Un soldat perdu, des rêves de pauvres, un chat disparu, un retour de Cayenne, une troupe de poètes, une Césaire dans l’ombre, l’écologie ou la barbarie, la peur du lendemain, un marteau et une enclume, un monde qui va trop vite et une dérive brute : nos chroniques du mois de juillet.
☰ La Route des Flandres, de Claude Simon
C’est une déroute en pleine débâcle, celle du reste d’un régiment de cavaliers. C’est l’armée française en 1940, ou « la disparition de l’idée de la notion même de régiment de batterie d’escadron d’escouade d’homme, ou plus encore : la disparition de toute idée de tout concept ». Georges, pivot de ce premier grand roman pour Claude Simon, articule des temps et des strates narratives qui se superposent. Soldat peu intéressé par la guerre qui l’entoure, il préfère jongler avec ses souvenirs de famille et son présent pour élucider les trois impasses auxquels il fait alors face : ses parents, la mort de son ancêtre de Reixach, si similaire à celle de son capitaine d’escadron, et ses propres relations amoureuses. À maintes reprises, il arrive de se perdre dans ces pages denses à la narration complexe. Les phrases — le roman ne serait-il pas lui-même qu’une longue et unique phrase ? — enflent au gré des pensées de Georges, de ses observations, des événements. Mais cette asphyxie est peut-être celle-là même que ressentent ces soldats si maigres, si sales, en permanence aux aguets ou au contraire à ce point désintéressés qu’il ne font plus attention aux morts qui les entourent. Qu’ils soient au fond d’un wagon à bestiaux ou sur le dos e ces « antiques et immémoriales rosses », ils restent cernés par ce « monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps ». Marqué lui-même par une drôle de guerre qu’il a vécue comme cavalier avant de s’échapper de sa geôle pour rejoindre la Résistance, Claude Simon donne à voir dans son rythme halluciné un événement qui ne peut être compris tant il est impensable. Si Georges peine à ce point à mettre en ordre ce qui l’habite, c’est bien pour cette raison : il assiste, impuissant, à l’explosion d’un monde. [R.B.]
Les Éditions de Minuits, 1960
☰ Nos rêves de pauvres, de Nadir Dendoune
Ce que propose Nadir Dendoune ici, c’est d’abord un témoignage. Celui d’un gamin qui a grandi dans un quartier populaire, qui ne rêvait de rien, pour qui « c’était difficile d’avoir des rêves de riches quand [ses] parents avaient une vie de pauvres ». Son amertume, il ne la dirige pas vers les siens — qu’il décrit même comme des héros du quotidien — mais bien plutôt contre un système qui n’a jamais cessé de leur mettre des bâtons dans les roues. L’auteur n’en assume pas moins ses conneries de jeunesse et un début d’itinéraire mouvementé, fait de petits larcins, de voyages, de bagarres, mais surtout d’engagements et de luttes ordinaires pour exister. « Pourquoi vous êtes-vous mis à écrire ?
m’a demandé un jeune détenu de la maison d’arrêt des Baumettes. J’ai hésité : cette question essentielle, on ne me l’avait jamais posée avant. […] Après m’être gratté la tête plusieurs fois, j’ai avancé une première explication. L’écriture a représenté pour moi une bouée de sauvetage, une façon d’exprimer la rage que je ressentais. La cité m’étouffait, la République me méprisait et écrire m’avait d’abord permis d’atténuer cette haine. » Nadir Dendoune est ensuite devenu journaliste : un journaliste indépendant qui se bat aussi contre sa propre condition, qui lutte pour faire entendre, de plain-pied, les voix des quartiers populaires — à rebours des préjugés en vigueur, qu’ils soient d’ailleurs positifs ou négatifs. Un journaliste engagé, donc, qui tient une langue crue plus que dans sa poche : une langue souvent dure et touchant souvent juste. Ses chroniques, parues dans Le Courrier de l’Atlas et réunies dans Nos rêves de pauvres, sont un témoignage autant qu’un hommage émouvant à ses parents et plus largement à sa famille. La voix de Dendoune porte et n’a pas besoin de haut-parleur pour se faire entendre ; il suffit de la laisser venir, volontiers hachée et vive, toujours lucide. Et, pour pousser l’écoute plus avant, pourquoi ne pas aller voir son documentaire sur sa mère, Des figues en avril ? [R.L.]
Éditions Jean-Claude Lattès, 2017
☰ La Main hantée, de Louise Dupré
La main est hantée par le geste du meurtre : la femme qui souffre est aussi celle qui se souvient de ce qu’elle a autorisé, de l’acte qui donne la mort, ou qui ne l’arrête pas. La femme qui parle ne voit partout que « des preuves parfaites que Dieu ne sait pas exister ». Elle a le souffle un peu court d’abord, puis saccadé, puis ce débit lent mais long des êtres qui parlent en rêve. Elle s’en veut d’avoir accepté l’euthanasie d’un chat qu’elle aimait. Elle se demande ce qui demeure en elle de violence atavique, ce qui resurgit dans le noir qui s’engouffre soudain dans la clarté de sa conscience : « Tu es un écheveau aux fils inextricables, la victime et le bourreau, le désespoir de la nuit, la femme au sommeil possédé par des générations qui ont appris la force et la soumission des phrases, tu te souviens dès que tu ressuscites en toi tes morts immémoriaux. » Le poème devient un long cri d’amour sangloté. Louise Dupré nous embarque presque malgré nous dans une longue épopée qui interroge le sens de l’existence, à l’instant où l’on vient de la suspendre. La main n’est pas seulement hantée par le souvenir de la mort donnée mais par toutes les morts possibles et par l’énigme du mal qui habite la vie. Le chat fantôme n’est bientôt plus qu’un prétexte à laisser les souvenirs envahir une mémoire qui les invente autant qu’elle les reconnaît. La cruauté du monde devient le véritable point d’interrogation, le cœur opaque d’un livre habité par des peurs obscures, des angoisses immaîtrisables, les relents du massacre, « l’odeur millénaire du feu et du sang ». Convoquées au tribunal de la survie, des âmes sœurs défilent : Marina Tsvetaïeva ou Huguette Gaulin dont on découvre avec effarement et tendresse le curieux destin ; mais aussi tant d’autres, Alejandra Pizarnik ou Gérard de Nerval, mille ombres pour affronter la détresse et finalement le reconnaître : « tu veux te souvenir / avec assez d’oubli / pour continuer ». [A.B.]
Éditions Bruno Doucey, 2018
☰ Le Ventre de Paris, d’Émile Zola
Quand Florent rentre en 1858 de son exil politique à Cayenne, il découvre un Paris transformé. Toutes les routes qui le conduisent à la capitale semblent aménagées dans un seul but : acheminer des voitures chargées de victuailles vers le cœur éclatant et palpitant de la ville : les Halles centrales nouvellement bâties. Dans ce paysage transfiguré, tout n’est que viandes, poissons, charcuteries, légumes, fromages, volailles, et Zola se plaît à nous livrer des descriptions interminables de ces étals débordant de nourriture, jusqu’à la nausée. Leur opulence semble même avoir déteint sur le reste : les boutiquiers sont « ronds », « roses », « luisants », leurs animaux de compagnie ont « la peau pét[ée] de graisse » et il n’est pas jusqu’au pavé qui ne soit « gras ». Dans cette fin de XIXe siècle, tout Paris n’est plus qu’un ventre, pris d’une « indigestion générale ». Mais avec l’arrivée de cet inconnu, maigre et misérable, au milieu d’hommes qui « suent la santé », c’est une autre histoire, séculaire, que Zola entend nous dépeindre : celle de l’éternelle « bataille des Gras et des Maigres », « deux groupes hostiles dont l’un dévore l’autre, s’arrondit le ventre et jouit ». Car les « boutiquiers engraissés » des Halles sont aussi des « bourgeois empâtés », drapés de ces nobles valeurs morales qui leur assurent une existence paisible : l’amour du travail bien fait et la conscience tranquille de l’argent gagné honnêtement. Quand la rumeur se répand que Florent — dont la maigreur atteste à elle seule de sa duplicité — participe à une conspiration révolutionnaire, il faut peu de temps à la mécanique monstrueuse des Halles pour se mettre en marche et expulser ce corps étranger. La « politique des honnêtes gens » triomphe, soutenue par l’action combinée de tous ceux qui, ivres de leur « gaieté grasse », ne veulent qu’une chose : ne pas « se maigrir de soucis » et « n’avoir rien à se reprocher ». [L.M.]
Éditions Folio, 2002
☰ Sauvez la beauté, de Sandrine-Malika Charlemagne
29 poèmes d’une extrême simplicité : des Indiens Navajos, le désert de Mauritanie, des rigoles de sang, la forêt du Liban, les arbres d’Amazonie, la neige de glaciers aux noms bizarres, le cortège des roses noires, des femmes sortant d’une fabrique, des baleines qui dominent la vague, des maisons bombardées, le visage exsangue d’un Syrien, le port de Béni-Saf et le fantôme de Jean Sénac, Annaba et Notre-Dame-d’Afrique, Haïti et le Vietnam, Cuba et le refuge de Cassiopée, des robots à tire-larigot, la révolution au creux des ventres vides — autant d’images comme des mots de passe ou des vignettes d’albums souvenir déposées au bord de la route du langage. On y promène son angoisse, on y rêve sans trop y croire, mais on recommence toujours à crier, puisque c’est mieux que de prier, dans la « nuit du parti des utopistes / nuit de la troupe des poètes / […] nuit noire jusqu’à l’avènement du beau ». S’ensuit la longue litanie des morts, qui remonte le temps : d’Adama Traoré, 24 ans, « il meurt dans un fourgon à Beaumont-sur-Oise », à Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur à Clichy-sous-Bois en 2005 — trois pleines pages de dates et de noms, de balles et de violences, de décharges de taser et de courses-poursuites. Un vieil homme encore qui demande une cigarette, un jeune voleur qui tire une poire à l’étal, portraits de tendresse et de misère mêlées. Le tout se lit comme un long cri de rage tempérée par l’espoir et finit par une objurgation : « foutez donc la paix au petit voleur, bordel de dieu » ! Mais n’oubliez pas, quand même, de vous souvenir : « el pueblo unido s’en va à la conquête / et se joue de toutes les défaites ». [A.B.]
Éditions La courte échelle/Transit, 2018
☰ Le grand camouflage, de Suzanne Césaire
Qui se souvient de l’autre Césaire ? De Suzanne et non d’Aimé ? De la femme qu’aimait Aimé ? En 1941, elle est pourtant là, bientôt mère de six enfants, elle a 26 ans, elle a épousé le poète en juillet 1937 à Paris, elle enseigne comme lui au lycée Schoelcher, elle cofonde la revue Tropiques, elle brave les censeurs de l’amiral Robert, ces collaborateurs du régime vichyste qui leur reprochent d’être « racistes, sectaires, révolutionnaires, ingrats et traîtres à la Patrie, empoisonneurs d’âme ». À quoi elle répond qu’aucune de ces épithètes ne leur répugne, qu’ils sont en effet empoisonneurs d’âmes comme Racine selon Port-Royal, ingrats et traîtres comme Zola selon la presse réactionnaire, révolutionnaires comme le Victor Hugo des Châtiments, sectaires comme Rimbaud et Lautréamont, et du racisme de Toussaint Louverture contre celui de Drumont et d’Hitler ! Suzanne Césaire était flamboyante, passionnée de surréalisme et de poésie, d’Afrique antique et d’Amérique moderne ; elle fumait et chantait, dansait et riait, lisait Frobenius et Nietzsche, débattait avec André Breton qui la disait « belle comme la flamme du punch » et à qui elle trouvait un petit côté Saint-Just, un peu dur et hautain. On aurait aimé lire de Suzanne, qui vivra jusqu’en 1966, bien que séparée d’Aimé à compter de 1963, des poèmes ou des lettres perdues, la pièce de théâtre aujourd’hui disparue, un essai peut-être, car elle avait une écriture lyrique et politique à la fois. Ce qu’il nous reste d’elle cependant, ce sont seulement sept articles rassemblés par Daniel Maximin sous le titre générique d’« écrits de dissidence », parus entre 1941 et 1945 dans la belle revue Tropiques (que les éditions Jean-Michel Place ont par ailleurs intégralement reproduits dans un épais volume paru il y a quelques années). Il est temps de les redécouvrir, et avec eux la vitalité de la pensée martiniquaise, comme la puissance d’une plume trop longtemps camouflée par l’aura d’Aimé Césaire. [A.B.]
Éditions Seuil, 2015
☰ Écologie ou catastrophe — La vie de Murray Bookchin, de Janet Biehl
Voilà, traduite de l’anglais, la première biographie du père du municipalisme libertaire : une somme (plus de 600 pages) et une subjectivité assumée (l’auteure a été sa compagne). Bookchin fut, dit-elle, un « animal politique » ; cet épithète conduit dès lors le texte à s’attacher au parcours idéologique du natif de New York, décédé en 2006. Jeune marxiste-léniniste et tribun du Parti communiste, il tombe un jour sur Hommage à la Catalogne d’Orwell et, tout à sa détestation grandissante du stalinisme, en vient à se dire que les anarchistes ne peuvent « avoir tort ». Exclu du Parti pour « déviationnisme », il rallie les rangs trotskystes. Délégué syndical et ouvrier dans une fonderie dans les années 1940 ; théoricien de l’écologie sociale la décennie suivante : Bookchin a rompu avec le centralisme, l’autoritarisme et l’avant-gardisme chers au leader de l’Armée rouge pour embrasser le drapeau noir. Il publie en 1962 son premier ouvrage, Notre environnement synthétique : un cri écologique perdu dans le désert de la guerre froide. L’auteur met en garde ses contemporains, jurant que si rien n’est entrepris, la Terre ne « sera plus en mesure d’assurer la survie de l’espèce humaine ». S’ensuivront sous sa plume trois vigoureuses volées de bois publiques : une critique du marxisme (sa dictature du prolétariat, sa mythification de la classe ouvrière, sa théorie des stades, son centralisme), une dénonciation de l’écologie dite profonde (son primitivisme, son irrationalité, son hostilité à toute technologie, son malthusianisme et son élitisme) et une condamnation de l’anarchisme individualiste (sa radicalité réduite au « style de vie », son aventurisme, son obsession foucaldienne du pouvoir omnipotent, son spontanéisme, sa mise à l’index de l’organisation, son verbiage). Mais, on le sait, la critique est vaine dès lors qu’elle laisse la nature vide : Bookchin a mis au point un projet de société concret, le municipalisme libertaire — ou communalisme —, à même, selon lui, de pallier les déficits du marxisme comme de l’anarchisme tout en faisant de l’écologie son noyau dur. Une démocratie directe, en somme, décentralisée, anti-étatique et fondée sur le principe majoritaire, élaborée pas à pas, de bas en haut, autour d’assemblées et de communes fédérées entre elles par une Commune des communes. Cet idéal, confia-t-il, fut sa « seule raison de vivre » : il mourut sans le voir accompli, heureux, toutefois, d’apprendre à la fin de sa vie que le leader du PKK entendait s’inspirer de son œuvre pour penser la question kurde. [M.L.]
Éditions L’Amourier, 2018
☰ Ces jours qui disparaissent, de Timothé Le Boucher
Lubin, acrobate dans une troupe de cirque, n’a plus de temps à perdre : trop de jours lui échappent déjà. Sans raison, si ce n’est une chute sur la tête, sa vie se dédouble, ou plutôt se divise. Pour une journée lui appartenant, la suivante est subitement habitée par un autre. Ce corps que Lubin sculpte et travaille pour ses numéros est peu à peu colonisé par une personnalité radicalement opposée à la sienne. Lui, espiègle, rêveur et naïf ; l’autre, calculateur, ordonné et pragmatique. D’une curiosité partagée, les deux personnalités se partageant Lubin cessent vite de communiquer pour mener chacune de leur côté une vie aux trajectoires opposées. À mesure que l’une s’impose à l’autre, cette dernière voit ses jours se réduire et la durée de son existence se précipiter. La peur du lendemain est omniprésente — peur qui est celle de sa perte. Timothé Le Boucher narre la vie duale de Lubin en s’attachant au circassien ; mais lequel des deux personnages est l’authentique ? Son (leur) entourage ne s’y trompe pas, et tous voient en l’un le véritable, en l’autre le parasite. Ou bien est-ce l’inverse — une question de point de vue, en somme. Mais lequel adopter ? Le trait clair de l’auteur, proche de l’esthétique manga, incite à une lecture qui s’accélère à mesure que les jours du premier Lubin — oserait-on dire le vrai ? — se tarissent. S’il présente une interrogation pertinente sur le temps, celui qui passe et disparaît, ce roman graphique se penche également sur la perte de soi. Né d’une hésitation de l’auteur entre la précarité de son métier et la nécessité de s’en extraire pour une situation plus confortable, Ces jours qui disparaissent sont aussi ceux passés à ruminer d’insolubles dilemmes. Un malaise s’est installé au fil de la lecture : un état à dépasser ou une marque à actualiser, pour ne pas s’oublier ? [R.B.]
Éditions Glénat, 2017
☰ Panthère Première, n° 2
Librairie Michèle Firk, à Montreuil. On y entre au printemps avec l’envie de lire on ne sait pas bien quoi : besoin de quelque chose sans mettre le doigt dessus, de combler une émotion pas nette ou d’en nourrir une autre. Ce jour-là, nous sommes tombés sur Panthère Première. Ce n’était pas un livre mais une revue en papier journal, couverture pétante et magnétique. Un article, au hasard du feuilletage : « J’ai souvent l’impression d’être coincée entre le marteau et l’enclume, entre la normalisation violente du racisme et de l’islamophobie et la constitution de fronts antiracistes qui ignorent tout enjeu féministe — ou en tordent le sens. » Cette zone de réflexion-là, tiens, voilà ce qu’on cherchait. Et ce fil, en biais, est tiré d’un bout à l’autre des pages de ce premier numéro. Car cette « revue indépendante de critique sociale », au comité de rédaction intégralement féminin, entend se situer aux intersections de l’intime (famille, corps, habitat) et de ce qui fait système (État, travail, colonialisme, rapports de genre). La revue fait vibrer la langue comme un moteur ; feu Michel Butel le disait d’ailleurs ainsi lorsqu’il parlait de créer un journal : « Bouleverser, c’est pas dégrader, c’est pas avilir » : Panthère Première émancipe sans brandir des drapeaux : place au monde, à ne cesser d’interroger avec de telles lunettes. Le second numéro a paru. En son cœur : le patrimoine et l’héritage — comment se gèrent les disparités économiques parmi les membres d’une communauté qui se crée ? saviez-vous qu’une revue adressée aux femmes sourdes existait il y a un siècle ? quand un ouvrier sicilien presque illettré se met à écrire en italien : comment le traduire sans le trahir ? que signifie le desgosto d’indigènes du Brésil, qui ne saurait être soigné par la chimie de nos « dépressions » ? quel rapport historique aux mauvaises herbes, dans les campagnes ? Une revue qui pose des questions autrement. [M.M]
Autoédition, 2018
☰ Écouter la ville tomber, de Kate Tempest
C’est tout un monde qui s’écroule sous le poids d’une société qui veut aller toujours plus loin, toujours plus vite. À travers les histoires singulières de quelques personnages principaux, Kate Tempest réussit à évoquer la jeunesse londonienne avec réalisme, humour et acidité. Tous les milieux y passent, de la soirée branchée au centre de recherche d’emploi, de l’appartement de classe moyenne au squat militant. Les personnages évoluent, se lient et se délient avec pour fils directeurs l’amour et la survie, l’envie d’exister dans un monde absurde et hostile. Harry, Becky, Pete, Leon, autant de figures aux addictions et aux traits de caractère bien cernés, autant de pièces à assembler pour voir se dessiner sous nos yeux une histoire qui oscille entre le roman policier et la tragédie grecque. À la fin du livre, son auteure remercie longuement tout ceux qui l’ont aidée à s’imprégner des divers univers qu’elle dépeint au fil du roman, consciente de ce qu’elle leur doit sans renier l’imagination nécessaire à pareil ouvrage. « Création corrigée », aurait dit Camus : une histoire qui ne cesse d’effleurer le réel sans pour autant faire disparaître l’architecture de l’écriture. Kate Tempest esquisse avec ce bouquin le portrait d’une jeunesse anglaise passionnée mais perdue, révoltée mais sans repères, qui vit l’instant, voire le consume, mais sans savoir vraiment de quel feu… Laissez venir le bruit de la ville qui s’effondre jusqu’à vos oreilles ! [R.L.]
Éditions Rivages, 2018
☰ Quintes, Marcel Moreau
Peu d’auteurs ont autant persévéré dans la prose poétique — ou la poésie en prose — que Marcel Moreau, écrivain d’origine belge. Quand certains ont renoncé au style, au rythme, Moreau en a fait son absolu, un culte effréné, obsessionnel, qui se mêle d’érotisme vibrant et d’envolées brutales. Ses mots ont du sang sur les mains, quand ils n’ont pas du foutre. Publié en 1963, Quintes est ainsi son premier livre ; fruit de sept longues années de travail, c’est « une aventure physique, sensuelle et charnelle mais surtout très intérieure », selon les mots de l’auteur. Longue dérive d’un personnage du même nom à travers la médiocrité sinistre du monde moderne, rationaliste et calculateur. Quintes ne supporte plus ni la bassesse de ses collègues si conformistes, ni sa propre couardise face à ses aspirations frustrées. Il en développe des pulsions meurtrières et artistiques, les deux allant de pair et entretenant son désir de révolte individuelle. Un périple tout en intériorité dans un monde climatisé, qui l’amène à rencontrer les rares personnages hors du commun avec lesquels il arrive à communiquer (peintre qui n’expose pas, collègue taciturne avec un regard qui dit tout, femme à la fois vierge et assoiffée de sexe, etc). Loin d’être un roman au sens classique du terme, il s’agit surtout d’un long poème parcouru de digressions, à travers lesquelles on voit déjà poindre du nez les futures thématiques de l’auteur : critique du rationalisme, anarchisme individualiste, sentiment prégnant d’aliénation dans un monde médiocre, éloge du corps et des sens, caractère créateur de la violence des pulsions les plus noires de l’homme, abandon de soi dans le sexe, omniprésent… On pourrait y voir comme une jaculation extrêmement longue d’un auteur qui n’a jamais cessé de « philosopher à coups de reins ». Il s’agit aussi d’une des œuvres les plus impressionnantes sur les contradictions d’un être sensible plongé dans un monde oppressant qui a abandonné tout désir de grandeur et de sublime. [G.W.]
Éditions Buchet/Chastel, 1963
Photographie de bannière : Martine Franck
REBONDS
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