Son assassinat, en 1975, a fait du poète un mythe ; passons. Que voulait l’homme Pasolini ? « Jeter [s]on corps dans la lutte », lançait-il une décennie plus tôt. Celui qui estima que « seul le communisme est en mesure de fournir une nouvelle vraie culture », à même d’interpréter « l’existence entière », nous lègue une œuvre à la fois littéraire, poétique et cinématographique. Pasolini, bon client des tribunaux (pour « obscénité » ou « outrage à la religion »), s’est avancé en contempteur aussi farouche que mélancolique de la modernité marchande, productiviste et capitaliste. Une porte d’entrée en 26 lettres.
[lire en anglais et en espagnol]
Abattre : « J’ai la nostalgie des gens pauvres et vrais qui se battaient pour abattre ce patron, sans pour autant devenir ce patron. » (Entretien avec Furio Colombo, La Stampa, 8 novembre 1975)
Bourgeoisie : « Je nourris une haine viscérale, profonde, irréductible, contre la bourgeoisie, contre sa suffisance, sa vulgarité ; une haine mythique, ou, si vous préférez, religieuse. » (Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Éditions Pierre Belfond, 1970)
Consolation : « Quand j’étais enfant, la bourgeoisie, au moment le plus délicat de mon existence, m’a exclu : elle m’a mis sur la liste des réprouvés, des gens autres
[allusion à son homosexualité, ndlr] : et je ne peux plus l’oublier. Il m’en est resté un sentiment d’offense, la perception d’un mal, justement : le même que doit avoir un Noir quand il se promène dans la Cinquième avenue. Ce n’est pas une pure coïncidence si, chassé du centre des villes, j’ai trouvé une consolation dans leurs banlieues. » (Empirismo eretico, Garzanti, 1972)
Division : « Car : tant que l’homme exploitera l’homme, tant que l’humanité sera divisée en maîtres et en esclaves, il n’y aura ni normalité ni paix. Voilà la raison de tout le mal de notre temps. […] De cette division naissent la tragédie et la mort. » (La Rage, Nous, 2014)
Église : « L’Église ne peut être que réactionnaire ; l’Église ne peut être que du côté du pouvoir ; l’Église ne peut qu’accepter les règles autoritaires et formelles de la société ; l’Église ne peut qu’accepter les sociétés hiérarchisées dans lesquelles la classe dominante garantit l’ordre […] ; l’Église ne peut qu’agir complètement en dehors de l’enseignement de l’Évangile ; l’Église ne peut prendre des décisions pratiques qu’en se référant formellement au nom de Dieu, et quelquefois en oubliant de le faire ; l’Église ne peut imposer l’Espérance que verbalement, parce que son expérience propre des actions humaines lui interdit de nourrir toute espèce d’espérance ; l’Église ne peut (pour en venir à des thèmes d’actualité) que considérer éternellement valable et paradigmatique son concordat avec le fascisme. » (Écrits corsaires, Flammarion, 1976/2009)
Femmes : « La femme a toujours été considérée comme un être inférieur dans la société. Elle détient sa fonction sociale à la naissance : faire des enfants. Si les nazis n’avaient pas eu besoin de la femme pour remplir cette fonction, si la société avait été complètement industrialisée, il est probable qu’ils auraient enfermé dans leurs camps de concentration les Polonais, les Juifs, les bohémiens et les femmes. Ils auraient aussi enfermé les homosexuels puisqu’ils sont une menace dans une société moraliste. S’ils ne l’ont pas fait, c’est pour des raisons pratiques, pour construire des enfants, construire et non pas mettre au monde. La femme existait en tant que machine. Mais l’homosexuel socialement improductif ? Son sort est pis encore que celui de la femme. C’est un rejeté et en tant que tel ses réactions seraient soit d’accepter ce rejet et d’en souffrir, soit de marcher à contre-courant et d’en souffrir. La normalité et l’anormalité sont encore des notions bourgeoises. La seule anormalité que la société capitaliste tolère encore, c’est la femme. La femme cherche ou parvient rarement à s’extirper de sa condition d’exclue. Rares sont les femmes libres et qui vivent comme l’homme. Combien de magistrates ? Combien de metteuses
en scène ? La société fait tout pour empêcher la femme de se libérer, et si elle accepte de lui offrir des postes d’hommes, de quels hommes s’agit-il et comment sont-elles considérées ? » (« Tête-à-tête avec Pier Paolo Pasolini », Louis Valentin, Lui, avril 1970)
Gigolos : « Sur mes camarades des bas-fonds / sur mes camarades gigolos / sur mes camarades chômeurs / sur mes camarades manœuvres / j’écris ton nom / liberté ! » (La Rage, Nous, 2014)
Harlem : « Aux États-Unis, lors de mon très bref séjour, j’ai vécu plusieurs heures dans le climat clandestin de lutte, d’urgence révolutionnaire, d’espoir qui fut celui de l’Europe de 1944 et 1945. […] J’ai suivi un jeune syndicaliste noir qui m’a conduit à la section de son mouvement, un petit mouvement qui ne compte à Harlem que quelques centaines d’adhérents — et qui lutte contre le chômage des Noirs ; je l’ai suivi chez un de ses camarades, un maçon qui avait eu un accident de travail et qui nous a accueillis allongé sur son pauvre lit, avec le sourire ami, complice et plein de cet amour qu’avaient nos résistants et que nous avons oublié. » (Empirismo eretico, Garzanti, 1972)
[Montgomery, Alabama, 1963 | Bruce Davidson | Magnum Photos]
Indépendance de l’Algérie : « Ah, France, / la haine ! / Ah France, / la peste ! / Ah, France, / la lâcheté ! / La haine, la peste, la lâcheté / de celui qui veut, qui est maître, qui possède ! […] Gens de couleur, / l’Algérie est rendue à son histoire ! » (La Rage, Nous, 2014)
Jeunesse : « [E]n ce temps-là, les jeunes, à peine enlevaient-ils leurs uniformes et reprenaient-ils la route vers leur pays et leurs champs, qu’ils redevenaient les Italiens de cinquante ou cent ans auparavant, comme avant le fascisme. Le fascisme avait en réalité fait d’eux des guignols, des serviteurs, peut-être en partie convaincus, mais il ne les avait pas vraiment atteints dans le fond de l’âme, dans leur façon d’être. En revanche, le nouveau fascisme, la société de consommation, a profondément transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. Il ne s’agit plus, comme à l’époque mussolinienne, d’un enrégimentement superficiel, scénographique, mais d’un enrégimentement réel, qui a volé et changé leur âme. Ce qui signifie, en définitive, que cette civilisation de consommation
est une civilisation dictatoriale. » (Article paru dans L’Europeo, 26 décembre 1974)
Kibboutz : « C’étaient là des dieux, / ou les fils de dieux, qui mystérieusement tiraient, / avec une haine qui les aurait poussés à fondre, des monts de craie, / tels des époux assoiffés de sang, sur les Kibboutz envahisseurs, / de l’autre côté de Jérusalem… / Ces gueux, qui s’en vont dormir maintenant, / sans abri, au fond de quelque pré de faubourg. / Avec leurs frères aînés, soldats / armés d’un vieux fusil et d’une paire de moustaches / en mercenaires résignés depuis toujours à mourir. / Ce sont les Jordaniens, terreur d’Israël, / ceux-là qui, face à moi, pleurent / l’antique douleur des proscrits. » (« L’aube méridionale », Poésies, 1953–1964, Gallimard, 1980)
Lucioles : « Au début des années soixante, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. » (« Le vide du pouvoir en Italie », Corriere della Sera, 1er février 1975)
Monde : « Un nouveau problème éclate dans le monde. Il s’appelle Couleur. / Il s’appelle Couleur, le nouvel élargissement du monde. Il faut intégrer l’idée de milliers d’enfants noirs ou marrons, / d’infans à l’œil noir et à la nuque bouclée. / […] D’autres voix, d’autres regards, d’autres amours, d’autres danses : / tout devra devenir familier et agrandir la terre ! » (La Rage, Nous, 2014)
Non : « Le refus a toujours constitué un rôle essentiel. Les saints, les ermites, mais aussi les intellectuels. Le petit nombre d’hommes qui ont fait l’Histoire sont ceux qui ont dit non, et non les courtisans et les valets des cardinaux. Pour être efficace, le refus doit être grand, et non petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point, absurde
, contraire au bon sens. Eichmann, mon cher, avait énormément de bon sens. Qu’est-ce qui lui a fait défaut ? La capacité de dire non tout en haut, au sommet, dès le début, tandis qu’il accomplissait une tâche purement et ordinairement administrative, bureaucratique. Peut-être qu’il aura dit à ses amis que ce Himmler ne lui plaisait pas tant que ça. Il aura murmuré, comme on murmure dans les maisons d’édition, les journaux, chez les sous-dirigeants politiques et à la télévision. Ou bien il aura protesté parce que tel ou tel train s’arrêtait une fois par jour pour laisser les déportés faire leurs besoins et avaler un peu de pain et d’eau, alors qu’il aurait été plus fonctionnel ou économique de prévoir deux arrêts. Il n’a jamais enrayé la machine. » (Entretien avec Furio Colombo, La Stampa, 8 novembre 1975)
[Procès de Eichmann à Jérusalem, 1961 | DR]
Officiel : « Cependant je tiens à dire que si je suis marxiste, ce marxisme a toujours été extrêmement critique à l’égard des communistes officiels, particulièrement à l’égard du PCI ; j’ai toujours été une minorité située en dehors du Parti, depuis mon premier ouvrage de poésie, Les Cendres de Gramsci. » (Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Éditions Pierre Belfond, 1970)
Poésie : « Dans le football il y a des moments exclusivement poétiques : il s’agit des moments où survient l’action qui mène au but. Chaque but est toujours une invention, il est toujours une perturbation du code : il a toujours quelque chose d’inéluctable, de fulgurant, de stupéfiant, d’irréversible. C’est précisément ce qui se passe aussi avec la parole poétique. Le meilleur buteur d’un championnat est toujours le meilleur poète de l’année. » (« Il calcio è
in linguaggio con i suoi poeti e prosatori », Il Giorno, 3 janvier 1971)
Quand : « Quand il ne restera plus rien du monde classique, quand tous les paysans et les artisans seront morts, quand l’industrie aura fait tourner sans répit le cycle de la production et de la consommation, alors notre histoire sera finie. » (La Rabbia, 1963)
Raison : « Je ne suis pas catholique idéologiquement et je ne suis pas croyant, je ne vois donc pas pourquoi ma rationalisation de l’irrationnel doit être catholique, ma rationalisation est de type marxiste. » (Cité par René de Ceccatty, Pasolini, Gallimard, 2005)
Soleil : « J’aime la vie férocement, désespérément. Et je crois que cette férocité, ce désespoir m’amèneront à ma fin. J’aime le soleil, l’herbe, la jeunesse. L’amour de la vie est devenu en moi un vice plus tenace que la cocaïne. Je dévore mon existence avec un appétit insatiable. Comment tout cela finira-t-il ? Je l’ignore. » (« Tête-à-tête avec Pier Paolo Pasolini », Louis Valentin, Lui, avril 1970)
Télévision : « [L]a responsabilité de la télévision est énorme, non pas, certes, en tant que moyen technique
, mais en tant qu’instrument de pouvoir et pouvoir elle-même. Car elle n’est pas seulement un lieu à travers lequel circulent les messages, mais aussi un centre d’élaboration de messages. Elle constitue le lieu où se concrétise une mentalité qui, sans elle, ne saurait où se loger. C’est à travers l’esprit de la télévision que se manifeste concrètement l’esprit du nouveau pouvoir. Nul doute (les résultats le prouvent) que la télévision soit autoritaire et répressive comme jamais aucun moyen d’information au monde ne l’a été. » (« Défi aux dirigeants de la télévision », Corriere della Sera, 9 décembre 1973)
Urbain : « Sans cesser d’habiter Rome, je peux dire que j’ai vécu hors de la ville. Peu à peu, cet attachement est devenu idéologie et j’en suis venu à voyager fréquemment et à aimer les pays du tiers-monde, d’un amour de terrien irréductible. » (Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, avec Jean Duflot, Éditions Pierre Belfond, 1970)
[Paris, le 16 juin 1968 | AFP]
Vampire : « Le bourgeois — disons-le par un mot d’esprit — est un vampire, qui n’est pas en paix tant qu’il n’a pas mordu le cou de sa victime pour le pur plaisir, naturel et familier, de la voir devenir pâle, triste, laide, sans vie, tordue, corrompue, inquiète, culpabilisée, calculatrice, agressive, terrorisante, comme lui. […] Le moment est donc venu de reconnaître qu’il n’est pas suffisant de considérer la bourgeoisie comme une classe sociale, mais comme une maladie ; désormais, la considérer comme une classe sociale est même idéologiquement et politiquement une erreur (et cela même à travers les instruments du marxisme-léninisme le plus pur et le plus intelligent). De fait, l’histoire de la bourgeoisie — au travers d’une civilisation technologique, que ni Marx ni Lénine ne pouvaient prévoir — s’apprête aujourd’hui, concrètement, à coïncider avec la totalité de l’histoire mondiale. » (« Contre la terreur », Tempo, 6 août 1969)
Wagner : « Qui nous a donné — tant jeune que vieux — la langue officielle de la protestation ? Le marxisme, soit la seule veine poétique et le souvenir de la Résistance, qui ravive les pensées du Vietnam et de la Bolivie. Pourquoi je regrette le langage officiel de la protestation que la classe ouvrière, à travers son idéologie bourgeoise, m’a donné ? Car il s’agit d’un langage qui n’oublie jamais l’idée de pouvoir et qui est donc toujours pratique et raisonnable. Mais le pragmatisme et la raison ne sont-ils pas les mêmes dieux qui ont rendu fous et idiots nos pères bourgeois ? Pauvres Wagner et Nietzsche ! » (Lettre à Allen Ginsberg, octobre 1967)
XXe siècle : « d’un horizon de notre siècle, / le quartier tout entier… C’est la ville, / enfouie dans une lueur de fête, / — c’est le monde. Ce qui pleure, c’est ce qui prend / fin, et qui recommence. Ce qui était / champ d’herbe, espace ouvert, et qui devient / une cour, blanche comme cire » (« Les pleurs de l’excavatrice », Poésies, 1953–1964, Gallimard, 1980)
Yeux : « Ne vous faites pas d’illusions. Et vous, avec vos écoles, avec votre télévision, avec vos journaux bien tranquilles, vous êtes les grands conservateurs d’un ordre horrible fondé sur la possession et sur la destruction. Soyez heureux, vous qui n’êtes contents que lorsque vous pouvez coller une étiquette sur un crime. À mes yeux, ce n’est là qu’une des nombreuses opérations de la culture de masse : ne pouvant empêcher certains événements, on trouve la paix en fabricant des tiroirs sur mesure que l’on referme aussitôt. » (Contre la télévision, Les Solitaires intempestifs, 2003)
Zélotes : « J’ai toujours été étonné et même, à vrai dire, profondément indigné par l’interprétation cléricale de cette phrase du Christ : Donnez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu
: une interprétation dans laquelle se sont concentrées toute l’hypocrisie et toute l’aberration qui ont caractérisé l’Église de la Contre-Réforme. Elle a fait passer — quelque monstrueux que cela puisse sembler — pour modérée, cynique et réaliste une phrase du Christ qui, à l’évidence, était radicale, extrémiste et parfaitement religieuse. Le Christ ne pouvait en effet aucunement vouloir dire : Fais plaisir aux uns et aux autres, ne t’occupe pas de politique, concilie les avantages de la vie sociale avec le caractère absolu de la vie religieuse, ménage la chèvre et le chou, etc.
[…] En posant cette dichotomie extrémiste, le Christ pousse et invite à une opposition éternelle à César, même si elle doit être non-violente (à la différence de celle des zélotes). » (« Nouvelles perspectives historiques : l’Église est inutile au Pouvoir », 6 octobre 1974)
REBONDS
☰ Lire notre abécédaire d’Hannah Arendt, avril 2018
☰ Lire notre abécédaire de Cornelius Castoriadis, février 2018
☰ Lire notre abécédaire de Simone de Beauvoir, novembre 2017
☰ Lire notre abécédaire de Jean-Paul Sartre, septembre 2017
☰ Lire notre abécédaire de Christine Delphy, septembre 2017
☰ Lire notre abécédaire du sous-commandant Marcos, mai 2017