Texte inédit pour le site de Ballast
Jean Sénac ? Inconnu pour la plupart des bataillons. On ne résume pas un homme en quelques mots sans lui faire affront ; notons toutefois qu’il naquit en Algérie, d’une famille plus que modeste, et qu’il rallia la cause indépendantiste — quitte à sacrifier en chemin l’amitié et l’admiration qu’il portait au père qu’il n’avait pas eu, Albert Camus. Poète brillant, socialiste d’humeur anarchiste, chrétien mécréant, homosexuel, Sénac écrivait sur tout ce qu’il trouvait (tickets d’autobus ou papier toilette), gueulait pour un rien et déclamait son amour sur les murs. L’écrivain et réalisateur Éric Sarner raconte ici la vie de ce poète mystérieusement assassiné un été de 1973, dans la cave qu’il occupait, sans un sou et mis au ban, en pleine Algérie indépendante.
« Ce qui fait scandale… c’est sa sincérité. »
Jean Renoir, à propos de Pier Paulo Pasolini
Jean Sénac, poète dans la cité, dans la lumière exacte et brouillonne d’Alger, qui n’eut pas toujours raison et travailla dans la ferveur et une franchise toujours plus dangereuse. Il n’y eut pas, tout au long de la vie de cet homme-là, compagnon plus constant que le danger. Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion, de la « guerre dans le cœur », et des lyrismes exorbitants.
« La fleur que je préfère, c’est le chardon », répond-il au questionnaire de Proust. Mais il est né à Beni-Saf, une cité bâtie à flanc de colline, un port de pêche à l’entrée d’une petite baie où deux ravins côtiers débouchent sur la Méditerranée. C’est l’Oranie. L’histoire de la ville est jeune, elle a commencé presque à la fin du XIXe siècle. À Beni-Saf, à Oran, on est venu de partout, de toutes les régions d’Algérie, du Rif comme du sud marocain et d’outre-mer, bien sûr, colons de peuplement arrivés par exténuation. Le grand-père maternel de Sénac est originaire de Catalogne et travaille à la mine de fer. Il y a la mère, Jeanne, Jeanne Coma ou Comma. Il n’y a pas de père. C’est peut-être un gitan. Jean est Jean Comma jusqu’à ce que le reconnaisse Edmond Sénac1, éphémère époux de Jeanne et père-géniteur de Laurette, sa sœur. « Sénac » sera le nom officiel, que Jean portera un peu « comme un pseudonyme ». Bien sûr, l’énigme du nom restera, mais le déni semblera la recouvrir tantôt : Comment s’appelait-il ? « Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je ne veux pas que maman me le dise, ni tata Emma. Tonton est mort sans me le dire. Ça n’a aucune importance. Ça n’a jamais eu d’importance pour moi. »
« Danger des solitudes et des enfers, danger des libertés et des ruptures, danger de la confusion. »
Nous sommes dans le roman familial. Celui-ci s’appelle Ébauche du père, magistral journal de la quête identitaire. Sénac a affirmé, dans un entretien radiophonique de 1958 que le roman ne l’attirait pas, mais peu après il commence Ébauche du père, sous-titré Pour en finir avec l’enfance. Roman ? Écriture de soi. Soi ouvert de toutes parts, connues ou inconnues. Soi comme espace en mouvements, en figures haletantes. « J’ai horreur de raconter méthodiquement une histoire. » Le père ? « Un Gitan violent violeur. » Le nom importe-t-il tant ? C’est la présence qui manque. Le vide prend tout le champ et crée le rêve de fusion. Jean voit le Père, indiscutablement beau, son contraire à la glace. « Qu’est-ce que tu as à tellement te regarder ? » dit la mère, un peu illuminée, bigote, superstitieuse. Et lui, dans le roman, répond qu’il a gardé son père sous sa peau, comme une invisible statue. Il le voit élégant et canaille, grand, pas comme lui, petit homme à la forte tête, et il lui prête « la tristesse désinvolte des héros de Lorca ». Surtout, il voit le « Père en Lieu de Beauté et de Terreur. Homme d’effraction et d’infraction… Beau comme le mal… Ange crapuleux… Absolument, auréolé de son crime, l’Être ».
« Il faudra que j’écrive ce soir des non-sens superbes qui me délivrent de mon mal. » Jean est le Bâtard, un titre dont la scandaleuse musique a l’air de l’enivrer en même temps qu’elle le terrorise. Le vivre en risque de Sénac commence là, si c’est possible. Dans la cour de l’école où il répète ce que sa mère lui a recommandé de dire : « Papa travaille aux Contributions Directes. Il est porteur de contraintes ». Il parle de Sénac, le père Sénac, de ses gros yeux, de sa moustache, de sa canne et de ses souliers vernis, mais le vrai père a une force autrement plus magique et même, dit-il mystérieusement, plus charnelle. Est-ce parce qu’il ressent l’invisible statue, la stature du Gitan en lui ? Jean Sénac, on dirait, a tout su, tout dit : « Quand on est Fils de ce Dieu, ou bien on est le Christ ou bien on est un monstre. » Et autant le Père porte une grâce sauvage qui fige le sang, autant Jean crève de honte.
« Le Mensonge, le Jeu, c’est à travers eux que j’ai vu le père alors. » Il ne l’a pas vu. Il s’est collé de la boue sur les yeux et a menti. Il n’a rien vu. Si, il a vu sa bâtardise dans le regard des autres, sa solitude, l’ébauche de sa monstruosité. Lorsqu’il rentre de l’école : « Mon fils ! Tu t’es battu avec quelqu’un ? » Il répond oui : avec QUELQU’UN. Un peu plus tard ou un peu avant, Jeanne, paraît-il, l’habille en fille. « Ce que je veux dire c’est la vie. J’admire les ruses du langage. Je veux dire le Vit du Père, ma force condamnée. » Oran était la ville de toutes les races. Tout le monde était là, l’Arabe, l’Espagnol, le Juif, le Français, le Berbère. Racistes tous l’étaient, selon Sénac. Les injures : « Sales ratons ! », « Troncs de figuiers ! », « Baise le chien sur la bouche jusqu’à ce que tu en aies obtenu ce que tu désires ! » Et la grand-mère disant : « Je vais te donner au méchant Arabe ! » El Moro malo. Car tous vivent dans ce décor si mystérieux où l’Arabe est incompréhensible, dans un décor qui lui colle mieux qu’à tous les autres. Et passent les nomades et les fruits rutilants et les pas des chevaux et les fusils fumants de la fantasia.
« Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. »
Si l’on veut suivre les allées et venues de Sénac, Ébauche du père est un guide où se succèdent l’avant, l’après, le pendant, l’impossible, le mystère et le rêve de l’homme et du poète. Il s’affirme constamment algérien, mais Jean Sénac porte trois décors, trois histoires, trois pays. L’Espagne d’abord, en antériorité. Ses racines sont espagnoles (comme chez Camus du côté maternel), catalanes sûrement — le grand-père dans la mine, gitanes peut-être, le père sauvage, comme sans patrie. Lorsqu’il pense à cela, c’est « comme une bouffée d’absinthe ». Il y a là quelque chose d’une puissante geste, d’une vibration éternellement triste et nerveuse au même instant. Pour Sénac, l’Espagne s’appellera aussi Federico Garcia Lorca.
La France est le pays de la langue. Il n’y a aura pas d’autres langues, en écriture, que celle du pays de France. De cette langue, il dit qu’elle est sa gloire et sa force, mais, dans le même temps, la maudit. Il s’en veut de ne pas connaître l’Arabe, se le reproche un moment (« en tant qu’intellectuel algérien »), puis la quarantaine passée renoncera à l’apprendre. Après tout, elle est sa gloire, sa force et même Kateb Yacine a eu ce mot : « Le français, un butin de guerre. » La France, ce sera aussi l’espace de la « métropole » : Paris, Gentilly, Marseille, Briançon, Chatillon-en-Diois… Et en dépit de telle accroche, de telle autre attache l’Algérie restera la mère. L’Algérie, « droite et frappée dans le soleil » n’est pas seulement nourricière, elle est significative des matins du monde, des naissances. Affectivement, politiquement, poétiquement, tous plans confondus. Il faudrait aussi dire un peu la méditerranéité, quelque chose qui s’attrape par l’enfance et surtout qui n’existe que par la Relation : les terres, les langues, les soupirs, les râles, les rives qui se relient par la mer, notre « maison ».
Cueva del Agua, la grotte de l’eau : « C’est un friselis d’écume à l’oreille, c’est le matin dans les oursins. C’est notre cabanon sur les roches au flanc de la falaise ». Enfance modeste de Jean. Edmond Sénac s’est sauvé, la mère Jeanne fait des ménages pour donner à son fils — et à sa cadette, Laure-Thérèse — un peu d’instruction. Elle donne beaucoup Jeanne et à Jean, peut-être donne-telle ce sens du battement de vie et de mort qui en Espagne s’appelle le duende. Elle croit, elle crie qu’elle croit, elle prie, elle invoque. Justement, l’ami Nacer Khodja notera plus tard : elle lui enseigne « qu’il est plusieurs, en dépit de multiples ghettos (raciaux, linguistiques, autres) intercommunautaires ». Dieu et les prières et les larmes au chemin de croix et la présence du ciel. Le jeune Sénac a tant de foi que certains jours, des stigmates pourraient lui pousser. À l’heure de dormir, la mère répète à haute voix : Con Dios me acuesto / Con Dios me levanto / Con la Virgen Maria / Y el Espiritu Santo (« Avec Dieu je me couche / Avec Dieu je me lève / Avec la Vierge Marie / Et avec l’Esprit Saint. »). Mais le voyant écrire, elle a peur.
Dans une lettre de 1945, Jeanne s’écrie : « J’ai la pleine certitude que ta mort viendra de là ». Lui assume et parle de mission. Et dans Ébauche du Père, il trouvera ces mots déchirants pour dire la si grande générosité maternelle, au point que : « C’est dans les cuivres, quelquefois, que j’ai vu mon visage arabe. Bien plus que dans ces images saintes que vous colliez au mur, ces images populaires… Maman, je vous aime, maman vous étiez païenne ! Que n’avez-vous pas été sans le savoir et le sachant ! Catholique, israélite, adventiste, musulmane et guèbre, adoratrice du soleil. Et parfois hindoue et libre- penseuse. Et cela sans le chercher, sans le savoir, du bout de l’âme, et chaque fois profondément… Quel maître vous étiez !… » Son maître formel est Char, Lorca son mentor de lyrisme et de refus des discriminations, ses compagnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine (avec ce dernier il entretiendra peu à peu une ressemblance physique : les yeux en amande, la couronne de cheveux autour de la calvitie, la barbe — qu’il appellera son maquis), Genet et Ginsberg, Cavafy et Whitman (René de Ceccatty fait remarquer la plus que proximité de forme et de ton entre Sénac et Whitman, et notamment dans certains poèmes politiques : « Je chante le corps électrique / Les armées de ceux que j’aime m’entourent et je les entoure » (Walt Whitman) ; « Je chante l’homme de transition /cœur abîmé, plaies /voyantes… » (Jean Sénac)
« Ses compagnons d’écriture se nomment Baudelaire et Verlaine, Genet et Ginsberg… »
Sénac écrit souvent sur un mode qui rappelle le chant d’amour arabe (ou bien berbère… Il aime les Chants berbères de Kabylie de Marguerite Taos Amrouche) ou encore ceux de Louise Labé. Il cite aussi Al Hallâj, poète mystique du IXe siècle, lit Saint Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. En épigraphe au recueil « Désordres », son avant-dernier, il placera ce poème de Aboûl’-Hasan Soumnoûn (Xe siècle) : « Il y a en moi un tel désir de toi que si la pierre pouvait en supporter un pareil elle serait fendue comme par un feu violent » À vingt ans, installé à Bab-El-Oued à Alger, il se voit en Verlaine et fonde le Cercle artistique et littéraire Lélian. Il publie des poèmes et des chroniques, entre à l’Association des Écrivains algériens, noue des relations et des amitiés qui compteront (Maisonseul, le peintre Sauveur Galliéro).
Sénac, bon dessinateur, a toujours été sensible aux arts plastiques et a même envisagé une formation aux Beaux-Arts. Dès 1945, visitant une exposition du peintre Pelayo, il parle de « Poépeintrie, synthèse intime des rapports impalpables de la poésie et de la peinture ». Bientôt, il fait le critique d’art pour la presse écrite, il y parle des peintres natifs d’Algérie et prend parti pour l’art abstrait. Il semble bien à ce moment (1947) que Sénac sache déjà qui il sera : un poète douloureux et déterminé (« Les exigences de la poésie me font plus souffrir que celle de l’existence »), un chrétien anarchiste (selon le mot de son ami Roblès), un homme vulnérable, car il faut aussi connaître la fragilité physique de Sénac, sa santé souvent déficiente. En juin 1947, du sanatorium de Rivet où il soigne une pleurésie, il a écrit à Albert Camus, déjà reconnu : L’Étranger est paru en 1942, La Peste au début de 1947. Depuis deux ans, Camus dirige une collection nommée « Espoir », chez Gallimard. La première lettre de Sénac est celle d’un admirateur ému, empêtré dans sa propre ferveur mais pleine de sa propre ambition. Bien sûr, Camus ne sait rien de Sénac à l’époque, mais les conseils qu’il lui donne en retour de courrier — conseil de vie davantage que d’écriture — sont éminemment fraternels.
Quant à Sénac, se doute-t-il du faisceau de ressemblances entre eux ? L’un et l’autre sont issus de familles pauvres. Ils n’ont pas connu leur père (Lucien, le père de Camus, est une victime de la Bataille de la Marne en 1914) et ont été élevés par une mère d’origine espagnole. La même maladie les a touchés aux poumons. Un égal amour de l’Algérie les réunit (ce qui plus tard les séparera ne sera pas de l’ordre de l’amour pour l’Algérie). Sénac connaît-il le mépris de Camus pour la mentalité coloniale et ses révoltes contre les injustices ? Sait-il l’engagement camusien à Alger-Républicain, organe du Front Populaire, à Combat et ailleurs ? Bien sûr. Une amitié puissante va naître. Lorsque les deux se rencontrent pour la première fois à Sidi Madani, près de Blida en 1948, Camus exprime à Sénac toute sa confiance et en lui faisant découvrir René Char, remarque : « Il y a en vous comme une naïveté (comme Schiller parlait de l’admirable naïveté grecque) qui est irremplaçable. »
« Pour Sénac, Albert Camus est un
professeur d’écriture. »
L’amitié se matérialisera d’un côté par des soutiens, y compris financiers, des participations à des projets (Camus collabore à Soleil puis à Terrasses, les deux revues que fonde le jeune poète). Pour Sénac, Albert Camus est un « professeur d’écriture » dont il ne cesse de parler, de commenter les œuvres et les articles. A la fin de 1948, Sénac dispose d’un vaste champ d’amitiés ou de connaissances nourrissantes : Louis Guilloux, Brice Parain, Jules Roy, Ponge, Cayrol entre autres, sans compter les écrivains algériens, Dib ou Kateb Yacine et les « algérianistes », Randau ou Brua. et de possibilités d’interventions. Sans avoir encore publié aucun livre, il dispose de nombreuses possibilités d’interventions dans la presse, les revues et bientôt à Radio-Alger où il est engagé comme assistant de production d’une émission littéraire. Maintenant (octobre 1949), il prend contact avec Char qui l’accueille en poète sur la recommandation de Camus et publie deux de ses poèmes dans la revue Empédocle. Sénac est en ville à toute heure. Amical et jouisseur. Avec Galliéro, sa femme et leurs enfants dont il est le parrain farceur. Avec les garçons du Môle, ceux que Camus, dans Noces nomme « les jeunes dieux », petits blancs ou petits arabes du bord de mer, au franc soleil ou aux heures troubles dans la nuit algéroise.
L’été 1950, une bourse lui ouvre la possibilité de découvrir la France. Il sollicite Char pour une visite à l’Isle-sur-la- Sorgue et voudrait que Camus l’accueille à Paris : il a « beaucoup à y apprendre », mais reviendra à Alger dans un an ou deux « pour quelques valeurs encore à sauver, à défendre, dans ce grand chaos qui s’avance ». C’est que Sénac a déjà senti ce qui se prépare : il fréquente les milieux nationalistes algérois, Parti Communiste ou Parti du Peuple algérien, qui maintenant dénoncent ouvertement le système colonial. Bientôt, il note que « tout le monde a pris conscience du fait raciste et colonialiste » et l’artiste, lui, doit « entrer dans la lutte quoique ce choix lui en coûte ». La parution de L’Homme révolté d’Albert Camus (1951) est l’occasion d’une fameuse enquête que publie le Soleil Noir, l’importante revue de François Di Dio et Charles Autrand dans son premier numéro de février 1952. « Pour ou contre, en dehors même de Camus, dans la Révolte et pour certains dans le refus… », deux questions y sont posées à des écrivains, poètes, philosophes, artistes : a) la condition d’homme révolté se justifie-t-elle ? b) quelle serait, d’après vous, la signification de la révolte face au monde d’aujourd’hui ? À l’enquête, Sénac répond : « … Je crois que la Révolte Absolue est une locution aux alouettes, un concept à l’estomac… », puis après avoir longuement développé ses réponses autour de son compagnonnage avec Camus et Char : « Un homme qui parle est un révolté », pour finir par cet étonnant et lumineux post-scriptum : « P.S. L’air de Paris est aujourd’hui d’une tendresse rare, caressé de soleil et comme d’une transparence végétale. Je pense aux plages d’Algérie, aux enfants pauvres de chez nous, heureux, bronzés, dans la promesse d’un miracle. Aimer tout cela sans contrainte, le respirer n’est-ce pas un visage précis de la révolte ? Choisir le bonheur, quelques valeurs perpétuelles, c’est déjà opter contre les forces les mieux assurées du siècle. »
« Il y a forcément chez Sénac quelque chose du mystique. »
Après deux ans en France, Sénac rentre en Algérie où il va accentuer son activité militante : il se lie d’amitié avec des personnalités majeures du mouvement nationaliste dont Larbi Ben M’hidi qui deviendra l’un des principaux chefs de guerre du FLN. Il lance aussi la revue Terrasses qui ne connaîtra qu’un seul numéro2 pour tenter de « dégager l’homme de son désarroi ». Sénac ne peut se passer de son pays. En 1953, 1954, il y est très heureux et terriblement malheureux (se sent « historique », rit de lui-même et maudit Dieu), il y écrit (deux recueils de poèmes qui paraîtront beaucoup plus tard, un journal intime, un essai sur la ville d’Oran) et consolide ses choix politiques, pourtant Paris l’attire. Paris lui semble plus propice à l’épanouissement intellectuel. Peut-être cet épanouissement-là, et qui sait la gloire, le consoleraient de ses angoisses, de ses « désordres » — ses choix sexuels maintenant affirmés —, et de la culpabilité qui vient avec eux. Ses écrits de ce moment, poèmes, carnets intimes portent la trace d’une grande souffrance, d’une solitude absolue dont l’inspiration vient directement de ses virées nocturnes dont il sort épuisé, de ses chasses de la chair qui le laissent en larmes. Il se reconnaît dans ces vers de Saint Jean de la Croix : « Par une nuit obscure / Brûlée d’un amour anxieux. » En ce sens, dans l’exténuation physique et morale, il y a forcément chez Sénac quelque chose du mystique.
« Père de lents couteaux nous insultent sans vous. » Le Christ, la chair et le politique se croisent dans ses vers et sa prose. Simultanéité. Ce n’est qu’aujourd’hui, avec le recul du temps et au-delà de la si étrange chronologie des publications que l’œuvre de Jean Sénac dit pleinement ces croisements. Poèmes, publié par Camus chez Gallimard en juin 1954, dit une intense exigence spirituelle mais parle aussi de « la tendresse des colts/quand l’enjeu du drame est l’été ». Dans « Les Désordres », écrit autour de 1953 alors que mûrit comme jamais sa pensée politique, le désir est sans issue et le corps est pris « dans l’orbe de la vase » et « je crie Seigneur à rayer les aciers ».
Dans le Journal Alger, il a cette intuition qui donne à l’œuvre entière un éclairage clé : « Mon âme, mon corps, ma peau, mes soucis. Toujours, partout, parler de moi, de moi. Et le poème, le culte encore de moi. Peut-être puis-je échapper à cette maladie par des travaux communs, la revue, mes poèmes politiques… » (1er février 1954, 4h05 du matin). Par cette expression même, les « travaux communs », Sénac se projette, les yeux ouverts, dans son propre avenir. Et cependant, il croit devoir rappeler aussitôt qu’il aime les autres. « Avec les corps que nous avons nous ne pouvons pas vivre sans les copains, dit Van Gogh (après Jésus). J’écris cela pour me justifier, pour qu’un jour les autres le sachent, car je sais qu’on m’accusera, qu’on me calomniera. » Toujours rattrapé par la question de son identité profonde, il sait déjà qu’on mettra en doute sa sincérité. Il a déjà commencé à mettre en garde les Européens d’Algérie, les « dormeurs » contre leur « aveuglement ». Il y a déjà longtemps qu’il a donné parole aux « humiliés » : après avoir vu des policiers pourchasser rue de Chartres des petits mendiants qui dormaient dans la rue, il crie3 : « On a lâché sur eux les nerfs de bœuf du monde… Sommeil sacré sommeil souillé dans son éloge minuit douze coups de matraque le rêve saigne à la gorge »… Sénac écrit en péril. Ses poèmes s’énoncent souvent comme précisément s’écrivent les lignes d’un journal intime, coups de cœur et de tête. Surtout, il n’est ni le poète romantique qu’on pourrait croire, ni, à tel autre moment, le poète militant qu’on pense : il a, au sens le plus actif, tout engagé dans sa poésie : la brûlure et l’harmonie, la rigueur et le friable des sentiments. Et rappelons donc ceci : « poésie », du verbe grec poïen, faire.
« Il n’est ni le poète romantique qu’on pourrait croire, ni, à tel autre moment, le poète militant qu’on pense. »
L’automne 1954, un peu après la parution de Poèmes, Jean Sénac est de nouveau à Paris. Camus l’aide et l’appelle « fils », « mi hijo ». Lorsqu’il montre à des revues les poèmes de « Matinale de mon peuple », Sénac les décrit comme des « documents lyriques au fronton d’une lutte ». Le 1er novembre, le Front de Libération Nationale déclenche la guerre d’Algérie. Sénac ne sait que faire, comment agir, rentrer ou rester ? Rapidement, il se trouve en contact avec la Fédération de France du FLN. Comme ses militants clandestins et d’autres sympathisants d’une Algérie indépendante, Sénac fréquente certains lieux de rendez-vous du Quartier Latin, notamment les cafés Mabillon et Old Navy. Il veut aider : rédige des tracts, s’occupe de faire imprimer le bulletin de la Fédération, assure les liaisons entre le FLN et le MNA, travaille bientôt à la fondation d’une Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens et plus tard sera journaliste pour El Moudjahid, imprimé en France par l’éditeur Subervie.
En dehors de quelques voyages en Espagne et Italie, Jean Sénac demeure en France tout au long de la guerre. En tous cas, il ne rentre pas en Algérie, même s’il en a parfois l’impulsion, « quitte à y laisser la peau », écrit-il dans un carnet. Soit il change d’avis, soit les chefs de l’insurrection algérienne l’en empêchent4. À mesure que le temps passe et que brûle l’Algérie, les relations entre Camus et Sénac se compliquent, les deux en viennent bientôt aux invectives. Tandis qu’à Alger, Camus lance son « Appel à la Trêve Civile » (1956), Sénac répète « la partie est perdue pour les maîtres ». Le différend s’aggravera encore. Sénac dédie un poème à « Albert Camus, qui me traitait d’égorgeur » : « Entre les hommes et vous le sang coule / et vous ne voyez pas. » Lorsque Camus condamne l’intervention soviétique en Hongrie mais ne dit rien sur Suez, Sénac se demande : « Sa solidarité ne serait-elle qu’européenne ? » Tantôt publiquement, tantôt dans ses carnets intimes, tantôt sans doute dans une correspondance encore inédite aujourd’hui, Jean Sénac condamne Camus pour des positions qu’il juge trop humanistes. La rupture est consommée début 1957, mais Sénac ne retirera jamais à son aîné une « profonde et dramatique affection ».
En décembre 1957, devant des étudiants de l’Université de Stockholm où il vient de recevoir le Nobel, Albert Camus a déclaré, rapporte-t-on : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ». Sénac lui transmet une lettre de trente pages et note dans un brouillon non daté : « Camus a été mon père. Ayant à choisir entre mon père et la justice, j’ai choisi la justice. » En avril 1958, dans un courrier, Sénac traitera Camus de « Prix Nobel de la Pacification ». Les deux hommes ne se reverront plus5. Dans sa préface à Ébauche du père, Rabah Belamri cite un texte de Sénac d’août 1972, soit un an exactement avant son assassinat. Sénac vit à Alger dans un extrême désarroi : « Cette nuit, dans ma minuscule cave, après avoir franchi les ordures, les rats, les quolibets et les ténèbres humides, à la lueur d’une bougie, dix ans après l’indépendance, interdit de vie au milieu de mon peuple, écrire. Tout reprendre par le début et d’abord cet essai de roman qui jaunit depuis octobre 1962 dans une valise et dont je ne déplacerai pas une virgule… » C’est que toute une vie, ou presque, a dévoilé pour Sénac une certaine équation : si l’Arabe est l’illisible, le mauvais, l’exclu, alors lui, le bâtard, est son frère de sang… « À tel point qu’un jour on se réveilla presque collés, frères siamois… Silence, humiliation, frustration, c’étaient les miens. »
Il y a de cela des années, je trouvais chez un bouquiniste un livre que je garde sous les yeux, bien sûr. Son titre est on ne peut mieux simple : Poèmes. L’éditeur est Gallimard, le directeur de collection se nomme Albert Camus et René Char en a signé la préface. Le recueil porte un envoi manuscrit de Jean Sénac à Jean Négroni, comédien du TNP de Vilar. Comme à son habitude, Sénac a dessiné sous sa signature un soleil échevelé (avec toujours cinq rayons, pas plus !). L’envoi date de septembre 1954, mais Sénac a visiblement retouché son texte huit ans plus tard : il a fait un mauvais accord de participe passé et… rectifié lui même à la main, en février 1962. Curieux hasard, car à quelques semaines près les deux dates marquent l’une le début, l’autre la fin de la guerre d’Algérie. « Celui qui sait, Sa vie devient un bois d’épines. » Nous étions vers 1975 lorsque j’achetais le livre. Il y avait là une musique qui d’évidence ressemblait à celle de Char. Mais, l’histoire était différente : au-delà du recueil Poèmes, je découvrais chez Jean Sénac un enthousiasme politique à la Maïakovski, le culot d’un poète mystérieusement assassiné à Alger qu’il avait refusé de quitter, le courage défiant d’assumer son homosexualité au sein d’une société qui la tait et parfois la frappe, un lyrisme aux multiples sources.
« Je découvrais le courage défiant d’assumer son homosexualité au sein d’une société qui la tait et parfois la frappe. »
Je n’avais pas encore lu de Sénac ce qui m’irriterait, voire pire, son lyrisme social-réaliste dont il reviendrait plus tard : « Je t’aime. Tu es forte comme un comité de gestion / Comme une coopérative agricole / Comme une brasserie nationalisée / Comme la rose de midi / Comme l’unité du peuple. » Il avait écrit cela au cours de la première visite du Che Guevara à Alger en 1963, dans l’enthousiasme premier degré qu’il mettait en tout, des vers que Kateb Yacine railla le premier, le plus fort. Car « parler de soi est comme une indécence ». Sent-on la complexité des choses et celle de l’homme ? On doit les imaginer un peu plus qu’infinies. « Il faut que je traverse mes nuits et le soleil de fond en comble. » Le Sénac rentré à Alger en novembre 1962 est tout autre que celui qui en est parti huit années plus tôt. L’Algérie est indépendante depuis le 3 juillet. « Poète dans la cité6 », c’est avec enthousiasme qu’il veut participer à la naissance du nouvel État. Sans avoir de papiers algériens (il n’en eut jamais), il jette à la mer ses papiers d’identité français (m’a raconté Jacques Miel, son fils adoptif).
Pourtant, j’ai du mal à croire qu’il ait oublié la scène suivante : le café Bonaparte à Saint- Germain en 1957, Jacques, lui Sénac, plusieurs de leurs amis, et ces paroles de Malek Haddad, devant Kateb Yacine qui se taît : « Tu ne seras jamais accepté demain en Algérie comme poète algérien : tu ne t’appelles pas Mohammed, tu t’appelles Jean !7 ». Et, au sortir du café, Jean en larmes.
« Cette terre est la mienne entre deux fuites fastes
Deux charniers, deux désirs, deux songes de béton
Mienne avec son soleil cassant comme un verglas
Avec son insolent lignage, ses cadavres climatisés
Ses tanks et la puanteur du poème
À la merci d’un cran d’arrêt »
Son exigence est toujours haute et d’une certaine façon il reste en résistance, car, il le dit, l’indépendance de l’Algérie n’est pas la Révolution. De plus, en tant que poète, Sénac se sait prescripteur de droits qui dépassent et de loin les consignes marxistes : ce que Benjamin Fondane, dans L’Écrivain devant la Révolution (1935) exprimait ainsi : « Explorer tous les domaines censés être improductifs, ceux de la pensée, de l’analyse psychologique, de la solitude ». Deux lettres à son ami Jean Pélégri cadrent pour moi la période qui va de l’automne 1962 au printemps 1973. J’en extrais deux passages. Lettre datée de novembre 1962 : « … Perdu dans une ferme de la montagne (chez mon Fils)… il y a notre peuple à sauver, européens et musulmans, et la Révolution. Il va falloir que notre cœur se bronze sans se briser. Et attendre le vrai soleil. Mais ne pas désespérer, Je pense que dans 2 mois, bien des routes pourront s’ouvrir. Avant, puisque les autorités françaises se contentent d’enregistrer les saccages, il faut bien que notre peuple se décide à nettoyer la maison. Je te dis cela parce que nous ne sommes pas encore (nous ne devons pas encore) rentrés. Et qu’il va falloir dans la vigilance, conserver notre force d’AMOUR ... » Lettre datée d’Alger, le 28 mai 1973 : « … Ça va mal, mal et bien. Dents de scie ! Pays de fous où je crève et renais vingt fois par jour, par nuit. Je travaille à des « dérisions et Vertiges » (envoyé un gros manuscrit à Gallimard qui va sans doute le refuser – lettre de Grosjean « peiné » scandalisé !) et à des vides, des « trous », des vrais dans la page. Vers où ? Vers quoi ? […] le temps, la mort, la Vie, Miracle quotidien aussi, il faut bien l’avouer. Jean, je suis au plus bas, et puis heureux aussi, de plus en plus dépouillé, sûr, perdu. Ecris, sois chic, Jean, j’attends un signe. Cœur et trépas ! Jean. Il fait si noir dans cette cave, mais la mer, la mer… »
« Au nom du discours idéologique officiel et de l’engagement révolutionnaire, de nombreux livres et auteurs sont interdits, des idées sont réprimées. »
Entre ces deux dates, plusieurs éléments vont changer la vie et l’inspiration de Jean Sénac. En 1962, le FLN, jusque là front de résistance, est un parti. Un recueil militant de Sénac, Aux Héros Purs, a été imprimé et distribué aux députés de l’Assemblée Nationale Constituante par Amar Ouzegane, un des amis du poète. Le livre est signé Yahia El Ouahrani, Jean L’Oranais. Lui siège à la Commission Culturelle du FLN, participe concrètement à mille et une activités, littéraires ou artistiques, tout en s’insurgeant contre tout dogmatisme, ce qui va, peu à peu, lui porter tort. En avril 1965, survient la mort de Jeanne Comma. Rentrée d’Algérie contre l’avis de son fils, l’année précédente, elle s’est installée à Toulouse chez Laurette, sa fille, avec qui Jean n’a plus de relations depuis longtemps. Sénac n’a‑t-il pas toujours proclamé : « Ma mère, je suis sa fierté, sa légende, elle m’a gardé ! » ? Mais, malgré les suppliques de Jeanne pour que Jean vienne la rejoindre, il n’a pas bougé et n’assistera pas aux obsèques.
Le nouveau pouvoir arrivé par un coup d’État (« redressement révolutionnaire » de Houari Boumediene succédant à Ben Bella, en juin 1965) veut parfaire les instruments de la souveraineté algérienne. L’Algérie des années 1970 connaîtra trois révolutions : l’agraire, l’industrielle et la culturelle. Ce dernier domaine est confié de préférence à des élites formées en langue arabe (le mot d’ordre est : toujours moins de France) aux missions progressiste et nationaliste avec deux valeurs uniques : l’islam et l’arabité. Au nom du discours idéologique officiel et de l’engagement révolutionnaire, de nombreux livres et auteurs (algériens et étrangers) sont interdits, des idées sont réprimées, tandis que des photocopies et des publications clandestines circulent sous le manteau. Sénac ne peut pas ne pas s’en prendre au conformisme des fonctionnaires de la politique. Avec le temps, il semble qu’il établisse une séparation de plus en plus nette entre ses activités politiques et d’animation et l’écriture. Commence une succession de déceptions, de démissions, de lâchages. « Quelle Algérie mythique avait-il construit en son cœur ? » demande, sans condescendance, Jamel-Eddine Bencheikh.
Il reste pourtant beaucoup. Par exemple cette exaltation pour les jeunes poètes arabo-berbères, les visites qu’il leur rend partout en Algérie et la ferveur qu’il reçoit d’eux. Politiquement, culturellement, c’est sans doute un islam à l’andalouse qu’il projette, voire une Algérie laïque. En novembre 1970, en ouverture de son Anthologie de la Nouvelle Poésie Algérienne qui réunit des œuvres de Rachid Bey, Sebti, Nacer-Khodja, Djamal Kharchi et d’autres, Sénac s’exclame : « … Parce que ces chants existent, je sais que tout le soleil est possible. Que viendra éclairer un visage de femme. Puisse ce livre hâter la venue de la poétesse algérienne de demain. Et de tout un peuple lecteur. » … Tandis que tonne l’excellent Kateb Yacine « Qu’est-ce que tu fous dans ce pays ? » Au moins le lui dit-il, au moins lui pose-t-il la question de face. Jean Sénac, qui s’intitule maintenant « poète algérien de graphie française » n’est plus invité ni ici (Premier Colloque Culturel National, 1968) ni là (Premier Festival Panafricain, 1969). Alors, ses activités commencent à se réduire. L’action politique n’a de sens que si elle transforme le réel en merveilleux rappelle Rabah Belamri.
« Je rêve d’assembler, comme dans la vie, poésie, érotisme et politique, sordide et pureté, vice et vertu, grandeur et mesquinerie ? Surtout ne pas oublier les poubelles. Elles sont précieuses. Nos frontières. » Dans Alger, aujourd’hui, je me rappelle la rue Michelet, le Parc de Galland, j’avais oublié le Sacré Cœur. Après un petit tournant, la rue Élisée Reclus devenue Omar Amimour — mais qui se rappelle l’un ou l’autre ? — croise Didouche Mourad (ex Michelet). C’est ici, au numéro 2, que Jean Sénac s’installa, l’été 1968, tout près de l’escalier, au fond de cette rue courte, des plus banales dans laquelle je lis seulement : « Fédération Algérienne des Échecs ».
« Jean Sénac vit dans un dénuement presque total. »
« Je me sais condamné par le rire des foules à des heures sans pain. » Toujours, n’importe où et en Algérie, quelqu’un dit : « Sénac ? Il est mort… bêtement ! »... Souvent, il s’agit là d’un exorcisme verbal grâce auquel : le rideau peut (doit) être tiré. Pour mieux dire encore : le rideau est l’assertion même. Le sous-texte de la phrase me paraît également receler un « il n’aurait pas dû …» Il faut s’y arrêter : pas dû quoi… ? Arborer cette barbe, « son maquis » ? Signer un recueil du pseudonyme Yahia El Ouahrani (Jean l’Oranais), comme pour imiter les authentiques chefs de guerre algériens ? Prendre des responsabilités au Ministère algérien de l’Éducation, dans la presse, à la radio, lui le gaouri (le terme désigne un infidèle et plus généralement, dans un sens péjoratif, un étranger.) devenu travailleur intellectuel auprès du nouvel État algérien dont il connaît beaucoup d’officiels et aussi bien le chef (Houari Boumediene), comme auparavant il avait travaillé sous Ben Bella ? Personnalité connue, notamment de la jeunesse étudiante, revendiquer sans honte le droit à un érotisme minoritaire et débridé ? Fréquenter sans prudence des marginaux, des voyous, peut-être même des traîtres ? Évoquer des déceptions, des impatiences ? Affirmer sa fidélité aux éblouissements, mais rager contre les déviations, les compromissions de tel ou tel ? Analyser longuement et sans ménagement la situation politico-culturelle de l’Algérie dans un article (« L’Algérie, d’une libération à l’autre ») que Le Monde Diplomatique publie en août 1973 ? Rue Élisée-Reclus, Sénac habite deux pièces en sous-sol : il ne pouvait plus payer les arriérés de loyer du morceau de la villa qu’il occupait au-dessus de la petite plage de La Pointe Pescade, à trente kilomètres d’Alger. Têtu et provoquant, il se montre « surréaliste dans la rue » (H. Tangour).
« Pour mieux vivre, j’invente une présence folle ». Jean Sénac vit dans un dénuement presque total et date ses courriers d’Alger-Reclus. Il appelle son logement sa « cave-vigie ». Il poursuit ses chasses nocturnes qui le laissent seul et saccagé moralement et parfois physiquement lorsqu’à plusieurs reprises il est agressé. Depuis 1971, Sénac a dit à ses proches : « Ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Ils feront croire que c’est une affaire de mœurs. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Garcia Lorca. »
« L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer
En moi votre propre liberté,
de nier
La fête qui vous obsède »
Le 30 août 1973, dans les petites heures de la matinée, Jean Sénac est assassiné dans sa « cave-vigie ». Le médecin légiste constate un décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. Les rapports de police sont imprécis, ambigus. On ne saura jamais si le crime a eu lieu sur place ou si le corps a été déplacé. Parmi les journaux, seul El Moudjahid annonce la nouvelle le 5 septembre puis quelques jours après l’arrestation d’un jeune délinquant, Mohammed Briedj. Plusieurs amis de Sénac rencontrent le jeune homme, « ils eurent tous la conviction qu’il avait lui aussi été une victime » (J.P. Péroncel-Hugoz). D’un coup monté s’entend. Briedj fut rapidement libéré et le dossier classé.
Deux ans plus tard, en 1975, le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini mourra assassiné dans d’atroces circonstances dans la banlieue de Rome. Dans ce cas-là aussi, il y eut un assassin « nommé » (Pino Pelosi). Michel del Castillo n’est pas le premier à avoir rapproché les deux meurtres. Cependant, il va le plus loin (dans Algérie, l’extase et le sang, 2002) tant dans ce qui rapproche que dans ce qui différencie les deux hommes et leur mort. Une sexualité parente, les risques du désir noir comme inspiration (« tous deux écrivent avec leur peau, avec leurs viscères »), la nostalgie spirituelle, la tentation voluptueuse de la salissure, de la violence et ainsi de l’expiation.. Gaouri, youpin, raton ! Au fond de sa cave, Sénac entend ces injures et il a plus qu’un autre la mesure de leur violence, de chacune de leur violence. À l’aune du Politique, de l’Identité, du Corps et du Langage. C’est précisément dans ces deux derniers champs, comme répondant aux deux premiers, que se produit, que se manifeste le dernier Sénac.
« Le médecin légiste constate un décès suite à une blessure au crâne suivie de cinq coups de couteau portés à la poitrine. »
Plus que tout c’est la foi dans le langage qui anime Jean Sénac. Quand il ne reste rien, il reste cela qui peut au moins sauver, par l’humour, quelque minime créature : « Au moment d’être écrasée, Sauvée par la poésie : Araignée du soir, espoir ! » Et c’est ainsi que, toute Révolution lézardée, Sénac se sauve. Dans le plus profond des engagements. Il faut entendre ce verbe « se sauver » dans tous les sens, simples ou fous. Donc, oui, il y a un affolement, il y a une « présence folle », et il y a une métamorphose par laquelle le poète Sénac va tenter l’impossible : sauver l’homme Sénac. Je doute que ce fut conscient. Je parle seulement d’une exigence vitale. Dans une toute nouvelle stylistique, la transparence se fait moindre, la densité plus vive comme l’acuité des mots. « J’approche du corps, j’écris. » Il y a de l’ombre maintenant et pas seulement de la nuit ou du soleil. En route, dans le corps même, Sénac a trouvé la métaphore de la lyre formée par les hanches, l’os iliaque. Comme si la seule illusion habitable était l’étreinte ou le poème. Le voilà qui déboîte les mots, frappe les sonorités, renouvelle son lexique.
Sénac au jour, espiègle et dénudé, dressé contre les impostures (les siennes comprises, assurément), les morales tièdes, le mensonge qui tue. Sénac à la nuit, amant du mystère et désirant dévasté, double douloureux de lui-même. « Fous rires, folles larmes. Et, du jasmin pour le regard. / Mais… cause perdue, Dérisions et Vertige. À la fin, il y a le vide, le trou, la mort qui l’obsède au point qu’il la voit partout, en parle tout le temps. / J’écris c’est ma seule victoire / Sur le pus dont mon or est fait. » Prennent alors complète figure les deux vers de Lorca (« Il avait la langue en savon / Il lava ses paroles et se tût ») que Sénac choisit de citer, seuls, sans traduction, en dernière page de Poèmes, son premier recueil :
« Tenia la lengua de jabon
Lavo sus palabras y se callo »
- La similitude avec l’histoire de Charles Baudelaire n’avait pas échappé à Sénac.[↩]
- Le texte éditorial de Sénac est ambitieux : « Confrontant la pensée méditerranéenne et la pensée du désert, le message oriental et le message romain, les structures européennes et les structures islamiques, l’Algérie se définit progressivement comme un des creusets les plus généreux de la littérature actuelle. » Dans l’éblouissant sommaire de la revue, on retrouve Camus, Ponge, Mohammed Dib, Mouloud Ferraoun, Jean Grenier, Sauveur Galliéro, Albert Cossery, Jean Daniel, etc.[↩]
- Dans Matinale de mon peuple (paru en 1961). « Matinale » est un néologisme par lequel Sénac veut saluer la naissance prochaine de la nation algérienne.[↩]
- Hamid Nacer Khodja a souligné que les activités militantes de Jean Sénac à cette époque restent mal connues. D’une part, pour des raisons évidentes de clandestinité, d’autre part à cause de la discrétion du poète lui-même, enfin parce que « quelques Algériens ont tendance aujourd’hui à réduire, sinon à ignorer, son rôle ». Krim Belkacem lui transmet un message à Paris, fin 1954 : « Cher Jean, nous n’avons pas besoin de vous dans nos montagnes, mais nous aurons besoin de vous dans le Verbe ».[↩]
- Mais gare aux contre-sens ou pire ! Certains en sont encore à régler des comptes sur le dos de l’un et de l’autre. Qu’on sache donc cet aveu du « hijo » rebelle : « Chaque fois que je dirai un mot contre vous, c’est un coup de couteau que je me donnerai » et puis ceci que Sénac écrivit en 1970 en prélude aux « Désordres » : « Camus aima ces poèmes. Ils lui furent dédiés. Gallimard les refusa. Ils ont dormi dans une valise. Après quinze ans (la guerre, les ruptures, Jacques Orphée des Halles, l’indépendance, tu es belle comme un comité de gestion, le corpoème, Char intact, le Vietnam, la Palestine, Mai 68, Alger fidèle comme un chancre) entre dérisions et Vertige, l’amitié un instant démise reprend. À Albert Camus J.S. »[↩]
- C’est le titre de l’émission hebdomadaire qu’il animera à la radio algérienne et qui deviendra « Poésie sur tous les fronts ». Sa voix est chaude, enjouée, charmeuse. Il s’y montre pédagogue convaincant. Le programme a beaucoup de succès… Il est arrêté sur injonction occulte en janvier 1972.[↩]
- Le même Haddad fera encore mieux et bien plus normatif dans l’Algérie indépendante, quelques années plus tard : « Tu n’es pas algérien parce que tu n’es pas arabe », une phrase qui laisse à méditer, aujourd’hui encore, et bien au-delà du cas de Jean Sénac, évidemment.[↩]