, des chevaux au grand galop, le nazisme comme mythologie, les nouvelles élites branchées, l’adieu à l’intellectuel français, la paix sous les F‑16 israéliens, Guevara vu par son frère et le tour de Paris à pieds : nos chroniques du mois de juillet.
☰ Nous sommes tous des féministes, de Chimamanda Ngozi Adichie
Chimamanda Ngozi Adichie est nigériane, féministe, noire, igbo, écrivaine, « et plus encore » s’amuse-t-elle. Auteure reconnue dès son premier roman, L’Hibiscus pourpre, elle a vu ses œuvres, qu’il s’agisse de recueils de nouvelles (Autour de ton cou) ou de romans (L’Autre moitié du Soleil, sur la guerre du Biafra ; Americanah, qui suit une Nigériane immigrée aux États-Unis), saluées par la critique. Mais la perle de l’œuvre d’Adichie est peut-être ce discours prononcé en 2012 sur l’estrade du TEDxEuston, à Londres, « We should all be feminists » (« Nous devrions toutes et tous être féministes »). Un discours provocateur et rayonnant, où Adichie explique comment, face à ses détracteurs qui lui expliquaient que les féministes étaient malheureuses, occidentales, misandres, elle a décidé peu à peu de se revendiquer comme « féministe africaine heureuse qui ne déteste pas les hommes ». Un succès international : plus de 2 millions de vues sur YouTube et une reprise de certains extraits par Beyoncé dans sa chanson « Flawless » (dont notamment la définition du féminisme proposée par Adichie : « Féminisme : une personne qui croit à l’égalité sociale, politique et économique des sexes. »). En Suède, le livre est offert à tous les lycéens et lycéennes de l’âge de 16 ans. En France, ce bref pamphlet est généralement publié seul, ou suivi d’une nouvelle sur les mariages arrangés (« Les marieuses »). Un texte simple et vivant, qui alterne entre souvenirs d’enfance (lorsque sa maîtresse, après avoir déclaré que le chef de classe serait l’élève qui aurait la meilleure note, l’a privée du rôle convoité, déclarant que le chef ne pouvait être qu’un garçon), récits d’expériences du sexisme aussi bien au Nigéria qu’aux États-Unis, jeux d’arguments et de contre-arguments. On peut cependant regretter que le combat féministe soit présenté sous un angle essentiellement culturel, que les mécanismes de domination économique ne soient que brièvement évoqués et que la catégorie de femme soit homogénéisée de façon quelque peu artificielle (sans véritable réflexion sur les relations de domination internes au groupe). Mais le texte d’Adichie reste un bon texte d’introduction aux idées féministes, un texte inclusif, énergique, qui affirme haut et fort : oui, nous devons revendiquer d’être féministes, tous et toutes « autant que nous sommes, femmes et hommes ». [L.V.]
Éditions Gallimard, 2015
☰ Le progrès sans le peuple, de David Noble
Les éditions Agone, toujours prêtes à surprendre le lecteur avec des publications sorties des sentiers battus, ont décidé de traduire et publier un ensemble d’articles du défunt historien des sciences et des techniques américain David Noble. Ce dernier est mieux connu aux États-Unis pour s’être fait notamment virer de plusieurs grandes institutions (comme le MIT) en raison de son engagement contre le progrès technique et les nouvelles technologies. Car si Noble fut un éminent historien, ce n’était pas comme d’aucuns retranchés dans leurs bureaux à dépoussiérer de vieilles archives. Il était aussi inscrit dans sa cité et ses luttes. Et cela se ressent dans Le progrès sans le peuple : dans ce recueil d’articles rédigés dans les années 1980, réflexions militantes côtoient analyses critiques, enquêtes psychosociologiques et rappels historiques de luttes populaires. Assez bien structuré, l’ouvrage commence par une réhabilitation des luddites, ces briseurs de machines qui se révoltaient contre les conséquences des débuts de la révolution industrielle anglaise, et que l’historiographie dominante a transformé en obscurantistes refusant le progrès. S’ensuivent des analyses de la propagande progressiste, des conséquences de l’automatisation… Mais le plus intéressant réside dans sa critique des lieux communs sur le progrès : celui-ci ne serait pas si efficace économiquement parlant, et en réalité l’on investirait dans la technologie afin d’accentuer le contrôle du patronat sur ses travailleurs, plus que par recherche du profit. Ainsi, les technologies d’automatisation, rappelle-t-il, doivent beaucoup aux recherches faites par l’armée… Et donc à une vision autoritaire de l’outil de production favorisant le contrôle des exécutants par les dirigeants. Il met aussi en avant des raisons plus psychosociales, notamment d’image de l’entreprise, comme l’atteste cette citation d’un cabinet de conseil en stratégie : « [Les entreprises] achètent le robot le plus gros, le plus rapide et le plus sexy quand, il faut bien le dire, la plupart du temps un système très simple pourrait suffire. […] Non seulement elles font des erreurs, mais elles s’aperçoivent qu’il va falloir deux ou trois fois plus de temps et d’argent pour faire fonctionner cet équipement ». Un ouvrage salutaire en ces temps d’uberisation monomaniaque et de culte de l’innovation pour l’innovation. [G.W.]
Éditions Agone, 2016
☰ Présente absence, de Mahmoud Darwich
Écrire sur soi peut mener à amonceler les faits, les anecdotes voire les complaisances. Cela peut inciter à dissimuler ce qui gène, à retirer ce qui fait mal. Mahmoud Darwich surmonte la difficulté en prenant au mot Rimbaud — « Je est un autre. » Le poète palestinien, décédé en 2008, dialogue ainsi avec lui-même, s’interroge sur ce qui l’a constitué ; l’histoire bien sûr, et la Nakba qui semble être la source de tout, l’exil, la Palestine, mais aussi la nostalgie, l’amour, la mort. S’il n’en parle jamais directement, la poésie enfin tient le livre, comme le liant de toute une vie. Il semble la délaisser le temps d’un court récit, mais elle transparaît dans chacune des images qui surgissent de ses mots, et il s’autorise alors quelques vers qui ponctuent sa prose. S’il a quitté sa terre natale, à cause de la guerre, dès 1948, Mahmoud Darwich n’en finit pourtant pas de chanter son peuple. On se demande de nouveau à qui la faute dans le conflit qui sous-tend ce récit, et alors on se dit qu’écouter les voix des témoins, des acteurs et des victimes apporte ce que les livres d’histoire ne peuvent apporter ; une franchise, une authenticité certes partiale, mais qui permet de sentir la réalité, derrière les faits. Les événements oscillent entre dissimulation assumée, retrait avoué et par contraste, une précision soudaine lorsqu’il s’agit de ce qui a le plus compté, comme cette arrivée si difficile à Ramallah, après des années de « présente absence ». Ainsi, ce ne sont pas vingt chapitres comme vingt dates clés qui nous sont données à lire, mais un déploiement qui court sur toute une vie, et qui dépasse même cette seule vie ; ce sont les questions d’un homme, qu’il n’a cessé de travailler à sa manière, et qui se posent désormais à chacun, comme celles-ci : « Et tu dis : Que veut dire réfugié ? On te répond : celui qui a été déraciné de sa patrie. Tu dis : Et que veut dire patrie ? On te répond : C’est la maison, le mûrier, le poulailler, la ruche, l’odeur du pain et le premier ciel. Tu dis : Un seul mot, de six lettres, peut-il contenir toutes ces choses… et nous être étroit ? » [R.B.]
Éditions Acte Sud, 2016
☰ La haine de la religion — Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, de Pierre Tevanian
Pourquoi existe-t-il une telle force d’antireligiosité dans les milieux de gauche — au point où cela peut être perçu comme la condition sine qua none pour qu’une personne puisse se dire de gauche ? Dans un climat d’islamophobie qui n’est plus à démontrer, et qui requiert une réflexion spécifique quant à ce qu’il révèle et met en jeu dans notre société, reste au fond l’embarras des « bonnes gens » de gauche qui se retrouvent très vite encombrées par cette question de la religion — qu’elle se formule au détour de débats sur le voile, la laïcité, ou le militantisme. « La religion est l’opium du peule : relisez Marx ! » C’est en suivant ce conseil que Pierre Tevanian fait ici une démonstration sérieuse, honnête et convaincante de l’erreur qui se produit lorsque l’amalgame est fait entre la religion (ses institutions, son pouvoir et son idéologie) et les croyants. Tout en ayant choisi de laisser ici de côté cette question de l’islamophobie et du racisme structurel qu’il révèle, Tevanian vient questionner le rapport que le peuple de gauche entretient avec la croyance et la pratique religieuse en général, au travers notamment de « l’affaire Ilham Moussaïd » ; cette militante révolutionnaire dont la candidature au NPA (Nouveau parti anticapitaliste) en 2010 avait produit un tollé, du fait qu’elle portait le voile. Même sans douter des « professions de foi antiracistes des irréligieux », qui concerne un grand nombre de nos camarades, preuve est faite dans cet écrit que la question du rapport entre engagement religieux et engagement politique peut être dépliée de manière pertinente… et salutaire ! Car quand le dogme de l’athéisme vient remplacer toute réflexion critique, les dérives et dégâts sont nombreux… [C.G.]
Éditions La Découverte, 2013
☰ Anima, de Wajdi Mouawad
Des chevaux s’extirpent — au galop — d’un poids lourd stationné sur une aire d’autoroute, camion qui les menaient à l’abattoir de l’autre côté de la frontière canadienne. On observe la scène par les yeux d’un oiseau de proie. Ils courent pour rejoindre les grands espaces, de l’autre côté de la route. Carnage ! Carnage des hommes et des bêtes : scène centrale et spectaculaire où leur sang coule ensemble. C’est un livre ignoble, difficilement supportable. Violence racontée crue, et aucun mot n’est là pour nous secourir : ils nous enfoncent dans nos zones d’ombre. Aucune complaisance à écrire cela. Lecteur : tu dois d’abord avoir surmonté bien des peines pour tenir le cap de Anima, tu dois être de ceux qui acceptent de voir l’être humain sans fard, sans béquille. Dès la première page qui s’ouvre sur une scène de crime — une femme assassinée, violée de la plus affreuse manière —, certains refermeront l’ouvrage. S’ils ne l’ont pas fait à ce moment là, ils en auront maintes fois l’occasion ; mais il faudra y revenir, s’accrocher aux pages ! Anima est le second roman du dramaturge d’origine libanaise Wajdi Mouawad. Écrivain d’un éternel exil, celui qui n’a de cesse de donner la parole à ceux « qu’il a appris à haïr » la passe, cette fois, à ceux que l’on a exclu du champ de notre belliqueuse humanité, si emmerdante à glisser éternellement dans ses vieilles revanches : les animaux nous voient, nous regardent ; eux aussi, après tout, survécurent au déluge. La lumière est de leur côté, dans ce livre. L’errance d’un époux meurtri au nom imprononçable, Wahhch Debch, à la recherche de l’assassin de sa femme dans une réserve indienne du Canada, est racontée, chapitre après chapitre, par les yeux d’un animal présent autour de lui. Bêtes, bestiaux, témoins des hommes et de leur bestialité : chiens, chats, araignées, souris, serpents, oiseaux, singes, fourmis, chevaux… Ce livre est bien plus qu’un polar : c’est le réceptacle de la boue d’une époque, de symboles, de mémoires, de questionnements que nous cessons d’avoir. Les yeux, les langues, les histoires y sont multiples. Dans ce road trip, un chien marchera près de nous, aussi protecteur que monstrueux, et au cœur d’une ville américaine, on trouvera des réponses sur Sabra et Chatila. Et puisque c’est, avant tout, un écrivain du théâtre qui nous a mis dans ce pétrin, chaque ligne porte le lyrisme de cette réalité : « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face. » Unique. [M.M.]
Éditions Léméac/Actes Sud, 2012
☰ Le mythe nazi, de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy
Faire l’expérience des réseaux sociaux par le versant de ses productions politiques, c’est — entre mille choses — entrer en contact privilégié avec une phraséologie réactionnaire particulière, connotée, pleine de sous-entendus et d’humour. S’y trouvent en creux la critique de la liberté d’expression, une certaine conception du « courage de la vérité », du politiquement (in)correct. Plus codée, une ironie malséante et convoquant un entre-soi friand d’expressions telles que « nos heures les plus sombres », « le retour aux années trente », « la communauté organisée ». Que cette pensée se revendique tiers-mondiste, socialiste, islamophile, laïque, philosémite, etc., n’y change au final pas grand-chose, sinon le paradoxe ou l’antithèse, pour les plus honnêtes. Certes, on accordera que certaines de ces expressions sont utilisées avec une emphase un peu grotesque par des politiciens sans idées ou certains antifascistes aux œillères un peu trop fermées, sans subtilité ni grande honnêteté intellectuelle. Au risque d’une accusation de faire de la police de la pensée, assumons qu’elles restent des postures idéologiques trahissant une vision du monde contre-révolutionnaire. Ce court essai philosophique de 1981, récemment réédité, évoque « nos heures les plus sombres ». Autant dire que la raillerie est indécente, si pas suspecte. Tout au contraire d’une « fable mensongère », le nazisme, par sa construction mythologique (empruntant aux Grecs, aux Nordiques, aux traditions germaniques), s’est accompli comme une force productrice de symboles, préalable à l’avènement d’un événement. Le mythe est cette rhétorique où les concepts et l’émotion se conjuguent dans une optique totalitaire proposant une explication politique de l’histoire, qui se veut totale, à partir d’un concept unique, tel que la race pure ; comme dans cet extrait de Mein Kampf, reproduit par les auteurs : « L’enracinement dans le sol et l’union par les chaines d’un même sang. » Notons enfin, à l’attention des railleurs réactionnaires, les mots de Wilhelm Reich, auteur de la Psychologie de masse du fascisme : « Des concepts réactionnaires s’ajoutant à une émotion révolutionnaire ont pour résultat la mentalité fasciste. » [J.C.]
Éditions de l’aube, 2015
☰ La nouvelle école des élites, de Shamus Khan
Shamus Khan, ancien élève devenu professeur et chercheur, revient à St-Paul, lycée d’élite américaine où sont formés les futurs dirigeants politiques et administratifs des États-Unis et du monde. Lui-même d’origine pakistanaise et issu d’un milieu, si ce n’est modeste, du moins sans comparaison avec les grandes familles nobles et/ou puissantes des autres élèves, est surpris de se rendre compte que son ancien lycée a bien changé. « J’étais à peu près sûr de ce que j’allais trouver. J’allais revoir le monde de mon premier jour d’école. Intégrer un campus peuplé d’étudiants riches et issus de longues lignées, où quelques étudiants pauvres, noirs ou latinos seraient séquestrés dans leur dortoir. […] Mais le lycée dans lequel je suis revenu était très différent de celui que j’avais quitté dix ans auparavant. L’arrogance des nobles avait laissé la place à un rapport décontracté au privilège. » Fini le népotisme affiché, la valorisation explicite de la naissance, la mise à l’écart des étudiants boursiers ou non-blancs. Place à la valorisation du génie individuel dans un environnement multiculturel (si ce n’est multiethnique) où les étudiants choisissent de la musique rap pour accompagner leurs dîners d’apparat. Est-ce à dire qu’il n’y a plus d’élites ? Est-ce que l’analyse sociologique en termes de classe, de race et de genre est dépassée dans cette nouvelle société ? Certainement pas, nous répond Shamus Khan. Mais ces élites ont évolué. Aux changements économiques, notamment l’évolution des sources de richesses des plus privilégiés répondent de nouvelles valeurs idéologiques et de nouvelles pratiques. Cette évolution est notamment frappante sur le plan culturel : à la séparation traditionnelle entre culture légitime et culture populaire succède une tendance à l’omnivorisme, de Beowulf aux Dents de la mer. L’exclusivisme culturel devient paradoxalement la marque des perdants, les privilégiés aux contraires faisant preuve d’une curiosité sans limites, nouvelle marque de distinction des élites. Une enquête ethnographique, facile à lire, souvent drôle (certaines anecdotes font presque penser à des séries à succès sur la jeunesse dorée américaine), mais qui ne se cantonne pas à décrire des pratiques de privilégiés. Comprendre l’éducation de la nouvelle élite américaine, c’est en effet comprendre les discours qui visent à occulter, dans une société prétendument méritocratique, les rouages des inégalités du monde contemporain. L’idéologie affichée d’un radicalisme culturel et la prétendue valorisation du travail individuel apparaissent alors comme autant de stratégies visant à nier la reproduction des rapports de classe. [L.V.]
Éditions Agone, 2015
☰ La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, de Shlomo Sand
Professeur à l’Université de Tel Aviv, profond connaisseur de l’histoire politique et intellectuelle française, Shlomo Sand est auteur d’ouvrages lucides et polémiques qui ont dynamisé certains débats. Il vient de publier La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, un essai très pertinent dans l’actuelle conjoncture hexagonale. C’est une histoire des intellectuels à partir de l’affaire Dreyfus jusqu’à nos jours. Ladite affaire eut la capacité de créer une nouvelle dynamique d’intervention dans l’arène publique ; durant les années 1920, les intellectuels fascistes reproduisaient une rhétorique héritière du nationalisme de l’Action française et du « modernisme réactionnaire » provenant du fascisme italien ; des nouvelles approches théoriques des intellectuels ont été publiées : La Trahison des clercs de Julien Benda et Les Chiens de garde de Paul Nizan. Durant l’Occupation et l’alignement du régime de Vichy, certains intellectuels n’ont pas hésité à valider sa politique — l’enjeu était celui de créer une hégémonie, de prendre d’assaut les institutions culturelles. Durant la Résistance, on a assisté au « recyclage » de certains qui n’avaient pas adhéré au nazisme. Avec l’avènement de la Guerre froide, le champ intellectuel a connu le rebondissement de la pensée marxiste, avec Sartre et son modèle d’« intellectuel universel ». Après ces deux décennies (1950–1970), le paradigme sartrien a été contesté par Foucault et son projet d’ « intellectuel spécifique » et les critiques de Bourdieu jusqu’aux années 1980, années de reflux et d’introduction de la pensée unique néolibérale. Cette dernière réduira de façon remarquable l’action et le champ des intellectuels critiques. La médiatisation, comme support de propagande et de publicité de ce « nouveau » courant, ouvrira des espaces aux intellectuels organiques du néolibéralisme — ils en viendront à adhérer à des vieilles phobies et des nouveaux ennemis : la xénophobie et les musulmans. Les intellectuels hégémoniques, commandés par des soi-disant philosophes, se caractérisent par une pensée médiocre qui aime les raccourcis et rêve de faire revenir une France « homogène », une communauté imaginaire excluante. Ce groupe assure sa loyauté au pouvoir, en dépit du fait qu’on y trouve un individu comme Houellebecq et ses dystopies déclinistes et faussement nihilistes. Dans ce panorama sombre, la pensée critique survie avec de nombreuses difficultés et il n’est pas simple, au regard des rapports de forces en France, d’envisager une transformation à court terme. [L.D.]
Éditions La Découverte, 2016
☰ Je ne haïrai point, d’Izzeldin Abuelaish
« La haine est une maladie. Elle empêche la réconciliation et la paix », répète Abuelaish. Il consacrera toute sa vie à la combattre, pour la paix. Celui dont les larmes feront le tour du monde est né à Gaza juste avant l’occupation. Il est le fils d’un chef de village très respecté, mais la création de l’État d’Israël, en 1948, change tout : les Abuelaish sont chassés de leurs terres. Ils vivent alors à onze dans une pièce de 9 mètres carré dans le camp de Jabalia. Tellement entassés que lorsque son frère tombe sur la bassine où dort sa sœur, elle meurt sur le coup. Izzeldin Abuelaish n’a pas vraiment d’enfance. Quand il ne vend pas du lait ou des oranges pour ramener des sous à la maison, il va à l’école où il est prodigieusement brillant. Il devient un médecin de renommée internationale et en profite pour, chaque jour, œuvrer pour la paix de manière pacifiste : il invite des groupes d’Israéliens dans le camp de réfugiés de Jabalia, travaille dans les hôpitaux israéliens, apprend l’hébreu et, même en voyant ses amis mourir sous les bombes, ne cesse jamais de croire que la médecine peut réconcilier les deux peuples. En décembre 2008, Israël lance l’opération Plomb durci : Gaza est bombardée par des F‑16 puis par des chars durant vingt-trois jours. Durant ce massacre, la maison d’Izzeldin est bombardée sans aucune raison. Il voit ses trois filles et leur cousine mourir sur le coup : Bessan, 21 ans ; Mayar, 15 ans ; Aya, 14 ans ; Noor, 12 ans. Jusqu’à aujourd’hui, Abuelaish continue à ne pas haïr — mais en fermant la dernière page de son livre, il est difficile d’échapper à l’idée que ce ne sont pas les pacifistes qui changent la gueule du monde. Izzeldin Abuelaish l’a été chaque instant de sa vie, et sa récompense a été de voir, sous ses yeux, ce qu’il a de plus cher être bombardé. [R.Z.]
Éditions Robert Laffont, 2001
☰ Mon frère le Che, de Juan Martín Guevara et Armelle Vincent
Beaucoup d’encre a coulé et de nombreux livres ont été écrits sur Ernesto Guevara. Une bibliographie très riche et multiforme où l’on trouve des biographies, des essais, des éditions critiques, des témoignages, des pamphlets, etc. La vie du Che a donné lieu à toute sorte d’interprétations, de récits — oscillant entre exaltation et diabolisation. Le « guérillero héroïque » a continué, malgré lui, à nourrir une sorte de « machine à mythes » très attrayante et en excellente santé. Heureusement, il y a aussi une quête d’équilibre qui essaie de lui restituer une dimension humaine en laissant de côté les célébrations hagiographiques. Dans cette ligne, Juan Martín Guevara et Armelle Vincent ont écrit Mon frère le Che, un ouvrage qui partage avec les biographies plusieurs éléments, mais enrichis avec d’autres matériaux directs et indirects. C’est un « livre-témoignage », un exercice personnel qui tente de recomposer et reconstruire aussi le grand puzzle de la mémoire de la famille Guevara. Un ouvrage qui complète la vision du personnage en alternant le récit de son action politique à ses rapports familiaux très dynamiques et complexes. La tâche de Juan Martín Guevara n’a pas été simple à cause de la persécution que lui-même et sa famille ont dû subir, des années en prison qui ont renforcé ses convictions et du silence pudique qu’il a choisi de garder : « Être le frère du Che n’est pas anodin […]. Pendant longtemps, je n’ai été que Juan Martín Guevara, puis je suis devenu le frère d’Ernesto Guevara. » Le but de Juan Martín Guevara est celui de défendre les idées du frère, de revendiquer son héritage politique avec une saine et équilibrée volonté de « démystifier » son frère. Il est persuadé que « l’humaniser est la seule manière de pouvoir parler de sa pensée ». Dans ce processus d’humanisation, on peut percevoir un Che avec une image très différente de celle que certains biographes ont fixé, une image qui parle de ses attentes, de ses désirs, de son charisme et de sa vitalité inépuisable lorsqu’il interagissait avec les membres de sa famille. Ce côté « sentimental », cette capacité de montrer ses qualités humaines où la justice et l’égalité étaient des fondamentaux objectifs politiques et éthiques, s’opposent de façon tranchante à une certaine mythologie négative qui a tenté de délégitimer le personnage. C’est en cela que ce « livre-témoignage » enrichit le récit biographique d’Ernesto Guevara, en le complétant et en rendant possible une meilleure compréhension de l’homme et de ses idées. [L.D.]
☰ Une traversée de Paris, d’Éric Hazan
Ce livre rappelle pourquoi il demeure impossible de détester Paris même si l’envie est là, latente ou crue les heures de pointe. L’auteur — ancien chirurgien, présentement éditeur, historien et essayiste — traverse la capitale du nord au sud (Ivry à Saint-Denis) et, ce faisant, loue la marche comme indispensable exercice mental. Hazan flâne, chemine, déambule, cogite, se rappelle ou décrit avec la précision lexicale qu’il a conservée de sa carrière médicale. Appréciations esthétiques coudoient réflexions politiques et apartés plus personnels, voire autobiographiques. Le temps perd prise au fil des pages : notre siècle rencontre la Commune au hasard d’un carrefour, Tati croise Blanqui au pied d’un immeuble, Mai 68 interpelle Jean Valjean devant la vitrine d’un coiffeur africain, le FLN débat à l’angle d’une prison avec Baudelaire et Thorez prend un verre en compagnie du Comité invisible. Ou quelque chose comme ça. Si l’ouvrage ploie parfois, exercice oblige, sous les noms propres (de rue ou d’Histoire), on poursuit sa route, quitte à sauter une ligne ou deux, impatient à l’idée d’en apprendre encore : anecdote ou grand récit, citation ou nota bene. Le contre-guide prend même des allures de programme, volontiers prophétique, lorsqu’il assure qu’il conviendra, au lendemain de « la victoire de la révolution à venir », de détruire l’Hôtel-Dieu ou la préfecture de Police, rive gauche de l’île de la Cité. Quelques auteurs, leviers ou fils rouges, accompagnent la promenade et le propos : Breton, Benjamin, Balzac… Leur point commun, en dépit des divergences politiques ? Le respect du peuple et le mépris des élites, répond Hazan. Oubliez le Paris tarte des touristes, le Paris « ville puissante et bienveillante » d’Hidalgo : celui d’Hazan est une fresque à fleur de peau, une bataille, celle que, malgré l’absence claire de conscience historique et politique, portent en eux au quotidien « des caissières et des serveuses, des conducteurs d’autobus et des ouvriers du bâtiment, des chômeurs, des chauffeurs-livreurs et des sans-papiers ». Et l’auteur ne doute pas qu’ils la remporteront un jour. [E.C.]
Éditions Seuil, 2016
Photographie de bannière : The Great Mississippi Flood of 1927, U.S. Route 51 between Mounds, Illinois and Cairo (NOAA photo library)
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