Partout on chante, pendant la Commune


Texte inédit | Ballast | Série « La Commune a 150 ans »

Terminons en chan­tant cette trop brève semaine consa­crée aux 150 ans de la Commune de Paris. C’est caché dans quelque man­sarde de Montmartre que le des­si­na­teur Eugène Pottier écrit la chan­son qui devien­dra l’hymne mon­dial de la révo­lu­tion socia­liste : L’Internationale. De sa fenêtre, il aper­çoit la longue file des Parisiens arrê­tés et bien­tôt fusillés par le régime. Pottier la dédie au com­mu­neux Gustave Lefrançais, élu, com­bat­tant, exi­lé et et condam­né à mort par contu­mace. Ces 72 jours durant, on ne la chante donc pas. Mais on chante beau­coup : dans les rues, les concerts. Et l’on entend : « Il faut, citoyen, sur la terre, / L’égalité pour seul niveau. » Il le faut plus que jamais. ☰ Par Anouk Colombani


[lire le sep­tième volet de notre série « La Commune a 150 ans »]


Dans cet enfer, comme aujourd’hui,
les poètes chan­taient l’épopée
qu’on allait vivre et mourir ;
les uns en strophes ardentes,
les autres avec un rire amer.
Louise Michel

Dès les pre­mières lignes de ses Mémoires, Louise Michel chante. Elle place en exergue de son avant-pro­pos et de sa pre­mière par­tie deux chan­sons-poèmes qu’elle a écrites : la Chanson des pri­sons puis la Chanson des geôles. Rédigés après la Commune, ce sont des poèmes durs, qui parlent de sang, de dou­leur, des années sombres de l’Empire et du retour des morts après la Commune. Dans le second, elle cite un autre chant, la Marseillaise, air du peuple et de la liber­té : « Dans l’air souf­flait la Marseillaise. Rouge était le soleil levant. » Partout, lors du siège comme pen­dant la Commune, on chante. Les paroles et les mélo­dies — com­po­sées pour la plu­part après les évé­ne­ments — font par­tie inté­grante de la mémoire de la Commune. Quand ils n’é­voquent pas la répres­sion, les textes des chan­sons créés après les faits portent sou­vent sur les aspi­ra­tions sociales du peuple. Les choses sont plus emmê­lées durant le sou­lè­ve­ment : s’y côtoient des sou­ve­nirs de 1789, de 1848, des refrains de cafés-concerts et des airs popu­laires. En sui­vant le fil des Mémoires de quelques com­mu­neux et com­mu­neuses, on peut recom­po­ser, quelque peu, l’environnement musi­cal de l’époque. Les jour­naux ain­si que le recen­se­ment effec­tué par le jour­na­liste Firmin Maillard dans ses pré­cieuses Publications de la rue pen­dant le siège et la Commune com­plètent ce tableau. Pour s’y retrou­ver, on doit éga­le­ment remer­cier l’historien Robert Brécy d’avoir ima­gi­né un magni­fique ouvrage, La Chanson de la Commune — Chansons et poèmes ins­pi­rés par la Commune de 1871, mal­heu­reu­se­ment épuisé.

Le cri de ralliement : les symboles de 1789

« S’y côtoient des sou­ve­nirs de 1789, de 1848, des refrains de cafés-concerts et des airs populaires. »

Juillet 1870. Alors que la guerre contre la Prusse se pré­pare, Napoléon III laisse fina­le­ment réson­ner la Marseillaise, inter­dite jusque-là du fait de son asso­cia­tion au désordre répu­bli­cain. Ce revi­re­ment a mar­qué les esprits : Victorine Brocher, mili­tante com­mu­neuse, le men­tionne dans ses souvenirs :

Dans la nuit du 13 au 14 juillet, les mesures mili­taires ont été prises en Prusse, à par­tir du 15 juillet, l’ar­mée sera sur dif­fé­rents points de nos fron­tières, avec 100 ou 120 000 hommes.
E. Ollivier [Chef du gou­ver­ne­ment fran­çais] osa dire qu’il entrait d’un cœur léger dans la voie de la guerre. Pauvre France ! confiée dans les mains de cet homme, fils d’un ancien pros­crit, qui avait si bien dit : « Je serai le spectre du 2 décembre. » Ce même jour on vota un cré­dit de 150 000 000.
La France n’a­vait plus qu’à combattre.
À par­tir de ce moment, l’empire lais­sa chan­ter la Marseillaise dans les rues de Paris1.

C’est la néces­si­té de gal­va­ni­ser les troupes, puis la pro­cla­ma­tion de la République le 4 sep­tembre, qui font res­sur­gir le chant de Rouget de Lisle. Mais la récu­pé­ra­tion de la Marseillaise par l’Empire pose pro­blème aux révo­lu­tion­naires. Le socia­liste Gustave Lefrançais, élu au Conseil de la Commune pour le IVe arron­dis­se­ment, estime ain­si : « Malheureusement nos dépu­tés répu­bli­cains avaient la vue aus­si courte que nos gou­ver­nants avaient le cœur léger et, M. Thiers excep­té, le seul qui res­tât logique en cette affaire, tous votèrent les sup­plé­ments de cré­dit dont on avait besoin. Plus encore, cer­tains d’entre eux ne crai­gnirent pas, quelques jours plus tard, de joindre l’é­clat de leurs voix aux refrains patrio­tiques que la police fai­sait alors chan­ter jusque sur nos plus grandes scènes théâ­trales pour chauf­fer l’en­thou­siasme popu­laire2. » Pourtant, le 4 sep­tembre 1870, la Marseillaise est reprise par les foules. Victorine Brocher raconte cette jour­née de liesse et de chants : « Toute cette foule, sans dis­tinc­tion d’o­pi­nion, était joyeuse : Allons à l’Hôtel de Ville, criait-elle, elle croyait avoir conquis le monde, elle oubliait même les défaites de la veille. Ce peuple était si convain­cu qu’a­vec la République nous vain­crions la Prusse, qu’il l’ac­cla­mait avec un incom­pa­rable trans­port. Le chant de la Marseillaise, enton­né par cette foule, était si puis­sant, qu’il aurait réveillé les plus endor­mis3. »

[Georges Valmier]

Louise Michel conte elle aus­si la réap­pro­pria­tion de la chan­son par les insur­gés, ce même 4 sep­tembre : « La foule chante la Marseillaise. Mais l’Empire l’a pro­fa­née, nous, les révol­tés, nous ne la disons plus. » La mili­tante pré­cise en effet que c’est Bonhomme, du chan­son­nier blan­quiste Émile Dereux, qui lui est pré­fé­rée — l’influence consi­dé­rable des blan­quistes y est sûre­ment pour quelque chose dans cette. Cette ronde enfan­tine avait été publiée dans La Voix des Écoles, organe de la fédé­ra­tion des étu­diants de Bruxelles : elle est un appel, clas­sique, au « réveil » et à la révolte pour la liber­té et l’égalité. Étonnamment, elle évoque la Marseillaise comme chan­son du réveil.

Bonhomme n’entends-tu pas
Le refrain de la chan­son française
Lonlaire
Bonhomme, n’entends-tu pas
Le refrain de la chan­son française
Lonla !
C’est celui de la Marseillaise
Celui qui fit Quatre-vingt-treize !
À ce chant-là laisse l’outil
Bonhomme
Va cher­cher ton fusil !

Est-ce la puis­sance de la chan­son qui fait que, le 5 sep­tembre, Louise Michel écrit fina­le­ment : « On allait, Marseillaise vivante, rem­pla­çant celle que l’Empire avait pro­fa­née » ?

« Entre le mois de juillet 1870 et le 18 mars 1871 — date du déclen­che­ment de la révolte popu­laire —, la Marseillaise fait donc l’objet d’un tiraillement. »

Entre le mois de juillet 1870 et le 18 mars 1871 — date du déclen­che­ment de la révolte popu­laire —, la Marseillaise fait donc l’objet d’un tiraille­ment. C’est ce que montre encore une anec­dote du début du mois de mars 1871, rap­por­tée par Jean Allemane, un autre oppo­sant à l’Empire, empri­son­né pour des faits de grève en 1862. L’armistice avec la Prusse a été signé le 28 jan­vier, contre l’a­vis des Parisiens ; une par­tie d’entre eux ne sou­haite pas rendre les canons pour les­quels ils ont coti­sé pen­dant le siège ; le nou­veau gou­ver­ne­ment, diri­gé par Thiers, veut les récu­pé­rer : le bataillon d’Allemane est l’un des pre­miers sur la liste. « Au moment où le bataillon s’ébranlait, M. Versigny, mon capi­taine de la 4e marche, vint, tout sou­riant, me prier d’entamer avec lui Le Chant du départ ou la Marseillaise. ­En l’honneur de quel saint, lui deman­dais-je ; serait-ce parce que nous allons tra­vailler pour la réac­tion4 ? » Le bataillon ne chan­te­ra pas.

Outre la Marseillaise, ce témoi­gnage men­tionne Le Chant du départ, autre chan­son de la Grande Révolution. Son texte est ima­gi­né par Marie-Joseph Chénier, dra­ma­turge et homme poli­tique, pour la fête du 14 Juillet 1794 ; le com­po­si­teur Étienne Nicolas Méhul en a écrit la musique. L’ensemble est adou­bé par Robespierre, qui ne tarde pas à la faire dif­fu­ser dans les armées françaises.

La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons périr
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir.

Comme pour la Marseillaise, le refrain, aux accents patrio­tiques, légi­time l’idée de sacri­fice pour la nation ; c’est de ces usages gou­ver­ne­men­taux sacri­fi­ciels que les révo­lu­tion­naires de 1870 se méfient.

[Georges Valmier]

Mais, le 28 mars 1871, jour de la pro­cla­ma­tion de la Commune, la ques­tion est réglée : avec Le Chant du départ, la Marseillaise devient un sym­bole majeur de ral­lie­ment des com­mu­neux et com­mu­neuses. C’est Louise Michel, encore, qui nous dépeint l’atmosphère sonore de la journée :

Un océan humain sous les armes, les baïon­nettes pres­sées comme les épis d’un champ, les cuivres déchi­rant l’air, les tam­bours bat­tant sour­de­ment et entre tous l’inimitable frap­pe­ment des deux grands tam­bours de Montmartre, ceux qui, la nuit de l’entrée des Prussiens et le matin du 18 mars, éveillaient Paris de leurs baguettes spec­trales, leurs poi­gnets d’acier éveillaient des sono­ri­tés étranges. Cette fois les toc­sins étaient muets. Le gron­de­ment lourd des canons, à inter­valles régu­liers saluait la révo­lu­tion. […] Pas de dis­cours, un immense cri, un seul, Vive la Commune ! Toutes les musiques jouent la Marseillaise et Le Chant du départ. Un oura­gan de voix les reprennent.

« L’usage des deux chants révo­lu­tion­naires incarne l’aspiration à la République et à la sou­ve­rai­ne­té populaire. »

Cette fête du 28 mars s’inspirait de la fête de la République du 14 juillet 1790. Elle venait balayer les deux décen­nies d’Empire et fai­sait le lien avec des dates qui, pour les révo­lu­tion­naires, incarnent le ren­ver­se­ment de régime : 1789, année de la Grande Révolution, mais aus­si et sur­tout 1792 et 1848, années de nais­sance des deux pre­mières Républiques. Même en 1830, quand le peuple fai­sait chu­ter la monar­chie des Bourbons au pro­fit d’une monar­chie plus « libé­rale », ces chants avaient réémer­gé. Ce tan­dem — Chant du départ et Marseillaise — se fait entendre régu­liè­re­ment pen­dant la Commune. On l’entonne lors de la mani­fes­ta­tion de ral­lie­ment des francs-maçons le 29 avril. Dans le Journal officiel du 5 mai qui couvre au jour au jour les actes de la Commune et en suit les grands évé­ne­ments , on lit :

Un club a été ouvert hier soir, 3 mai, dans l’église Saint-Michel, rue Saint-Jean, à Batignolles. Il prend le nom de Club de la révo­lu­tion sociale. L’église était comble et les femmes en majo­ri­té. On sen­tait qu’en par­tant se battre pour la Commune, les maris avaient lais­sé au logis un germe solide d’idées révo­lu­tion­naires. […] L’orgue a ouvert la séance par la Marseillaise, chan­tée tout au long par les citoyens et citoyennes du club, avec un enthou­siasme admi­rable. Ce chant patrio­tique reten­tis­sant sous ces voûtes pro­dui­sait un effet magis­tral. […] Alors est venu Le Chant du départ. Puis on a clos cette séance d’ouverture en repre­nant la Marseillaise, et on s’est sépa­ré aux cris una­nimes de Vive la Commune ! Vive la Révolution sociale !

L’usage des deux chants révo­lu­tion­naires incarne l’aspiration à la République et à la sou­ve­rai­ne­té popu­laire : il ins­crit les com­mu­neux dans la lignée de leurs glo­rieux ancêtres. Si l’on débat âpre­ment de l’usage à faire des réfé­rences révo­lu­tion­naires, ces deux chants ras­semblent de façon una­nime : ils sont des sym­boles par­ta­gés par tout le peuple de Paris et ce davan­tage que les chants du mou­ve­ment ouvrier, à l’ins­tar du Chant des ouvriers du chan­son­nier qua­rante-hui­tard Pierre Dupont, qui s’a­vèrent avant tout des sym­boles socialistes.

[Georges Valmier]

Entre les deux chan­sons, la Marseillaise domine tou­te­fois. Mais dans des inter­pré­ta­tions qu’il nous faut cepen­dant ima­gi­ner. Les des­crip­tions des com­mu­neux insistent sur le carac­tère enthou­siaste et popu­laire du chant : on est encore loin des ver­sions res­ser­rées — un seul cou­plet — et appau­vries musi­ca­le­ment qui la carac­té­ri­se­ront dès lors qu’elle devien­dra l’hymne de la IIIe, puis de la Ve République. L’harmonique popu­laire est, en 1871, habi­tée du souffle révo­lu­tion­naire : on la déclame en entier, comme on le fai­sait en 1789. La mélo­die, connue de tous, sert de patron pour de nou­veaux textes. En 1865, Louise Michel écri­vait déjà une Marseillaise noire, dénon­çant la situa­tion poli­tique sous Bonaparte à la mort impo­sée par l’Empire, elle oppo­sait dans son texte une Marseillaise vivante. L’historien Robert Brécy repère éga­le­ment une Marseillaise de 1870, écrite par un membre de l’Internationale en Belgique, Prosper Voglet, et appe­lant à la paix entre Français et Prussiens. Il existe aus­si une Marseillaise de la Commune dont la publi­ca­tion date de 1872 : les paroles laissent pré­sa­ger qu’elle reten­tis­sait déjà lors du siège de Paris : « Depuis vingt ans que tu som­meilles, peuple fran­çais, réveille-toi ». Si ces réécri­tures paraissent par­fois ne pas cor­res­pondre à la ryth­mique que nous connais­sons, c’est parce que l’harmonie popu­laire ne cherche pas à accor­der musique et voix de façon uni­forme. Souvent, la musique impose qu’une syl­labe égale une note, ce qui enferme la chan­son dans une forme figée et la rend plus dif­fi­cile à adap­ter — et donc moins popu­laire. Les nom­breuses Marseillaises étaient pro­ba­ble­ment chan­tées de façon très variée, s’a­dap­tant à l’ins­pi­ra­tion du moment.

Que valsent les Badinguet

« Le 28 mars, la Commune est pro­cla­mée, et les élus issus du vote du 26 mars, intronisés. »

Le 28 mars, la Commune est pro­cla­mée, et les élus issus du vote du 26 mars, intro­ni­sés. Dans sa des­crip­tion de l’événement, qui se déroule place de l’Hôtel de ville, le com­mu­neux Gaston Da Costa rap­porte une palette large de musiques jouées : « Alors com­mence, sous le com­man­de­ment de Brunet5, pla­cé avec son état-major au pied de l’estrade, un inter­mi­nable défi­lé des bataillons dont les musiques jouent la Marseillaise, Le Chant du départ, Le Sire de Fiche-ton-camp, et des pour­ris6, où revient l’air de La Badinguette de Henri Rochefort7. » Si les deux pre­miers chants rat­tachent la Commune à la Révolution, les deux sui­vants l’ancrent dans son rejet total de l’Empire et des 20 ans qui se sont écoulés.

Le Sire de Fiche-ton-camp et La Badinguette s’attaquent toutes deux à l’empereur Napoléon III et à sa femme, sur­nom­més « Badinguet » et « Badinguette ». La Badinguette date de 1853 et raille le mariage contrac­té par la com­tesse Eugénie (une aris­to­crate espa­gnole) avec Bonaparte. La chan­son a sur­vé­cu mal­gré la cen­sure, se pas­sant sous le man­teau (même si, comme pour la Marseillaise, on peut sup­po­ser qu’il exis­tait des varia­tions). Le Sire de fiche-ton-camp, pour sa part, fait par­tie des chan­sons qui émergent après la pro­cla­ma­tion de la République, le 4 sep­tembre 1870. Elle a été écrite en 1870 par les chan­son­niers Paul Burani et Antonin Louis, les­quels pren­dront le par­ti de la Commune. Elle est dédiée à leur « ami » Brunel, qui com­mande le 107e bataillon pen­dant le siège de la capi­tale. Les paroles, riches et caus­tiques, sont accom­pa­gnées d’un air entraî­nant ; l’ensemble fus­tige la guerre déclen­chée par l’empereur, l’incapacité de ses géné­raux à mener les armées et la défaite de Sedan.

[Georges Valmier]

On retrouve ces chants jusque dans les soli­da­ri­tés de pri­son décrites par Louise Michel :

Parmi les sou­ve­nirs joyeux de nos pri­sons, est la chan­son La Badinguette chan­tée un soir à pleine voix par cette masse de pri­son­nières que nous étions aux chan­tiers de Versailles, entre deux lampes funestes qui éclai­raient nos corps éten­dus à terre contre les murs. Les sol­dats qui nous gar­daient et pour qui l’Empire durait encore eurent à la fois épou­vante et fureur. Nous aurions, hur­laient-ils, une puni­tion exem­plaire pour insulte à S.M. l’Empereur ! Un autre refrain, celui-là ramas­sé par la foule, en secouant les loques impé­riales, avait éga­le­ment le pou­voir de mettre en rage nos vainqueurs :

À deux sous tout l’paquet :
L’père, la mèr’Badingue
Et l’petit Badinguet8

« Les rêves du peuple pari­sien passent par ces chan­sons. Naît ain­si le peuple de la République, avec ses rebus et ses héros. »

Ces trois vers sont le refrain du Sire de Fiche-ton-Camp. La chan­son dénonce l’a­ban­don de la France par l’empereur et son choix de défendre son inté­rêt plu­tôt que celui du peuple. Face à la répres­sion qui s’a­bat sur elles, les com­mu­neuses clament ces textes à la fois pour se don­ner du cou­rage et pour faire enra­ger leurs gar­diens : en dépit de l’en­fer­me­ment, la lutte pour la République se pour­suit par la chan­son. Le thème de la capi­tu­la­tion, de la pré­ten­tion de la famille impé­riale, du vol de la sou­ve­rai­ne­té du peuple fait par­tie des motifs les plus pré­sents dans les chants. Nombre de chan­sons archi­vées par Firmin Maillard portent sur ces thé­ma­tiques — son­geons à L’Avocat lar­moyant, Badinguet Gendarme, Badinguet, La Balayeuse natio­nale… De ces textes, Maillard ne retrans­crit mal­heu­reu­se­ment pas l’in­té­gra­li­té, mais ses com­men­taires laissent entendre que cer­tains auteurs se per­mettent quelques gri­voi­se­ries. L’empereur et l’impératrice ne sont pas les seuls à être raillés en musique : le roi Guillaume de Prusse, Bismarck, mais sur­tout le pré­sident fran­çais du gou­ver­ne­ment de la Défense natio­nale, Louis-Jules Trochu, sont aus­si les cibles de chan­son­nettes. Maillard a ain­si recen­sé un Plan de Trochu dévoi­lé et un Plan de Trochu, consti­tués res­pec­ti­ve­ment de pas moins de 25 et 17 cou­plets ! Les quelques vers qu’il a repro­duits sont suf­fi­sants pour qu’on y lise la défiance d’une par­tie des Parisiens vis-à-vis de celui qu’on accuse de tra­hir le peuple et la France. Le Plan de Trochu dévoi­lé vise ain­si la bour­geoi­sie, avec pour refrain :

Riches, bour­geois, ne crai­gnez rien. Confessez-vous, tout ira bien !

La deuxième chan­son dénonce les arres­ta­tions des vrais répu­bli­cains, envoyés à la pri­son de la Santé :

Trouvant que rien n’indispose
Comme l’air et la liberté
Trochu don­nait la Santé
Aux répu­bli­cains pas roses,
Qu’avaient pour chasse l’Prussien
Un autre plan que le sien.

On trouve encore dans l’ou­vrage de Maillard des chan­sons en hom­mage à la Garde natio­nale : par exemple, cet alma­nach chan­tant dont les textes sont attri­bués aux « citoyens A. Philibert et Hip. Chatelin » et tiennent à saluer les défen­seurs de Paris. En voi­ci quelques titres : Le Sergent-major, La Cantinière, Le Capitaine, V’là les gardes natio­naux, Le Conseiller de la famille. D’autres donnent à voir la diver­si­té régio­nale qui peuple Paris : des chants pour ou sur les Bretons, ou encore une chan­son en patois limou­sin ; les Alsaciens sont éga­le­ment salués. Est aus­si recen­sée une com­plainte dénom­mée La Colonne, qui fête la chute de la colonne Vendôme qui eut lieu le 16 mai. Le choix des thèmes est large ; il per­met à nombre de per­sonnes — y com­pris des femmes — de s’exprimer sur la situa­tion vécue : décep­tion, peur, éner­ve­ment, aga­ce­ment, mais aus­si joie et enthou­siasme. Les rêves du peuple pari­sien passent par ces chan­sons. Naît ain­si le peuple de la République, avec ses rebus et ses héros.

[Georges Valmier]

À la recherche d’un hymne ?

Avec la Commune, on voit appa­raître chez les pro­fes­sion­nels de la musique — ceux qui écrivent des chan­sons pour les cafés-concerts — la volon­té de se don­ner des objec­tifs plus grands. À côté des chan­sons popu­laires, pro­ba­ble­ment oubliées peu de temps après avoir été chan­tées (faute d’en­re­gis­tre­ment), on trouve une musique plus vir­tuose repré­sen­tée sur scène ou lors de céré­mo­nies. Les musi­ciens sont nom­breux à sou­te­nir la Commune et à y par­ti­ci­per. Chansonniers, musi­ciens popu­laires, mili­taires ou clas­siques, chan­teurs et chan­teuses, mais aus­si ouvriers et fabri­cants de pia­nos, d’orgues… On en trouve dans la Garde natio­nale, par­mi les délé­gués d’arrondissement et même à l’assemblée de la Commune. Certains musi­ciens comme Eugène Pottier ou Jean-Baptiste Clément se concentrent sur leur action poli­tique en tant qu’é­lus et mettent entre paren­thèse leur tra­vail de com­po­si­teur ; d’autres enseignent la musique ou acceptent d’or­ga­ni­ser des concerts gra­tui­te­ment. Un grand nombre, en tout cas, cherche à faire ser­vir leur métier pour la cause ; une Fédération des artistes musi­caux voit le jour.

« Les concerts don­nés aux Tuileries les 6 et 11 mai pour les veuves et les orphe­lins des gardes natio­naux sont par­mi les plus grandes réa­li­sa­tions des musiciens. »

Les concerts don­nés aux Tuileries les 6 et 11 mai pour les veuves et les orphe­lins des gardes natio­naux sont par­mi les plus grandes réa­li­sa­tions des musi­ciens. Un ultime concert a lieu le 21 mai : devant ini­tia­le­ment se tenir place de la Concorde, il se voit rapa­trié aux Tuileries car les Versaillais bom­bardent déjà. Les concerts don­nés pen­dant la Commune sont ini­tiés par la Fédération artis­tique, créée le 11 avril, qui est l’ho­mo­logue de la Fédération des artistes de Paris créée par le peintre Gustave Courbet, élu de la Commune. La Fédération artis­tique réclame le droit de pou­voir uti­li­ser les théâtres et lieux de concerts et monte des acti­vi­tés de sou­tien pour les veuves, les bles­sés et leurs enfants. Parmi les noms qui émergent, on retrouve Paul Burani et Antonin Louis qui avaient écrit et com­po­sé le Sire de Fiche-ton-Camp. Burani et Alfred Isch-Wall, sur une musique d’Antonin Louis, écrivent pour la Commune le Chant de l’Internationale, avec pour sous-titre « Hymne des tra­vailleurs ». Il est pré­sen­té en même temps au théâtre de l’Eldorado et à celui de la Porte-Saint-Martin, et semble avoir été lar­ge­ment repris.

Par-delà le fait de jouer et de sou­te­nir, on trouve dans l’action de cer­tains artistes l’embryon d’une pra­tique popu­laire qui vise un renou­vel­le­ment cultu­rel en écho aux aspi­ra­tions répu­bli­caines. Certains artistes, déjà enga­gés poli­ti­que­ment avant la Commune, écrivent contre l’Empire, d’autres tra­vaillent à des formes de popu­la­ri­sa­tion de la musique clas­sique ou d’anoblissement des musiques popu­laires. Dès les années 1860, des ten­ta­tives de démo­cra­ti­sa­tion de la musique avaient vu le jour : la méthode Galin-Paris-Chevé (une méthode d’apprentissage de la musique sans le sol­fège clas­sique) était alors en plein essor. En 1861 sont créés les concerts Pasdeloup, qui se défi­nissent comme des concerts popu­laires visant à dif­fu­ser des airs clas­siques à un public non aver­ti. On retrouve la même volon­té pen­dant la Commune.

[Georges Valmier]

Ainsi, Francisco Salvador Daniel, qui prend la tête du Conservatoire de Paris le 12 mai suite à la mort de son direc­teur, est-il un ancien chef d’orchestre du Théâtre lyrique et des concerts Pasdeloup. Il a écrit et mis en par­ti­tion des musiques kabyles, lorsqu’il vivait en Algérie, cher­chant ain­si à faire valoir la gran­deur de cette musique. Il est pos­sible de retrou­ver ses vues sur la ques­tion grâce aux articles qu’il a publiés dans La Marseillaise, le jour­nal diri­gé par Henri Rochefort, bien­tôt arrê­té et dépor­té en Nouvelle-Calédonie. Francisco Salvador Daniel y parle de musique poli­tique et de poli­tique musi­cale, défen­dant la liber­té des musi­ciens et s’élevant contre les éta­blis­se­ments sub­ven­tion­nés par le régime impé­rial. Il y défend la chan­son popu­laire et la chan­son poli­tique — contre l’i­dée que la musique ne serait qu’un « agré­ment ». Jusqu’au 12 mai, son impli­ca­tion est celle d’un délé­gué d’arrondissement ; à par­tir de sa nomi­na­tion, il tente d’organiser le Conservatoire selon une logique de fédé­ra­tion, subis­sant les réti­cences de son per­son­nel ensei­gnant. Salvador meurt le 24 mai 1871, fusillé par des sol­dats ver­saillais comme bien d’autres communeux.

« Le Chant de l’internationale n’a pas pris l’importance de la Marseillaise ; il a même dis­pa­ru avec la Commune. »

« Dans les concerts qui se donnent jour­na­liè­re­ment au pro­fit de nos bles­sés, nous avons enten­du un mâle refrain qui nous revient en mémoire : Le dra­peau de l’internationale / Sur l’univers est déployé / C’est la révo­lu­tion sociale / Par le tra­vail et la fra­ter­ni­té ! Il est, croyons-nous, des auteurs de Pompiers, du Sire de Fish-ton-Kan9, et de la plu­part de nos chan­sons en vogue : Burani, Isch Wall et Antonin Louis ; nous sou­hai­tons la bien­ve­nue au Chant de l’Internationale, puisse-t-il deve­nir la Marseillaise de la nou­velle Révolution10. » Le Chant de l’internationale n’a pas pris l’importance de la Marseillaise ; il a même dis­pa­ru avec la Commune. Les Pompiers — rac­cour­ci pour Les Pompiers de Nanterre — que cite le Journal offi­ciel a eu plus de pos­té­ri­té. Robert Brécy fait l’hypothèse que cela serait dû au retrait pos­té­rieur de deux de ses auteurs, Paul Burani et Anton Louis, qui se détour­ne­ront de leurs enga­ge­ments com­mu­nards pour rejoindre la musique de diver­tis­se­ment. Isch-Wall, pros­crit en Belgique, ne fera plus jamais montre d’im­pli­ca­tion poli­tique non plus.

C’est fina­le­ment un autre chant qui s’imposera dans la mémoire, après la Commune : La Canaille, écrit en 1865 par un com­po­si­teur très pro­duc­tif, Joseph Darcier, sur des paroles d’Alexis Bouvier, un cise­leur en bronze deve­nu auteur. Mais sa gloire est sur­tout asso­ciée à son inter­prète Rosa Bordas. La chan­teuse s’était déjà illus­trée en 1870 au len­de­main de l’enterrement de Victor Noir, ce jour­na­liste de La Marseillaise assas­si­né par des amis de l’empereur lors d’un duel. Durant la Commune, Rosa Bordas se pro­duit au Grand Concert Parisien, dans le Xe arron­dis­se­ment, et orga­nise régu­liè­re­ment des quêtes. Elle y crée plu­sieurs chan­sons aux titres évo­ca­teurs : La France n’est pas morte ou Le souffle de la liber­té. Présente aux Tuileries au concert du 11 mai, elle y chante La Canaille. La chan­son raconte le pénible labeur, le tra­vail de nuit, la bohème misé­reuse, l’alcool… Mais elle retourne le stig­mate et reven­dique la fier­té d’appartenir à cette « canaille ».

[Georges Valmier]

Le Journal offi­ciel peut ain­si écrire à pro­pos du concert que Bordas « a été écra­sée de bra­vos enthou­siastes dans La Canaille, exi­gée et bis­sée avec fré­né­sie. Cette pièce est, en effet, rem­plie de phi­lo­so­phie popu­laire, et Mme Bordas la sent en véri­table artiste ». L’historienne Édith Thomas tire quant à elle des Mémoires de la Parisienne Augustine Blanchecotte que le refrain était repris en chœur par le public. Le jour­na­liste com­mu­neux Maxime Vuillaume écrit enfin que « C’est un spec­tacle poi­gnant. Sur le blanc péplum, comme une tache de sang, le rouge du dra­peau fran­gé d’or, la che­ve­lure éta­lée sur les épaules nues, la poi­trine large, le bras solide et mus­clé, le regard fixé là-haut ; comme dans une bru­tale extase… elle sym­bo­lise la canaille héroïque qui se bat aux rem­parts11 ». La pos­té­ri­té de cette chan­son s’explique peut-être éga­le­ment par le fait que ses paroles sont moins direc­te­ment poli­tiques. Elle sera ain­si rechan­tée dans des caba­rets bien après la Commune — à croire qu’un hymne ne se choi­sit pas, mais s’impose.

De la mémoire (en)chantée

« La chan­son pren­dra son essor en France, puis dans le monde entier. L’hymne des tra­vailleurs était né. »

La patrie, le refus de l’Empire, la République, le labeur : autant de thèmes qui peu­plèrent les chan­sons de l’« Année ter­rible ». Mais, après la Commune, les pré­oc­cu­pa­tions se déplacent. On cherche à célé­brer les morts, à faire vivre le sou­ve­nir de la lutte et à lut­ter encore. L’un des plus beaux témoi­gnages en est le roman Philémon, Vieux de la Vieille de Lucien Descaves, paru en 1913. Roman de la Commune, de l’exil et du retour, il met en scène une ren­contre avec ses héros-témoins com­mu­neux qui passe par la chan­son. Au fil du roman se côtoient dans les sou­ve­nirs des chan­sons de 1848, de 1871 et celles qui ont sui­vi. Les sur­vi­vants ont réécrit la Commune par la chan­son : en chan­geant le sens de paroles anté­rieures à l’événement comme Le Temps des cerises — écrite par le com­mu­neux Jean-Baptiste Clément sur une mélo­die du ténor Antoine Renard , qui est pas­sé d’un chant d’amour à un chant d’espoir, ou encore en créant de nou­velles com­po­si­tions qui parlent de la Commune et de la répres­sion, comme Le Drapeau rouge, La Semaine san­glante, Elle n’est pas morte… Toutes ces chan­sons témoignent fina­le­ment moins de ce qui a déclen­ché la révolte que de ce qui s’est enclen­ché durant ces 72 jours.

Quant à l’hymne tant recher­ché, il vint par hasard. En 1883, le com­mu­neux et ancien élu du XVIIIe arron­dis­se­ment Eugène Pottier, des­si­na­teur sur étoffe et chan­son­nier de pro­fes­sion, gagne un concours qui lui donne une nou­velle noto­rié­té. Peu avant sa mort, ses cama­rades financent la publi­ca­tion d’un recueil de chants révo­lu­tion­naires de sa com­po­si­tion dans lequel figure L’Internationale. Repérée par la sec­tion de Lille du Parti ouvrier fran­çais, le texte est mis en musique par Pierre Degeyter, ouvrier et musi­cien ama­teur. Interprétée lors d’un congrès de la sec­tion lil­loise du Parti, la chan­son se répand d’abord dans la région. Toutes les sec­tions du POF la découvrent ensuite lors d’un congrès tenu à Lille en 1894. La chan­son pren­dra son essor en France, puis dans le monde entier. L’hymne des tra­vailleurs était né.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Georges Valmier


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  1. Victorine Brocher, Souvenirs d’une morte vivante [1909], Libertalia, 2017, p. 99.[]
  2. Gustave Lefrançais, Étude sur le mou­ve­ment com­mu­na­liste à Paris en 1871, 1871, p. 53. La note qui accom­pagne sa remarque pré­cise qu’« il fut consta­té par le jour­nal La Croche que le lun­di 18 juillet, M. Gambetta se fai­sait remar­quer dans une loge de l’Opéra, accom­pa­gnant le refrain de la Marseillaise, que chan­tait alors par ordre Mlle Marie Sasse » (p. 56.).[]
  3. Victorine Brocher, Souvenirs d’une morte vivante, op. cit., pp. 109–110.[]
  4. Jean Allemane, Mémoires d’un com­mu­nard. Des bar­ri­cades au bagne, Librairie socia­liste, 1906.[]
  5. Da Costa écrit « Brunet », mais il s’agit de Paul Brunel.[]
  6. On devine qu’il parle de pots-pour­ris, ce qu’on appelle aujourd’hui des med­leys.[]
  7. Gaston Da Costa, Mémoires d’un com­mu­nard (18 mars – 28 mai 1871) : la Commune vécue, Librairies-impri­me­ries réunies, 1903.[]
  8. Louise Michel, op.cit., p. 50.[]
  9. L’orthographe est celle d’une chan­son por­tant ce même nom mais datant des années 1840.[]
  10. Journal Officiel, édi­tion du soir, 4 mai 1871.[]
  11. Cité par Édith Thomas, Les « Pétroleuses », Paris, L’Amourier édi­tions, 1963.[]

REBONDS

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Anouk Colombani

Syndicaliste et autrice de La Réconciliation nationale après les violences. Elle participe au conte musical Il faut venger Gervaise : le projet rassemble une quarantaine de personnes (ruedelacommune.com).

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