Texte inédit pour le site de Ballast
Dans les milieux militants et académiques français, l’heure semble à la découverte progressive de l’écoféminisme. En manifestation, on ne compte plus les pancartes à la fois féministes et écologistes. Né aux États-Unis contre l’industrie nucléaire dans les années 1970 et 80 — et désormais porté en Amérique latine, en Inde ou en Indonésie —, ce mouvement politique et philosophique hétéroclite (culturel, spiritualiste, matérialiste, socialiste, queer ou encore végétarien) corrèle la mise à sac des écosystèmes par le capitalisme et l’oppression séculaire des femmes par le patriarcat. Deux reproches lui sont régulièrement adressés : l’essentialisme et le mysticisme. Reproches plus que légitimes dans une perspective socialiste matérialiste digne de ce nom. L’animatrice de la chaîne YouTube Game of Hearth, spécialisée en écologie politique et en féminisme, défend ici l’écoféminisme comme « source importante » de réflexion et déplore ses récupérations réactionnaires et commerciales. Une invitation à la discussion.
Sans doute faut-il mobiliser le terme « écoféminisme » au pluriel. En effet, depuis son apparition, son usage est très diversement revendiqué, et ce d’autant plus qu’il semble difficile d’en donner clairement l’origine. A‑t-il été forgé par la française Françoise d’Eaubonne en 1974 dans son ouvrage Le Féminisme ou la mort, ou bien, comme le suggère Janet Biehl1, par l’écoféministe Chaia Heller ? On pourrait également pencher pour plusieurs apparitions simultanées, liées à un contexte géopolitique international de grande tension (la guerre froide et la menace d’une guerre nucléaire) et de critique écologiste en plein essor (dans les pays enrichis du Nord, une même configuration de pensée se réalise, issue de constats similaires, et celles qui se revendiquent de l’écoféminisme font le lien entre culture guerrière, destruction de l’environnement et sexisme).
« Les racines du déploiement des pensées et pratiques écoféministes sont à trouver en grande partie aux États-Unis, dans les premières manifestations antinucléaires des années 1970. »
Les racines du déploiement des pensées et pratiques écoféministes sont à trouver en grande partie aux États-Unis, dans les premières manifestations antinucléaires des années 1970 — qui iront s’intensifiant durant la décennie suivante. Pendant cette période, des femmes, issues de milieux sociaux divers, se sont rassemblées pour lutter contre la culture guerrière et destructrice2 qui, selon elles, menaçait leur vie — et la vie tout court, entendue comme possibilité de mener une existence stable dans un environnement non-toxique. Chargées par leur rôle social de s’occuper des foyers, et donc de favoriser la continuité de la vie, elles étaient également aux premières loges pour en constater la destruction, manifester leur inquiétude et leur refus de cette situation3. L’écoféminisme est donc initialement un ensemble de luttes politiques dans lesquelles la définition même du « politique » est réinventée : non plus un jeu de domination mais le besoin et le désir, manifestés avec peur et colère, d’un changement social et culturel radical en faveur de la vie et contre l’exploitation et la guerre. Ce nouveau « politique » est intrinsèquement non-violent, non-hiérarchique ; il se mène hors des sphères politiques institutionnelles (mais non sans s’adresser à celles-ci) ; collectif, il prend en charge les notions d’émotions et, même, de spiritualité4.
Des thèses communes, deux points sensibles
C’est au court de ces luttes que s’est progressivement élaboré un corpus de textes divers, mais exprimant un fond de pensée commun, que l’on peut résumer ainsi : la culture dite « moderne », à ses débuts et au cours de son développement, a fait le geste conceptuel de séparer et de mettre à distance, une sphère seulement humaine d’une autre sphère, celle de la « nature », en dévaluant cette dernière dans un but de contrôle et d’exploitation. Dans ce même geste de séparation, une partie de l’humanité, les femmes, a été repoussée dans la sphère de la « nature » — par conséquent, elles ont été exploitées de la même manière que les terres, les fleuves, les animaux, les plantes, dans un rapport de sujet à objet, d’actif à passif, d’esprit à matière, etc. La distinction de ces deux grands ordres, « nature » et « culture », disent les écoféministes, est ce qui a permis la culture de guerre et de destruction qu’elles refusent. Cette séparation, tout à fait artificielle, est ce qu’il convient de remettre en cause, de combattre. Il faudra donc reclaim (réhabiliter/se réapproprier) ce qui a été dévalorisé après avoir été placé dans la sphère de la « nature », notamment le corps (et plus encore celui des femmes), ses émotions, le soin qu’on lui accorde, etc.
À partir de ces prémisses relativement larges, les conceptualisations et les actions peuvent être nombreuses et variées, elles engendrent plusieurs courants écoféministes connaissant de fortes divisions, accompagnées d’un rejet de certaines théories et de certains modes d’action. Les deux aspects les plus polémiques, à la fois en dehors et au sein du grand ensemble de l’écoféminisme, sont la question de l’essentialisme (l’écoféminisme tendrait à une conception des femmes comme définies et réduites au rôle que leur donnerait leur corps) et celle des pratiques spirituelles et religieuses, qui ont accompagné ses débuts et son déploiement. Deux aspects souvent mal restitués et mal compris.
Derrière l’essentialisme, la réappropriation du corps
« Les deux aspects les plus polémiques, à la fois hors et au sein du grand ensemble de l’écoféminisme, sont la question de l’essentialisme et celle des pratiques spirituelles. »
La question de l’essentialisme est à replacer dans le contexte général des théorisations féministes. L’écoféminisme naît à une époque où les luttes féministes sont concentrées à libérer les femmes du carcan domestique, de l’aliénation des tâches de reproduction, et à les faire accéder au même statut que les hommes : celui de productrices. Est alors dénoncé le lien noué entre femmes et « nature » : associer les femmes et la maternité, et en faire des êtres « plus proches de la nature » eu égard à leur corps, c’est, pour la plupart des féministes, produire un argumentaire politique naturalisant dont le but est de justifier et d’asseoir une division sexuelle du travail — où les unes travaillent gratuitement pour les autres, se chargeant pour eux d’une série de tâches récurrentes, fastidieuses et dévalorisées car rattachées aux nécessités du corps vivant (se nourrir, s’habiller, évoluer dans un environnement propre, s’assurer d’une descendance en bonne santé, être soigné au quotidien dans la maladie…). C’est de cette exploitation que le féminisme entend en premier lieu libérer les femmes, et une telle libération passe par l’émancipation de la tutelle masculine, par l’autonomie financière en premier lieu — autonomie qui doit nécessairement être accompagnée du même accomplissement de soi dont bénéficient les hommes.
Ainsi, le féminisme des années 1970–80 hérite, aux États-Unis, des thèses portées par Betty Friedan dans La Femme mystifiée. L’autrice et militante y dénonce la propagande massive produite au sortir de la Seconde Guerre mondiale à destination des femmes, afin de leur faire reprendre leur rôle traditionnel de mère au foyer — pour mieux, à nouveau, réserver l’emploi salarié aux hommes. Cette propagande vantait les mérites de la maternité, du soin porté au mari par sa femme, d’un logis bien tenu grâce à l’aide de divers biens de consommation. Il n’est donc guère surprenant que l’écoféminisme, cherchant à reclaim la sphère de la « nature » et tout ce qui y a été placé, notamment ce qui est relève des tâches de reproduction, ait inquiété les féministes dans la lignée de Friedan : elles y ont vu une tentative de régression réactionnaire venant célébrer à nouveaux frais l’association femme-nature. Il n’était pourtant pas question de cela pour l’écoféminisme. Il s’agissait plutôt de dire que le geste critique du féminisme n’était pas achevé, et devait l’être urgemment. En produisant une critique de l’enfermement artificiel des femmes dans la sphère de la « nature », le féminisme a manqué, aux yeux de l’écoféminisme, de critiquer ce qui était fait à l’ensemble de cette catégorie de « nature » — trop occupé à émanciper les femmes de l’aliénation émanant de cette clôture en les faisant passer du côté de la « culture ».
Reclaim la « nature », c’est émanciper, en même temps que les femmes, l’entièreté de la sphère de la « nature » de l’emprise de la sphère de la « culture », érigée maîtresse et ordonnatrice. Cela passe par la défense de la thèse selon laquelle les femmes, au même titre que les hommes, font partie de la « nature » : prétendre le contraire, c’est faire un vœu de mort. Ce qui ne veut pas dire, pour les écoféministes, que la « nature » dont nous faisons partie et qui nous constitue fait de nous des êtres dont l’existence n’est que nécessité et pure réponse à l’injonction déterministe de la matière. Ce qui ne veut pas dire non plus que nous avons une « nature » devant nous servir de règle absolue pour diriger nos vies. Cela signifie simplement que notre liberté passe par la considération du fait que nous sommes tous et toutes des corps, et qu’il nous est nécessaire d’en prendre soin plutôt que d’exiger que d’autres soient à notre service pour que nous puissions l’oublier et nous en considérer dispensés5. Aimer ces corps, les investir, les célébrer, quelle qu’en soit la manière : cela participe de manière primordiale à faire tomber la cloison construite par la modernité entre « nature » et « culture », et cela participe à leur émancipation d’une culture qui les réduit et les dévalorise pour mieux les instrumentaliser6.
« Cela passe par la défense de la thèse selon laquelle les femmes, au même titre que les hommes, font partie de la
nature. »
C’est donc ce qu’ont fait les écoféministes, tant dans leurs textes théoriques, leurs récits (de fiction ou non) que dans leurs pratiques. La diversité des stratégies adoptées pour se réapproprier le corps est grande : des manifestations dansées et chantées au séparatisme lesbien, en passant par les théories d’économie féministe visant à penser la socialisation de la maternité, ou encore la réappropriation des savoirs obstétriques et gynécologiques, etc. On peut voir là un échec à maintenir une unité, une ligne directrice claire, autant qu’un succès des thèses écoféministes, investies par une grande variété de tendances féministes (matérialisme, différentialisme, essentialisme stratégique, queer…), reflétant la diversité des vies des femmes et leur permettant à toutes de s’engager dans une même lutte. Cette diversité a prêté un flanc particulièrement vulnérable à la critique extra-écoféministe, la partie critiquée passant vite pour le tout de l’écoféminisme, réduisant drastiquement la portée de celui-ci.
Derrière la spiritualité, le rituel pour l’action politique
La question de la spiritualité est l’autre pan de l’écoféminisme souvent mentionné pour le désigner comme un courant réactionnaire, empêtré dans des archaïsmes inquiétants. Là encore, c’est la diversité qui prévaut : si la spiritualité, on l’a dit, a été présente dès les premières manifestations et les premiers textes écoféministes, elle n’a jamais été un impératif imposé à toutes, pas plus qu’elle n’a été unique ou dogmatique. Athéisme et spiritualité se sont côtoyés (non sans discussions) sans que l’un ou l’une ne prenne le dessus sur l’autre. De plus, la spiritualité écoféministe répond à deux exigences qui n’ont rien de résurgences obscurantistes : la continuité du geste de reclaim mentionné plus haut jusque dans l’aspect spirituel de la culture, et la recherche collective d’une certaine dynamique de groupe.
C’est qu’une grande partie de l’écoféminisme s’intéresse à relire l’histoire de la modernité, la destruction, puis l’invisibilisation d’une culture pré-existante qui ne serait pas une culture de la domination, de l’exploitation de la sphère artificiel nature-femme7. Cette culture pré-existante comprenait un pan spirituel détruit par la religion judéo-chrétienne patriarcale, celle-ci accompagnant dans ses principes le geste de séparation moderne entre « nature » et « culture », et la dévaluation des femmes au sein de cette sphère de la « nature ». Par conséquent, le reclaim écoféministe, en ce qu’il est un travail sur la culture moderne en vue de la changer, entend également investir l’aspect spirituel de cette culture, qui fait partie de son système de domination et d’exploitation. Dans un geste de recréation contemporaine, cet investissement peut notamment s’appuyer sur la prise en considération des spiritualités non-patriarcales passées. Il est nécessaire de souligner que ce geste de reclaim est conscient de ne pas relever d’une exactitude historique ou scientifique — il ne cherche d’ailleurs pas à l’être. En effet, il est un travail de rétrospection partiel lorsqu’il s’inspire du passé pour créer des spiritualités nouvelles, empruntes les aspirations de celles qui les pratiquent (le néopaganisme de la Wicca), ou bien qu’il propose une réinvention écoféministe des religions patriarcales elles-mêmes (judaïsme, protestantisme, bouddhisme…).
« Cette culture pré-existante comprenait un pan spirituel détruit par la religion judéo-chrétienne patriarcale, celle-ci accompagnant dans ses principes le geste de séparation moderne entre
natureetculture. »
La spiritualité la plus répandue dans l’écoféminisme, et qui y a joué le plus grand rôle, est celle qui réinvente la religion païenne indoeuropéenne de la Déesse (la Wicca). Sa pratique n’implique pas de dogmes, de textes sacrés ou de hiérarchie, mais la mise en place de rituels, de manière pragmatique et expérimentale. Ces rituels peuvent être individuels mais également collectifs — ce qui nous amène à l’instauration de dynamiques collectives par des pratiques spirituelles de création de rituels. Les manifestations écoféministes des années 1980 comprenaient une part de ritualisation très importante. On peut penser à la Women’s Pentagon Action du 17 novembre 1980, manifestation très riche en rituels et en symboles : une procession de poupées géantes symbolisant successivement le deuil, la colère, l’empowerment et le défi, accompagnée de danses, de chants, de cris, de pleurs, du tissage d’une grande toile et de sorts jetés pour maudire cet endroit où sont prises des décisions jugées mortifères et destructrices. Il s’agissait donc bien d’une action politique, mais inséparable du rituel qui l’a constituée. Que les participantes le conçoivent comme l’expression d’une conviction religieuse personnelle ou comme un dispositif créé dans le but de se donner du pouvoir — le pouvoir de ne pas être paralysées par la peur, le pouvoir de manifester contre une culture dont elles ne veulent plus — importe peu : l’essentiel est que le rituel fonctionne, comme expression symbolique d’une revendication politique et comme mise en action des manifestantes.
Dans son ouvrage Rêver l’obscur, Starhawk, activiste, « sorcière » et théoricienne écoféministe néopaïenne, écrit tout autant et d’un seul tenant sur la magie, les rituels religieux célébrant la Déesse et l’organisation des pratiques collectives à visée politique. Un rituel magique est — pour elle et plus largement pour les écoféministes qui y participent à l’occasion d’une manifestation ou d’une action — un rituel qui a pour but d’amener chaque membre du groupe à trouver en elle la force d’agir, et d’agir avec les autres. Il est donc aisé de choisir de laisser de côté la question de la croyance en la Déesse pour adhérer à l’efficacité politique des rituels, construits à dessein pour favoriser l’horizontalité dans les pratiques politiques.
Le tournant académique des années 1990
Si l’écoféminisme des deux premières décennies a été majoritairement constitué d’actions grassroots (de la base), les années 1990 se sont caractérisées par l’entrée de la pensée écoféministe à l’université, principalement aux États-Unis. Une telle mutation vers les sphères intellectuelles a progressivement tiré le mouvement politique initial vers la respectabilité académique ; ce faisant, elle a engendré un travail de discrimination accru à l’égard de certaines thèses — celles, notamment, tenues pour essentialisantes ou irrationnelles. Ce qui auparavant rendait simplement l’écoféminisme multiple, pluriel, est devenu le ferment d’une division qui a mené au discrédit de pans entiers du mouvement — si ce n’est du mouvement dans son entièreté.
« Une telle mutation vers les sphères intellectuelles a progressivement tiré le mouvement politique initial vers la respectabilité académique. »
Ainsi, un certain pan de l’écoféminisme, se désignant lui-même comme « écoféminisme socialiste », attaché à des conceptions féministes matérialistes, s’est distingué de ce qu’il a lui-même appelé l’« écoféminisme culturel »8. L’écoféminisme socialiste s’est autoproclamé seul digne d’intérêt : il aurait, lui, une portée politique, tandis que l’écoféminisme « culturel » relèverait d’une vaine bataille secondaire, voire tout à fait improductive. En effet, chercher à réformer la culture patriarcale, en inventer une autre autour de valeurs non-patriarcales, c’est, pour l’écoféminisme socialiste, non seulement se désintéresser d’une lutte véritablement politique (car focalisée sur les structures sociales d’exploitation), mais également tomber dans la poétisation niaise d’un prétendu « féminin » venant renforcer l’assignation des femmes à la vacuité d’un décorum. L’académisation de l’écoféminisme a eu pour résultat de discréditer partiellement le reclaim de la « nature », et sa capacité à bouleverser l’ordre sociopolitique : le « féminin » était de nouveau dévalué dans le but de faire accepter une partie des conceptions écoféministes dans l’univers patriarcal de l’université et de la production des savoirs9. L’intérêt pour le corps et sa revalorisation, la prise en compte de l’importance des émotions, les pratiques militantes structurées par des rituels : tout cela a été rejeté comme ne pouvant faire partie d’un écoféminisme recommandable.
Quelle pensée socialiste ?
L’écoféminisme socialiste n’en a pas moins produit un corpus important de textes. Des penseuses comme Carolyn Merchant, Mary Mellor, Ariel Salleh ou Maria Mies ont contribué par leurs travaux à l’établissement d’un dialogue entre écoféminisme et pensées socialistes, écosocialistes et marxistes10. Tout comme le féminisme marxiste de la seconde vague a mené un travail critique de la théorie marxiste afin d’intégrer aux fondements de celle-ci une analyse de la division sexuelle du travail, l’écoféminisme socialiste s’est attaché à interroger la question du genre dans l’écologie sociale (non sans difficulté, en témoigne le rejet de tout type d’écoféminisme par Janet Biehl à partir de 199111) : « Les tenants de l’écologie sociale se posent la question de savoir comment nous devrions survivre sur la planète, comment développer des systèmes de production de nourriture et d’énergie, une architecture et des façons de vivre qui permettront aux êtres humains de satisfaire leurs besoins matériels et de vivre en harmonie avec la nature non-humaine […] cette perspective a été développée par Murray Bookchin, à qui je dois beaucoup, […] mais si cette analyse est utile, l’écologie sociale demeure incomplète sans le féminisme12. »
Quoiqu’inspiré par les penseurs de l’écologie sociale, l’écoféminisme socialiste s’en distingue en liant indissociablement exploitation de la « nature » et exploitation des femmes, au profit d’une analyse matérialiste renouvelée. Comme le féminisme matérialiste, l’écoféminisme socialiste se veut critique de la distinction entre travail de production (décrit comme « social ») et travail de reproduction (décrit comme « naturel ») : l’enfantement, de même que les tâches domestiques, sont des travaux comme les autres, c’est-à-dire des travaux humains car conscients, et donc des activités sociales — activités par ailleurs d’une importance cruciale13. Ce faisant, il est noté que l’exploitation des femmes, sous couvert de la « naturalité » des tâches accomplies par elles, fait partie de ce qui rend possible l’accumulation capitaliste. L’invisibilisation générale du travail des femmes à la réalisation des tâches vitales mais dévaluées, pénibles dans leur caractère répétitif, et peu rémunérées, est ce qui, pour les écoféministes socialistes, a permis à un petit nombre d’hommes (et parfois de femmes, dans les pays occidentaux enrichis) d’être libres d’exercer des activités moins nécessaires mais plus valorisées socialement et bien mieux rémunérées — si ce n’est rémunéré tout court14. Le caractère vital et immanent des tâches attribuées aux femmes et non-reconnues comme socialement utiles, le fait qu’elles aient à s’occuper des corps et de leurs besoins réguliers, qu’elles aient à prendre en charge leurs limitations, tout cela serait à comprendre comme le résultat d’une volonté d’émancipation cachant ses moyens de se réaliser : une liberté au prix de l’exploitation et de l’aliénation d’autrui, utilisé comme ressource non-productive à disposition par nature. Autrement dit, la liberté de quelques uns à l’égard des contingences matérielles ne peut exister que si d’autres se chargent discrètement, sous la contrainte, de ces contingences.
« L’écoféminisme socialiste en vient à produire, entre autres choses, une critique du matérialisme historique marxiste. »
Dès lors, l’écoféminisme socialiste en vient à produire, entre autres choses, une critique du matérialisme historique marxiste : « En dépit de l’affirmation première de Marx à propos de l’importance des relations entre l’humanité et la nature, le matérialisme historique marxiste s’est développé à partir d’une conception des relations économiques soucieuse des relations sociales (de classe, de propriété), et au dépens des relations physiques (biologiques, écologiques)15. » Mary Mellor, chercheuse anglaise, est ainsi attachée à la production d’une analyse écoféministe matérialiste où la « matérialité » n’est plus seulement celle des relations économiques ou des relations de classe, mais également de l’exploitation de corps (ceux des femmes, ceux des personnes racisées ou infériorisées d’une quelconque manière, bien sûr, mais également ceux des non-humains). Une telle analyse, dit-elle, permet de mettre en lumière une dimension ignorée et abusivement réduite au social, du caractère matériel des vies humaines : les corps sont ce grâce à quoi et à partir de quoi peut s’exercer la transcendance de la liberté humaine — le libre choix, le gouvernement, etc. Ces corps, limités, sans nécessairement déterminer toute activité humaine, ne peuvent être ignorés dans l’influence qu’ils ont sur les organisations sociales.
L’écoféminisme hors de ses racines
Si les origines de l’écoféminisme sont, on l’a dit, majoritairement anglo-saxonnes, et plus largement ancrées dans les pays occidentaux enrichis, des luttes semblables ont été et sont identifiées un peu partout dans le monde — là où des femmes entrent en lutte contre une culture patriarcale guerrière d’exploitation, et au nom de la préservation des écosystèmes, lesquels sont avant tout pour elles un foyer dont elles ont la charge et le soin. Que les femmes menant ces luttes s’approprient ou non le terme « écoféminisme », les écoféministes revendiquées tendent à y reconnaître leur propre geste — moyennant la plupart du temps des précautions rigoureuses et nuancées16.
Par ailleurs, historiquement luttes de femmes blanches, les luttes écoféministes n’ignorent pas les luttes de justice environnementale menées simultanément aux leurs aux États-Unis par les femmes de couleur pour dénoncer le racisme environnemental dont elles et leur famille faisaient les frais, notamment lorsque les zones de rejet des déchets toxiques étaient installées à proximité de leurs habitations. Bien au contraire, les écrits et les manifestations écoféministes s’en rapprochent explicitement et s’y réfèrent17. Enfin, une activiste comme Starhawk, voyageant régulièrement à travers le monde pour soutenir des luttes politiques écologistes (la ZAD de Notre-Dame des Landes en France, les lieux dévastées par l’ouragan Katrina…) tend à disséminer les idées et les pratiques écoféministes, indifféremment de leur contexte d’origine. Loin de se contenter d’exprimer des revendications limitées car situées, loin de renvoyer exclusivement au portrait type de l’occidentale blanche de la classe moyenne, l’écoféminisme peut être considéré comme un outil critique et pratique, maniable dans toutes sortes de situations — à condition de prendre en compte l’importance du changement de contexte qui advient dans le passage d’une lutte à une autre18.
Ici et maintenant
« Songeons à la recrudescence, sur les blogs et les comptes dédiés au lifestyle, de la mention du
féminin sacré, souvent associé à l’achat de diverses pierres semi-précieuses et de matériel ésotérique… »
Aujourd’hui, en France, l’heure semble à la découverte progressive de l’écoféminisme, tant dans les universités que par un public plus large, notamment militant. Ses divers corpus de textes commencent depuis quelques années à être traduits en français ; ces éditions s’accompagnent de préfaces et de postfaces importantes visant à relater l’histoire et la diversité de ce courant de pensée. Dans les publications scientifiques, une place (certes encore réduite) est faite aux chercheurs et aux chercheuses qui se penchent sur les textes écoféministes et réhabilitent leurs apports pertinents en matière de critiques féministes et écologistes. Sur le terrain militant, la découverte de l’écoféminisme en est encore à ses balbutiements, et est très peu répandu. Si un petit nombre de collectifs commencent à investir la radicalité des thèses écoféministes et à lui joindre des perspectives queer19, intersectionnelles et décoloniales, il n’en reste pas moins que, de manière générale, l’écoféminisme est de nouveau perçu soit comme un danger réactionnaire pour les luttes féministes, soit comme un courant de pensée dépolitisé seulement préoccupé par l’esthétisation du quotidien privé.
Pour cause : entre récupérations effectivement réactionnaires des références au corps et à la « nature » (songeons en France au développement d’un « féminisme intégral » porté par Marianne Durano et Eugénie Bastié, qui s’exprime entre autres dans la revue Limite) et récupérations commerciales dépolitisantes profitant d’une mode de consommation tournant autour du « naturel » et de l’ésotérique (songeons à la recrudescence, sur les blogs et les comptes de réseaux sociaux dédiés au lifestyle, de la mention du « féminin sacré », souvent associé à l’achat de diverses pierres semi-précieuses et de matériel ésotérique, ou encore les campagnes de publicité pour des biens de consommation dits « écologiques », « biologiques », « zéro déchet », prenant pour cible un public féminin), l’écoféminisme semble avoir bien mauvaise presse auprès du grand public. Bien qu’initiées par des femmes issues d’une grande diversité sociale, les pensées et pratiques écoféministes sont peu appréhendées sous l’angle de la puissance de leur portée critique et politique. On pourrait en conclure que l’écoféminisme souffre des mêmes maux que l’écologie politique, le monopole de la revendication de la « nature » en politique étant étant considéré de longue date comme l’apanage de l’extrême droite20, ou bien vidé de sa charge critique par un verdissement de façade des communications capitalistes. Mais il convient de noter qu’il souffre également du stigmate que connaissent les luttes féministes radicales qui, se heurtant frontalement à un sexisme solidement enraciné, sont bien vite priées de revoir leurs ambitions à la baisse pour éventuellement parvenir à se faire entendre.
L’écoféminisme, lorsqu’on en parcourt l’histoire militante et les écrits théoriques, nous apparaît donc comme une source importante pour enrichir non seulement les luttes écologistes et féministes mais aussi l’élaboration de théories critiques diverses. La progressive découverte de ses thèses et de ses actions passées n’est que la première, longue et patiente, mais nécessaire, étape du chemin à passer vers sa participation pleine et entière à la réflexivité environnementale et indistinctement sociale, qui est élaborée pour répondre aux enjeux des bouleversements écologiques qui menacent de nombreux modes de subsistance.
Photographies de bannière et de vignette : Cody William Smith | www.codywilliamsmith.com
- Janet Biehl, « What is Social Ecofeminism ? », Green Perspective, n° 11, pp. 1–8.[↩]
- On note par exemple l’émergence de l’association Women and life on Earth, du camp écoféministe installé pendant près de 20 ans à Greenham Common (Grande-Bretagne), de la marche de la Women’s Pentagon Action ou encore des multiples communautés écoféministes séparatistes lesbiennes.[↩]
- Pour un récit du rôle des femmes en politique à travers les manifestations écoféministes, voir Celene Krauss, « Des bonnes femmes hystériques : mobilisations environnementales populaires féminines », Émilie Hache, Reclaim, 2016, pp. 211–232.[↩]
- Pour un récit du déroulement des manifestations, voir Ynestra King, « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution », Émilie Hache, op. cit., pp. 105–126.[↩]
- On pensera par exemple au problème de la non-répartition au sein des foyers hétérosexuels des tâches domestiques, qui sont la plupart du temps prises en charge par les femmes, ou encore à la manière dont cette non-répartition peut être considérée comme résolue, par les couples aisés, dans l’embauche à bas coût d’un personnel qui se révèle être en écrasante majorité féminin et/ou racisé.[↩]
- Notamment dans l’exploitation par le travail salarial et le travail domestique (gratuit ou non), mais également dans l’injonction coercitive à la sexualité reproductive, etc. À l’exploitation des corps des femmes, l’écoféminisme a également associé l’exploitation animale, avec entre autres la rationalisation qui a permis sa massification lors du développement de l’élevage industriel — sur ce dernier point, voir par exemple l’ouvrage Ecofeminism : Women, Animals, Nature, Temple University Press, 1982.[↩]
- Voir notamment Susan Griffin, Woman and Nature: the Roaring Inside Her, The Women’s Press, 1984 ; Carolyn Merchant, The Death of Nature, Harper, San Francisco, 1980 ; Silvia Federici, Caliban et la Sorcière.[↩]
- Lire à ce propos Elisabeth Carlassare, « Socialist and Cultural Ecofeminism: Allies in Resistance », Ethics and the Environment, 5(1), JAI Press Inc., 1999, pp. 89–106.[↩]
- Lire à ce propos Julie Cook, « La colonisation de l’écoféminisme par la philosophie », Émilie Hache, op. cit., pp.285–318.[↩]
- Ariel Salleh, « Le matérialisme incarné en action », Multitudes, 2017/2 n° 67, pp.37–45.[↩]
- Janet Biehl, Finding our Way: Rethinking Ecofeminist Politics, Black Rose Books, 1991.[↩]
- Judith Plant, Healing the Wounds: The Promise of Ecofeminism, Green Print, p. 19, 1989 [traduction GoH].[↩]
- Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World scale, Zed Press, 1986.[↩]
- Mary Mellor, « Women, Nature and the social Construction of
Economic Man
», International Journal of Ecological Economics, vol. 20, n° 2, pp. 129–140.[↩] - Mary Mellor, Feminism and Ecology, Polity Press, 1997, p. 175 [trad. GoH].[↩]
- Lire par exemple Marine Allard, Lucie Assemat et Coline Dhaussy, « Ni les femmes ni la terre ! », Multitudes, 2017/2 n° 67, pp. 82–89. Ou encore les textes de Vandaha Shiva sur le mouvement Chipko en Inde.[↩]
- Également noté par Celene Krauss, op. cit.[↩]
- Voir par exemple la lecture matérialiste d’Ariel Salleh : « La méthode dialectique […] s’intéresse à la signification en tant qu’elle est en pleine transformation. Ainsi, la femme n’est plus une essence fixée pour les siècles des siècles, mais bien plutôt un être doté de multiples potentiels politiques. Par conséquent, un point de vue matérialiste incarné, pour qui les consciences des individus tirent leur forme du travail que ces derniers accomplissent, considèrent les identités transgenres, indigènes, masculines, etc. comme étant perpétuellement refaites et renégociées par l’action pratique des individus dans et sur le monde. Nous sommes tous en cours (« work in progress »). »[↩]
- Voir par exemple Cy Lecerf Maulpoix et Margaux Le Donné, « Sensibilités climatiques entre mouvances écoféministes et queer », Multitudes, 2017/2, n ° 67, pp. 66–74.[↩]
- Voir la thèse de Karl Polanyi, telle que rapportée par Pierre Charbonnier, Abondance et Liberté, La Découverte, 2020, pp. 276–288.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Écologie : socialisme ou barbarie — par Murray Bookchin », mars 2020
☰ Lire notre entretien avec Daniel Tanuro : « Collapsologie : toutes les dérives idéologiques sont possibles », juin 2019
☰ Lire notre entretien avec Pierre Charbonnier : « L’écologie, c’est réinventer l’idée de progrès social », septembre 2018
☰ Lire notre entretien avec Jean-Baptiste Vidalou : « La Nature est un concept qui a fait faillite », février 2018
☰ Lire notre entretien avec Vandana Shiva : « Gandhi est plus pertinent qu’il ne l’a jamais été », février 2017
☰ Lire notre article « L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? », Pierre-Louis Poyau, décembre 2016