L’avenir à penser, des herbes hautes, l’ombre d’un terroriste, du jaune fluorescent, la technique totalitaire, un cinéma ouvrier, la socialisation de la terre, un exil syrien, une amitié politique et les fins de mois des artistes : nos chroniques du mois de juillet.
☰ Penser l’avenir — Entretien avec François Noudelmann, André Gorz
Penser l’avenir. Ce titre résonne étrangement, à une époque qui appelle à l’action, aux mouvements de masse et aux transformations radicales, tant en ce qui concerne nos régimes politiques que l’écologie. Pourtant, l’exercice reste d’une pertinence inoxydable, et plus encore lorsqu’André Gorz et François Noudelmann s’y adonnent. Prudent face aux élans révolutionnaire de son temps, mais jamais dandy, Gorz fut un penseur intransigeant, navigant entre le journalisme, la philosophie et la critique sociale. En lutte contre la dictature de la valeur rationalisée et promoteur de la vie comme unique richesse, il milite pour un autre avenir que celui qui nous est promis : revitalisant le socialisme, contribuant à l’écologie politique par la gauche, promouvant la baisse du temps de travail, première étape d’une émancipation plus large, Gorz convoque les utopies concrètes. Au fil de cet échange, on le voit synthétiser sa vie — 2 ans avant sa mort et de 25 l’aîné de son interlocuteur —, son parcours intellectuel, ses amitiés politiques, entre bifurcations, fidélités et « amitiés critiques ». De Sartre à Matrix, de l’aliénation à l’émancipation, de la révolution à la fraternité, Noudelmann dialogue subtilement avec Gorz ; là, le poussant dans quelques retranchements, notamment en ce qui concerne sa vision naturaliste de la vie, ici, s’inquiétant d’un avenir rendu invivable par les technosciences. S’élevant contre un monde qui n’est plus fait pour lui, André Gorz ne s’abaisse pas à la caricature et, malgré son âge, puise la matière à penser dans son environnement contemporain. Pour preuve, la discussion se clôt sur l’éloge de l’éthique du hacker. Cette utopie puisant dans l’auto-réalisation de soi est trouble, violence de l’emprise néolibérale oblige : nous le savons désormais. Mais cette pensée de la liberté confirme que Gorz, malgré toutes les querelles, resta sartrien jusqu’à la fin — jusqu’à sa fin. [J.C.]
La Découverte, 2019
☰ Les Hautes Herbes, d’Hubert Voignier
Certains milieux, malgré leur apparente banalité, marquent plus que d’autres l’observateur. Pour Hubert Voignier, ce sont ces hautes herbes dont il dit qu’elles « demeurent cette masse innombrable et hirsute, cet essor fulgurant de verdure », qui le passionnent. En quatre mouvements aux rythmes choisis, il aborde graminées et autres plantes des prairies fleuries pour les éclairer d’un regard tant amoureux qu’émerveillé. Devant le foisonnement d’un vert changeant selon les saisons, la tentation de tout connaître est grande. À la manière de Rousseau qui avant lui a cherché à se perdre en décrivant toute la flore l’entourant à l’île Saint-Pierre, le désir de poser un nom sur tous les végétaux d’un petit carré d’herbe s’est fait maintes fois sentir. Mais à chaque fois, semble-t-il, c’est l’exubérante diversité qui a triomphé ; l’enthousiasme du débordement l’emporte sur la rigueur d’un dénombrement exhaustif. Dès lors, la parole poétique ne paraît pas loin. Les « Délires et rythmes lents » rimbaldien se déportent du « poème / De la Mer, infusé d’astres, et lactescent » vers les flots des hautes herbes. Liquide, l’enchevêtrement des brins ? L’auteur se le demande, remontant du rivage marin aux fleuves s’y jetant : « [U]ne parole végétale qui se déverserait sans discontinuer sur le monde et pourrait aussi bien incarner le rêve d’une écriture idéale, si proche, si intimement accordée aux êtres et aux choses, si présente, qu’elle reviendrait à une définition de la poésie même ? » Éternelle question que l’origine de la poésie ; l’hypothèse végétale est propre à la relancer. [R.B.]
Cheyne éditeur, 2004
☰ Salutations révolutionnaires, de Sophie Bonnet
Il va sur ses 70 ans et vit entre les murs de la maison centrale de Poissy. Il a étudié à Moscou, s’est formé au combat auprès d’une organisation palestinienne, a tenté de faire sauter un Boeing dans l’aéroport d’Orly, a abattu des inspecteurs de la DST et, entre autres choses, séquestré une petite dizaine de ministres lors d’une rencontre de l’OPEP : on aura reconnu Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos. Durant quatre ans, la documentariste Sophie Bonnet a régulièrement rendu visite au célèbre détenu. Ce n’est pas l’homme de la photo — profil, veste en cuir et décalque du Che — qui se tenait devant elle au parloir : celui qui se présente toujours comme un révolutionnaire a le « ventre mou » d’une bête « grasse et fatiguée ». Il n’en finit pas de lever le poing, fanfaronne, s’enflamme, s’irrite et séduit : son orgueil confine à la déraison. On lui compte officiellement 83 victimes (plus de 2 000 avec ses troupes). L’auteure décrit un être « obsédé par sa chute », tour à tour dandy et pathétique, et confesse les émotions équivoques qui la gagnent : il existe — évidemment — un humain derrière le tueur implacable, un humain qui lui fait de « la peine », parfois, et a, temps passant, de l’« emprise » sur elle. Il aspirait, avoue-t-il, à « une existence hors du commun » : vœu comblé. Il ne regrette rien (mieux : s’il parvient un jour à sortir, il s’envolera pour son pays natal, le Venezuela, et refroidira un millier d’ennemis du peuple) et confie à son hôte certains des crimes qu’il a niés face à la Justice — Bonnet, c’est son verbe, les « balance » ici. Impliqué dans semblable dispositif narratif, le lecteur se voit pris en otage : par l’enchevêtrement affectif de l’auteure (Carlos est une « ordure » mais elle rit de ses blagues) ; par l’aura légendaire et sinistre d’un communiste devenu sympathisant d’Al-Qaïda, obsédé par les homosexuels et les Juifs, le cul et l’argent ; par ce jeu truqué qui se déploie au fil des pages : Carlos trahi pour les besoins d’un livre et d’un film. Mais un otage volontaire, soudain spectateur des coulisses d’un demi-siècle halluciné. [L.T.]
Grasset, 2018
☰ Faute d’égalité, de Pierre Bergounioux
« Les historiens ont tout dit ou peu s’en faut de l’étonnante destinée du promontoire dentelé où finit, à l’ouest, le continent eurasiatique. » Pourtant, c’est par une leçon d’histoire particulière que Pierre Bergounioux abordait dans un « tract », en mars 2019, le mouvement des gilets jaunes. Étonnante mise en perspective pour un soulèvement si spontané ; de la chute des Empires aux avènements démocratiques, l’auteur retrace la formation d’un État-nation pour replacer ce qui est encore un « événement » dans cette « longue durée » chère à l’historien Fernand Braudel. De ce détour historique, l’auteur retient l’actuelle accalmie diplomatique européenne : de guerre sur le sol de l’Europe, il n’y aurait plus. Il souligne également le partage de l’écriture par tous, et non plus au sein d’une seule oligarchie lettrée. Mais c’est en sociologue qu’il traite des 50 dernières années, leur paix relative et de ce qu’il en coûte à chacun. « On attendait d’énergiques initiatives, des changements effectifs, de vrais événements. Ils ne se sont pas produits. Cinq décennies ont passé en vain, à vide apparemment. Et puis ce qui aurait dû être et demeurait latent, absent fait irruption dans la durée. » De l’inanité politique émerge des nouvelles manières de faire, dont celle qui s’exprime depuis novembre est une des formes les plus originales. « Confrontés, tous, aux mêmes difficultés, pareillement victimes d’une politique obstinément conservatrice, ils ont mis sous le boisseau, couvert de jaune fluorescent, les habitudes et les valeurs qui les séparaient, les opposaient, pour ne retenir que des thèmes précis, positifs, et communs. » Si certains écrivains ont cru bon de faire résonner le mouvement des gilets jaunes avec quelque révolte paysanne, Pierre Bergounioux s’empare ici autrement de l’Histoire. Par ce long détour, il donne de la profondeur à un sursaut qui s’ancre. « Un mouvement qui refuse les voies classiques de la lutte revendicative, de l’action politique est éminemment politique. Qui peut dire ce qui en sortira ? » [R.B.]
Gallimard, 2019
☰ Nous, fils d’Eichmann, de Günther Anders
Fin mai 1962 : un homme est pendu peu avant minuit dans la cour d’une prison israélienne. Il s’appelait Adolf Eichmann ; il fut le responsable logistique de la Endlösung — la « solution finale ». Deux ans plus tard : Günther Anders, la soixantaine, publie une lettre ouverte à l’un des quatre fils du défunt nazi, un certain Klaus. Le philosophe, formé sur les bancs du marxisme, a fui l’Allemagne en 1933 et se comptera, au lendemain de l’effondrement de l’URSS, au nombre des « gens de gauche ». Puisque « personne n’est l’artisan de ses origines », Anders, juif, tend la main au rejeton si monstrueusement nommé. Et, se faisant, tâche de saisir ce qui rendit possible l’encadrement, par un seul individu, de la déportation puis de l’assassinat de plusieurs millions d’entre les siens. Ce qui, par-delà l’idéologie nazie, touche aux « racines » profondes et, dès lors, survit à l’écroulement du Reich. Pour Anders, « ce n’est pas un hasard » si Eichmann a été cet homme, en cette époque : cela était même inévitable. Deux raisons s’avancent : la technique et le décalage. Le monde n’est plus à échelle humaine : l’emprise industrielle a dépossédé ses habitants de lui. Ceux-là ont perdu prise : les machines, toutes à leur « pulsion d’auto-expansion », les ont privés de la possibilité millénaire de contrôler l’intégralité de leurs actions et de leur production. Le monde de la technique illimitée, le monde-machine, s’est bâti sur l’accumulation des médiations : notre « sentir » n’est plus à même de saisir le cours des choses. Les humains sont devenus des « analphabètes de l’émotion », incapables de se représenter ce « trop grand » et, partant, d’être responsables de leurs crimes abstraits. Ainsi Eichmann, banal rouage du Mal, « monstre bureaucratique ». En avril 1988, Anders, désormais figure de l’opposition à la guerre du Vietnam et au nucléaire civil et militaire, adresse une seconde lettre à son fils, faute de réponse à la première. Plume sombre et chaotique : après Hiroshima et Auschwitz, le futur des humains est d’affronter « l’État technico-totalitaire » et, même, de faire face à la liquidation de leur espèce réduite à l’état de « pièces de machine ». [E.C.]
Payot & Rivages, 2003
☰ L’Écran rouge — Syndicalisme et cinéma de Gabin à Belmondo, sous la direction de Tangui Perron
« L’avenir ne peut se construire qu’avec un regard permanent sur le passé », avertit le réalisateur Costa-Gavras dès la préface. En rassemblant pas moins de 17 contributeurs, Tangui Perron — historien spécialiste des rapports entre mouvements ouvriers et cinémas — a eu pour ambition de prouver que « le mouvement ouvrier n’a pas à rougir de sa participation à la vie du cinéma ». En 1911, les films perçus comme « antiouvriers » étaient boycottés par la CGT et ses briseurs d’images (la caméra était parfois utilisée comme un mouchard pour dénoncer des manifestants et justifier leurs arrestations), exerçant un quasi-sabotage lors des projections incriminées. Le syndicat rêvait ainsi d’un « cinéma pour le peuple et par le peuple ». On découvre les premiers temps des syndicats cinématographiques, les divisions sociales dans les studios français entre 1936 et 1939, espaces privilégiés des débats entre les travailleurs du 7e art. Et si le projet de la bien connue cinémathèque française avait été conçu avant Henri Langlois et par des femmes, s’interroge Christophe Gauthier ? Et si le trop méconnu film La Marseillaise de Jean Renoir avait été le tournant du cinéma français ? Sous ses airs de thriller historique, L’Écran Rouge est un livre fondateur : trop longtemps, l’histoire du cinéma s’est tenue hors du champ. Des images vont illustrant les mouvements sociaux : on y voit, en juin 1936, le défilé des ouvriers et des employés du laboratoire du cinéma, membre du Syndicat général des travailleurs de l’industrie du film ; les femmes grévistes du laboratoire de tirage CTM de Gennevilliers, la même année ; des extraits de films obscurs retraçant la défense du cinéma français contre les majors étasuniennes. Pour Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT et auteur de la postface du présent ouvrage, le fait de raconter cette histoire-là, la vraie, est bien plus qu’une « simple volonté, justifiée, de ne pas faire disparaître le mouvement social des mémoires, […] c’est une histoire de fierté ». [M.S.-F.]
Les Éditions de l’Atelier, 2018
☰ Utopie foncière, d’Edgard Pisani
Il est des livres oubliés qui méritent d’être exhumés. C’est le cas de celui-ci, signé Edgard Pisani et publié en 1977 afin de contribuer à une réforme radicale de la propriété foncière. L’auteur procède en deux temps : il retrace l’histoire de cette dernière puis propose des alternatives. L’un de ses arguments est que la législation civile d’après la Révolution de 1789 s’avère pire pour l’ouvrier vagabond que celle de l’esclave et du serf : le patron peut le renvoyer sans préavis ni indemnisation ; le mariage est interdit si moins de six mois de résidence ; l’ouvrier possède un carnet sur lequel le patron note ses départs et arrivées, etc. Le code civil consacre la propriété en affirmant deux principes contradictoires, dont on dit qu’ils sont en tension comme s’ils étaient de la même force : la propriété est absolue, mais limitée par la loi censée dire l’intérêt général. Ce raisonnement est une erreur. « Tout est fait (et la chose est essentielle) pour que dans l’affrontement, dans le débat, la charge de la preuve incombe au défenseur de l’intérêt public. La propriété privée est le fondement ; il faut des raisons fondamentales pour y porter atteinte. […] L’intérêt général doit se justifier. La propriété n’a pas à le faire. Elle existe et trouve en elle-même les arguments de son existence et de sa durée. » Une des caractéristiques de l’inviolabilité de la propriété foncière est révélée par le fait que les pouvoirs publics sont incapables de dire précisément qui est propriétaire de quoi. Pourquoi ? Pour éviter toute possibilité d’expropriation. Si le territoire fonde la Nation, la Nation est responsable de ce territoire. Il ne s’agit pas d’étatiser la terre, de sorte que l’État soit le seul propriétaire, mais bien de la socialiser afin que tous les citoyens soient responsables d’elle. « Il s’agit d’un pari sur un respect par tous de la terre dès lors qu’elle appartient à tous et non à quelques-uns ; d’une abolition de l’obstacle que la propriété privée constitue à une prise de conscience collective. » [E.J.]
Gallimard, 1977
☰ L’Odyssée d’Hakim, de Fabien Toulmé
Cette série en trois tomes, dont le dernier sortira en mars 2020, n’aurait probablement jamais vu le jour sans un déclic de l’auteur-dessinateur, Fabien Toulmé. Particulièrement touché par les 150 morts du crash d’un avion dans les Alpes françaises en 2015, il avoue l’avoir autrement moins été lorsqu’un présentateur annonça, froid et lapidaire à la fin de quelque journal télévisé, que 400 migrants étaient morts noyés en Méditerranée. Pourquoi « ne pas avoir ressenti la même compassion » pour ces victimes qui avaient dû quitter leur pays ?, se demande t‑il, avec la honte que l’on devine. Décidé à raconter l’histoire de l’un d’entre eux, L’Odyssée d’Hakim en est le résultat. Cette bande dessinée est avant tout le témoignage essentiel d’un jeune Syrien de 25 ans. Petit patron de sa pépinière et propriétaire d’un grand appartement dans la banlieue sud de Damas, il mène une vie relativement paisible en dépit du régime Assad. En 2011, les manifestations initialement pacifiques d’un peuple demandant plus de liberté font face à la répression armée. S’ensuit la guerre. Hakim voit progressivement sa vie s’effondrer et se retrouve dans une situation intenable : longtemps, il la tiendra pour temporaire ; elle sera son seul quotidien. Arbitrairement mis en prison, torturé, finalement libéré, il part chercher du travail au Liban, en Jordanie et en Turquie. Espérant à chaque fois y trouver une vie meilleure, le voilà continuellement renvoyé à son altérité. Cette fuite le confrontera, à de nombreuses reprises, à l’ignoble business de la détresse : chauffeurs de taxi, hôtels, passeurs, vendeurs en tout genre. Pareil récit tenait du défi ; réussi. On ferme cet album le cœur serré mais certain d’une chose : le droit à la dignité n’est pas affaire de frontières. [G.B.]
Delcourt, 2018
☰ Correspondance 1945–1959, Albert Camus – Nicola Chiaromonte
Certaines amitiés se forgent dans des moments historiques qui les dépassent et leur donnent la solidité nécessaire pour résister à l’usure du temps et de la distance. Celle qui unit Albert Camus à Nicola Chiaromonte est de celles-ci. Le second, Italien de sensibilité socialiste libertaire, a fui son pays au mitan des années 1930 face aux menaces que lui valaient ses positions antifascistes : il rejoignit l’escadrille de Malraux, en Espagne, contre les troupes bientôt victorieuses de Franco. Sur le chemin qui doit le mener vers les États-Unis, il fait escale à Oran, en Algérie, au printemps 1941 : le couple Camus l’accueille. Naîtra une profonde amitié. Cette correspondance — 90 lettres inédites — alterne entre l’échange intime (leurs difficultés sur le plan amoureux), le dialogue philosophique dans son acception la plus antique (la révolte, le nihilisme) et la critique réciproque (celle, constructive, de leurs travaux en cours). Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, deux artistes et deux penseurs, deux frères en somme, ébauchent de concert une alternative politique et éthique au libéralisme — dont les États-Unis d’Amérique et ses disciples se font les champions — et au communisme — tel qu’il est appréhendé en Union soviétique et dans l’ensemble de ses satellites. « Nous sommes comme des témoins, en passe d’être accusés. Mais je ne veux pas vous laisser croire que je manque d’espoir. Il y a certaines choses pour lesquelles je me sens une obstination infinie », avance l’auteur de L’Homme révolté. Un espoir pour notre temps. [R.L.]
Gallimard, 2019
☰ Les Artistes ont-ils vraiment besoin de manger ?, collectif
Si vous ne connaissez que peu d’auteurs et d’artistes de, disons, moins de 40 ans, ce livre au titre ironique est fait pour vous. Coline Pierré et Martin Page ont composé une originale série de questions, qui tient tout à la fois de l’entretien et du questionnaire de Proust. Une trentaine de créateurs se sont prêtés au jeu. À la diversité des interrogations répond celle des retours : évitant l’écueil parfois pompeux des entretiens centrés sur l’être créateur, ce livre, comme son titre ne manque pas de l’indiquer, fait la part belle à l’artiste de chair et d’os. Auteurs et dessinateurs, hommes et femmes, jeunes et mentors évoquent leurs travaux, leur éventuel militantisme, la place des identités de genre dans leur pratique artistique et la difficulté d’en vivre en ces années 2010. Les raisons de créer sont multiples, bien sûr : on revendique autant la transmission que des raisons a priori externes au champ de la création (citons Julia Kerninon : « Je suis devenue écrivain parce que j’aimais le papier, la solitude, taper sur un clavier, finir ce que je commence… »). Si certains expriment ouvertement leur engagement (celui-ci, tenant à l’idéal socialiste originel, ou celui-là, assumant son véganisme et son féminisme radical), d’autres mettent à distance toute forme déclamée et définitive de politique. Deux tendances semblent toutefois se dégager. La première s’avère peu surprenante : on ne vit pas aisément de sa création ; il faut être prêt à des sacrifices et une vie modeste. La seconde tendance tient en deux mots : quitter Paris. Un nombre non négligeable d’auteurs de ce recueil revendiquent en effet leur départ de la capitale — plus largement, c’est un désir de décentralisation de la création qui s’affirme. Ce livre donne à entendre les voix lucides d’artistes en recherche, relativement en marge du système médiatique et éditorial, qui constituent tous, selon le mot d’un poète du siècle dernier, « la mauvaise conscience de [leur] temps ». [L.M.]
Monstrograph, 2018
Photographie de bannière : Eikoh Hosoe
REBONDS
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