La Palestine, au prix de nouvelles violences, reprend de la voix dans nos écrans. Retentit, comme toujours, le spectre d’une troisième Intifada ; l’Union juive française pour la paix vient de nous le rappeler : « La violence anticoloniale palestinienne n’est que la conséquence de la violence coloniale d’Israël. » Mais quittons « l’actualité » le temps de ce reportage en deux volets. Naplouse, Nablus, la perle de l’histoire palestinienne. Le théâtre sanglant de la seconde Intifada, la ville proclamée des martyrs, aussi. Comment composer le portrait d’une ville en apparence insaisissable ? En dressant celui de ses habitants, acteurs de son histoire passée et à venir : résistants, journalistes, musiciens, religieux. Jeunes. Ceux qui font le pays d’aujourd’hui à partir de leur vécu ; un passé qui s’éloigne peu à peu, mais dicte bien des comportements, directement ou en creux. Ceux qui souhaitent lui composer un avenir, toujours en pointillé. Une ville à un tournant de son histoire, qui renaît grâce à l’essor du tourisme et à l’ouverture des barrages, mais qui peine à dévoiler un horizon autrement qu’en référence à la guerre, au passé et au désir d’oublier. Une ville à l’image de la Palestine, éprouvée mais indomptable. ☰ Par JB
Censure et propagande
Avant, la ville comptait beaucoup plus de stations de radio qu’aujourd’hui, à savoir une dizaine. Du fait du flou juridique entourant le droit à la diffusion radiophonique, de nombreuses stations pirates sont apparues pendant les première et seconde Intifada. Dans ces conditions, il était possible de lancer une station de radio ou de télévision à peu de frais. Certaines chaînes nées à cette époque sont d’ailleurs toujours diffusées, et restent illégales aujourd’hui. Pendant les interventions militaires, l’armée israélienne prenait le contrôle du signal télévisé de force, afin de diffuser des messages à caractère propagandiste. « Ils l’ont fait à Naplouse en 2002 et 2003, à Gaza en 2008. Il balançaient aussi des prospectus du ciel », explique-t-il. À Naplouse, cinq stations de TV et quatre radios locales diffusent leurs programmes quotidiennement. Les journaux les plus vendus sont les grands nationaux comme Al Ayyâm, Al Hayât al Jadîda. Al Quds, imprimé à Jérusalem, subit une censure assez lourde au quotidien, d’après le journaliste. « Il y a toujours une relecture politique avant la publication », soutient-il. Une cinquantaine de stations existent aujourd’hui en Cisjordanie et à Gaza. Parfois, des troubles naissent avec les autorités israéliennes, comme avec la station Islamic Quran, qui diffusait sur les mêmes ondes que l’aéroport local. Dans les accords d’Oslo, il est stipulé que c’est Israël qui possède tous les droits en regard avec les signaux TV et radio. Parfois, les médias pour lesquels travaille Abed lui imposent des conditions très strictes quant au contenu de ses publications et de son site Internet. Se pose alors la question du journaliste investi professionnellement dans un combat qui est aussi le sien. « Reuters m’a conseillé de revoir certaines parties de mon site Internet, comprenant des images jugées trop partisanes. » Il s’est toujours exécuté, même si à de nombreuses reprises, il a bien failli tout lâcher.
Nouveaux angles
« Les Samaritains étaient un peuple d’envergure, mais les conversions forcées au christianisme puis à l’islam, ainsi que les persécutions les ont décimés au fil des siècles. »
Après avoir été messager de mort pendant de nombreuses années, il souhaite montrer aujourd’hui autre chose de cette Palestine qu’il porte dans son cœur. Le nouveau visage de son pays renaissant. « Il faut donner à voir la jeunesse qui s’active, le pays qui se reconstruit, m’explique-t-il en montrant d’autres photos. Le pouvoir des images est sans limite, autant l’utiliser pour autre chose. Rendre compte d’un combat, oui, mais d’un nouveau genre. Changer d’angle. » Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Car être journaliste en Palestine laisse souvent peu de place à la rêverie. Le quotidien frappe ici avec méthode. « Tant qu’il y aura des choses à montrer ou à faire savoir, alors je sortirai dans la rue avec mon appareil », conclut-il, en partant saluer de vieilles connaissances, également journalistes lors de la seconde Intifada.
Les Samaritains, une communauté entre deux feux
Marcher dans la rue, aborder les gens dans leur ouvrage, et les faire parler du quotidien, passé et présent. Voilà quelle était, tout simplement, ma démarche. Les rencontres sont multiples et les avis tranchés. Surtout à Naplouse, ville du ressentiment. Alors, pour obtenir un jugement juste, il convient parfois de prendre un peu de hauteur. Ce que j’ai fait à plusieurs niveaux, en allant à la rencontre de la communauté des Samaritains, perchés sur les hauteurs du mont Gerizim, témoin privilégié et tout en retenue des conflits qui agitent la région depuis la nuit des temps. Khader Adel Cohen est un homme entouré et respecté. Lorsque je pénètre dans le village samaritain de Kiryat Luza, situé dans les faubourgs de Naplouse, au faîte du Mont Gerizim, le directeur du centre d’étude samaritain de Naplouse et prêtre à la synagogue m’attend, entouré de deux de ses fils et de quelques villageois. Un village samaritain, de nos jours ? Quand on évoque cette communauté, notre mémoire voyage volontiers dans les pages de la Bible, se figurant la parabole du Bon Samaritain (Évangile de Luc, chapitre 10), voire la Samaritaine qui tira de l’eau à un puits pour donner à boire à Jésus, à Naplouse (Évangile de Jean, chapitre 4). Pourtant, non seulement ce peuple a joué un rôle important dans l’histoire ancienne de la Palestine, mais leur culture, leur religion et leur héritage perdurent jusqu’à aujourd’hui. « Un jour plusieurs millions, nous ne sommes plus que 700 aujourd’hui », explique le prêtre, avec un sourire vague. Ils sont partagés entre Naplouse, majoritairement, et Holon, en Israël. Deux communautés survivantes, qui préservent ce qui reste d’un peuple autrefois important et influent, qui a énormément pesé sur la partie orientale de l’Empire romain et sur la civilisation occidentale. Les Samaritains étaient un peuple d’envergure, mais les conversions forcées au christianisme puis à l’islam, ainsi que les persécutions les ont décimés au fil des siècles.
Samaritains, les « gardiens de la foi »
Pourtant, beaucoup sont restés fidèles à la ville de Naplouse, lieu saint de la culture samaritaine : cela revient à dire, à leurs yeux, qu’ils n’ont jamais quitté la Terre sainte. Car c’est selon eux en haut du mont Gerizim qu’Abraham s’était rendu pour sacrifier son fils Isaac : la montagne serait le vrai centre spirituel des juifs, et non la ville de Jérusalem. Ils se considèrent ainsi comme les israélites originels. Les Samaritains croient en un seul dieu. Ils sont venus écouter les enseignements de Moïse, mais ont rejeté les livres subsistant de la Bible hébraïque, et n’ont pas accepté non plus les enseignements traditionnels de la Bible. « Par l’histoire et la tradition, nous sommes très attachés à la ville de Naplouse, sa région. Nos enfants vont à l’école et à l’université ici. Nous travaillons en ville, souvent dans le centre », explique le directeur du centre d’étude samaritain. Jusqu’en 1948, la communauté vivait dans la vieille ville, regroupée dans un quartier nommé Yasmina. Au milieu des années 1950, ils se déplacent à Hay as Samara, près de l’Université an-Najah. Puis, à partir de 1987 (lancement de la première Intifada) et surtout en 1995, les Samaritains se regroupent sur le Mont Gerizim, la montagne sacrée. « Nous y possédions quelques terres, et avons pour coutume de nous retrouver au sommet chaque année pendant un mois, à l’occasion des célébrations religieuses. Avant de nous installer dans des maisons en dur, nous dormions sous la tente. »
Arabes pour les Israéliens, Juifs pour les Palestiniens
« Blessé, au volant de sa voiture, il ne peut s’arrêter au barrage de l’armée et essuie une seconde rafale. »
Dans la communauté samaritaine, on raconte souvent l’histoire de Joseph Cohen aux visiteurs. Un membre de la communauté connu pour un fait plutôt rare : s’être fait tirer dessus, à quelques minutes d’intervalle, par des Palestiniens et par l’armée israélienne. Rentrant chez lui un soir, à Naplouse, il est la cible de deux jeunes Palestiniens. Blessé, au volant de sa voiture, il ne peut s’arrêter au barrage de l’armée et essuie une seconde rafale. « C’est l’histoire, en plus courte, de notre communauté », rigolent les Samaritains. Ils sont enserrés dans un dilemme identitaire depuis le début du conflit israélo-palestinien : « Les Israéliens nous considèrent arabes, car nous parlons la langue. Les Palestiniens, eux, nous pensent juifs, car nous avons la Torah, et étudions la religion dans une langue dont l’hébreu est un dérivé. » Fait étonnant dans la région, ils possèdent deux cartes d’identité, l’une palestinienne et l’autre israélienne. Un mythe entoure les Samaritains : celui de leur neutralité à toute épreuve. « Le prophète Muhammad a déclaré qu’il était interdit d’attaquer les Samaritains. La légendaire tranquillité de la communauté face aux remous de l’histoire remonte à cet épisode. » Pendant la première Intifada, leur habitude de ne pas prendre parti et de garder des secrets a poussé des hommes armés à utiliser leur quartier comme endroit pour exécuter les ennemis en plein jour, sans se soucier de témoins.
« Nous nous sentons plus palestiniens »
« Les deux gouvernements nous donnent de l’argent », explique Khader Adel Cohen. Les dirigeants de tous bords souhaitent leur soutien, pour des raisons évidentes : ils possèdent une grande légitimité géographique et historique dans la région. « Nous recevons plus de subventions de la part d’Israël que de la part de l’autorité palestinienne », poursuit-il, alors que ses deux fils, assis de part et d’autre, restent pour l’instant bien silencieux. La Jordanie est également un allié précieux des Samaritains. En 1948, le roi Abdallah les a assurés de son soutien inconditionnel. Au détour d’une phrase, le prêtre lâche : « Nous nous sentons plus Palestiniens qu’Israéliens. Notre vie est ici, à Naplouse, il est normal que nous soyons plus proches d’eux. Ce sont les amis de nos enfants, leurs parents, nos collègues de travail. » Cet attachement profond à la ville de Naplouse, les Samaritains l’ont démontré tout au long de l’Histoire. Sous le joug ottoman, des centaines de milliers d’entre eux choisissent la conversion plutôt que l’exil. Les Samaritains et bon nombre d’habitants de la ville dérivent de sept ou huit grandes familles basées dans la vallée, dont certains des noms sont bien connus des locaux : Habib, Aken, Sufan, Muslamani, Yaesh. Le dernier maire de la ville, aujourd’hui musulman, est issu de cette dernière famille. Plus récemment, les Samaritains ne sont pas tous restés neutres lors de la seconde Intifada. « Deux personnes issues de la communauté sont actuellement en prison. Le premier, Nader Sadaqa, a tué deux soldats israéliens et a été condamné à une peine de prison à vie. Un autre homme, Karim Koren, impliqué dans un attentat à la bombe, a été condamné à 10 ans de prison », explique le plus vieux fils de Khader, Asem, plus au fait que son père sur le sujet.
Survivre, mais à quel prix ?
Ibrahim Sadaqa est la première personne non samaritaine à s’être convertie, en 1921. Une question de survie, à l’époque. « Avant, les conversions étaient interdites. Même lors des périodes les plus sombres de notre histoire. » Les chiffres sont éloquents. En 1917, à la chute de l’Empire ottoman, il ne restait plus que 121 personnes, et d’aucuns annonçaient la mort à venir de cette communauté minuscule ballottée par les vents de l’histoire. En 1970, ce chiffre est néanmoins remonté à 317. 785 personnes se disent samaritaines aujourd’hui. Faute de femmes, et en raison des liens étroits qui unissent les familles samaritaines, l’endogamie est telle que des risques de malformation congénitale pèsent sur toutes les nouvelles naissances. Au milieu du vingtième siècle, près de 7 % des Samaritains en souffraient. Il y a quelques années, les sages de la communauté samaritaine ont résolu, faute d’autre choix, de laisser des hommes épouser des étrangères, à condition que ces dernières se convertissent. Ces dernières années, ce sont ainsi onze Ukrainiennes qui ont rejoint la communauté. Des chrétiennes qui se sont converties pour pouvoir épouser un Samaritain. Des musulmanes sont également venues de Turquie. Gardiens d’une foi millénaire, les disciples de la religion samaritaine utilisent des méthodes modernes pour permettre à leur communauté de survivre : rencontres sur la toile, épouses choisies par correspondance et tests génétiques prénuptiaux font partie du quotidien local. Khader Adel Kohen s’oppose, quant à lui, à ces pratiques : « Je ne veux pas que mes fils épousent des étrangères . Il vaut mieux prendre, au pire, des adeptes juives converties », explique-t-il sans détour. La décision d’ouvrir la communauté l’a fragilisée, par les dissensions qui y sont nées.
Négociants sans frontières
« Cette nuit-là, les deux acolytes ont composé jusqu’au petit matin. Nidal et Aboud m’ont vite intrigué. »
La communauté samaritaine a été obligée de trouver de nouveaux moyens pour assurer son avenir. Du fait de leur statut binational unique, certains entrepreneurs samaritains proposent un service de livraison sans commune mesure aux hommes d’affaires nabulsi. Beaucoup exportent leurs marchandises vers les villes israéliennes. Ils doivent alors passer par les points de contrôle israéliens, retardant parfois les livraisons de manière extrêmement pénalisante. « Les conducteurs samaritains aident, car ils peuvent transporter des marchandises en Israël en l’espace d’une seule journée », explique Asem, le fils de Khader Adel Cohen. Les Samaritains possèdent-ils des représentants au niveau du Parlement, ou de la municipalité ? « Nous possédions un siège au Parlement, autrefois. Un siège réservé aux élus samaritains, s’enorgueillit le prêtre. Mais Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, a décidé que nous n’étions qu’une composante de la société, comme les autres, et qu’a ce titre, nous ne devions pas jouir d’un privilège particulier. » Malgré leur perte d’influence, les Samaritains voient l’avenir d’un bon œil. La raison en est simple : « Je suis versé dans l’astrologie. Je peux prédire le futur, explique le patriarche, dans une pose grave, une main posée sur la Torah. Un don tiré d’Adam. Nous sommes capables de prédire exactement la date du Ramadan pour les cinq-cents prochaines années. » Les Samaritains d’aujourd’hui ont hérité de livres d’astrologie millénaires. Ils pensent tirer cette science de leur ancêtre, le prophète Joseph, qui interprétait les rêves. Mais la plupart des livres anciens ont été vendus en raison de la pauvreté et se trouvent désormais dans des bibliothèques russes ou américaines. Quoi qu’il en soit, le ciel semble s’éclaircir dans le lointain, pour les Samaritains. Si c’est à cause des nouvelles venues ukrainiennes, ou pour une autre raison, Khader Adel Cohen ne nous le dira pas. Un secret gardé par l’étoile qui veille sur les Samaritains depuis plusieurs millénaires. Des Samaritains qui veillent, aujourd’hui encore, sur la ville de Naplouse, comme aux tout premiers siècles.
Duo Oud : « Notre troisième Intifada sera culturelle »
Nidal et Aboud ont 26 ans. Ils sont amis mais se disent frères, et habitent sur l’un des versants du mont Ebal, à Naplouse, en Cisjordanie. Ensemble, ils forment le groupe de musique Duo Oud, qui associe les sonorités de leur instrument fétiche, le luth, plus connu sous le nom arabe de oud. Ils reprennent de nombreux classiques de la musique arabe et composent depuis peu leurs propres morceaux, qu’ils jouent en Palestine et à l’étranger, lorsque l’occasion se présente. Quelques jours après avoir fait la connaissance de Nidal, dans le centre commercial flambant neuf de la ville, voisin direct du vieux souk et qui le dépasse de plusieurs têtes, j’ai rencontré son meilleur ami, Aboud, lorsqu’il m’a invité chez lui pour un concert privé. De sa maison, la vue sur Naplouse, reine déchue de Palestine, est magnifique. Cette nuit-là, les deux acolytes ont composé jusqu’au petit matin. Nidal et Aboud m’ont vite intrigué ; ils semblent toujours chevillés à leur instrument. Lorsqu’ils jouent, plus rien ne paraît compter autour d’eux. « Pourquoi je parais si bouleversé quand je joue ? », répète Nidal, après que je l’ai interrogé sur sa gestuelle oud à la main : les yeux clos, complètement absorbé par sa musique. Il répond après quelques secondes d’absence : « C’est la seule façon pour moi d’interpréter un morceau. Je vais te raconter une histoire. Un jour, j’étais assis à la fenêtre de ma chambre et je mettais en musique le poème « Mawtini » (« Mon pays »), d’Ibrahim Touqan. En face, juste sous mes yeux, les soldats israéliens sont entrés dans l’hôpital pour le fermer. C’était en 2005, une triste journée. Ce soir-là, j’étais si bouleversé que je n’ai pas lâché mon oud de toute la nuit. Cette façon de jouer ne m’a plus jamais quitté. » Lors d’une pause, le morceau Oummì, de Marcel Khalife, sourde des enceintes du salon. Dans la pièce, tout le monde se met à entonner la chanson. Nidal, retrouvant son sourire, m’explique : « Ici, nous disons souvent : à chaque moment de la journée son compositeur. Le matin, c’est l’Égyptienne Umm Kulthum, et le soir le Libanais Marcel Khalifa. »
Quelques heures plus tard, lorsque j’interroge Aboud sur son parcours, le soleil du petit matin vient déjà inonder la ville, en contrebas. « Nidal et moi avons commencé à jouer à peu près en même temps, il y a neuf ans. » Aboud est venu naturellement au oud, « car c’est l’instrument phare du répertoire palestinien ». Le jeune homme parle posément. Un flegme qui contraste avec l’énergie qu’il dégage l’instrument à la main. « Petit, déjà, je ne pouvais pas me passer de musique. Je dansais en permanence, les mains en l’air, quand une mélodie passait dans la maison. Ça permettait de passer le temps, car la ville était souvent sous couvre-feu. » Pour Nidal, les choses se sont passées différemment. Son oncle, pour pérenniser le conservatoire qu’il venait de lancer, avait besoin de jeunes musiciens. Nidal devait en faire partie. Sa mère lui a donc forcé la main dans un premier temps, avant que la découverte de cet instrument « à la sonorité unique » ne l’amène à jouer « avec frénésie ». Si des deux côtés, c’est la famille qui a incité les deux jeunes gens à apprendre à jouer du oud, elle n’a pas accueilli de la même façon leur volonté de devenir professionnels. « En Palestine, lorsque l’on veut devenir musicien ou artiste professionnel, on fait face à de nombreuses résistances, explique Nidal. On ne cessait de me répéter qu’artiste, ce n’est pas un métier. Être professeur, à la limite. Mais les parents, ici, veulent autre chose pour leurs enfants. Petit à petit, tout de même, les mentalités évoluent. » Les deux jeunes hommes poursuivent donc leurs études en parallèle, en partie pour la famille et les on-dit, mais aussi parce que les cachets sont trop justes, aujourd’hui en Palestine : « Impossible d’en vivre pour le moment », confirme Aboud. Ce dernier suit des études de médecine, Nidal une filière marketing. Quelques jours plus tard, ils proposent de m’amener chez Habib al Deek, leur professeur de oud. Celui-ci a joué et joue toujours un rôle majeur dans leur histoire. « Il est comme un oncle pour nous, affirme Nidal. Nous interprétons beaucoup de morceaux qu’il a composés. Ses conseils ont beaucoup d’importance. » L’appartement du professeur, figure de Naplouse, directeur académique de l’école de musique Edward Saïd, vaut le coup d’œil à lui seul. Baignés dans une lumière tamisée, les lieux invoquent un imaginaire musical fascinant. Les ouds se comptent par dizaines, accrochés aux murs ou ouverts en deux, comme des poires fendues, à même le sol. Des darboukas jalonnent le passage. Une multitude d’instruments attendent ici une cure de jouvence dans tous les recoins de la pièce. Habib al Deek me montre des instruments qui datent de plus d’un siècle, syriens, turcs, jordaniens. Un atelier salutaire. « Le oud nécessite un entretien minutieux et régulier, d’autant plus lorsque l’instrument est ancien », vient rappeler le professeur. À toutes ces contraintes, la violence des hommes vient parfois s’ajouter. « Un jour, au check-point de Huwara, à la sortie de Naplouse, les soldats israéliens nous ont demandé de jouer de nos instruments. C’était la condition pour passer. Ils riaient. Ils ont pris les deux ouds et les ont brisés en deux. Sans donner aucune explication », se souvient Nidal, au milieu de cette pièce de la seconde chance.
« Les jeunes Nabulsis veulent travailler, voyager, faire la fête. Quoi de plus normal ? »
Les deux amis ont un discours très pacifique, à l’image de nombreux Nabulsi. Après des années de conflit, la ville entière semble porter la souffrance avec panache, philosophie. « Nous disons à qui veut l’entendre que notre génération n’est pas celle des armes. Notre arme à nous, c’est le oud, explique Nidal. Convaincre avec notre instrument et notre musique, de la même manière que pour certains, ça passe par la danse, le debke. On doit passer à une confrontation culturelle. » « Je ne crois pas que lancer des pierres changera quoi que ce soit, poursuit Aboud. Pour autant, je me souviens d’absolument tout, et le passé ne s’efface pas. Le couvre-feu. Les fouilles de nuit. A l’époque de l’occupation de Naplouse, durant la seconde Intifada, il n’y avait pas de futur, pour personne. Tout était fermé. Parfois, j’étais terrifié à la simple idée de me rendre à la salle de bain. Les bâtiments sautaient au hasard, les tireurs d’élite abattaient sur la seule foi du doute. » Les deux amis souhaitent exprimer au monde leur frustration, mais d’une manière qui n’appelle pas le mépris ou la violence. Pour cela, ils jouent de la musique, et ne cessent de voyager à l’étranger, pour se faire les ambassadeurs culturels d’une nation perpétuellement instable. La situation des musiciens s’améliore lentement, expliquent-ils : « Il y a cinq ans, on se rendait à tous les concerts qui étaient organisés à Naplouse et Ramallah. Il y avait dix, vingt personnes peut-être, maximum. Aujourd’hui, les salles sont pleines à Ramallah. » Le soir, justement, ils se produisent dans un bar branché de la capitale économique de Cisjordanie. La fête monte en puissance, jusqu’à ce que les buveurs s’empoignent dans un debke général, improvisé. Aujourd’hui, les deux jeunes aimeraient bien enregistrer un album, pour donner corps à leurs morceaux. « On n’a pas l’argent pour, explique Aboud. Trouver des mécènes, ici, ce n’est pas facile. Alors on attend ». Comme Naplouse n’est pas très tendre avec ses artistes, ils repartiront, l’été prochain, pour une série de dates, en Europe et en Afrique. En espérant qu’un jour, les choses se feront plus simplement. Quand la Palestine reconnaitra que le oud n’appartient pas qu’à son glorieux passé, mais aussi à un avenir encore à composer.
Partir ou se relever : une jeunesse nabulsi divisée
L’avenir et la jeunesse, j’ai essayé de m’y intéresser, avec difficulté. Quand les avancées politiques, économiques et sociétales sont si fragiles, difficiles de faire des plans sur la comète. Pour les jeunes, encore marqués, de manière directe ou indirecte, par la seconde Intifada et ses retombées, le défi est aussi grand que pour les aînés. Voire plus grand : il faut dépasser le passé dans lequel reste bloquée une grande partie de la population nabulsi. Ali, vingt-quatre ans, étudiant en langues étrangères à l’Université An-Najah de Naplouse, la plus importante de toute la Cisjordanie, m’accompagne voir un match de football au stade municipal de la ville. L’opposition du jour met aux prises Qalqiliya, quartier de Jérusalem, à Al-Birah. La tension est palpable dans les gradins : l’équipe qui perdra le match descendra en seconde division. Les supporteurs de deux équipes se jaugent à distance, séparés par le terrain et deux cordons de policiers. Le public du stade est composé presque exclusivement de jeunes. À la mi-temps, je l’interroge sur ses désirs et ceux de ses amis. « On veut voyager, étudier. Revenir à la réalité, qui nous fuit depuis trop longtemps. Je veux découvrir d’autres pays, vivre simplement. Comme tout le monde. » Ce désir de normalité sort de toutes les bouches, spontanément. Évidemment. Les jeunes Nabulsis veulent travailler, voyager, faire la fête. Quoi de plus normal ? Pourtant, il s’agit là de choses qui, pendant de nombreuses années, leur étaient inaccessibles. À une époque si proche que la peur, les interdits, et l’abattement sont encore profondément gravés dans les esprits. Qui penserait faire la fête en temps de guerre, quand même le pain manque et que les mères pleurent leurs enfants morts ?
Le « Nouveau Nablus », un ostracisme assumé
Sobhee est de cette jeunesse qui souhaite rattraper le temps perdu avec une avidité surprenante. Au volant de sa Hyundai – « Tu sais combien coûte ma voiture ? 40 000 dollars », lâche-t-il avec une fierté enfantine –, il m’emmène à proximité du mont Gerizim, qui fait face au mont Ebal. Entre les deux serpente la ville, nichée tout en longueur dans la vallée. Il vient d’acheter un terrain et une maison d’une valeur d’un million de shekels (210 000 euros), sur un site appelé « New Nablus », le « Nouveau Naplouse », en référence à sa modernité, son ostracisme assumé et la population qui l’habite : des hommes d’affaires, des médecins, des avocats. Pour habiter ici, une seule condition : avoir de l’argent. Sobhee ne s’en cache pas : « Je me suis installé ici pour vivre avec les bonnes personnes. Toute ma famille va vivre à proximité. Ce quartier est flambant neuf, il est privé et gardé par une porte. Ici il n’y a que du beau monde. » Beaucoup de maisons sont toujours en construction, preuve que la sortie du conflit est encore récente. Le quartier ressemble d’avantage à une colonie israélienne, avec ses bâtiments ultra-sécurisés et dispersés sur un terrain en friche, pourvu d’une seule route qui serpente entre les habitations. « Ne t’inquiète pas, d’ici quelques mois, tout aura changé, ici », ajoute-t-il avec le sourire. Finies, les années de solidarité et de débrouille, quand riches et pauvres n’étaient pas loin d’être égaux face au malheur et à la mort qui fauche au hasard. Les inégalités n’en finissent plus de se creuser, aujourd’hui, dans un pays qui compte aujourd’hui des dizaines, peut-être des centaines de millionnaires. Au loin, une construction monumentale apparaît, inspirée des fastueux palais vénitiens, tout en haut du mont Gerizim. La coupole rappelle celle de Saint-Pierre de Rome, ou de la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem. C’est la maison de Munib al-Masri, un homme d’affaires richissime qui a fait fortune dans le pétrole et le gaz. Un ami de Yasser Arafat et la première fortune de Cisjordanie. « Un voleur d’État, grogne Sobhee. Il ne vit sur place qu’une semaine par an, et encore… » L’argent rend fier, comme il suscite la rancœur.
Du business avec la Chine
« Les inégalités n’en finissent plus de se creuser, aujourd’hui, dans un pays qui compte aujourd’hui des dizaines, peut-être des centaines de millionnaires. »
Sobhee gagne sa vie de multiples façons, comme beaucoup de jeunes Palestiniens. En ce moment, son activité principale consiste à importer de Chine et de Turquie des ustensiles de cuisine pour les revendre dans toute la Cisjordanie, et même à Gaza. « Moi et mon frère gérons un magasin dans le vieux centre. En fait, on a deux boutiques. On vend des articles de cuisine et d’intérieur. Une petite sauteuse revient à cinquante shekels, des prix assez bas, accessibles à tous. » Malgré son relatif succès dans les affaires, comparativement à nombre de ses concitoyens, il ne peut s’empêcher de pester contre l’administration israélienne et les douanes, qui lui imposent de nombreuses charges. « Un conteneur moyen coûte environ 4 000 dollars. Il faut compter 3 000 dollars de taxes en plus pour faire venir la marchandise d’Israël. Les marges ne sont pas aussi importantes qu’elles pourraient l’être », s’emporte-t-il. Le fait qu’il parvienne à commercer avec des partenaires gazaouis m’étonne, dans un contexte de fermeture de la bande aux affaires du monde. Il explique : « Pour faire du commerce avec Gaza, il est nécessaire d’avoir un casier vierge, comme le mien. Le prix des marchandises est très élevé sur place, alors c’est vraiment intéressant de faire du commerce là-bas. On fait venir la marchandise de Chine, en transit. Les prix montent à 40 shekels, pour un produit vendu 25 shekels ici, à Naplouse. »
« Ici, on s’ennuie. Je veux une ville qui vibre », Sobhee, 25 ans
Sa réussite actuelle, il la doit à son père, homme d’affaires, à sa ville et à la guerre, qu’il a vécu à distance. Pourtant, il ne souhaite pas rester à Naplouse pour s’y installer. Là encore, le phénomène n’est pas original et touche la jeunesse palestinienne de manière exponentielle. Certains, bien sûr, déclarent qu’ils ne peuvent pas partir, car personne ne s’occupera alors du futur en pointillé de leur nation. « Un Palestinien qui s’en va à l’étranger, c’est une voix de plus qui s’éteint, c’est un peu plus de pouvoir pour Israël, me déclarait un jeune homme, tout juste installé dans une maison à la périphérie de la ville. Je pourrais gagner plus d’argent, faire de meilleures études ailleurs. Mais je choisis de rester ici. » La plupart des jeunes rêvent d’Amérique, d’Europe, d’Italie, d’Espagne, de France. De football, de vêtements de marque et de musique occidentale. Les cours de langues étrangères flambent dans le pays. La demande est très importante. Sobhee, lui, a déjà fixé ses objectifs : « Je ne veux pas me marier, bien que je sois l’ainé de la famille. J’ai 25 ans, c’est l’âge. Ce que je veux, c’est aller en Amérique ou en Chine, comme certains de mes amis. Il ne se passe rien ici, je veux vivre dans une ville qui bouge, qui vibre. » Comme beaucoup de jeunes dont les parents ont les moyens, il a déjà voyagé à de nombreuses reprises, surtout durant la seconde Intifada. Ces allers et retours n’ont fait qu’affuter son envie de départ. « J’ai déjà voyagé treize fois en Chine. Je parle un peu la langue. L’obtention de visas est facilitée pour les hommes d’affaires comme nous. » Amjad, 22 ans, est lui parti de Naplouse pour vivre son rêve : faire un tour d’Europe, visiter la France, l’Italie et l’Espagne. Surtout, visiter le stade mythique de l’équipe de Barcelone, le Nou Camp. Il est rentré il y a quelques semaines, et n’a qu’une envie, repartir. Diplômé en avril de l’Université an-Najah, en anglais, il m’a accompagné aux élections étudiantes dans la foulée. Un rendez-vous majeur, qui dessine souvent le futur politique de la nation toute entière. C’est un baromètre très efficace pour mesurer la température du pays et ressentir les points de friction en maturation. Amjad soutenait un petit parti créé pour l’occasion, qui ne fera qu’un score minime. À cette occasion, le Hamas fait un score inattendu, élevé. L’université est drapée des couleurs jaune et vert, symboles des deux partis, qui se répondent d’un coin à l’autre de l’université. Le pays compte près de 60 % de moins de trente ans. Ce sont eux qui composeront la Palestine de demain. « Que le Hamas fasse un tel score m’inquiète, explique-t-il. Je m’attendais à autre chose, peut-être que je ne connais pas aussi bien mon pays que je le pensais. Le discours du Hamas est resté très virulent, et prône l’action violente contre Israël jusque sur certains bancs de l’Université. »
Pendant ce temps-là, à Ramallah
Depuis la fin de la seconde Intifada, Ramallah a connu un destin plus favorable que la petite Damas. Le commerce y est plus dynamique, la fête omniprésente, et c’est là que l’autorité palestinienne a construit ses nouveaux quartiers. Si c’est bien à Nablus qu’est basée l’Université An-Najah, les expatriés s’abandonnent plus facilement dans la vie nocturne de la ville à la mode. C’est très simple à observer : « Les lieux nocturnes se comptent sur les doigts d’une main à Naplouse, quand il est plutôt difficile de se mettre d’accord sur le choix d’un bar à Ramallah, tellement il y en a… », explique Nidal, 23 ans, musicien. Sameer, 27 ans, originaire de la montagne de feu, travaille dans la finance à Ramallah. Il regrette le Naplouse d’avant le conflit. La belle vie, à ses yeux, c’est de parader au volant de son coupé la nuit venue, en poussant le son de la musique au maximum. « J’étais jeune, mais on me dit que le Naplouse d’avant était comme Ramallah aujourd’hui. Une ville un peu folle, qui proposait beaucoup d’activités. Aujourd’hui, c’est une ville qui regarde en arrière. » Malgré sa modernité et une sortie du tunnel menée avec beaucoup d’intelligence, Naplouse n’attire plus la jeunesse comme avant.
La montagne de feu
Difficile de composer le portrait d’une ville quand tant de contradictions profondes y cohabitent. Violence et pacifisme éclairé. Oubli et ressentiment. Résidences sécurisées et camps de réfugiés. Civils palestiniens et à proximité, sur la colline voisine, face au mont Gerizim, colons israéliens. Pourtant, c’est de ce métissage à première vue impossible que naît l’intérêt du visiteur pour cet espace ballotté, qui se cherche un avenir à tâtons. Une mosaïque, dont il faut rendre compte, simplement. Entre mythe et pragmatisme. À l’image d’une nation palestinienne invariablement fragile, forte de sa seule identité, incompressible. Et d’une volonté forgée dans le fer, et qui parfois semble fondue jusque dans les entrailles de la montagne de feu.
Toutes les photographies sont © Ballast.
REBONDS
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