Texte inédit pour le site de Ballast
Murray Bookchin, né en 1921 et décédé en 2006, est aussi peu connu que peu traduit en France. Cette amnésie est d’autant plus surprenante que ses travaux furent précurseurs dans des domaines qui occupent aujourd’hui le premier plan de toute réflexion politique : le lien entre le capitalisme et l’environnement et la démocratie directe décentralisée. Sur ces deux thèmes, Bookchin a ouvert ou prolongé des pistes d’une inaltérable actualité. Pilier de l’écologie sociale et théoricien du municipalisme libertaire, il fut tour à tour communiste et anarchiste avant de tendre à ce double dépassement. Revisiter ce parcours intellectuel dans le siècle, c’est aussi mesurer la force d’inertie de nos sociétés, leur incapacité à prendre en considération l’urgence écologique et le déficit démocratique autrement qu’en y répondant par l’adaptation de la novlangue néolibérale — verdissement de la finance et autre greenwashing d’un réel qui s’obstine pourtant à aller… mal. Mais surtout, Bookchin offre des pistes concrètes pour penser le monde à venir, sans renoncement au politique ni naïveté spontanéiste. Ou comment « résister avec des idées même lorsque les événements inhibent temporairement la capacité à agir1 ». ☰ Par Adeline Baldacchino
Murray Bookchin naît dans le Bronx, dans un milieu pauvre du New York yiddish qui compte alors près d’un million d’émigrés. Ses parents sont des Juifs russes qui avaient fait partie d’un mouvement anarcho-syndicaliste et ont fui après la révolution avortée de 1905. Il grandit dans un milieu fortement imprégné de tradition intellectuelle juive et socialiste. Dans une des rares interviews qu’il a données sur sa jeunesse2, il raconte qu’« il y avait alors un socialisme, depuis longtemps disparu, mais dont je me rappelle parfaitement, un socialisme humaniste
. Je veux dire par là qu’il était possible à des gens de convictions très diverses, anarchistes ou marxistes, utopistes ou intellectuels, de se parler. Il y avait un dialogue, les gens se mêlaient dans les mêmes cercles. Emma Goldman était très liée avec plusieurs marxistes, par exemple avec John Reed ». La mère de Bookchin, qui va très tôt élever seule ses enfants, fait elle-même partie d’un important syndicat radical (Industrial Workers of the World). L’un des premiers souvenirs de Bookchin, c’est une chambre avec un grand samovar. Au mur, un portrait de Tolstoï, et pour berceuse des chants révolutionnaires russes.
« Pour l’heure, il refuse d’être ligoté mais croit pouvoir retrouver sa liberté dans la dissidence trotskiste. »
Un peu oubliée de nos jours, cette communauté juive radicale new-yorkaise est alors l’héritière de la grande tradition du judaïsme libertaire, sur lequel Michaël Löwy, notamment, a beaucoup écrit3. Radicalement athée, Murray Bookchin ne retient cependant de cette tradition que son versant critique et révolutionnaire : « En tant que Juif on était obligé d’apprendre à lire et à écrire : on était comme saisi par l’étude. Chacun, dans ce milieu, était profondément convaincu que le salut est dans le savoir, exactement comme les chrétiens sont sûrs que le salut est dans la foi. Les Juifs non pratiquants ont conservé cette idée, ils sont même allés plus loin… » Il a 15 ans quand la guerre civile éclate en Espagne : il fait partie de cette génération marquée par les « années héroïques » et commence très tôt à s’interroger sur la ligne communiste, alors qu’il était déjà engagé sur une voie apparemment toute tracée, membre des Young Pioneers, sorte de scouts communistes, et vendeur de rue pour le quotidien du Parti. Mais il lit George Orwell : « J’ai lu L’Hommage à la Catalogne, et j’ai été pris d’amour pour les hommes et les femmes qu’il décrit. Je me disais : ils ne peuvent pas avoir tort ! Je voyais les piètres fonctionnaires communistes, et je me disais : ils ne peuvent pas avoir raison ! Tu vois, je te raconte une histoire pleine d’émotions et d’idéal. Bien sûr, on peut ensuite virer à droite. Orwell, lui, ne l’a pas fait, de même que beaucoup d’autres de ma génération. »
En 1939, le Pacte germano-soviétique vient confirmer ses doutes. Il se tourne alors vers ce qui lui apparaît comme la première alternative au stalinisme : le trotskisme. Il décrit bien cette prise de conscience du carcan de plus en plus autoritaire imposé par le parti communiste. Il ne veut toutefois pas renoncer à ses idéaux et la grande conversion existentielle à l’anarchisme ne se produira que dix ans plus tard. Pour l’heure, il refuse d’être ligoté mais croit pouvoir retrouver sa liberté dans la dissidence trotskiste : « En 1930, quand je suis entré très jeune dans le mouvement communiste — j’en faisais en quelque sorte partie depuis toujours, élevé dans cette tradition — je n’ai pas pu supporter le manque de tolérance. Impossible de se sentir à l’aise, de devenir un bon bureaucrate. Devant les ordres donnés, les décrets, les dogmes, j’avais toujours un mouvement de refus. J’avais beau étudier ces dogmes et chercher à les comprendre — c’est la tradition juive, je voulais apprendre — rien n’y faisait, cela ne pouvait être une vérité absolue. On m’appelait alors anarchiste, et on me reprochait une attitude individualiste petite-bourgeoise. Quand enfin j’ai pris mes distances de cette sorte de socialisme par héritage
, j’ai été pris d’un grand scepticisme. Mes parents, eux, avaient foi dans la Révolution russe, non parce qu’ils étaient marxistes, mais les bolcheviks étaient, malgré tout, ce qu’on avait fait de mieux depuis les tsars. C’était une sorte de nationalisme russe. Moi, je voyais des contradictions flagrantes : dans la guerre d’Espagne, les communistes prétextaient une lutte contre le fascisme pour renoncer à leurs convictions révolutionnaires et favoriser la politique étrangère soviétique ; déjà en 1935, la terreur jacobine envahissait le bolchevisme, avec les procès de Zinoviev et de Kamenev et leur exécution, et l’exécution de Nicolas Boukharine en 1938, qui a choqué je crois tout le monde — c’est à son sujet qu’Arthur Koestler a écrit Le Zéro et l’Infini, où Roubachov est censé être Boukharine… Ils édictaient des décrets moyenâgeux, interdisant de parler à un trotskiste, d’en connaître un. Alors, j’ai coupé court, et je suis entré dans le mouvement trotskiste. »
À 18 ans, Bookchin travaille comme ouvrier dans une fonderie et milite donc auprès des trotskistes, dans le Socialist Workers Party. Il découvre la vie de l’usine, l’engagement syndical. Vincent Gerber, dans sa « biographie intellectuelle », souligne à quel point cette période dut représenter la véritable initiation « physique » à la contrainte capitaliste, perçue et subie dans le corps même du jeune homme qui doit « verser le métal en fusion dans les moules » à longueur de journée. Il saura s’en souvenir lorsqu’il critiquera le travail déshumanisant de l’usine, plaçant son espoir dans de nouvelles technologies émancipatrices, capables d’épargner à l’homme le labeur abrutissant et douloureux, pour libérer ses forces créatrices.
« Rappelle-toi : il faut prendre les deux ensemble, l’humanisme et le socialisme. »
Ce n’est qu’après la fin de la guerre, après un service militaire, qu’il rejoint General Motors. Il y entre au moment où les négociations de 1948 viennent mettre un point final à la grande grève générale. C’est pour lui le temps de la désillusion radicale sur une classe ouvrière qui commence à renoncer à vouloir changer le monde, au nom de compensations plus immédiates. Il réalise que l’anarcho-syndicalisme manque de cette radicalité qu’il va chercher du côté des marges de la société, dans les combats pour les droits civiques, ceux des femmes, des artistes et de manière générale des plus faibles. Il ne croit déjà plus à la figure du « prolétaire » et défend la notion de « citoyen » — membre de la Cité, avec une connotation politique forte liée à l’engagement de base, quotidien. Il ne peut plus croire au régime soviétique, même trotskiste : « Mais au moment du siège de Varsovie, quand l’Armée rouge s’est arrêtée et a permis aux Allemands de massacrer la résistance polonaise, je me suis dit : ça, ce n’est pas un régime socialiste, c’est contre-révolutionnaire. Rupture, alors, de tous les liens d’ordre affectif que je conservais peut-être encore avec le marxisme. Le coup de grâce, ça a été la décadence du mouvement ouvrier. En 1948, j’ai perdu l’espoir dans ce mouvement, quand nous sommes retournés au boulot après la grande grève des ouvriers de l’automobile. C’était une grève tout à fait libertaire, et pourtant, on est revenu à un syndicat fortement centralisé, on a repris de toutes les douceurs, avantages sociaux, sécurité de l’emploi, exactement comme en Suède, et les ouvriers ont totalement perdu leur conscience de classe. » Dans les années 1950, Bookchin reprend des études, rompt avec le trotskisme… et s’oriente définitivement vers l’anarchisme. « Rappelle-toi : il faut prendre les deux ensemble, l’humanisme et le socialisme. Si on les sépare, si on dit que c’est une vue de l’esprit, tout devient obscur et je ne serais pas anarchiste. Le vieil humanisme judéo-socialiste que j’ai tété avec le lait de ma mère m’a prédisposé à la mentalité libertaire, et le reste a suivi logiquement. »
Le versant écologique : technophilie, rejet de la hiérarchie et société d’abondance
En 1952, Bookchin publie un article dénonçant l’utilisation des pesticides et leurs effets sur l’alimentation et la santé humaine. Dès le départ, cette préoccupation écologique est directement associée à une visée politique : pour lui, la maxime de « croissance à tout prix » du capitalisme entraîne nécessairement un « cancer de la biosphère » et la ruine écologique. Ce lien étroit entre système de production capitaliste et destruction écologique est très précisément celui qu’établit tout récemment Naomi Klein dans son ouvrage Tout peut changer — Capitalisme et changement climatique. Le nom de Bookchin n’apparaît pas une fois dans le livre… À partir de là, toute son œuvre (de Our synthetic environment en 1962 jusqu’au dernier texte Social ecology and communalism, paru en 2007) va démontrer le lien entre les déséquilibres sociaux, économiques et naturels infligés par la société occidentale moderne à un homme de plus en plus malade d’être coupé de la nature. La standardisation et l’homogénéisation des monocultures trouvent leur pendant dans la standardisation et la domestication des modes de vie de la société de consommation. La critique anthropologique de fond vient à l’appui de la critique sociale et écologique : cette déshumanisation du rapport au cosmos induit un sentiment d’impuissance toujours plus grand, qui à son tour infantilise le citoyen et l’écarte du pouvoir politique. Le seul moyen d’y remédier sera la « conscientisation » qui passe par l’éducation et la valorisation de tous les potentiels : « Un mode de vie complet pour un être humain présuppose un accès illimité à la campagne autant qu’à la ville, à la terre autant qu’aux chaussées pavées, à la flore et à la faune autant qu’aux bibliothèques et aux théâtres4. »
Boockchin s’engage donc toujours plus dans la voie de l’éducation populaire. Après quelques années au sein du Congress of Racial Equality, mouvement pour les droits civiques, il cofonde la Fédération new-yorkaise des anarchistes, tout en enseignant dans des universités « alternatives ». Il commence alors à s’intéresser aux villes et à l’urbanisme (Crisis in our cities paraît en 1965), aux énergies renouvelables et à la question clef du pouvoir décentralisé, exercé dans des communautés à échelle humaine. Critique du gigantisme, plaidoyer pour l’approche locale, cette approche n’est pas pour autant technophobe. Elle coïncide en fait avec l’apparition dans l’un de ses articles du concept d’écologie sociale (qu’il emprunte à un livre de 1954 de Erwin A. Gutkind). « Ce qui définit littéralement l’écologie sociale comme sociale, c’est la reconnaissance du fait souvent laissé-pour-compte que presque tous nos problèmes écologiques du moment proviennent de problèmes sociaux profondément établis5. » Dès lors, le programme est clair : il s’agit de remettre en question en profondeur le mode de fonctionnement de sociétés fondées sur les notions de hiérarchie, de domination et d’exploitation, pour réinventer des rapports coopératifs, horizontaux et solidaires. La technologie peut aussi bien être mise au service de cette libération que d’un asservissement supplémentaire — au citoyen de le vouloir, puis de l’imposer. Dans les années 1960, Bookchin est plutôt optimiste à cet égard : en libérant du temps, les machines devraient permettre à l’homme de se concentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le développement de ses potentialités créatives, politiques, intellectuelles. Alors, la société écologique pourrait à terme supprimer le travail, foncièrement aliénant comme il le sait depuis ses années d’usine, et les rapports de compétition afférents. C’est mettre l’ordinateur au service d’une révolution humaniste… Mais Bookchin le sait, le progrès technique n’est pas pour autant libérateur par essence : « Sans une conscience libertaire qui articule la logique de ce nouveau cadre technique, on pourrait bien assister à l’intégration de cette technologie du peuple par une société gestionnaire et technocratique6. »
« Comment inventer un système politique susceptible de mener vers cette société foncièrement rationnelle, égalitaire, gratuite, non-consumériste, non-technocratique ? »
Parallèlement, Bookchin travaille sur la notion de société de « l’après-rareté » (post-scarcity), dans laquelle l’accent ne porterait plus sur le manque — puisque le monde moderne pourrait largement subvenir aux besoins fondamentaux des humains (ce que toutes les recherches en agriculture biologique prouvent au demeurant…), mais sur la répartition de l’excédent : la profusion de ressources matérielles et le temps libre dégagé par la cybernétisation de l’industrie créeront l’occasion inespérée de refonder la société sur des bases humanistes. Bookchin croit à l’utopie réalisable, cet apparent oxymore. Ne faut-il pas commencer par vouloir un autre monde, pour se donner ensuite les moyens de l’atteindre ? Il est persuadé qu’il faut désormais s’attacher aux conditions d’émergence politique d’un mouvement citoyen capable de tirer le meilleur parti de la modernité, sans s’enferrer dans un mythe de la croissance à tout prix et du « ruissellement » des plus riches vers les plus pauvres. Sans, non plus, s’en remettre aux vieilles lunes idéologiques qui paralysent l’action réelle au nom de concepts obsolètes ou inopérants. En 1969, il rédige un pamphlet provocateur intitulé Écoute, camarade (Listen, Maxist !) qui déconstruit le mythe léniniste et bolchevik, raille violemment la voie du communisme autoritaire et rejette définitivement le marxisme lui-même : « Continuer à ergoter sur l’économie planifiée et l’État socialiste — notions nées à un stade antérieur du capitalisme et à un stade inférieur du développement technologique — relève du crétinisme sectaire7. » Dès lors, comment inventer un système politique susceptible de mener vers cette société foncièrement rationnelle, égalitaire, gratuite, non-consumériste, non-technocratique ? Ce sera tout l’enjeu de sa réflexion sur les institutions de la démocratie directe…
À partir des années 1970, Bookchin s’installe dans le Vermont où il continue d’enseigner tout en développant des projets personnels. Il s’implique dans la création d’un café-restaurant autogéré, s’investit dans le mouvement anti-nucléaire et surtout fonde l’Institut pour l’écologie sociale, qui devient un centre de recherche et d’expérimentation, lieu phare du radicalisme écologique des années 1980. Conceptuellement, Bookchin explore plusieurs voies. Il est d’abord très critique d’un « environnementalisme » qui prend de l’ampleur avec la catastrophe de Tchernobyl ou la mobilisation contre le trou de la couche d’ozone etc. : c’est le nom qu’il donne aux mouvements « verts », inscrits dans le paradigme capitaliste sans faire le lien avec la question sociale et celle du rapport à la nature. Pour lui, l’écologie radicale ne peut se réduire à la négociation de compromis temporaires avec l’industrie, au risque de se dévoyer à nouveau dans la négociation qui tourne à la compromission, puis à la participation directe au système qu’on voulait au départ remettre en cause. Il continue de son côté à plaider clairement pour une « économie morale » qui se détacherait à terme de l’économie de marché, avec un modèle de gestion collective des ressources et de redistribution fondé sur la décentralisation.
Il ne sera pas pour autant proche des mouvements dits d’écologie profonde (deep ecology), mis en exergue à la même époque par le philosophe norvégien Arne Næss. Cette écologie est certes radicale, mais présente selon lui un risque de dérive mystique et d’irrationalisme. Il a une conscience claire du péril engendré par la focalisation sur un biocentrisme qui met toutes les espèces sur un pied d’égalité absolu, quitte à prôner, pour sauver la nature, une décroissance démographique aux contours flous (eugénisme ? famines bienvenues ?8). « Cela devient très troublant pour moi, bien sûr, quand une telle vue naturaliste et écologique se voit polluée par le malthusianisme, la xénophobie, la misanthropie et des dénonciations générales des êtres humains9. » Il récuse la tendance anti-humaniste de ce courant et ne considère pas que la croissance démographique est d’abord un problème biologique : ce n’est pas en supprimant la moitié des habitants de la Terre qu’on la sauvera, d’autant qu’une minorité suffit en pratique à gaspiller l’essentiel de ses ressources. Il n’éprouve en outre aucune tendresse pour les tendances New Age et ce qu’il nomme le « lifestyle anarchism », un anarchisme du style de vie, fait d’attitude et de faux-semblants plus que de conviction, fondé sur un mode de vie marginal ou individualiste mais oublieux des enjeux collectifs.
Le versant anarchiste : l’invention du municipalisme libertaire
C’est donc sur la question politique de la réappropriation du pouvoir par le citoyen qu’il en vient à se concentrer. Son modèle sera celui de la Commune. Il a longtemps réfléchi, nous dit Janet Biehl dans l’entretien qu’elle nous a accordé (à paraître demain), aux échecs des grandes révolutions, confisquées par des tyrans finalement aussi terribles que ceux que le peuple avait prétendu renverser. Le parallèle qu’il établit entre la confiscation jacobine du pouvoir pendant la Révolution française (après la destruction des Girondins décentralisateurs) et la confiscation bolchevik du pouvoir par Lénine (après l’annihilation des groupes anarchistes) le conduit à s’interroger sur le moyen de neutraliser préventivement les futurs autocrates. Cette réflexion ne l’amène pas pour autant à renoncer au radicalisme révolutionnaire. Mais elle l’incite à envisager un rôle beaucoup plus important pour l’organisation préventive, en réseau, d’une base populaire susceptible de toujours demander des comptes et de ne jamais remettre le pouvoir entre des mains solitaires. Il réfléchit de ce fait au temps long des révolutions structurelles — un temps à l’échelle séculaire plutôt qu’à celle d’une génération.
« L’idée fondamentale de Bookchin, d’une évidente actualité, c’est la fin de la professionnalisation d’un pouvoir politique décrédibilisé. »
Concrètement, le remplacement progressif de la société hiérarchique passerait par la prise de pouvoir communale et par l’extension progressive d’un nouveau paradigme à l’échelle confédérale. Bookchin est définitivement sorti de la vision d’une société divisée en « classes » : il sait que la révolution ne sortira pas de l’usine (« l’usine ne fut jamais le domaine de la liberté, mais fut toujours celui de la survie, de cette « nécessité » qui rendait impuissant et desséchait l’univers humain qui l’entourait10 ») ; pas plus des couches agraires traditionnelles, en décomposition. La disparition du citoyen, dissolu « en tant qu’être perdu dans une société de masse », a laissé toute la place à une bureaucratie effrénée qui contribue en retour à l’atomisation des liens sociaux. C’est de la ville, mais de la ville à taille humaine conçue comme Cité, que peut venir le salut : « dans un sens très radical nous devons nous ressourcer aux racines du mot politique dans polis […] pour retrouver ce qui fut à la source de l’idéal de la Commune et des assemblées populaires de l’ère révolutionnaire11. » La politique ne peut être que civique, au sens fort, donc aussi éthique — en tant qu’elle occupe le champ des relations humaines, sur le mode de la rationalité et de la coopération.
L’idée fondamentale de Bookchin, d’une évidente actualité, c’est la fin de la professionnalisation d’un pouvoir politique décrédibilisé, au service de ses intérêts propres et déconnectés de ceux des citoyens. Cette démocratie (qui doit le rester — jamais Bookchin n’incline vers la figure du dictateur bienveillant ou du Petit père des peuples) est libertaire. C’est dire qu’elle ne peut être représentative : le pouvoir ne se délègue pas, sauf dans un périmètre très précis, sous condition de révocabilité, avec un mandat impératif. Voter, puis attendre que s’exécutent des décisions prises par d’autres dans des cénacles imperméables au commun des mortels, c’est déjà s’exclure de la politique comme administration du réel. Au mieux, donc, le pouvoir se prête, toujours prêt à se reprendre. Concrètement, il propose un modèle de communes libres, « mouvement moléculaire fortement enraciné dans chaque communauté et dans chaque quartier », qui disposerait directement du pouvoir de décision sur les affaires courantes, sur le principe de la démocratie directe (tout citoyen pouvant intervenir dans le débat). L’assise locale de la commune est complétée par une confédération de commune, fédération libre auprès de laquelle sont… élus des délégués révocables (donc sur la base d’un mandat impératif et non avec « carte blanche » pour agir ou ne pas agir). Ces délégués doivent rendre des comptes et ne le restent que pour une durée limitée. Ils ne deviennent pas des politiciens de carrière, ni les représentants d’une indéfinissable volonté populaire en fait confisquée par ceux qui l’escamotent. Les délégués ne sont pas députés, ils se font porte-paroles provisoires d’une assemblée qui les précède et qui leur survivra.
Favorable à la règle de majorité, Bookchin s’en explique en montrant comment le principe du consensus souvent prôné par les anarchistes peut conduire en pratique à des manipulations tyranniques et à écarter toute possibilité de dissidence. Le désaccord est partie fondamentale du champ politique. Prétendre l’éliminer, c’est à la fois ignorer les évidences anthropologiques et verser à courte échéance dans le fossé totalitaire. Il prône donc le maintien d’un principe majoritaire dans le cadre d’une démocratie directe (assemblées locales des communes) superposée à un système confédéral (conseils des délégués des communes). Il est entendu qu’un tel système fonctionne sur la base du volontariat et du débat ouvert. En ce sens, et la boucle se referme, il est indispensable que la technologie permette de libérer du temps pour les activités civiques. L’éducation au débat, et la capacité à y participer, la païdeia et la maïeutique grecques, sont des conditions fondamentales pour le bon fonctionnement de ces unités et de la Commune des communes qui serait amenée à gérer les problèmes intercommunaux.
« Cette confédération communale, Commune des communes fonctionnant en réseau et sans chef unique, a bien pour vocation de remplacer les États-nations. »
Le municipalisme libertaire est ainsi défini comme « la dernière chance pour un socialisme orienté vers des institutions populaires décentralisées ». Cette nouvelle politique civique, conçue comme un « contre-pouvoir capable de placer en contrepoint à l’État centralisé des assemblées et des institutions confédérales », réactualise des « traditions vécues » (la démocratie athénienne, les réunions municipales de la Nouvelle-Angleterre, les assemblées de section de 1793) pour réinventer une politique participative : celle-ci réhabilite la notion de Cité contre celle d’État (sans pour autant s’abstraire de toute forme d’organisation — on la ramène simplement à échelle humaine) ; revalorise la notion de « peuple » en tant qu’il est à la fois le destinataire et le responsable de l’intérêt général ; enfin s’appuie sur une intelligentsia radicale qui ne peut pas être « cet assortiment d’intellectuels rachitiques qui peuplent les universités et instituts de la société occidentale », mais plutôt une « strate de penseurs qui animent une vie publique essentielle par leur recherche de la communication avec leur environnement social » (des gens comme Périclès dans l’Antiquité ou Diderot pour les Lumières). Sans eux, « les anarchistes seront face au danger très réel de voir leurs idées se transformer en dogmes et de devenir eux-mêmes des succédanés hautains d’un mouvement mort12 ».
À terme, cette confédération communale, Commune des communes fonctionnant en réseau et sans chef unique, a bien pour vocation de remplacer les États-nations et de se doter d’une constitution et de règles « qui soient aussi démocratiques, aussi rationnelles, aussi flexibles, et aussi créatrices que possible. Rejeter une telle constitution […] serait retomber encore une fois dans les jugements arbitraires, fondés sur la croyance mystique en une nature humaine invariable qui est magiquement bienveillante13 ». Sans complot ni violence, sans renversement sanglant ni purge, par récupération progressive des prérogatives étatiques et reprise en main des pouvoirs centralisés, l’on force à l’abdication le pouvoir existant, l’armée déserte et l’on invente un nouveau monde… Certes, la question pratique de la « transition » reste ouverte. Elle pourrait être moins idyllique qu’il n’y paraît. Murray Bookchin croyait aux milices populaires et défendait le port d’arme individuel… Janet Biehl infléchira sa pensée dans un sens plus clairement non-violent, pariant sur une transformation progressive de la société sous l’égide d’un État conçu comme allié, fixant le cadre ordonné dans lequel ces associations libertaires peuvent prospérer sans pour autant ouvrir la porte à des dérives locales de nature tyrannique.
Murray Bookchin aujourd’hui — ou demain ?
« Désormais, il ne se dira plus anarchiste mais communaliste, tenant foncièrement à cette distinction. »
On le voit bien, Bookchin nous parle du présent. L’urgence écologique et l’urgence politique se font écho, sans que l’on envisage encore pleinement et consciemment la nature profondément contestataire de leur convergence. Car la remise en cause du modèle de société est aussi une remise en cause des mécanismes même d’appropriation du pouvoir. De plus en plus controversé à mesure qu’il affirme certains principes (le respect de la règle de majorité, la participation aux élections locales), son cheminement intellectuel et la multiplication des controverses qu’il engendre l’amènent à rompre en 1999 avec le milieu anarchiste, qu’il juge incapable de se projeter dans la construction d’un projet positif, trop divisé en chapelles à courte vue. Désormais, il ne se dira plus anarchiste mais communaliste, tenant foncièrement à cette distinction : elle ouvrait sur une sorte de « ligne de crête » entre le socialisme autoritaire qu’il avait, très jeune, rejeté et le socialisme libéral qu’il n’a jamais rejoint. Cette reformulation d’un socialisme qui demeure clairement libertaire avait le mérite de se concentrer sur les formes institutionnelles que pourrait prendre la vie politique, plutôt que de s’en tenir aux grands thèmes classiques de l’association ou de la mutualisation prônés par Proudhon et les socialistes utopiques. Murray Bookchin, quoi qu’il en dise à la fin de sa vie, déçu de n’avoir pas toujours été suivi par ceux qu’il ne reconnaissait plus, est pourtant bien resté anarchiste, dans une configuration communaliste, au sens où il récuse toute subordination arbitraire à une quelconque autorité. Il recherche donc, comme l’ont toujours fait les anarchistes conséquents, cette quadrature du cercle qui garantirait ensemble l’organisation et la liberté, la sécurité et la justice, le respect et la jouissance. Dans la constellation anarchiste du vingtième siècle, sa proposition est sans aucun doute l’une des plus fécondes. Elle n’est pas sans défauts, mais elle réconcilie comme peu d’autres avec « l’imagination créatrice » du politique que défendait aussi Cornelius Castoriadis (quelles qu’aient pu être les réserves de Bookchin lui-même à l’égard du créateur de Socialisme ou Barbarie).
Restent que des questions à la fois pratiques et de nature presque anthropologique se posent, et nous renvoient toutes au risque d’irénisme — une vision un peu naïve de l’Histoire, oublieuse de la violence réelle des rapports de pouvoir. L’écologie sociale et radicale a certes le mérite d’oser remettre le temps long au centre de la réflexion politique — elle ne préconise pas la révolution armée des grands soirs, pariant plutôt sur la diffusion irrésistible de l’humanisme et de l’éducation. Sauf que… cette « transition » s’annonce-t-elle à l’horizon du réel ? Peu de signes vont dans le sens de l’humanisme pédagogiste et éclairé que prônait Bookchin. Or, comme se le demande avec justesse Vincent Gerber, avons-nous vraiment encore le temps du temps long ?… Entre l’engagement individuel à court-terme et la phase de communalisation/municipalisation des biens et du pouvoir à long-terme, se joue le moyen-terme de l’Histoire qui court sous nos yeux. Sans accélération, point de salut. Mais une accélération trop forte risque toujours de provoquer de drôles d’accidents : révolutions manquées, confisquées, dévoyées… Il est certain aussi que Bookchin n’eut pas le temps d’explorer jusqu’au bout les enjeux théoriques et pratiques de sa proposition, ni d’établir des ponts avec une tradition libertaire française que l’on pourrait faire remonter à La Boétie (« Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libre. »), alors qu’il était surtout familier des grands textes classiques du marxisme et féru d’histoire révolutionnaire.
Surtout, la question des modalités pratiques d’organisation et de redistribution des ressources de cette société d’entraide — pensée bien avant lui par Kropotkine, visant un abandon de l’échange marchand, pose là encore des difficultés redoutables. Que signifie la relocalisation des échanges coopératifs dans un monde qui a pris l’habitude de considérer que tout circulait et s’échangeait, sans limites, à des milliers de kilomètres ? Comment s’opérerait exactement la municipalisation des services publics et comment conçoit-on la propriété en mode coopératif ? Sans le « signal-prix » des échanges marchands, comment garantir le fonctionnement quotidien d’un système économique ? Les recherches sur le post-capitalisme n’en sont qu’à leurs balbutiements… Les nouvelles technologies notamment, désormais alliées objectives du système capitaliste marchand qui les a inventées, ne se conçoivent plus sans start-up américaines, usines chinoises et consommateurs africains… L’utopie technophile de Bookchin, si elle n’a pas complètement fait long feu (les Anonymous ou des affaires comme celles de Snowden démontrant bien qu’il subsiste quelques interstices de liberté), reste à réinventer.
« Il considérait qu’une association de solitudes solidaires pouvait faire puissance. Il a maintenu une visée libertaire et défendu sa compatibilité avec un principe de lucidité organisationnelle. »
D’autre part, et c’est la question finale que posait Bookchin lui-même, l’homme est-il assez intelligent pour construire la société rationnelle qui lui permettrait d’atteindre un « optimum » de justice et d’égalité ? L’éternelle question éthologique demeure : l’avidité n’est-elle pas un moteur plus puissant même que le désir d’entraide ? Où se situent, quelque part entre nature et culture, indissociablement mêlés, le point d’équilibre et le point de rupture entre ces tendances contradictoires de l’humanité ? Comment les nouveaux « chefs », dont Bookchin sait bien qu’ils devront « organiser » cette révolution d’un nouveau genre, échapperont-ils à la malédiction du pouvoir qui corrompt et de la hiérarchie même implicite ? Boockchin ne pouvait résoudre à lui seul ces durables énigmes. Le réel, comme toujours, s’en occupera sans doute. Il faudrait aller voir du côté du Rojava, dans le Kurdistan syrien, comme l’a récemment fait Janet Biehl, ce que peut devenir une société qui se construit consciemment et explicitement sur un modèle politique tiré des travaux de Bookchin. Il faudrait avoir une vision très claire des parallèles à faire entre l’expérience zapatiste au Chiapas et cette tentative kurde. Il faudrait dresser le bilan des expériences de démocratie directe comme celle de Porto Alegre, des tentatives autogestionnaires espagnoles et québécoises. La théorie n’a sans doute pas fini de s’adapter au réel, et il faut espérer que celui-ci puisse s’en inspirer sans dogmatisme ni rigidité.
Mais quoi qu’il en soit de cette route encore bien longue, Murray Bookchin a su désigner en des termes clairs, volontaristes sans être ingénus, tragiques sans être désespérés, une voie praticable, une alternative positive là où l’on entend trop souvent résonner les complaintes ou les lamentations. Il a voulu transmuter la colère en principe d’action. Il a récusé l’amertume et fabriqué une cabane conceptuelle dans laquelle peuvent venir s’installer, pour l’agrandir à mesure qu’ils la rendent habitable, les rêveurs persistant à croire que le réel s’invente à contre-courant des habitudes acquises. Il considérait qu’une association de solitudes solidaires pouvait faire puissance. Il a maintenu une visée libertaire et défendu sa compatibilité avec un principe de lucidité organisationnelle. « Devant cette confluence de la crise sociale et de la crise économique, nous ne pouvons plus nous permettre de manquer d’imagination ; nous ne pouvons plus nous permettre de négliger la pensée utopique14. » En ces temps de renoncement au politique et de cynisme libertarien, c’est déjà bien assez que de croire à l’invention du possible.
Illustration de bannière : Robert Motherwell
- Murray Bookchin, Pour un municipalisme libertaire, Atelier de création libertaire, 2003 (1984).[↩]
- http://www.ecologiesociale.ch/index.php/textes?id=22 (entretien avec Peter Einarsson, pour toutes les citations de cette partie).[↩]
- Michaël Löwy, Rédemption et Utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, 1988 ; voir aussi aux Éditions de l’éclat le recueil Juifs et anarchistes paru en 2008 sous la direction d’Amedeo Bertolo. Culture juive hétérodoxe et romantique qui a marqué des figures aussi diverses que celles de Walter Benjamin, Ernst Bloch, Martin Buber, Gustav Landauer, Franz Rosenzweig, Manès Sperber, Gershom Sholem, Emma Goldman ou encore Franz Kafka, Bernard Lazare et Georg Lukács.[↩]
- Murray Bookchin, Our synthetic Envronment, cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 42.[↩]
- Murray Bookchin, « What is Social Ecology », cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 54.[↩]
- Murray Bookchin, « Self-Management and New technology », cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 63.[↩]
- Larges extraits traduits de « Listen Marxist ! » (1969), publié dans Anarchisme et Non Violence, n° 30, juillet-sept. 1972. http://anarchismenonviolence2.org/IMG/article_PDF/article_141.pdf[↩]
- D’où la critique très violente de Bookchin pour qui les propos des activités de « Earth First » qui suggéraient de laisser les enfants mourir de faim en Ethiopie ou écrivaient que « si l’épidémie de Sida n’existait pas, les environnementalistes radicaux devraient en inventer une ! » (cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 103).[↩]
- Murray Bookchin « Yes ! Wither Earth First ? », cité par V. Gerber, Murray Bookchin et l’écologie sociale, p. 114.[↩]
- Murray Bookchin, Pour un municipalisme libertaire, Atelier de création libertaire, traduction 2003 (texte 1984).[↩]
- Ibid.[↩]
- Ibid.[↩]
- http://kropot.free.fr/Bookchin-Biehl.htm[↩]
- Traduction aux Atelier de création libertaire (Qu’est-ce que l’écologie sociale ?) du premier chapitre de The Ecology of freedom : the emergence and dissolution of hierarchy , 1982.[↩]