Entretien inédit pour le site de Ballast
« Un démineur qu’on a pris pour un poseur de bombes », c’est ainsi que se présente l’homme que nous retrouvons dans un bar PMU d’Évreux. Le rappeur, que nous écoutons depuis son premier album — paru en 2004 —, est actuellement en tournée à bord d’un semi-remorque de 38 tonnes qui sillonne la France populaire : les concerts ont lieu à l’intérieur du véhicule. Une manière, pour Médine, de « ramener le rap à ses origines : la rue ». L’artiste, c’est bien peu de le dire, charrie les controverses et les polémiques à chaque chemin qu’il foule : Alain Finkielkraut l’accuse de faire l’apologie d’Oussama Ben Laden, Marianne assure qu’il s’adonne au « marketing du djihadisme », Caroline Fourest le tient pour « ultra-réac et intégriste » et Causeur certifie qu’il veut instaurer la charia… Le Havrais « mi-beur mi-blanc » jure quant à lui œuvrer au bien commun ; entretien fleuve, cartes sur table.
Vous dites souvent que vous êtes dans une démarche « d’étudiant ». Qu’entendez-vous par là ?
J’ai la chance d’avoir un métier qui me permet de voyager, de sortir de mon cocon traditionnel et de voir beaucoup de gens différents. Je me force à être une éponge. J’essaie d’absorber tout ce qui pourrait me nourrir intellectuellement, spirituellement et socialement. Des rencontres m’ont rendu avide de connaissances et, surtout, de partage. Être étudiant, c’est s’imprégner puis partager. C’est comme ça que je l’entends.
« L’éducation populaire », que vous mettez en avant, implique la transmission, mais aussi une forme de va-et-vient entre celui qui sait et celui qui apprend, non ?
Des gens ont partagé avec moi leurs idées, leurs références et leurs expériences. Certains avec un bagage scolaire et d’autres avec celui de la vie. Le partage, c’est une valeur très importante à mes yeux : une fois qu’on a reçu ce savoir — qui peut d’ailleurs être pompeux, dangereux, radical —, il faut le transmettre avec un regard qui permette de saisir le contexte dans lequel on vit. C’est ce que j’appelle l’edutainment [contraction d’éducation et d’entertainment, ndlr] : devenir un filtre, c’est-à-dire se saisir de tous ces mouvements, ces idéologies et ces courants qui traversent l’époque, puis les transformer de façon ludique, voire divertissante. Utiliser le rap comme appareil pour véhiculer des messages qui me semblent pertinents. Prenez la torréfaction du café. On conserve l’arôme, on garde le meilleur, on ne garde que ce qui peut être utile aux autres — et on se débarrasse de tout ce qui pollue, c’est-à-dire pollue le débat.
Les paroles de votre morceau « 17 octobre », sorti en 2006 et qui abordait la guerre d’Algérie, avaient été publiées dans un manuel scolaire. Vous vous en étiez félicité. Pourtant, dans votre dernier album, vous lancez : « Heureusement que j’ai connu l’Histoire avant de connaître Fernand Nathan. » Quel est votre rapport à l’écriture de l’Histoire ?
« Je voyais la violence urbaine autour de moi ; je voyais l’individualisme et le capitalisme s’enfoncer dans les têtes ; je voyais la réussite exclusivement matérielle érigée en modèle. »
La phrase que vous citez est clairement en réaction. Cela permet de mettre le doigt sur des situations d’urgence qu’on ne voit pas forcément. C’est une réaction à un contexte et un climat. Heureusement que mes parents m’ont apporté certaines valeurs, heureusement que certains de mes professeurs ont eu à cœur, par vocation, de nous apprendre l’Histoire autrement que par les pages de nos manuels. Le fait que j’ai pu être plébiscité par un manuel n’y change rien. Je me méfie des médailles car elles peuvent pendre le cou. L’Éducation nationale, je le vois d’autant plus avec le recul, était très plate. Mes parents, mes oncles et mes cousins m’ont toujours poussé à aller plus loin, à lire par moi-même. Je viens d’un milieu où lire n’est pas automatique — malheureusement. Lire, c’est un effort. Enfant, je ne lisais que les histoires du Petit Nicolas. (Un homme hurle sur l’écran de télévision afin d’encourager le cheval sur lequel il a sans doute parié. Médine rit.) C’est devenu une sorte de méthode, pour moi. Une aptitude. C’est comme ça que j’ai pu réaliser qu’il existait un savoir possible en dehors de l’école — et, forcément, tu en viens à le comparer, à mettre en parallèle les différents circuits de connaissances. Mais je ne peux pas dire, non plus, que la structure traditionnelle ne m’a pas été utile ; prenez les dissertations : elles m’ont aidé dans mes recherches alternatives ! Il existe aussi cette complémentarité. Mais l’école ne parvient pas à intéresser. Beaucoup d’entre nous auraient pu aller plus loin, et se qualifier davantage, si l’enseignement avait été moins linéaire, plus interactif. Avec le rap, c’est ce qu’on essaie de faire : amener à l’éducation populaire par ce qui intéresse les gens, les jeunes. Le rap ou le sport, qu’on développe aussi au Havre. Je reçois régulièrement des courriers et des témoignages : des gens me disent qu’ils ont poursuivi leurs études car ils ont trouvé dans mes morceaux des valeurs qui les conduisaient à aller plus loin. Ils m’expliquent s’être renseignés sur telle ou telle référence présente dans mes textes et me remercient pour l’impact que ces mots ont pu avoir. C’est une victoire, pour moi. Mais ça ne suffit pas. Je veux structurer ça. Créer une sorte d’académie des cultures urbaines, une académie de sport — ce que nous faisons déjà avec la Don’t Panik Team. Ma voie politique est là.
Tariq Ramadan a joué un rôle positif dans la poursuite de vos études, n’est-ce pas ?
Oui. Et Hassan Iquioussen également. J’avais 15 ans, j’étais un adolescent en rupture, comme des milliers d’autres. Rupture avec la famille, l’école, la société. J’étais dans une situation précaire ; je voyais la violence urbaine autour de moi ; je voyais l’individualisme et le capitalisme s’enfoncer dans les têtes ; je voyais la réussite exclusivement matérielle érigée en modèle ; je voyais les gars du quartier se livrer à des trafics parallèles juteux… Et là, tu peux basculer. À n’importe quel moment. La spiritualité a été une soupape. La mosquée de mon quartier — et je pèse mes mots en vous disant ça — l’a été aussi. Elle avait un discours… éclairé. Certains diraient « modéré » ! Mais je me refuse d’employer le jargon qu’on souhaite nous imposer.
C’était un parcours individuel, à ce moment ?
J’étais avec des amis. Avec ceux, aujourd’hui, de Din Records [son label]. Ma famille n’est pas religieuse mais je ressentais un besoin, un manque. Je trouve un équilibre avec la spiritualité. Elle m’ouvre à l’introspection : suis-je armé, moralement, pour affronter la vie ? Tout en faisant du peura [rap, en verlan], tout en ayant cette passion commune. Et je découvre à la mosquée la grande diversité des courants ! (Un homme nous coupe et demande à Médine s’il est l’artiste du camion.) Je découvre la pluralité de l’islam.
Vous ne la soupçonniez pas avant ?
« Tariq Ramadan m’a permis de ne pas sombrer dans le radicalisme. On ne cesse de le diaboliser, mais il faut bien entendre que sans lui, et d’autres, on serait sur une vraie poudrière dans tous les quartiers. »
Non. L’islam n’était pas polymorphe à mes yeux, alors. Il n’y avait pas de place pour le doute ni pour l’interprétation. À quinze ans, on idéalise. Je suis tombé de haut. Je doute, je me questionne. Et Tariq Ramadan arrive à ce moment-là par ses cassettes. Il parle de « richesse » pour désigner cette pluralité. Il n’en parle pas comme d’une contradiction. Il exhorte à se former, à se cultiver, à s’améliorer. Et là ça me raccorde, me raccroche : à l’Éducation nationale, à la lecture… Ramadan m’a permis de ne pas sombrer dans le radicalisme. On ne cesse, en France, de le diaboliser, mais il faut bien entendre que sans lui, et d’autres, on serait sur une vraie poudrière dans tous les quartiers. Ils seraient à l’heure qu’il est en proie à l’islam le plus radical et le plus rigoriste. Ramadan a désamorcé certaines tensions ; je le pense vraiment.
Vous lui avez d’ailleurs emprunté le concept de « double audition », pour l’un de vos morceaux.
Complètement ! C’est une réponse aux accusations permanentes de « double discours ». J’en ai fait un titre, mais je le juge trop faiblard.
Vous avez déclaré, à Montréal, que vous traitez de sujets que la plupart de vos confrères n’abordent pas. Comment cela se fait-il ?
C’est une envie, pas un créneau. (Un homme entre, ils se saluent en arabe.) Mes confrères désertent les sujets de société. On est dans une attitude de revirilisation. On est dans la caricature. Très peu se demandent s’ils peuvent avoir un impact sur les mentalités et sur les rapports de force entre la société civile et le monde politique. Très peu s’en soucient. Ça se compte à peine sur les doigts d’une main ! Le rap, aujourd’hui, c’est la compétition, la compétition et la compétition. Commerciale (car il peut aussi y avoir une véritable émulation artistique). Le rap reste le meilleur moyen pour livrer un message à toute notre jeunesse. Il faut vraiment se rendre compte que c’est la musique numéro 1 chez les jeunes. Pourquoi gâcher cet impact ? Pourquoi ne pas vouloir améliorer le quotidien ?
Lorsque vous tenez ce discours en privé avec d’autres rappeurs, vous devez passer pour un donneur de leçons ou un moralisateur, non ?
« Très peu de rappeurs se demandent s’ils peuvent avoir un impact sur les mentalités et sur les rapports de force entre la société civile et le monde politique. »
J’évite justement de leur en parler pour les raisons que vous venez de dire ! Je ne veux pas qu’on se divise entre nous. Pire encore que l’abandon de ces sujets, il y aurait le théâtre de la division. J’évite… Chaque chose en son temps. Il faudrait que nous fassions, ensemble, un audit sur la portée et le rôle de notre musique ! Je suis peut-être utopiste mais je reste persuadé qu’on peut changer un phénomène de société avec dix personnes. Avec la notoriété que nous avons, en tant que rappeurs, il suffirait de nous réunir à dix et de signer une charte qui fédère le public et les institutions (culturelles, associatives, journalistiques, etc.) pour établir un rapport de force ! On pourrait faire pression. Sur une municipalité, voire même un gouvernement. Pour infléchir, pour faire changer et améliorer nos conditions de vie. Je le crois profondément. J’essaie de voir qui serait capable de s’embarquer dans ce genre d’initiative. Le 31 octobre, d’ailleurs, il y a la Marche de la dignité et contre le racisme qui va être lancée : Disiz, Youssoupha et La Rumeur en sont. On est au début de quelque chose. Il faut se lier aux acteurs de terrain. Il faut se fédérer.
Le concert collectif lancé par Disiz autour de Malcolm X en mai 2015, ça doit aussi vous réjouir ?
Oui. J’y ai participé, j’étais content… Mais le travail n’est pas suffisant. Kery James, ce jour-là, nous a raconté une anecdote terrible à la fin du concert : il était dans son quartier et il racontait à un gars qu’il se rendait à un concert en mémoire de Malcolm ; le gars a répondu : « Qui ça ? Le boxeur ? » Ça en dit long. Les gens viennent peut-être voir Kery rapper mais repartent sans s’être souciés du fond… Le travail commence.
Vous mettez volontiers en avant l’idée d’une « troisième voie » à défendre, à porter…
… J’ai cessé de croire à la structure pyramidale de notre monde politique actuel. Une structure qui organise nos vies, qui légifère, mais qui, en fin de compte, ne fait qu’assurer le maintien de ses propres mandats et de son propre tribalisme. La troisième voie, c’est une communauté de bienveillance. C’est une cause commune — comme Edwy Plenel en parle. Fédérer les cercles culturels, politiques et associatifs avec la société civile, les masses. Arrêter la politique politicienne des peaux de banane. Revenir au concret, à l’utilité. Tendre vers quelque chose qui s’apparenterait au programme en dix points des Black Panthers. Il y a une urgence : il faut une feuille de route. Peu importe l’origine ethnique et sociale. La troisième voie, c’est avancer en marge des institutions politiques que nous connaissons. Il faut avoir conscience d’elles, savoir l’échiquier, mais ne pas s’encarter et se politiser à travers ce système-là. Il faut sortir des partis et des subventions : visons un mouvement populaire en marge de la pyramide.
Vous évoquez la « bienveillance » mais beaucoup vous rangent dans son envers…
C’est la maladie française. S’arrêter à une image, à un fantasme, une représentation. On regarde chez mes amis, on prélève une phrase pour dire ce qu’elle ne disait pas. Les journalistes développent souvent cette maladie.
Si, depuis vos débuts, la politique est omniprésente dans vos albums, la forme a évolué. Vous êtes passé de morceaux narratifs à une écriture plus scandée, hachée, synthétique, proche de l’aphorisme, usant de nombreuses punchlines. Pourquoi ce tournant ?
« Il y a une urgence : il faut une feuille de route. La troisième voie, c’est avancer en marge des institutions politiques que nous connaissons. »
Mon évolution musicale explique l’évolution des textes. Je m’oriente vers la trap, la drill, et je n’ai pas encore trouvé, sur la base de ces nouvelles sonorités, comment dérouler une narration. Je suis en recherche. L’idée est de pouvoir associer un discours transgressif et provocateur à des rythmes contemporains pour continuer à toucher la nouvelle génération. Le rap traditionnel, celui des années 1980, n’a plus leur oreille. La trap ne laisse plus vraiment la place aux métaphores, aux références.
Ce n’est pas un compromis ?
Non. C’est une adaptation. Je vais même aller plus loin : la trap est un salut pour le rap, et même pour les paroliers. J’hérisse des poils quand je dis ça. La trap force l’esprit de synthèse. Elle ramasse des concepts lourds en quelques phrases laconiques. C’est une forme d’intelligence. C’est moins narratif mais mieux organisé. Et il ne faut pas perdre de vue que je ne m’arrête pas aux albums : chacun d’entre eux suscite un débat, des rencontres, et c’est là que je peux prendre le temps de développer et d’expliquer. Le rap doit être provocant en laissant les fenêtres ouvertes. Avant, je balisais tout, rien ne dépassait. Il y avait la thèse, l’antithèse et la synthèse : aujourd’hui, je ne fais parfois plus que la dernière. Prends-toi la claque musicale et émotive puis on parlera ensuite des arguments. Je n’arrive, d’ailleurs, plus à rapper comme avant ! D’instinct, je créé désormais sur ce flow très saccadé, ce débit particulier, ces temps qu’on laisse à l’instru. Je ne peux pas rétro-pédaler.
Quitte à perdre en route tous les nostalgiques de « l’ancien » Médine ?
Ils finiront par se rallier. (rires) Certains estiment que la musique engagée doit avoir un contenant poussiéreux. Il faut bousculer son auditoire et ne pas être dans une zone de confort. J’aurais très bien pu continuer mes morceaux fleuves, façon Arabian Panther, et contenter ceux qui me suivaient ; ça aurait été me mentir à moi-même. Et perdre cette ambition d’éducation populaire qui est la mienne. Mon but n’est pas de rester à la mode, mais de me rendre utile. Plutôt que de passer mon temps à critiquer mes confrères qui donnent dans le rap apologiste, le gangsta rap, je préfère proposer. Je ne veux pas faire du rap par opposition mais du rap d’action.
Votre album Protest Song, paru en 2013, est un peu à part : il était plus lissé, plus accessible. Vous en êtes rapidement revenu. C’était une autocritique ?
« Car la provocation (en nombre) amène à la réflexion (en nombre). Ça peut sembler incompatible, de l’extérieur, mais je crois que j’ai toujours avancé comme ça. »
Je voulais m’ouvrir, je voulais plus de musicalité. Le spectre du cercle de réflexion était plus large sur cet album. Je voulais être moins poussif, moins scolaire (mais je préfère encore être scolaire qu’une coquille vide). Je ne jette pas Protest Song, je ne le renie pas : j’ai été jusqu’à mes ultimes frontières. Je me suis recentré ensuite sur ce que j’avais toujours été et fait, avec un discours qui ne veut pas séduire mais déranger. Protest Song séduit ; Démineur dérange. La différence est là. Mais j’évolue moi-même dans ces deux espaces : je suis pour l’ouverture et la provocation…
Ce tiraillement que l’on sent, en effet, avait d’ailleurs été évoqué dans votre ouvrage avec Pascal Boniface. On vous sentait pris entre le désir de satire et de raison, de renverser la table et de construire. Comment gérez-vous vos antipodes ?
Je provoque mais je ne fuis jamais le débat. C’est, je crois, la force de mon travail. Beaucoup se réfugient derrière l’Art et la culture pour se « protéger » de tout « dérapage ». Je ne veux pas être un « artiste » qui ne répondrait de rien. Ce n’est pas être aux antipodes : c’est une cohérence. Car la provocation (en nombre) amène à la réflexion (en nombre). Ça peut sembler incompatible, de l’extérieur, mais je crois que j’ai toujours avancé comme ça. Et si certains s’arrêtent aux provocations, tant pis pour eux !
Malgré toutes les incompréhensions des gens, les quiproquos et les accusations graves dont vous êtes l’objet, vous demeurez certain que c’est la bonne stratégie ?
C’est la meilleure méthode ! Sans être pompeux ni chiant. La provocation ne traîne pas en longueur : elle te propulse dans le problème. Et on réfléchit. On n’attend pas la fin du problème pour le régler. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec tout le débat autour de la laïcité.
Soyons honnêtes : certains, dans notre revue, avaient des réticences plus ou moins franches lorsqu’il a été question de vous interviewer. D’autres ne les partageaient en rien. Et il s’agit de personnes qui, a priori, sont des alliées politiques. Vous le savez, vous semez parfois la discorde au sein des mouvements d’émancipation (socialistes, communistes, libertaires). Ça ne vous déstabilise pas ?
« Les quartiers qui ne réfléchissent plus qu’en kilos de shit et en rentabilité capitaliste, ils sont perdus, ça y est ? On les abandonne ? Car ils ne sont pas marxistes-léninistes ? »
La question qui m’intéresse est : pourquoi je perds ces personnes ? Pourquoi cette cassure ? Au fond, c’est tout le sens de mon combat, aujourd’hui. Sous prétexte qu’untel a une formation politique, qu’il a des connaissances, sous prétexte que j’ai été « maladroit » et qu’il ne l’aurait pas été, lui, maladroit, sous prétexte qu’il est dans « la réflexion permanente », qu’il a une « idéologie », qu’il se tient à une « ligne politique », sous prétexte de tout ceci, untel se croit meilleur que moi sur le terrain de l’engagement. C’est du paternalisme. Désolé de ma réaction épidermique. Mais c’est une forme de colonialisme. Certains « anticolonialistes » de la gauche radicale ont des relents néocoloniaux ! Comme Quartiers libres, par exemple. On devrait être des alliés ! Mais on ne l’est pas. À cause du symbolisme. Il y a condescendance, il y a violence symbolique, et ça nous empêche de nous parler. C’est le même débat que j’ai eu avec Pascal Boniface, malheureusement. J’ai des codes — des dogmes, sans doute, pour certains — qui font ce que je suis. Qui font mon intégrité et, surtout, ma crédibilité dans les quartiers : je ne me balade pas avec des gardes du corps. Je peux dire ce que j’ai à dire. Ce paternalisme ferme toutes les portes. En se désolidarisant de moi publiquement comme Pascal Boniface l’a fait, lorsque j’ai assisté à une conférence de Kémi Séba, il insulte mes capacités à penser par moi-même. Je n’y allais pas pour adhérer à son discours.
Quand vous parlez des « gauchistes », quels militants visez-vous ?
Ceux dont la ligne politique ne concerne qu’eux. Ils ont oublié le terrain. Les quartiers n’en ont rien à foutre de leur « ligne ». Les quartiers qui ne réfléchissent plus qu’en kilos de shit et en rentabilité capitaliste, ils sont perdus, ça y est ? On les abandonne ? Car ils ne comprennent pas la « ligne » et qu’ils ne sont pas marxistes-léninistes ? On les lâche, tous ceux-là ? Non. Je vais les chercher et je leur parle à hauteur d’homme. Avec les mots qu’ils comprennent. Pas comme quelqu’un qui a une meilleure formation politique. J’admets que je n’ai pas leurs connaissances, j’admets qu’ils en savent plus que moi en théorie de la lutte des classes, mais parlez-moi à hauteur d’homme. Si tu me parles du dessus, on ne s’entendra jamais.
Diriez-vous, avec la journée que vous aviez organisée en 2009 à l’Institut du monde arabe sur les femmes, et au regard de vos morceaux sur le sujet, que l’égalité entre les sexes est l’une de vos causes ?
(Il réfléchit longuement.) Je cherchais le mot juste. Une « cause », oui. Une vraie cause. Au sein de la Don’t Panik Team, dont je suis le président, la section féminine de notre club de boxe est celle qui le porte le mieux. Je dis : « On ne doit pas attendre le 8 mars pour que les femmes revendiquent leurs droits. » C’est fini, le temps où les femmes avaient à quémander. La femme — et la musulmane est particulièrement visée — doit prendre ce qui lui revient de droit. Son intégrité, sa place, son emploi. Je n’utilise pas le mot « féministe » car, classification oblige, c’est un repoussoir : on ne peut plus discuter sereinement, sans a priori, dès qu’il est prononcé. Mais j’espère, même si je n’emploie pas le mot, contribuer à ce combat féministe. Quand une femme remporte un tournoi de boxe, croyez-moi, elle incarne quelque chose. La femme qui s’auto-détermine, elle-même, au centre. D’autant que la question hommes/femmes, c’est un des principaux angles d’attaque contre les quartiers populaires et les musulmans. Et je tiens, encore une fois, à briser ce qu’on attend de nous.
Pourquoi avoir rajouté un « post-scriptum », écrit, à votre morceau « Don’t Laïk ? » (« Il est important de distinguer laïcisme de laïcité. Le laïcisme est une version dévoyée de la laïcité. Ma critique s’adresse à cette dérive exclusive, qui se drape dans la notion d’égalité en stigmatisant le religieux. ») Pour calmer la polémique qui éclatait ?
À cause des attentats contre Charlie Hebdo. On allait prendre des vessies pour des lanternes, on allait tout amalgamer. J’allais être l’incarnation, le défouloir idéal. J’ai voulu prendre quelques précautions et réexpliquer ce morceau ; je n’ai pas voulu me cacher derrière « l’esprit Charlie », c’est-à-dire provoquer puis ne rien ajouter ensuite (comme dessiner le prophète de l’islam en levrette). J’ai le droit de parler de « laïcité dévoyée ». J’ai bien dit « dévoyée » — j’aurais très bien pu enlever cet adjectif pour être dans quelque chose de très caricatural, très frontal (très « Charlie », au fond). Le sous-titre de Charlie Hebdo, c’est Journal irresponsable : pour ma part, j’ai préféré être responsable et m’expliquer de mon morceau dans le contexte de ces attentats. Je ne me planque pas derrière « la liberté d’expression ». Je ne voulais pas faire de dommages collatéraux, je ne voulais pas en rajouter une couche.
Vous êtes passé pour un ennemi de la République et de la laïcité alors que vous aviez fait savoir, dans votre livre Don’t Panik, que vous tenez à la laïcité et souhaitez même lui restituer « ses lettres de noblesse ».
Exactement.
Si on veut avoir le fond et les nuances de votre discours, on peut. Les choses sont dites et écrites. Où cela coince-t-il, alors ? Fainéantise, racisme ou mauvaise foi des uns ; faux pas ou maladresses de votre part ?
« Je crois que ça arrange certains de faire de moi un représentant, une figure. Ça conforte les idées qu’ils véhiculent au sein de la population française. »
Je crois que ça arrange certains de faire de moi un représentant, une figure. Ça conforte les idées qu’ils véhiculent au sein de la population française. Je suis un épouvantail commode. Heureusement qu’il y a des gens, comme vous, comme d’autres, qui font la démarche de creuser. Ceux qui me détestent vont continuer à le faire mais je vais poursuivre dans mon discours et prouver qu’il servira aux enfants de ceux qui me détestent !
Quand vous déclarez que le rap peut faire évoluer les mentalités dans les quartiers et que vous avez peut-être « empêché d’autres Kouachi », c’est placer, tout de même, un poids énorme sur les épaules de l’art !
Le rap a eu un impact immense sur moi. Imaginez l’impact sur les nouvelles générations qui ont grandi, depuis toujours, avec cette musique. Ils comprennent mieux cette culture que moi, à leur âge : ils ont baigné dans un liquide amniotique de culture urbaine ! C’est du direct au direct. Avant, les morceaux mettaient du temps à venir à nous : il n’y avait pas Internet. Encore une fois, je ne me planque pas en disant : « Ce n’est que du rap, du divertissement ; ça n’influence pas les mentalités. »
Lino nous a pourtant dit : « Un artiste peut conforter, mais pas influencer réellement une vie. Et encore, cinq minutes. Mais ça ne construit personne. »
S’il savait l’influence qu’il a eue sur moi, il réfléchirait sans doute autrement. Il a été l’un de mes professeurs. On aimerait que ça soit comme ça, que ce soit de « l’ambiançage » général. C’est trop facile. Comment on peut nier cet impact ? C’est un vrai manque de courage de le refuser, de crainte qu’il soit trop lourd à porter. Le courage du rap, ce n’est pas la performance, le clash, mais la responsabilité vis-à-vis du public.
Dans le cadre de votre tournée en camion, vous avez mis en avant les initiatives locales et associatives. Ça s’organise comment ?
Dans chaque ville où l’on se gare, une association nous accueille. L’idée est de tisser un réseau, de mailler la France entière. Que la passion de la musique déborde sur l’engagement local. Que le camion passe du concert au concerné. Tout ça avant 2017.
Dans votre dernier album, vous écrivez « Heureusement qu’j’ai connu la foi avant d’connaître les pratiquants / Heureusement qu’j’ai connu l’islam avant d’connaître les musulmans / […] Ses frères, on les choisit pas, mais si j’pouvais je choisirais Edgar Morin ». Qu’est-ce qui vous touche tant chez lui ?
Son humanisme. Sa volonté de faire cause commune. Il ne regarde pas le particularisme des uns et des autres ; il ne juge pas en fonction de ce que tu es. Il envoie un message bien précis à l’intelligentsia. J’ai envie d’approfondir son œuvre. Et vous avez vu son compte Twitter ? Il tue ! (rires)
Puisqu’on en est aux philosophes… Deux qui ne vous aiment franchement pas : Finkielkraut et Vincent Cespedes.
« De Soral à Fourest, la distance est très courte. Il faut s’émanciper de leurs discours. Soral s’est réveillé avant-hier sur la force électorale que représentent les jeunes de banlieue et les musulmans. »
… C’est un philosophe, Cespedes ? (rires) Il a voulu faire le justicier masqué sur ma gueule. Il est censé appartenir au haut du panier et a été incapable de pressentir le second degré présent dans « Don’t Laïk ». Quant à Finkielkraut, je ne sais pas ce qu’il lui prend… Il a parlé de moi à trois ou quatre reprises dans les médias. J’ai dû le choquer. En même temps, je suis assez content : « Don’t Laïk » était un piège tendu pour que les cons y tombent. Finkielkraut est une gargouille de la République. Il fait dire à la laïcité ce qu’elle n’a jamais dit. Et je le répète dans chacun de mes concerts, depuis.
Vous placardez, aux murs du clip de « Reboot », les portraits de Soral, Marine Le Pen, Fourest, Zemmour, etc. Ils sont différents, politiquement : quel est le point commun qui, pour vous, justifie de les épingler ainsi ?
Ils surfent tous sur les frustrations des gens. De Soral à Fourest, la distance est très courte. Il faut s’émanciper de leurs discours. Soral s’est réveillé avant-hier sur la force électorale que représentent les jeunes de banlieue et les musulmans. Il veut séduire ce public tout en faisant des saillies colonialistes que peu de gens — à ma grande surprise — relèvent parmi ceux qui le suivent. On n’a rien à voir ensemble. Surtout si tu veux créer un ennemi commun qui est le Juif. On n’a pas cet ennemi, nous. Soral veut faire sous-traiter le vieil antisémitisme français par les quartiers populaires. J’ai été sincère ; on verra si ça donne des fruits. Leur Dissidence, c’est de la tartufferie. Ils n’ont fait qu’ajouter du flou au manque d’engagement des quartiers. Ils n’ont fait que de la récupération. Ils ont fait du commerce. Qu’ils se vautrent ! Il faut des antidotes ; il faut proposer d’autres modèles. Aujourd’hui, je me sens proche de Brassens. De son bon sens. De sa façon de percevoir la justice française. Je suis un religieux et j’aime sa critique de la spiritualité ! Ou, on en parlait : Edwy Plenel. En refermant son livre, Pour les musulmans, je me suis dit : « Enfin quelqu’un qui n’est pas condescendant dans sa démarche, qui n’est pas dans la victimisation mais dans l’activisme. » Son livre m’a énormément marqué. Mais on a trop tendance à chercher des modèles, des leaders, qui aient toutes les caractéristiques adéquates : telle couleur de peau, telle religion, etc. On a trop tendance à être dans le fantasme de ce qu’a été par le passé telle ou telle figure — à commencer par Malcolm X. Il faut, tout en s’inspirant de ces figures passées, tout refondre dans notre époque actuelle.
Brassens, Plenel, Morin… Vous ne citez que des hommes très marqués, idéologiquement et politiquement : le premier a été anarchiste, le second trotskyste et le troisième communiste. Il y a un lien avec ce que nous disions tout à l’heure sur l’étiquette, la ligne. Dans « Alger pleure », vous rendez hommage aux communistes. Quel est, au fond, votre rapport intime à cette famille politique ?
« Le monde politique est trop prétentieux ; il est coupé de la base. Il préfère les beaux concepts. Nous, on est la base, on transpire la base, on la connaît. »
Je suis de cette tradition. Ma famille est de gauche. Mes parents ne sont pas « engagés » mais c’est mon héritage ouvrier. Mais je n’emploie, en effet, pas ces termes-là. Je ne veux pas être clivant. Et je ne tiens pas à faire référence à des notions qui n’évoquent plus rien pour les jeunes de quartier. Entrez dans les quartiers avec le mot « politique » : vous êtes disqualifié d’entrée. Ajoutez « anarchiste », « communiste » ou « gauche radicale », on vous dira aussitôt : « Toi, t’es un mec barré ! Vas‑y, t’es à l’ouest, on comprend rien à c’que tu dis ! » Il faut déconstruire. Je ne les refuse pas, ces mots — comme disait l’autre, mal nommer les choses, c’est rajouter au malheur du monde… Mais il y a des codes nouveaux et un langage qui a évolué. Il faudrait proposer des néologismes pour pouvoir rendre l’engagement attirant pour les milieux populaires. Et ce n’est pas avec « gauche radicale » que ça marchera ! Il faut un nouveau vocabulaire. Déjà, parlons de « mouvement » et plus de « parti ». Et on en revient au rap : le rap invente de nouveaux termes. Le monde politique est trop prétentieux ; il est coupé de la base. Il préfère les beaux concepts. Nous, on est la base, on transpire la base, on la connaît. On comprend son langage, on la regarde droit dans les yeux. Je veux tenter d’imprégner le rap de valeurs issues de cette tradition politique.
L’année 2017, celle des prochaines élections présidentielles, est présente dans votre titre « Grand Médine ». Et vous ne l’abordez pas avec légèreté, c’est le moins qu’on puisse dire…
Ça sera une année très importante pour les quartiers populaires. Si elle ne se réveille pas, on aura un gouvernement encore plus négligeant socialement. Si on ne se met pas en marche, on arrivera, à terme, à la guerre civile. Comme je peux, je tente de la freiner, de l’éviter. La masse peut faire basculer des élections, localement et nationalement ; si elle n’y parvient pas, ça sera une révolte populaire. C’est-à-dire la violence. Je ne suis pas le seul à redouter cette guerre civile : certains la voient communautaire et identitaire (en gros : les musulmans contre les chrétiens) ; pour moi, elle est d’abord sociale et économique.
Houellebecq et Sansal, avec leurs romans Soumission et 2084, prédisent la conquête de la France ou de l’Europe par l’islam : ces discours deviennent de moins en moins marginaux. Ils sont dans l’air du temps. Comment y réagissez-vous ?
Je n’y crois pas une seconde. On leur donne trop d’importance. Ils se masturbent tous sur l’islam. On va finir par croire qu’on voudrait que ça arrive pour donner raison à ces prophéties auto-réalisatrices. Leur but, c’est d’effrayer. C’est une technique commerciale pour vendre. On les surpromeut. C’est un business lucratif, la peur. L’un de mes combats, c’est justement de la refuser.
Une dernière question : vous aviez évoqué, il y a deux ans, le « roman psychologique » que vous pourriez écrire en cas de second ouvrage. Alors, ce roman ?
J’ai dit ça, moi ? Je n’avais pas mangé ce jour-là. (rires) J’avais publié un bouquin avec Boniface alors je devais me prendre pour un écrivain. (rires) J’ai parfois eu l’envie d’écrire, oui. Mais je m’arrête au bout de quelques pages… Mon domaine, c’est vraiment la musique, le rap. Et je n’ai pas décidé de m’arrêter. Je vais bourlinguer encore une dizaine d’années. Mon roman, il sera dans mes futurs albums. Le prochain ? Il va piquer ! (rires) Allez, je vous le donne en exclu’, personne ne le sait : il s’appellera Prose Élite.
Toutes les photographies (bannière exceptée [DR]) sont de Ballast.
REBONDS
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