Entretien inédit pour le site de Ballast | rubrique Relier
Ici, les glaciers se retirent ; là, les infrastructures s’élèvent toujours plus dans les montagnes. Ici, on choisit quelle nature protéger ; là, le tourisme défend son pré-carré. Ici, une vallée étouffe dans l’air pollué ; là, on cherche en altitude l’air sain qui nous manque plus bas. Autant qu’ailleurs, la montagne fait face aux lois du profit. Mais, autant qu’ailleurs, on y pense, on y résiste, on y vit. La revue Nunatak a été lancée voilà trois ans : un mot inuit, qui désigne la vie réfugiée sur les hauteurs. On la découvre dans un refuge, la feuillette dans la bibliothèque éphémère d’une ZAD ou dans une librairie alpine. Liée à son homologue italienne du même nom, cette parution semestrielle trace un chemin singulier : animée par une trentaine de bénévoles, elle aspire à « lutter contre le rapport de consommation aux espaces que nous essayons d’habiter ».
Vous considérez la montagne de manière métaphorique, comme « tous ces petits espaces où subsistent et où s’expérimentent des façons d’exister qui tentent de contredire le froid social triomphant ». Diriez-vous que tout lieu où s’organise l’émancipation serait montagneux ?
C’est de la poésie ! Si nous avons utilisé cette métaphore dans l’édito du numéro 0, c’était pour ne pas réduire la montagne à un sens trop strict. Ce texte constituait une déclaration d’intention au moment de la naissance de la revue. Depuis, nous reprécisons sans cesse que Nunatak n’a pas de ligne éditoriale figée. La revue est ouverte à toute personne souhaitant y participer et des personnes y arrivent, d’autres en partent assez régulièrement. L’extrait que vous citez, issu de l’édito du numéro 0, ne serait sans doute plus formulé tel quel aujourd’hui — mais il est toujours vrai qu’à Nunatak nous ne cherchons pas à réduire la montagne à un sens strict, défini par une altitude donnée, car en effet toutes les montagnes ne se ressemblent pas. D’où l’utilisation de cette métaphore, qui nous parle encore actuellement au sein de l’équipe. Nous nous permettons de déborder d’une définition trop strictement géographique pour aller chercher d’autres « montagnes », dans le sens métaphorique que vous citez. Au-delà de la question des montagnes, Nunatak nous semble être l’une des rares revues politiques n’émanant pas des grands centres urbains. Nous écrivons depuis un point de vue spécifique, situé, mais pas plus propre qu’un autre à animer des luttes.
Vous présentez votre analyse de la montagne comme « paradoxale » : aussi liée aux logiques économiques contemporaines qu’un autre milieu, mais pourtant à même de proposer des particularités propres à les déborder. Sur quoi s’appuie ce paradoxe ?
« Historiquement, les zones montagneuses ont souvent mis plus de temps à être normalisées par rapport au reste du territoire. »
Dans l’édito de ce même numéro 0, nous écrivions : « Notre analyse est paradoxale. Partant du constat qu’il n’y a pas d’en dehors, que les oasis ont été absorbées par le désert, nous reconnaissons cependant que certains espaces n’ont pas été totalement dévastés et présentent encore des particularités auxquelles nous sommes attachés. Il y subsiste en effet des traces qui nous renvoient à des récits, des histoires, des pratiques et des vécus singuliers échappant en partie à l’uniformisation totale des modes de vie. Ces traces nous laissent entrevoir des contradictions et des possibilités d’explorer des trajectoires divergentes. C’est sur ces singularités que nous désirons nous attarder, afin de faire circuler des outils et des idées qui nous permettent de reprendre le pouvoir sur nos vies. » Historiquement, les zones montagneuses ont souvent mis plus de temps à être normalisées par rapport au reste du territoire, rattachées aux centres de décision, du fait notamment de reliefs escarpés, compliqués d’accès, aux ressources difficilement exploitables. Pour autant, nous avons conscience qu’aujourd’hui, de façon générale, ce n’est plus le cas. Nous ne cherchons pas à dire qu’en montagne, plus qu’ailleurs, les spécificités du territoire permettraient de se défaire des logiques économiques dominantes ; en revanche, ces spécificités nous intéressent, nous y sommes attachés et voulons mettre en évidence ce qui, à l’intérieur de celles-ci, nous semble porteur d’émancipation, de solidarité, de résistances. Les montagnes ne sont donc pas plus à même de porter une lutte qu’un autre espace. Sa gestion politique et marchande possède des singularités, c’est pourquoi les luttes n’y seront pas les mêmes, et n’y seront pas forcément menées de la même façon. Ce sont précisément ces dynamiques que nous voulons analyser et questionner.
L’anthropologue étasunien James C. Scott, dans son étude sur la « Zomia », cette région d’Asie qui aurait échappé pour diverses raisons à l’État pendant une longue période, a mis en évidence le rôle de la montagne comme celui d’un refuge propre à permettre les pratiques politiques alternatives. Souscrivez-vous à cette approche ?
Établir un lien de cause à effet entre le milieu géographique et l’apparition de pratiques politiques de résistance ou de rupture à l’ordre dominant nous semble absurde, tant cela supposerait l’existence de lois naturelles immuables. Le « milieu » doit déjà être abordé comme quelque chose de relatif, car mouvant ! Il constitue pour nous une donnée parmi d’autres, qui détermine à son échelle le développement politique, économique, culturel, philosophique des sociétés qui l’habitent, sans être au cœur de toute explication. Cette question est très intéressante parce qu’elle appuie à un endroit où les discussions autour d’un article, d’une thématique de la revue, peuvent être animées… mais elle n’a jamais été formulée telle quelle. Le débat sera relancé aux prochaines rencontres de rédaction !
« Ce n’était pas mieux avant », lancez-vous à vos éventuels détracteurs. C’est un vrai risque, l’écueil réactionnaire ?
À la lecture de la revue, nos réflexions sur le sujet apparaissent assez clairement : critiquer le développement actuel des espaces où nous vivons n’a surtout pas pour objectif de prétendre à un retour à un passé supposé désirable. Le rapport au travail, la misère économique et sociale, les relations de genre : on pourrait lister longuement les éléments du passé qui n’étaient pas vraiment « mieux », notamment dans des zones de montagne rurales. Pour autant, il nous paraît plus intéressant de creuser des contradictions, d’approfondir des sujets, plutôt que les laisser de côté parce qu’ils prêteraient le flanc à une idéalisation du passé, une vision romantique. Si l’on veut éviter les écueils réactionnaires figés sur des territoires et leur histoire, il nous semble nécessaire de s’intéresser autant au passé qu’au présent, aux questions que nous posent des pratiques, des réalités, des événements. Les savoirs botaniques par exemple : des articles de Nunatak traitent de diverses manières des plantes médicinales. On peut y voir un intérêt en termes d’autonomie, de maintien de savoirs et savoir-faire. On peut aussi poser la question des limites de l’automédication et du possible abandon de la défense des services publics de santé qui peut s’y accoler. Saisir cette complexité permet de réfuter les discours réactionnaires, sur la montagne comme sur d’autres sujets.
Ces 50 dernières années, la montagne s’est couverte d’infrastructures touristiques, après l’avoir été d’infrastructures électriques et hydrauliques. La remise en cause du modèle économique des stations de sports d’hiver reste peu audible : pourquoi ?
« Nous sommes pour la préservation de 100 % du territoire, pas pour une mise sous cloche arbitraire et répressive de quelques îlots choisis sur une carte par des hauts fonctionnaires. »
Les stations se sont développées dans des zones souvent peu rentables, d’un point de vue capitaliste. Leur essor a apporté un développement économique rapide et toute la gestion du territoire s’est petit à petit organisée autour de cet « or blanc » — à tel point qu’il est aujourd’hui très difficile d’imaginer un après. Dans certaines régions, c’est la quasi-totalité des emplois qui est fournie par les sports d’hiver, que ce soit aux remontées mécaniques ou dans l’hôtellerie, la restauration, le bâtiment, le commerce, et même les services municipaux. On ne mord pas la main qui nous nourrit ! Tant que le travail salarié sera une condition de survie sociale, toutes les autres considérations risquent malheureusement d’être reléguées au second plan… La forte adhésion des locaux à ce modèle s’explique aussi par le fait que l’arrivée du tourisme hivernal ait apporté un confort de vie moderne auquel ces espaces n’avaient jusqu’alors pas ou peu accès. Sortir d’une condition paysanne1 a pu être vécu comme un affranchissement. L’industrie de la glisse a depuis fortement fait croître la population dans les communes concernées. On peut aisément imaginer le nouvel exode2 qui aurait lieu si rien ne succède à l’« or blanc ». Ajoutons à cela l’imaginaire systématiquement positif accolé aux sports d’hiver, comme moment de « fun », de décompression du travailleur. Cela est d’ailleurs très bien développé par l’Office de l’anti-tourisme dans l’entretien publié dans le numéro 5 de Nunatak.
Cette mise en tourisme s’est accompagnée d’un mouvement public de protection des milieux : Parc national de la Vanoise, du Mercantour, des Écrins, des Pyrénées, des Cévennes… Mais, à vous suivre, il ne répondrait pas aux nécessités des territoires concernés.
Nous critiquons la gestion des territoires par le zonage : certaines zones sont dévolues au tourisme de masse, d’autres à l’industrie, d’autres à la préservation environnementale. Des vallées entières, comme celle de la Maurienne [en Savoie, ndlr], sont sacrifiées pour les besoins des infrastructures (transport, industrie, énergie), quand dans une vallée voisine « préservée » ramasser une myrtille est passible d’amende ! Ce sont les mêmes politiques publiques, les mêmes institutions, qui décident du sort différencié de ces espaces. On ne peut pas nier qu’il y ait une préservation effective des milieux et des espèces dans les parcs, mais nous mettons en doute les objectifs premiers de cette préservation. Le Parc national nous apparaît avant tout comme une marque que l’on appose sur un territoire — avec une histoire vibrante à conserver en musée, des produits du terroir à figer en appellations d’origine, un artisanat typique à vendre en souvenirs… — pour augmenter son attractivité touristique (mais durable, cette fois-ci !). Cela s’est construit sans aucun lien avec les personnes qui habitent ces territoires ou y travaillent, et pour lesquelles la préservation est plutôt synonyme de contrôle accru sur les pratiques de la montagne3. Un berger en zone centrale de parc n’a pas les mêmes droits quant aux moyens d’effarouchement pour se défendre du loup que s’il travaillait ailleurs… Nous sommes pour la préservation de 100 % du territoire, pas pour une mise sous cloche arbitraire et répressive de quelques îlots choisis sur une carte par des hauts fonctionnaires, qui n’ont aucun problème avec le carnage que peut constituer par exemple la vallée du Rhône.
Défendre, en même temps qu’un espace, ses pratiques, c’est aussi se confronter à des dilemmes… La chasse, par exemple. Pratique populaire pour certains ; mise à mort de millions d’animaux et déversement de milliers de tonnes de plomb chaque année pour d’autres…
On ne souhaite pas être dans une démarche binaire. Nous ne défendons pas « les pratiques de la montagne » comme quelque chose d’immuable qui serait en danger. Nous ne les défendons pas tout court, d’ailleurs, puisqu’il serait très compliqué déjà de les définir. La chasse existe en montagne mais n’est en rien spécifique à ces espaces. C’est un sujet passionnant néanmoins, et notamment parce qu’il est très clivant. Nous ne chercherons jamais à savoir s’il s’agit d’une pratique vertueuse ou à condamner, mais nous pourrions aller essayer de découvrir ce qui se cache sous la surface apparente de ces clivages : des conflits d’usage, de légitimité à occuper des espaces, une coexistence faite de tensions entre des populations ne partageant pas les mêmes aspirations quant aux espaces qu’elles habitent…
Mais tous les participants de votre revue sont-ils d’accord sur ce sujet ?
« De fil en aiguille, un groupe s’est formé de ce côté des Alpes, mais avec l’envie de créer une revue à part entière. »
Probablement pas. La question du loup, que nous abordons dans le numéro 5, est assez emblématique à cet égard. S’y trouve un article que des lecteurs ont qualifié de « pro-loup », mais cela n’exclut pas qu’un prochain article puisse réclamer le droit à l’autodéfense pour les berger·es ! Si nous souhaitons aborder ces sujets, c’est avant tout pour les questionner différemment de ce qui se fait habituellement — pro-loup ou anti-loup, pro-chasse ou anti-chasse… Nous donnons bien évidemment des éléments de réponse, parfois contradictoires, mais n’attendez de nous aucune conclusion définitive !
Vous dites qu’habiter en montagne « pour certains c’est un choix, pour d’autres un exil, un refuge, une prison ». Pourquoi votre revue a‑t-elle vu le jour ?
Nunatak est la petite sœur de la revue italienne Nunatak, revista di storie, culture, lotte de la montagna, qui existe depuis 2006. À l’été 2015, les Italiens ont fait une tournée en France pour présenter leur revue, avec le projet de trouver des personnes intéressées pour la traduire en français. De fil en aiguille, un groupe s’est formé de ce côté des Alpes, mais avec l’envie de créer une revue à part entière, qui pourrait reprendre des traductions d’articles italiens mais publierait aussi ses propres articles. S’il y a une filiation évidente entre la revue française et la revue italienne, les deux rédactions sont indépendantes l’une de l’autre. Les réflexions parues d’un côté ou de l’autre de cette satanée frontière rentrent ainsi en résonance ou en débat. Si, au départ, l’équipe de rédaction était située essentiellement dans les Cévennes et les Alpes du Sud, aujourd’hui il y a aussi des membres actifs de la revue dans le Béarn, les Vosges, le Bugey, la Creuse, le Pilat, en Ariège ou même à Marseille !
Pour la réalisation d’un numéro, il y a quatre rendez-vous importants : deux « week-ends d’élaboration » dont le lieu change à chaque fois (les derniers en Ariège et en Creuse, le prochain dans les Vosges) au cours desquels ont lieu toutes les discussions et décisions autour des articles proposés et de l’édito, mais aussi du fonctionnement, du roulement des tâches (diffusion, communication, etc.) ; un week-end de mise en page, en plus petit comité, où est conçue la maquette du numéro une fois tout le contenu acté ; une, voire deux semaines d’assemblage dans une imprimerie camarade à Alès, où nous réalisons pliage, agrafage, massicotage, etc. Ce temps plus informel et super gratifiant (la revue se fait sous nos yeux !) est aussi l’occasion d’approfondir les rencontres et de rediscuter de questions de fond concernant le contenu et l’organisation de la revue. On peut aussi ajouter à ces moments des réunions de travail « locales », là où plusieurs membres de la revue peuvent se retrouver plus facilement — elles ne sont pas décisionnaires mais leurs comptes-rendus viennent nourrir les réflexions et décisions prises pendant les week-ends.
Comment parvenez-vous à la faire vivre malgré la distance géographique ?
Elle constitue un sacré challenge d’organisation. Forcément, tout le monde ne peut pas être systématiquement présent. Mais depuis quatre ans nous constatons que l’énergie est là, et se renouvelle pour faire vivre la revue — et ce en limitant au strict minimum les échanges et prises de décisions par mail. Cela nous fait également tisser, au fur et à mesure de ces déplacements et des présentations publiques de la revue (plus de 60 depuis la parution du numéro 0), un épais réseau de personnes appréciant la démarche de la revue, ainsi que de nombreuses amitiés. Alors bon, quand même, le jeu en vaut la chandelle !
Illustration de bannière : Paul Landacre
Cette rubrique donnera, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, l’édition et les médias « indépendants » ou « alternatifs » : autant de sites, de revues et de maisons d’édition qui nourrissent la pensée-pratique. Si leurs divergences sont à l’évidence nombreuses, reste un même désir d’endiguer les fameuses « eaux glacées du calcul égoïste » : partons de là.
- Sur les évolutions de la paysannerie, on pourra se reporter aux travaux du sociologue Henri Mendras (La Fin des paysans, 1967), à ceux des sociologues Pierre Bitoun et Yves Dupont (Le Sacrifice des paysans, 2016) ou, plus récemment, à ceux de L’observatoire de l’évolution (Manifeste pour l’invention d’une nouvelle condition paysanne, 2019.) [ndlr].[↩]
- En référence à ce qui fut pendant longtemps appelé l’« exode rural », depuis les campagnes vers les villes, au XIXe siècle. Les zones de montagnes furent particulièrement concernées. Il est d’usage désormais de préférer le terme de « migration » à celui, connoté religieusement, d’exode [ndlr].[↩]
- Pour approfondir ces questions, voir les travaux du géographe Lionel Laslaz depuis sa thèse menée sur le sujet : « Les zones centrales des Parcs nationaux alpins français (Vanoise, Écrins, Mercantour), des conflits au consensus social ? Contribution critique à l’analyse des processus territoriaux d’admission des espaces protégés et des rapports entre sociétés et politiques d’aménagement en milieux montagnards », Chambéry, 2005 — résumé disponible ici [ndlr].[↩]
REBONDS
☰ Lire notre nouvelle « Que les pierres tombent », Roméo Bondon, janvier 2020
☰ Lire notre entretien avec Corinne Morel Darleux : « Il y a toujours un dixième de degré à aller sauver », juin 2019
☰ Lire notre entretien avec Renaud Garcia : « La technologie est devenue l’objet d’un culte », juin 2019
☰ Lire notre entretien avec Alessandro Pignocchi : « Un contre-pouvoir ancré sur un territoire », septembre 2018
☰ Lire notre article « Kurdistan irakien : les montagnes, seules amies des Kurdes ? », Laurent Perpigna Iban, novembre 2017