Palestine : Naplouse, l’indomptable (2/2)


La Palestine, au prix de nou­velles vio­lences, reprend de la voix dans nos écrans. Retentit, comme tou­jours, le spectre d’une troi­sième Intifada ; l’Union juive fran­çaise pour la paix vient de nous le rap­pe­ler : « La vio­lence anti­co­lo­niale pales­ti­nienne n’est que la consé­quence de la vio­lence colo­niale d’Israël. » Mais quit­tons « l’ac­tua­li­té » le temps de ce repor­tage en deux volets. Naplouse, Nablus, la perle de l’his­toire pales­ti­nienne. Le théâtre san­glant de la seconde Intifada, la ville pro­cla­mée des mar­tyrs, aus­si. Comment com­po­ser le por­trait d’une ville en appa­rence insai­sis­sable ? En dres­sant celui de ses habi­tants, acteurs de son his­toire pas­sée et à venir : résis­tants, jour­na­listes, musi­ciens, reli­gieux. Jeunes. Ceux qui font le pays d’au­jourd’­hui à par­tir de leur vécu ; un pas­sé qui s’é­loigne peu à peu, mais dicte bien des com­por­te­ments, direc­te­ment ou en creux. Ceux qui sou­haitent lui com­po­ser un ave­nir, tou­jours en poin­tillé. Une ville à un tour­nant de son his­toire, qui renaît grâce à l’es­sor du tou­risme et à l’ou­ver­ture des bar­rages, mais qui peine à dévoi­ler un hori­zon autre­ment qu’en réfé­rence à la guerre, au pas­sé et au désir d’ou­blier. Une ville à l’i­mage de la Palestine, éprou­vée mais indomp­table. ☰ Par JB


[pre­mière partie]


Censure et propagande

Avant, la ville comp­tait beau­coup plus de sta­tions de radio qu’au­jourd’­hui, à savoir une dizaine. Du fait du flou juri­dique entou­rant le droit à la dif­fu­sion radio­pho­nique, de nom­breuses sta­tions pirates sont appa­rues pen­dant les pre­mière et seconde Intifada. Dans ces condi­tions, il était pos­sible de lan­cer une sta­tion de radio ou de télé­vi­sion à peu de frais. Certaines chaînes nées à cette époque sont d’ailleurs tou­jours dif­fu­sées, et res­tent illé­gales aujourd’­hui. Pendant les inter­ven­tions mili­taires, l’armée israé­lienne pre­nait le contrôle du signal télé­vi­sé de force, afin de dif­fu­ser des mes­sages à carac­tère pro­pa­gan­diste. « Ils l’ont fait à Naplouse en 2002 et 2003, à Gaza en 2008. Il balan­çaient aus­si des pros­pec­tus du ciel », explique-t-il. À Naplouse, cinq sta­tions de TV et quatre radios locales dif­fusent leurs pro­grammes quo­ti­dien­ne­ment. Les jour­naux les plus ven­dus sont les grands natio­naux comme Al Ayyâm, Al Hayât al Jadîda. Al Quds, impri­mé à Jérusalem, subit une cen­sure assez lourde au quo­ti­dien, d’a­près le jour­na­liste. « Il y a tou­jours une relec­ture poli­tique avant la publi­ca­tion », sou­tient-il. Une cin­quan­taine de sta­tions existent aujourd’­hui en Cisjordanie et à Gaza. Parfois, des troubles naissent avec les auto­ri­tés israé­liennes, comme avec la sta­tion Islamic Quran, qui dif­fu­sait sur les mêmes ondes que l’aéroport local. Dans les accords d’Oslo, il est sti­pu­lé que c’est Israël qui pos­sède tous les droits en regard avec les signaux TV et radio. Parfois, les médias pour les­quels tra­vaille Abed lui imposent des condi­tions très strictes quant au conte­nu de ses publi­ca­tions et de son site Internet. Se pose alors la ques­tion du jour­na­liste inves­ti pro­fes­sion­nel­le­ment dans un com­bat qui est aus­si le sien. « Reuters m’a conseillé de revoir cer­taines par­ties de mon site Internet, com­pre­nant des images jugées trop par­ti­sanes. » Il s’est tou­jours exé­cu­té, même si à de nom­breuses reprises, il a bien failli tout lâcher.

Nouveaux angles

« Les Samaritains étaient un peuple d’en­ver­gure, mais les conver­sions for­cées au chris­tia­nisme puis à l’islam, ain­si que les per­sé­cu­tions les ont déci­més au fil des siècles. »

Après avoir été mes­sa­ger de mort pen­dant de nom­breuses années, il sou­haite mon­trer aujourd’­hui autre chose de cette Palestine qu’il porte dans son cœur. Le nou­veau visage de son pays renais­sant. « Il faut don­ner à voir la jeu­nesse qui s’ac­tive, le pays qui se recons­truit, m’ex­plique-t-il en mon­trant d’autres pho­tos. Le pou­voir des images est sans limite, autant l’u­ti­li­ser pour autre chose. Rendre compte d’un com­bat, oui, mais d’un nou­veau genre. Changer d’angle. » Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Car être jour­na­liste en Palestine laisse sou­vent peu de place à la rêve­rie. Le quo­ti­dien frappe ici avec méthode. « Tant qu’il y aura des choses à mon­trer ou à faire savoir, alors je sor­ti­rai dans la rue avec mon appa­reil », conclut-il, en par­tant saluer de vieilles connais­sances, éga­le­ment jour­na­listes lors de la seconde Intifada.

Les Samaritains, une communauté entre deux feux

Marcher dans la rue, abor­der les gens dans leur ouvrage, et les faire par­ler du quo­ti­dien, pas­sé et pré­sent. Voilà quelle était, tout sim­ple­ment, ma démarche. Les ren­contres sont mul­tiples et les avis tran­chés. Surtout à Naplouse, ville du res­sen­ti­ment. Alors, pour obte­nir un juge­ment juste, il convient par­fois de prendre un peu de hau­teur. Ce que j’ai fait à plu­sieurs niveaux, en allant à la ren­contre de la com­mu­nau­té des Samaritains, per­chés sur les hau­teurs du mont Gerizim, témoin pri­vi­lé­gié et tout en rete­nue des conflits qui agitent la région depuis la nuit des temps. Khader Adel Cohen est un homme entou­ré et res­pec­té. Lorsque je pénètre dans le vil­lage sama­ri­tain de Kiryat Luza, situé dans les fau­bourgs de Naplouse, au faîte du Mont Gerizim, le direc­teur du centre d’étude sama­ri­tain de Naplouse et prêtre à la syna­gogue m’at­tend, entou­ré de deux de ses fils et de quelques vil­la­geois. Un vil­lage sama­ri­tain, de nos jours ? Quand on évoque cette com­mu­nau­té, notre mémoire voyage volon­tiers dans les pages de la Bible, se figu­rant la para­bole du Bon Samaritain (Évangile de Luc, cha­pitre 10), voire la Samaritaine qui tira de l’eau à un puits pour don­ner à boire à Jésus, à Naplouse (Évangile de Jean, cha­pitre 4). Pourtant, non seule­ment ce peuple a joué un rôle impor­tant dans l’histoire ancienne de la Palestine, mais leur culture, leur reli­gion et leur héri­tage per­durent jus­qu’à aujourd’­hui. « Un jour plu­sieurs mil­lions, nous ne sommes plus que 700 aujourd’­hui », explique le prêtre, avec un sou­rire vague. Ils sont par­ta­gés entre Naplouse, majo­ri­tai­re­ment, et Holon, en Israël. Deux com­mu­nau­tés sur­vi­vantes, qui pré­servent ce qui reste d’un peuple autre­fois impor­tant et influent, qui a énor­mé­ment pesé sur la par­tie orien­tale de l’Empire romain et sur la civi­li­sa­tion occi­den­tale. Les Samaritains étaient un peuple d’en­ver­gure, mais les conver­sions for­cées au chris­tia­nisme puis à l’islam, ain­si que les per­sé­cu­tions les ont déci­més au fil des siècles.

Samaritains, les « gardiens de la foi »

Pourtant, beau­coup sont res­tés fidèles à la ville de Naplouse, lieu saint de la culture sama­ri­taine : cela revient à dire, à leurs yeux, qu’ils n’ont jamais quit­té la Terre sainte. Car c’est selon eux en haut du mont Gerizim qu’Abraham s’était ren­du pour sacri­fier son fils Isaac : la mon­tagne serait le vrai centre spi­ri­tuel des juifs, et non la ville de Jérusalem. Ils se consi­dèrent ain­si comme les israé­lites ori­gi­nels. Les Samaritains croient en un seul dieu. Ils sont venus écou­ter les ensei­gne­ments de Moïse, mais ont reje­té les livres sub­sis­tant de la Bible hébraïque, et n’ont pas accep­té non plus les ensei­gne­ments tra­di­tion­nels de la Bible. « Par l’his­toire et la tra­di­tion, nous sommes très atta­chés à la ville de Naplouse, sa région. Nos enfants vont à l’école et à l’université ici. Nous tra­vaillons en ville, sou­vent dans le centre », explique le direc­teur du centre d’é­tude sama­ri­tain. Jusqu’en 1948, la com­mu­nau­té vivait dans la vieille ville, regrou­pée dans un quar­tier nom­mé Yasmina. Au milieu des années 1950, ils se déplacent à Hay as Samara, près de l’Université an-Najah. Puis, à par­tir de 1987 (lan­ce­ment de la pre­mière Intifada) et sur­tout en 1995, les Samaritains se regroupent sur le Mont Gerizim, la mon­tagne sacrée. « Nous y pos­sé­dions quelques terres, et avons pour cou­tume de nous retrou­ver au som­met chaque année pen­dant un mois, à l’oc­ca­sion des célé­bra­tions reli­gieuses. Avant de nous ins­tal­ler dans des mai­sons en dur, nous dor­mions sous la tente. »

Arabes pour les Israéliens, Juifs pour les Palestiniens

« Blessé, au volant de sa voi­ture, il ne peut s’ar­rê­ter au bar­rage de l’ar­mée et essuie une seconde rafale. »

Dans la com­mu­nau­té sama­ri­taine, on raconte sou­vent l’his­toire de Joseph Cohen aux visi­teurs. Un membre de la com­mu­nau­té connu pour un fait plu­tôt rare : s’être fait tirer des­sus, à quelques minutes d’in­ter­valle, par des Palestiniens et par l’ar­mée israé­lienne. Rentrant chez lui un soir, à Naplouse, il est la cible de deux jeunes Palestiniens. Blessé, au volant de sa voi­ture, il ne peut s’ar­rê­ter au bar­rage de l’ar­mée et essuie une seconde rafale. « C’est l’his­toire, en plus courte, de notre com­mu­nau­té », rigolent les Samaritains. Ils sont enser­rés dans un dilemme iden­ti­taire depuis le début du conflit israé­lo-pales­ti­nien : « Les Israéliens nous consi­dèrent arabes, car nous par­lons la langue. Les Palestiniens, eux, nous pensent juifs, car nous avons la Torah, et étu­dions la reli­gion dans une langue dont l’hébreu est un déri­vé. » Fait éton­nant dans la région, ils pos­sèdent deux cartes d’i­den­ti­té, l’une pales­ti­nienne et l’autre israé­lienne. Un mythe entoure les Samaritains : celui de leur neu­tra­li­té à toute épreuve. « Le pro­phète Muhammad a décla­ré qu’il était inter­dit d’at­ta­quer les Samaritains. La légen­daire tran­quilli­té de la com­mu­nau­té face aux remous de l’his­toire remonte à cet épi­sode. » Pendant la pre­mière Intifada, leur habi­tude de ne pas prendre par­ti et de gar­der des secrets a pous­sé des hommes armés à uti­li­ser leur quar­tier comme endroit pour exé­cu­ter les enne­mis en plein jour, sans se sou­cier de témoins.

« Nous nous sentons plus palestiniens »

« Les deux gou­ver­ne­ments nous donnent de l’argent », explique Khader Adel Cohen. Les diri­geants de tous bords sou­haitent leur sou­tien, pour des rai­sons évi­dentes : ils pos­sèdent une grande légi­ti­mi­té géo­gra­phique et his­to­rique dans la région. « Nous rece­vons plus de sub­ven­tions de la part d’Israël que de la part de l’autorité pales­ti­nienne », pour­suit-il, alors que ses deux fils, assis de part et d’autre, res­tent pour l’ins­tant bien silen­cieux. La Jordanie est éga­le­ment un allié pré­cieux des Samaritains. En 1948, le roi Abdallah les a assu­rés de son sou­tien incon­di­tion­nel. Au détour d’une phrase, le prêtre lâche : « Nous nous sen­tons plus Palestiniens qu’Israéliens. Notre vie est ici, à Naplouse, il est nor­mal que nous soyons plus proches d’eux. Ce sont les amis de nos enfants, leurs parents, nos col­lègues de tra­vail. » Cet atta­che­ment pro­fond à la ville de Naplouse, les Samaritains l’ont démon­tré tout au long de l’Histoire. Sous le joug otto­man, des cen­taines de mil­liers d’entre eux choi­sissent la conver­sion plu­tôt que l’exil. Les Samaritains et bon nombre d’ha­bi­tants de la ville dérivent de sept ou huit grandes familles basées dans la val­lée, dont cer­tains des noms sont bien connus des locaux : Habib, Aken, Sufan, Muslamani, Yaesh. Le der­nier maire de la ville, aujourd’­hui musul­man, est issu de cette der­nière famille. Plus récem­ment, les Samaritains ne sont pas tous res­tés neutres lors de la seconde Intifada. « Deux per­sonnes issues de la com­mu­nau­té sont actuel­le­ment en pri­son. Le pre­mier, Nader Sadaqa, a tué deux sol­dats israé­liens et a été condam­né à une peine de pri­son à vie. Un autre homme, Karim Koren, impli­qué dans un atten­tat à la bombe, a été condam­né à 10 ans de pri­son », explique le plus vieux fils de Khader, Asem, plus au fait que son père sur le sujet.

Survivre, mais à quel prix ?

Ibrahim Sadaqa est la pre­mière per­sonne non sama­ri­taine à s’être conver­tie, en 1921. Une ques­tion de sur­vie, à l’é­poque. « Avant, les conver­sions étaient inter­dites. Même lors des périodes les plus sombres de notre his­toire. » Les chiffres sont élo­quents. En 1917, à la chute de l’Empire otto­man, il ne res­tait plus que 121 per­sonnes, et d’au­cuns annon­çaient la mort à venir de cette com­mu­nau­té minus­cule bal­lot­tée par les vents de l’his­toire. En 1970, ce chiffre est néan­moins remon­té à 317. 785 per­sonnes se disent sama­ri­taines aujourd’­hui. Faute de femmes, et en rai­son des liens étroits qui unissent les familles sama­ri­taines, l’endogamie est telle que des risques de mal­for­ma­tion congé­ni­tale pèsent sur toutes les nou­velles nais­sances. Au milieu du ving­tième siècle, près de 7 % des Samaritains en souf­fraient. Il y a quelques années, les sages de la com­mu­nau­té sama­ri­taine ont réso­lu, faute d’autre choix, de lais­ser des hommes épou­ser des étran­gères, à condi­tion que ces der­nières se conver­tissent. Ces der­nières années, ce sont ain­si onze Ukrainiennes qui ont rejoint la com­mu­nau­té. Des chré­tiennes qui se sont conver­ties pour pou­voir épou­ser un Samaritain. Des musul­manes sont éga­le­ment venues de Turquie. Gardiens d’une foi mil­lé­naire, les dis­ciples de la reli­gion sama­ri­taine uti­lisent des méthodes modernes pour per­mettre à leur com­mu­nau­té de sur­vivre : ren­contres sur la toile, épouses choi­sies par cor­res­pon­dance et tests géné­tiques pré­nup­tiaux font par­tie du quo­ti­dien local. Khader Adel Kohen s’op­pose, quant à lui, à ces pra­tiques : « Je ne veux pas que mes fils épousent des étran­gères . Il vaut mieux prendre, au pire, des adeptes juives conver­ties », explique-t-il sans détour. La déci­sion d’ou­vrir la com­mu­nau­té l’a fra­gi­li­sée, par les dis­sen­sions qui y sont nées.

Négociants sans frontières

« Cette nuit-là, les deux aco­lytes ont com­po­sé jusqu’au petit matin. Nidal et Aboud m’ont vite intrigué. »

La com­mu­nau­té sama­ri­taine a été obli­gée de trou­ver de nou­veaux moyens pour assu­rer son ave­nir. Du fait de leur sta­tut bina­tio­nal unique, cer­tains entre­pre­neurs sama­ri­tains pro­posent un ser­vice de livrai­son sans com­mune mesure aux hommes d’af­faires nabul­si. Beaucoup exportent leurs mar­chan­dises vers les villes israé­liennes. Ils doivent alors pas­ser par les points de contrôle israé­liens, retar­dant par­fois les livrai­sons de manière extrê­me­ment péna­li­sante. « Les conduc­teurs sama­ri­tains aident, car ils peuvent trans­por­ter des mar­chan­dises en Israël en l’es­pace d’une seule jour­née », explique Asem, le fils de Khader Adel Cohen. Les Samaritains pos­sèdent-ils des repré­sen­tants au niveau du Parlement, ou de la muni­ci­pa­li­té ? « Nous pos­sé­dions un siège au Parlement, autre­fois. Un siège réser­vé aux élus sama­ri­tains, s’e­nor­gueillit le prêtre. Mais Mahmoud Abbas, le pré­sident de l’Autorité pales­ti­nienne, a déci­dé que nous n’étions qu’une com­po­sante de la socié­té, comme les autres, et qu’a ce titre, nous ne devions pas jouir d’un pri­vi­lège par­ti­cu­lier. » Malgré leur perte d’in­fluence, les Samaritains voient l’a­ve­nir d’un bon œil. La rai­son en est simple : « Je suis ver­sé dans l’as­tro­lo­gie. Je peux pré­dire le futur, explique le patriarche, dans une pose grave, une main posée sur la Torah. Un don tiré d’Adam. Nous sommes capables de pré­dire exac­te­ment la date du Ramadan pour les cinq-cents pro­chaines années. » Les Samaritains d’au­jourd’­hui ont héri­té de livres d’as­tro­lo­gie mil­lé­naires. Ils pensent tirer cette science de leur ancêtre, le pro­phète Joseph, qui inter­pré­tait les rêves. Mais la plu­part des livres anciens ont été ven­dus en rai­son de la pau­vre­té et se trouvent désor­mais dans des biblio­thèques russes ou amé­ri­caines. Quoi qu’il en soit, le ciel semble s’é­clair­cir dans le loin­tain, pour les Samaritains. Si c’est à cause des nou­velles venues ukrai­niennes, ou pour une autre rai­son, Khader Adel Cohen ne nous le dira pas. Un secret gar­dé par l’é­toile qui veille sur les Samaritains depuis plu­sieurs mil­lé­naires. Des Samaritains qui veillent, aujourd’­hui encore, sur la ville de Naplouse, comme aux tout pre­miers siècles.

Duo Oud : « Notre troisième Intifada sera culturelle »

Nidal et Aboud ont 26 ans. Ils sont amis mais se disent frères, et habitent sur l’un des ver­sants du mont Ebal, à Naplouse, en Cisjordanie. Ensemble, ils forment le groupe de musique Duo Oud, qui asso­cie les sono­ri­tés de leur ins­tru­ment fétiche, le luth, plus connu sous le nom arabe de oud. Ils reprennent de nom­breux clas­siques de la musique arabe et com­posent depuis peu leurs propres mor­ceaux, qu’ils jouent en Palestine et à l’étranger, lorsque l’occasion se pré­sente. Quelques jours après avoir fait la connais­sance de Nidal, dans le centre com­mer­cial flam­bant neuf de la ville, voi­sin direct du vieux souk et qui le dépasse de plu­sieurs têtes, j’ai ren­con­tré son meilleur ami, Aboud, lors­qu’il m’a invi­té chez lui pour un concert pri­vé. De sa mai­son, la vue sur Naplouse, reine déchue de Palestine, est magni­fique. Cette nuit-là, les deux aco­lytes ont com­po­sé jusqu’au petit matin. Nidal et Aboud m’ont vite intri­gué ; ils semblent tou­jours che­villés à leur ins­tru­ment. Lorsqu’ils jouent, plus rien ne paraît comp­ter autour d’eux. « Pourquoi je parais si bou­le­ver­sé quand je joue ? », répète Nidal, après que je l’ai inter­ro­gé sur sa ges­tuelle oud à la main : les yeux clos, com­plè­te­ment absor­bé par sa musique. Il répond après quelques secondes d’ab­sence : « C’est la seule façon pour moi d’interpréter un mor­ceau. Je vais te racon­ter une his­toire. Un jour, j’étais assis à la fenêtre de ma chambre et je met­tais en musique le poème « Mawtini » (« Mon pays »), d’Ibrahim Touqan. En face, juste sous mes yeux, les sol­dats israé­liens sont entrés dans l’hôpital pour le fer­mer. C’était en 2005, une triste jour­née. Ce soir-là, j’é­tais si bou­le­ver­sé que je n’ai pas lâché mon oud de toute la nuit. Cette façon de jouer ne m’a plus jamais quit­té. » Lors d’une pause, le mor­ceau Oummì, de Marcel Khalife, sourde des enceintes du salon. Dans la pièce, tout le monde se met à enton­ner la chan­son. Nidal, retrou­vant son sou­rire, m’explique : « Ici, nous disons sou­vent : à chaque moment de la jour­née son com­po­si­teur. Le matin, c’est l’Égyptienne Umm Kulthum, et le soir le Libanais Marcel Khalifa. »

Quelques heures plus tard, lorsque j’in­ter­roge Aboud sur son par­cours, le soleil du petit matin vient déjà inon­der la ville, en contre­bas. « Nidal et moi avons com­men­cé à jouer à peu près en même temps, il y a neuf ans. » Aboud est venu natu­rel­le­ment au oud, « car c’est l’ins­tru­ment phare du réper­toire pales­ti­nien ». Le jeune homme parle posé­ment. Un flegme qui contraste avec l’éner­gie qu’il dégage l’ins­tru­ment à la main. « Petit, déjà, je ne pou­vais pas me pas­ser de musique. Je dan­sais en per­ma­nence, les mains en l’air, quand une mélo­die pas­sait dans la mai­son. Ça per­met­tait de pas­ser le temps, car la ville était sou­vent sous couvre-feu. » Pour Nidal, les choses se sont pas­sées dif­fé­rem­ment. Son oncle, pour péren­ni­ser le conser­va­toire qu’il venait de lan­cer, avait besoin de jeunes musi­ciens. Nidal devait en faire par­tie. Sa mère lui a donc for­cé la main dans un pre­mier temps, avant que la décou­verte de cet ins­tru­ment « à la sono­ri­té unique » ne l’a­mène à jouer « avec fré­né­sie ». Si des deux côtés, c’est la famille qui a inci­té les deux jeunes gens à apprendre à jouer du oud, elle n’a pas accueilli de la même façon leur volon­té de deve­nir pro­fes­sion­nels. « En Palestine, lorsque l’on veut deve­nir musi­cien ou artiste pro­fes­sion­nel, on fait face à de nom­breuses résis­tances, explique Nidal. On ne ces­sait de me répé­ter qu’ar­tiste, ce n’est pas un métier. Être pro­fes­seur, à la limite. Mais les parents, ici, veulent autre chose pour leurs enfants. Petit à petit, tout de même, les men­ta­li­tés évo­luent. » Les deux jeunes hommes pour­suivent donc leurs études en paral­lèle, en par­tie pour la famille et les on-dit, mais aus­si parce que les cachets sont trop justes, aujourd’­hui en Palestine : « Impossible d’en vivre pour le moment », confirme Aboud. Ce der­nier suit des études de méde­cine, Nidal une filière mar­ke­ting. Quelques jours plus tard, ils pro­posent de m’a­me­ner chez Habib al Deek, leur pro­fes­seur de oud. Celui-ci a joué et joue tou­jours un rôle majeur dans leur his­toire. « Il est comme un oncle pour nous, affirme Nidal. Nous inter­pré­tons beau­coup de mor­ceaux qu’il a com­po­sés. Ses conseils ont beau­coup d’im­por­tance. » L’appartement du pro­fes­seur, figure de Naplouse, direc­teur aca­dé­mique de l’école de musique Edward Saïd, vaut le coup d’œil à lui seul. Baignés dans une lumière tami­sée, les lieux invoquent un ima­gi­naire musi­cal fas­ci­nant. Les ouds se comptent par dizaines, accro­chés aux murs ou ouverts en deux, comme des poires fen­dues, à même le sol. Des dar­bou­kas jalonnent le pas­sage. Une mul­ti­tude d’ins­tru­ments attendent ici une cure de jou­vence dans tous les recoins de la pièce. Habib al Deek me montre des ins­tru­ments qui datent de plus d’un siècle, syriens, turcs, jor­da­niens. Un ate­lier salu­taire. « Le oud néces­site un entre­tien minu­tieux et régu­lier, d’autant plus lorsque l’instrument est ancien », vient rap­pe­ler le pro­fes­seur. À toutes ces contraintes, la vio­lence des hommes vient par­fois s’a­jou­ter. « Un jour, au check-point de Huwara, à la sor­tie de Naplouse, les sol­dats israé­liens nous ont deman­dé de jouer de nos ins­tru­ments. C’était la condi­tion pour pas­ser. Ils riaient. Ils ont pris les deux ouds et les ont bri­sés en deux. Sans don­ner aucune expli­ca­tion », se sou­vient Nidal, au milieu de cette pièce de la seconde chance.

« Les jeunes Nabulsis veulent tra­vailler, voya­ger, faire la fête. Quoi de plus normal ? »

Les deux amis ont un dis­cours très paci­fique, à l’image de nom­breux Nabulsi. Après des années de conflit, la ville entière semble por­ter la souf­france avec panache, phi­lo­so­phie. « Nous disons à qui veut l’en­tendre que notre géné­ra­tion n’est pas celle des armes. Notre arme à nous, c’est le oud, explique Nidal. Convaincre avec notre ins­tru­ment et notre musique, de la même manière que pour cer­tains, ça passe par la danse, le debke. On doit pas­ser à une confron­ta­tion cultu­relle. » « Je ne crois pas que lan­cer des pierres chan­ge­ra quoi que ce soit, pour­suit Aboud. Pour autant, je me sou­viens d’ab­so­lu­ment tout, et le pas­sé ne s’ef­face pas. Le couvre-feu. Les fouilles de nuit. A l’époque de l’occupation de Naplouse, durant la seconde Intifada, il n’y avait pas de futur, pour per­sonne. Tout était fer­mé. Parfois, j’étais ter­ri­fié à la simple idée de me rendre à la salle de bain. Les bâti­ments sau­taient au hasard, les tireurs d’é­lite abat­taient sur la seule foi du doute. » Les deux amis sou­haitent expri­mer au monde leur frus­tra­tion, mais d’une manière qui n’ap­pelle pas le mépris ou la vio­lence. Pour cela, ils jouent de la musique, et ne cessent de voya­ger à l’é­tran­ger, pour se faire les ambas­sa­deurs cultu­rels d’une nation per­pé­tuel­le­ment instable. La situa­tion des musi­ciens s’a­mé­liore len­te­ment, expliquent-ils : « Il y a cinq ans, on se ren­dait à tous les concerts qui étaient orga­ni­sés à Naplouse et Ramallah. Il y avait dix, vingt per­sonnes peut-être, maxi­mum. Aujourd’hui, les salles sont pleines à Ramallah. » Le soir, jus­te­ment, ils se pro­duisent dans un bar bran­ché de la capi­tale éco­no­mique de Cisjordanie. La fête monte en puis­sance, jus­qu’à ce que les buveurs s’empoignent dans un debke géné­ral, impro­vi­sé. Aujourd’hui, les deux jeunes aime­raient bien enre­gis­trer un album, pour don­ner corps à leurs mor­ceaux. « On n’a pas l’argent pour, explique Aboud. Trouver des mécènes, ici, ce n’est pas facile. Alors on attend ». Comme Naplouse n’est pas très tendre avec ses artistes, ils repar­ti­ront, l’été pro­chain, pour une série de dates, en Europe et en Afrique. En espé­rant qu’un jour, les choses se feront plus sim­ple­ment. Quand la Palestine recon­nai­tra que le oud n’appartient pas qu’à son glo­rieux pas­sé, mais aus­si à un ave­nir encore à composer.

Partir ou se relever : une jeunesse nabulsi divisée

L’avenir et la jeu­nesse, j’ai essayé de m’y inté­res­ser, avec dif­fi­cul­té. Quand les avan­cées poli­tiques, éco­no­miques et socié­tales sont si fra­giles, dif­fi­ciles de faire des plans sur la comète. Pour les jeunes, encore mar­qués, de manière directe ou indi­recte, par la seconde Intifada et ses retom­bées, le défi est aus­si grand que pour les aînés. Voire plus grand : il faut dépas­ser le pas­sé dans lequel reste blo­quée une grande par­tie de la popu­la­tion nabul­si. Ali, vingt-quatre ans, étu­diant en langues étran­gères à l’Université An-Najah de Naplouse, la plus impor­tante de toute la Cisjordanie, m’ac­com­pagne voir un match de foot­ball au stade muni­ci­pal de la ville. L’opposition du jour met aux prises Qalqiliya, quar­tier de Jérusalem, à Al-Birah. La ten­sion est pal­pable dans les gra­dins : l’é­quipe qui per­dra le match des­cen­dra en seconde divi­sion. Les sup­por­teurs de deux équipes se jaugent à dis­tance, sépa­rés par le ter­rain et deux cor­dons de poli­ciers. Le public du stade est com­po­sé presque exclu­si­ve­ment de jeunes. À la mi-temps, je l’in­ter­roge sur ses dési­rs et ceux de ses amis. « On veut voya­ger, étu­dier. Revenir à la réa­li­té, qui nous fuit depuis trop long­temps. Je veux décou­vrir d’autres pays, vivre sim­ple­ment. Comme tout le monde. » Ce désir de nor­ma­li­té sort de toutes les bouches, spon­ta­né­ment. Évidemment. Les jeunes Nabulsis veulent tra­vailler, voya­ger, faire la fête. Quoi de plus nor­mal ? Pourtant, il s’a­git là de choses qui, pen­dant de nom­breuses années, leur étaient inac­ces­sibles. À une époque si proche que la peur, les inter­dits, et l’a­bat­te­ment sont encore pro­fon­dé­ment gra­vés dans les esprits. Qui pen­se­rait faire la fête en temps de guerre, quand même le pain manque et que les mères pleurent leurs enfants morts ?

Le « Nouveau Nablus », un ostracisme assumé

Sobhee est de cette jeu­nesse qui sou­haite rat­tra­per le temps per­du avec une avi­di­té sur­pre­nante. Au volant de sa Hyundai – « Tu sais com­bien coûte ma voi­ture ? 40 000 dol­lars », lâche-t-il avec une fier­té enfan­tine –, il m’emmène à proxi­mi­té du mont Gerizim, qui fait face au mont Ebal. Entre les deux ser­pente la ville, nichée tout en lon­gueur dans la val­lée. Il vient d’a­che­ter un ter­rain et une mai­son d’une valeur d’un mil­lion de she­kels (210 000 euros), sur un site appe­lé « New Nablus », le « Nouveau Naplouse », en réfé­rence à sa moder­ni­té, son ostra­cisme assu­mé et la popu­la­tion qui l’ha­bite : des hommes d’af­faires, des méde­cins, des avo­cats. Pour habi­ter ici, une seule condi­tion : avoir de l’argent. Sobhee ne s’en cache pas : « Je me suis ins­tal­lé ici pour vivre avec les bonnes per­sonnes. Toute ma famille va vivre à proxi­mi­té. Ce quar­tier est flam­bant neuf, il est pri­vé et gar­dé par une porte. Ici il n’y a que du beau monde. » Beaucoup de mai­sons sont tou­jours en construc­tion, preuve que la sor­tie du conflit est encore récente. Le quar­tier res­semble d’a­van­tage à une colo­nie israé­lienne, avec ses bâti­ments ultra-sécu­ri­sés et dis­per­sés sur un ter­rain en friche, pour­vu d’une seule route qui ser­pente entre les habi­ta­tions. « Ne t’in­quiète pas, d’i­ci quelques mois, tout aura chan­gé, ici », ajoute-t-il avec le sou­rire. Finies, les années de soli­da­ri­té et de débrouille, quand riches et pauvres n’é­taient pas loin d’être égaux face au mal­heur et à la mort qui fauche au hasard. Les inéga­li­tés n’en finissent plus de se creu­ser, aujourd’­hui, dans un pays qui compte aujourd’­hui des dizaines, peut-être des cen­taines de mil­lion­naires. Au loin, une construc­tion monu­men­tale appa­raît, ins­pi­rée des fas­tueux palais véni­tiens, tout en haut du mont Gerizim. La cou­pole rap­pelle celle de Saint-Pierre de Rome, ou de la mos­quée Al-Aqsa de Jérusalem. C’est la mai­son de Munib al-Masri, un homme d’af­faires richis­sime qui a fait for­tune dans le pétrole et le gaz. Un ami de Yasser Arafat et la pre­mière for­tune de Cisjordanie. « Un voleur d’État, grogne Sobhee. Il ne vit sur place qu’une semaine par an, et encore… » L’argent rend fier, comme il sus­cite la rancœur.

Du business avec la Chine

« Les inéga­li­tés n’en finissent plus de se creu­ser, aujourd’­hui, dans un pays qui compte aujourd’­hui des dizaines, peut-être des cen­taines de millionnaires. »

Sobhee gagne sa vie de mul­tiples façons, comme beau­coup de jeunes Palestiniens. En ce moment, son acti­vi­té prin­ci­pale consiste à impor­ter de Chine et de Turquie des usten­siles de cui­sine pour les revendre dans toute la Cisjordanie, et même à Gaza. « Moi et mon frère gérons un maga­sin dans le vieux centre. En fait, on a deux bou­tiques. On vend des articles de cui­sine et d’intérieur. Une petite sau­teuse revient à cin­quante she­kels, des prix assez bas, acces­sibles à tous. » Malgré son rela­tif suc­cès dans les affaires, com­pa­ra­ti­ve­ment à nombre de ses conci­toyens, il ne peut s’empêcher de pes­ter contre l’ad­mi­nis­tra­tion israé­lienne et les douanes, qui lui imposent de nom­breuses charges. « Un conte­neur moyen coûte envi­ron 4 000 dol­lars. Il faut comp­ter 3 000 dol­lars de taxes en plus pour faire venir la mar­chan­dise d’Israël. Les marges ne sont pas aus­si impor­tantes qu’elles pour­raient l’être », s’emporte-t-il. Le fait qu’il par­vienne à com­mer­cer avec des par­te­naires gazaouis m’é­tonne, dans un contexte de fer­me­ture de la bande aux affaires du monde. Il explique : « Pour faire du com­merce avec Gaza, il est néces­saire d’a­voir un casier vierge, comme le mien. Le prix des mar­chan­dises est très éle­vé sur place, alors c’est vrai­ment inté­res­sant de faire du com­merce là-bas. On fait venir la mar­chan­dise de Chine, en tran­sit. Les prix montent à 40 she­kels, pour un pro­duit ven­du 25 she­kels ici, à Naplouse. »

« Ici, on s’ennuie. Je veux une ville qui vibre », Sobhee, 25 ans

Sa réus­site actuelle, il la doit à son père, homme d’af­faires, à sa ville et à la guerre, qu’il a vécu à dis­tance. Pourtant, il ne sou­haite pas res­ter à Naplouse pour s’y ins­tal­ler. Là encore, le phé­no­mène n’est pas ori­gi­nal et touche la jeu­nesse pales­ti­nienne de manière expo­nen­tielle. Certains, bien sûr, déclarent qu’ils ne peuvent pas par­tir, car per­sonne ne s’oc­cu­pe­ra alors du futur en poin­tillé de leur nation. « Un Palestinien qui s’en va à l’é­tran­ger, c’est une voix de plus qui s’é­teint, c’est un peu plus de pou­voir pour Israël, me décla­rait un jeune homme, tout juste ins­tal­lé dans une mai­son à la péri­phé­rie de la ville. Je pour­rais gagner plus d’argent, faire de meilleures études ailleurs. Mais je choi­sis de res­ter ici. » La plu­part des jeunes rêvent d’Amérique, d’Europe, d’Italie, d’Espagne, de France. De foot­ball, de vête­ments de marque et de musique occi­den­tale. Les cours de langues étran­gères flambent dans le pays. La demande est très impor­tante. Sobhee, lui, a déjà fixé ses objec­tifs : « Je ne veux pas me marier, bien que je sois l’ai­né de la famille. J’ai 25 ans, c’est l’âge. Ce que je veux, c’est aller en Amérique ou en Chine, comme cer­tains de mes amis. Il ne se passe rien ici, je veux vivre dans une ville qui bouge, qui vibre. » Comme beau­coup de jeunes dont les parents ont les moyens, il a déjà voya­gé à de nom­breuses reprises, sur­tout durant la seconde Intifada. Ces allers et retours n’ont fait qu’af­fu­ter son envie de départ. « J’ai déjà voya­gé treize fois en Chine. Je parle un peu la langue. L’obtention de visas est faci­li­tée pour les hommes d’af­faires comme nous. » Amjad, 22 ans, est lui par­ti de Naplouse pour vivre son rêve : faire un tour d’Europe, visi­ter la France, l’Italie et l’Espagne. Surtout, visi­ter le stade mythique de l’é­quipe de Barcelone, le Nou Camp. Il est ren­tré il y a quelques semaines, et n’a qu’une envie, repar­tir. Diplômé en avril de l’Université an-Najah, en anglais, il m’a accom­pa­gné aux élec­tions étu­diantes dans la fou­lée. Un ren­dez-vous majeur, qui des­sine sou­vent le futur poli­tique de la nation toute entière. C’est un baro­mètre très effi­cace pour mesu­rer la tem­pé­ra­ture du pays et res­sen­tir les points de fric­tion en matu­ra­tion. Amjad sou­te­nait un petit par­ti créé pour l’oc­ca­sion, qui ne fera qu’un score minime. À cette occa­sion, le Hamas fait un score inat­ten­du, éle­vé. L’université est dra­pée des cou­leurs jaune et vert, sym­boles des deux par­tis, qui se répondent d’un coin à l’autre de l’u­ni­ver­si­té. Le pays compte près de 60 % de moins de trente ans. Ce sont eux qui com­po­se­ront la Palestine de demain. « Que le Hamas fasse un tel score m’in­quiète, explique-t-il. Je m’at­ten­dais à autre chose, peut-être que je ne connais pas aus­si bien mon pays que je le pen­sais. Le dis­cours du Hamas est res­té très viru­lent, et prône l’ac­tion vio­lente contre Israël jusque sur cer­tains bancs de l’Université. »

Pendant ce temps-là, à Ramallah

Depuis la fin de la seconde Intifada, Ramallah a connu un des­tin plus favo­rable que la petite Damas. Le com­merce y est plus dyna­mique, la fête omni­pré­sente, et c’est là que l’au­to­ri­té pales­ti­nienne a construit ses nou­veaux quar­tiers. Si c’est bien à Nablus qu’est basée l’Université An-Najah, les expa­triés s’a­ban­donnent plus faci­le­ment dans la vie noc­turne de la ville à la mode. C’est très simple à obser­ver : « Les lieux noc­turnes se comptent sur les doigts d’une main à Naplouse, quand il est plu­tôt dif­fi­cile de se mettre d’ac­cord sur le choix d’un bar à Ramallah, tel­le­ment il y en a… », explique Nidal, 23 ans, musi­cien. Sameer, 27 ans, ori­gi­naire de la mon­tagne de feu, tra­vaille dans la finance à Ramallah. Il regrette le Naplouse d’a­vant le conflit. La belle vie, à ses yeux, c’est de para­der au volant de son cou­pé la nuit venue, en pous­sant le son de la musique au maxi­mum. « J’étais jeune, mais on me dit que le Naplouse d’a­vant était comme Ramallah aujourd’­hui. Une ville un peu folle, qui pro­po­sait beau­coup d’ac­ti­vi­tés. Aujourd’hui, c’est une ville qui regarde en arrière. » Malgré sa moder­ni­té et une sor­tie du tun­nel menée avec beau­coup d’in­tel­li­gence, Naplouse n’at­tire plus la jeu­nesse comme avant.

La montagne de feu

Difficile de com­po­ser le por­trait d’une ville quand tant de contra­dic­tions pro­fondes y coha­bitent. Violence et paci­fisme éclai­ré. Oubli et res­sen­ti­ment. Résidences sécu­ri­sées et camps de réfu­giés. Civils pales­ti­niens et à proxi­mi­té, sur la col­line voi­sine, face au mont Gerizim, colons israé­liens. Pourtant, c’est de ce métis­sage à pre­mière vue impos­sible que naît l’in­té­rêt du visi­teur pour cet espace bal­lot­té, qui se cherche un ave­nir à tâtons. Une mosaïque, dont il faut rendre compte, sim­ple­ment. Entre mythe et prag­ma­tisme. À l’i­mage d’une nation pales­ti­nienne inva­ria­ble­ment fra­gile, forte de sa seule iden­ti­té, incom­pres­sible. Et d’une volon­té for­gée dans le fer, et qui par­fois semble fon­due jusque dans les entrailles de la mon­tagne de feu.


Toutes les pho­to­gra­phies sont © Ballast.


REBONDS 

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☰ Lire l’en­tre­tien avec Georges Habache
☰ Lire notre série « Palestine-Israël, voix de femmes », Shimrit Lee, jan­vier 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Frank Barat, « François Hollande a déci­dé de sou­te­nir l’oppresseur », novembre 2014
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