Traduction d’un article de +972 Magazine pour Ballast
De nouveau, le peuple palestinien s’est soulevé contre l’occupation coloniale. En réponse à la répression de la mobilisation populaire et face au refus israélien d’évacuer l’esplanade de la mosquée al-Aqsa, le Mouvement de résistance islamique (Hamas), au pouvoir dans la bande de Gaza depuis 2006, a ouvert le feu sur le territoire israélien. Le gouvernement Netanyahou a alors lancé l’opération militaire Gardien du mur : on dénombrera à Gaza plus de 250 morts — majoritairement civils —, près de 2 000 blessés et des dizaines de milliers de déplacés. Le cessez-le-feu, approuvé de part et d’autre le 20 mai dernier, ne résout évidemment rien. L’architecte palestinienne Dima Srouji revient sur ces événements à la lumière de sa propre histoire familiale : il ne s’agit pas d’une « crise » mais d’un fil continu, celui de la spoliation des Palestiniens depuis la Nakba — c’est-à-dire, en arabe, la « catastrophe » de 1948.
Mon corps est plein de rage. Il tremble. Cette colère n’est pas seulement due au dernier lynchage de citoyens palestiniens d’Israël, ou aux agressions contre les Palestiniens de Gaza, le quartier Sheikh Jarrah de Jérusalem et notre mosquée sacrée al-Aqsa. Ce type de rage prend racine dans le traumatisme intergénérationnel dont tout·e Palestinien·ne hérite et qui nous accompagne partout.
Dans une vidéo devenue virale sur les réseaux sociaux, on voit une famille palestinienne de Gaza paniquer tandis que le bruit des bombes israéliennes se rapproche. On entend le père, qui filme hors-champ, dire à ses enfants de quitter les matelas disposés à même le sol pour aller s’abriter en bas. Je suis à des milliers de kilomètres de Gaza, mais cette vidéo a fait resurgir les traumatismes de ma propre enfance, les traumatismes d’une Palestinienne qui a grandi en Cisjordanie occupée pendant la deuxième Intifada. Je me revois à 10 ans, allongée en position fœtale dans notre baignoire à Beit Jala, tout habillée, un oreiller sous la tête. Je revois mon jeune frère allongé à côté de moi, lui aussi en position fœtale, qui réclame une couverture à ma mère. Elle la lui tend et dit : « On en était à quel chapitre, dans Harry Potter ? »
« À l’époque, nous écoutions attentivement la radio et la télévision afin de connaître la cible israélienne du jour. »
Pendant que ma mère nous lisait le livre, je me souviens très clairement m’être dit : « Ce n’est pas normal. » Il y avait alors une dissonance spatiale entre ma vie et le reste du monde. Une telle fracture était insupportable pour une enfant. J’avais compris que le monde ne se souciait guère de ce que nous subissions. Je me sentais exclue. La douleur de ne pas être entendue était plus lancinante que la conscience d’une mort probable. Je me figurais des enfants ailleurs dans le monde se réveillant, allant à l’école avec un panier-repas, promenant leurs chiens le soir et allant à des cours de musique le week-end. Cette vision de leur droit à une vie banale m’était douloureuse.
À l’époque, nous écoutions attentivement la radio et la télévision afin de connaître la cible israélienne du jour. Souvent, c’était notre quartier. Lorsque le bruit des mitrailleuses, des chars et des bombes était faible, nous dormions dans nos lits ; mais s’il était un peu plus fort, nous dormions sur des matelas posés à même le sol pour nous tenir à l’écart des fenêtres, au cas où une balle entrerait. S’il était plus fort que cela, nous dormions dans la salle de bain, protégés par l’épaisseur de la baignoire.
[Hébron, Cisjordanie, 2014 | NnoMan]
C’était notre routine pendant trois ans. Mais lorsque nous entendions au loin des avions de chasse et des hélicoptères israéliens, nous savions qu’il était temps de quitter la salle de bain pour aller nous cacher au sous-sol, sous l’escalier, où les murs et l’architecture étaient suffisamment épais pour nous sauver si les avions larguaient des bombes sur notre maison. Nous n’étions jamais sûr·es que nous ne serions pas les prochaines victimes.
J’ai vu Mohammad al-Durrah se faire assassiner par des soldats israéliens à la télévision alors que son père faisait de son mieux pour le protéger. Le garçon avait besoin d’un vélo pour l’école ; ils se dirigeaient vers le magasin. Quand nous dormions sous l’escalier du sous-sol, qui sentait la rouille et la poussière des décombres et des vieilles portes de garage en métal, ma mère mettait ses bras autour de nous chaque fois qu’une bombe tombait à proximité. « Comment oses-tu essayer de nous protéger comme le père de Mohammad a essayé de le protéger ? » lui ai-je lancé un soir. « Ne fais pas comme si tu y pouvais quelque chose ! Ce sont des bombes ! On va mourir, tout comme lui. »
« Malgré soixante-treize ans de force brutale et d’oppression systémique de la part d’Israël, le bruit de la résistance se fait de plus en plus fort en chacun de nous. »
Privilégiés que nous étions, nous avons pu partir, déménager. J’en ai conçu une culpabilité qui me taraude encore aujourd’hui. Il y a des grands vides dans mon enfance dont je n’ai aucun souvenir. L’esprit se protège des événements traumatiques, mais si vous apprenez à vivre avec, il existe des manières productives de transformer le traumatisme, par l’art, la musique, les films, la culture.
Les jours calmes, cette injustice multigénérationnelle me donne de la détermination. Elle me donne la force de traverser la vie en sachant distinguer le bien du mal, sans hésitation. Au fil des ans, elle ne nous brise pas, elle nous endurcit. Malgré soixante-treize ans de force brutale et d’oppression systémique de la part d’Israël, le bruit de la résistance se fait de plus en plus fort en chacun de nous.
Je me sens plus forte que ma mère qui s’est rebellée contre l’armée israélienne pendant la première Intifada. Elle était à son tour plus forte que ma grand-mère qui a été chassée de la ville de Ramleh à l’âge de 12 ans pendant la Nakba en 1948, laissant derrière elle sa famille et ses biens. Ses frères ont été emprisonnés par Israël pour s’être battus afin de garder leur propre maison. Son père, mon arrière-grand-père, est mort, dit-on, de s’être frappé la tête contre le mur tous les soirs, de tristesse, après avoir perdu sa famille, sa maison, ses fermes et, pour finir, sa raison.
[Pendant la deuxième Intifada, Dima Srouji, son frère et son père dorment dans le sous-sol de leur maison à Beit Jala, en Cisjordanie occupée, pour se protéger des bombes israéliennes | archives familiales]
En regardant aujourd’hui les agressions d’Israël contre les Palestiniens à Jérusalem, à Gaza et dans toute la Palestine occupée, je ne peux m’empêcher de penser aux enfants qui porteront ce traumatisme toute leur vie. Ces événements ne sont pas momentanés ; ils ne vous quittent jamais. La résistance palestinienne n’est pas une lutte contre un événement singulier ; c’est un état d’esprit permanent.
La deuxième Intifada n’a jamais pris fin, tout comme la première Intifada n’a jamais pris fin, tout comme la Nakba n’a jamais pris fin. Ces événements continuent de vivre à travers chaque Palestinien·ne. Nous ressentons toutes et tous une incomplétude persistante, mais nous continuons à tenir bon malgré l’apartheid d’Israël. Face à l’oppression et à la destruction constantes, nous pratiquons l’amour — l’amour de soi et l’amour de chacun. La violence qui sévit aujourd’hui en Palestine fait peut-être resurgir nos traumatismes collectifs, mais elle rend également plus forte notre histoire et plus étroits les liens qui nous unissent en tant que peuple.
Traduit de l’anglais par Omar Berrada, pour Ballast | « Living the Nakba, over and over », +972 Magazine, 14 mai 2021
Photographie de bannière : Hébron, 2014 | NnoMan
Photographie de vignette : la grand-mère de Dima Srouji, Layla : elle a été dépossédée de sa maison de Ramleh à l’âge de 10 ans. Elle a passé deux ans à Gaza avant de s’installer à Amman, en Jordanie, jusqu’à son mariage avec le grand-père de Dima, qui l’a ramenée en Palestine à la fin des années 1950 | avec l’aimable autorisation de Dima Srouji
REBONDS
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