Faut-il brûler l’individualisme ?


Entretien inédit pour le site de Ballast

La tra­di­tion anar­chiste compte un grand nombre de ten­dances et de cou­rants — par­fois en oppo­si­tion — en son sein : l’in­di­vi­dua­lisme liber­taire (ou anar­cho-indi­vi­dua­lisme) s’a­vance comme l’un d’entre d’eux. « L’individualiste liber­taire reste à dis­tance, hors des clous, chat échau­dé, ne s’approche, ne se mêle à la gen­tille harde des her­bi­vores ligni­fiés », écrit l’es­sayiste Michel Perraudeau dans son Dictionnaire. Repli égo­tiste ? Dandysme de petit-bour­geois ? Nous avions lu plu­sieurs de ses ouvrages, écrits d’une plume vive, et étions curieux, car n’ap­par­te­nant pas à cette tra­di­tion phi­lo­so­phique et poli­tique, d’en savoir davan­tage : entre­tien à bâtons rom­pus avec le bio­graphe d’Anselme Bellegarrigue, éga­le­ment auteur de Vendée 1793 et d’un essai sur le poète Léo Ferré — que faire de l’État ? pour­quoi être non-violent ? qu’est-ce que le pou­voir ? peut-on « faire société » ?


beyVous faites de l’individu une figure de résis­tance face à la moder­ni­té mar­chande : ne vit-on pour­tant pas dans une époque qui, sans cesse, glo­ri­fie l’électron libre, le self made man, le « be your­self » et le déve­lop­pe­ment de soi ?

Le XXIe siècle est sou­vent pré­sen­té comme l’acmé de l’individualisme, comme le cou­ron­ne­ment de l’individu-roi. Rien de plus exact : la per­sonne, dans sa sin­gu­la­ri­té, est prise en compte, choyée, valo­ri­sée, voire adu­lée, roya­le­ment célé­brée par l’omnipotent mar­ché. Et pour­tant, para­doxa­le­ment, rien de plus faux ! C’est la grande confu­sion, plus ou moins entre­te­nue par des médias séman­ti­que­ment peu scru­pu­leux, intel­lec­tuel­le­ment peu regar­dants. Car ce que l’époque choie, ce que le mar­ché cajole n’est pas l’individualisme mais l’égocentrisme, le nom­bri­lisme, le nar­cis­sisme, l’égoïsme qui engendre la riva­li­té, le pro­fit, la réus­site qui passe par l’écrasement de l’autre. Ce que la sai­son flatte et chou­choute n’est pas l’individu mais l’ego, le petit moi rétrac­té, le grand je bour­sou­flé. L’individu, pivot du liber­ta­risme [à ne pas confondre avec le liber­ta­ria­nisme, ndlr], a toute autre figure, il est construc­teur de soi pour faire socié­té avec l’autre, si cha­cun le désire. Mais il n’est pas don­né a prio­ri, il se construit dans la dif­fi­cile et pour­tant néces­saire indi­vi­dua­tion, ce que sug­gère impli­ci­te­ment Georges Bernanos quand il écrit, en 1947 : « Sommes-nous des êtres conscients et libres, ou des pierres rou­lant sur une pente ? »

« Ce que la sai­son flatte et chou­choute n’est pas l’individu mais l’ego, le petit moi rétrac­té, le grand je boursouflé. »

Le pre­mier grand affir­ma­teur de l’anarcho-individualisme fran­çais est d’ailleurs Anselme Bellegarrigue. Ce que le Gersois nomme son « indi­vi­dua­lisme cru » est une affir­ma­tion forte, un cre­do puis­sant : « Je suis anar­chiste, c’est-à-dire homme de libre exa­men, hugue­not poli­tique et social, je nie tout, je n’affirme que moi ». Cependant, les défi­ni­tions per­cu­tantes laissent, assez rapi­de­ment, place à des affir­ma­tions nuan­cées et qui s’avèrent en oppo­si­tion avec l’égoïsme que défend Stirner. Pour Anselme, l’appropriation de soi à soi-même est à la fois « une affir­ma­tion de mon indi­vi­du » tout autant qu’une « pro­tes­ta­tion contre toute supré­ma­tie ». Sa concep­tion de l’individualisme est incom­pa­tible avec la domi­na­tion car « nul n’est plus haut que tous ; nul n’est en-dehors du droit com­mun ». L’Un n’existe pas pour écra­ser les autres mais au contraire pour vivre en bonne entente et sur un pied d’égalité avec eux. Anselme, le pre­mier, ouvre le che­min. L’ouvrier Joseph Déjacque, dix ans après, l’emprunte : « Tout ce qu’il [l’individu] est en droit d’exiger de ses sem­blables c’est que ses sem­blables n’attentent pas à sa liber­té, c’est-à-dire à l’entier déve­lop­pe­ment de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d’exiger de lui, c’est qu’il n’attente pas à la leur1»

Cette reven­di­ca­tion d’un indi­vi­dua­lisme atten­tif et fra­ter­nel se retrouve au XXe siècle chez de nom­breux auteurs liber­taires. Un exemple, par­mi de nom­breux, est don­né par Manuel Devaldès qui dis­tingue l’individualisme anar­chiste, tour­né vers autrui, de l’égoïsme arro­gant, qui méprise l’autre : « Alors que l’individualisme liber­taire, l’individualisme réel, donne des armes aux faibles, non de manière à ce que deve­nus forts ils oppriment à leur tour les indi­vi­dus demeu­rés plus faibles qu’eux, mais de telle façon qu’ils ne se laissent plus absor­ber par les plus forts ; le pré­ten­du indi­vi­dua­lisme bour­geois ou auto­ri­taire s’efforce uni­que­ment de légi­ti­mer par d’ingénieux sophismes et une fausse inter­pré­ta­tion des lois natu­relles, les actions de la vio­lence et de la ruse triom­phantes. » L’individualisme liber­taire est célé­bré au fil du temps, par Bellegarrigue et Déjacque, par Zo d’Axa et Tailhade, par Fénéon et Descaves, par Ryner et Arru ou par Camus et Onfray.

Albert Camus

Quels points car­di­naux lui voyez-vous ?

Je dirais qu’il est pos­sible d’en rete­nir trois. 1) L’individualisme liber­taire n’est pas le nihi­lisme. Il n’affirme pas l’Un contre tous les autres, l’Un écra­sant les autres par tous les moyens, comme le sug­gère par­fois Stirner. L’individu n’est pas l’égoïste com­pé­ti­teur, hai­neux, qui ne songe qu’à son auto­pro­mo­tion en s’essuyant les pieds sur ses rivaux. La confu­sion entre les deux figures est sou­vent entre­te­nue, à tort. Politiquement, alors que l’individualisme est por­té par le liber­ta­risme anar­chiste, l’égoïsme est sou­te­nu par les pra­tiques néo­li­bé­rales. 2) L’individualisme est éman­ci­pa­teur. Le sujet est construc­teur de lui-même, par lui-même et par les autres. Il est pos­sible de se sou­ve­nir de la phrase d’Elisée Reclus : « Il faut cher­cher âpre­ment la véri­té, trou­ver le devoir per­son­nel, apprendre à se connaître soi-même ». L’émancipation ne tombe pas du ciel, elle est un tra­vail sur soi, long, exi­geant, per­ma­nent. Et, enfin : l’individualisme est fra­ter­nel. La ques­tion du rap­port de l’individu à l’autre, à la socié­té, est un nœud gor­dien du liber­ta­risme. Certains liber­taires ne sup­portent aucune contrainte sociale — comme Anna Mahé qui pous­sait sa détes­ta­tion de l’État jusqu’à ne pas décla­rer la nais­sance d’un enfant à l’état-civil — mais d’autres peuvent s’associer avec les com­pa­gnons qu’ils ont choi­sis, quand les autres mettent en avant, à l’instar de Bellegarrigue, « la fra­ter­nelle ambi­tion de concou­rir au bien com­mun ». La fra­ter­ni­té réunis­sant les indi­vi­dus se concré­tise dans la libre asso­cia­tion, en lien aux dési­rs et envies… ain­si que la libre dis­so­cia­tion, pos­si­bi­li­té tou­jours consé­quente. L’entraide n’entraîne pas l’obligation et elle sup­pose une réci­pro­ci­té ; sans béné­fice réci­proque, entrai­der n’a pas de sens. L’interaction de l’homme libre et de l’association choi­sie favo­rise un enri­chis­se­ment réci­proque. Pour emprun­ter les mots de Devaldès, « avec l’individualisme liber­taire, l’individu, enfin irré­li­gieux, n’a plus à s’immoler à l’association, puisqu’il n’y par­ti­cipe que dans la mesure de sa libre volon­té et sui­vant ses besoins ».

Vous par­lez de Stirner. Alain Jouffroy a avan­cé, dans De l’individualisme révo­lu­tion­naire, qu’il condam­nait à l’im­puis­sance, par son égo­tisme fou. Vous refu­sez, quant à vous, d’y voir seule­ment l’éloge d’un Moi-Je infan­tile et tout-puissant…

« Ce monde de pré­da­teurs et de proies res­semble à ce que pour­rait être une socié­té entiè­re­ment libéralisée. »

Ma réflexion est plus nuan­cée que ce que vous en dites. Albert Camus, dans L’Homme révol­té, consi­dé­rait que l’émancipation de ce qu’il nom­mait « l’individu-roi » (par oppo­si­tion à l’individu altruiste qu’il pro­po­sait) ne pou­vait abou­tir qu’à la des­truc­tion de l’homme : « Stirner et, avec lui, tous les révol­tés nihi­listes courent aux confins, ivres de des­truc­tion. » L’individualisme stir­ne­rien mène­rait donc, selon le phi­lo­sophe, à la ter­reur anar­chiste : « Sa des­cen­dance directe se retrouve dans les formes ter­ro­ristes de l’anarchie. » Je n’en suis pas cer­tain. Ravachol et Bonnot ont-ils lu et assi­mi­lé Stirner ? Se sont-ils reven­di­qués de lui, ont-ils vou­lu le mettre en appli­ca­tion ? Il me semble que les deux écueils à évi­ter, avec la lec­ture de L’Unique, sont, d’une part, l’adhésion aux idées qui de toutes les façons sont tel­le­ment contex­tua­li­sées qu’il serait com­plexe de les trans­po­ser ain­si ; d’autre part, le rejet à la façon de Camus, au pré­texte qu’il fait le lit de « l’égotisme fou ». Je rap­pelle, au pas­sage, que le jour­nal de Cœurderoy est beau­coup plus violent et nihi­liste que L’Unique. Et n’oublions pas, non plus, le Catéchisme révo­lu­tion­naire dans lequel Netchaïev avait entraî­né Bakounine. Stirner n’a aucun mono­pole en matière de vio­lence et de destruction !

Et puis, par­don de me citer, mais j’écris, dans le Dictionnaire de l’individualisme liber­taire, que « Être stir­ne­rien implique la vali­da­tion de cer­taines de ses idées, la réfu­ta­tion d’autres, la cri­tique tou­jours. » Et j’ajouterai à cela que je ne me sens pas spé­cia­le­ment stir­ne­rien… et d’ailleurs, je ne me consi­dère pas davan­tage bel­lar­ri­guien ou zo d’axien ! Et pour­tant ce sont des auteurs que j’apprécie. Stirner a tou­jours posé pro­blème aux liber­taires, en rai­son de contra­dic­tions fortes. Il est celui qui pré­co­nise un égoïsme radi­cal : « Je prends ce dont j’ai besoin ». Il défi­nit un affron­te­ment fron­tal, avec Dieu, avec l’État, mais aus­si avec l’Autre, s’opposant en s’imposant à qui lui résis­te­rait. Ce monde de pré­da­teurs et de proies res­semble à ce que pour­rait être une socié­té entiè­re­ment déré­gu­lée, une socié­té entiè­re­ment libé­ra­li­sée. Mais, com­plé­men­tai­re­ment, c’est aus­si, avec une force éga­le­ment puis­sante, que Stirner affirme la néces­si­té de l’Autre : « Comme l’individualisme est le fait pri­mor­dial de l’humanité, l’association en est le terme com­plé­men­taire. » Il défi­nit l’individualisme comme atta­ché à son indis­pen­sable auxi­liaire, l’association avec les autres. Mais une asso­cia­tion de libre choix. De celle à laquelle il adhère en toute luci­di­té et qu’il quitte tout aus­si faci­le­ment, si l’individu n’y trouve pas son compte. Demeure une cer­ti­tude : les contra­dic­tions stir­ne­riennes ne sont pas en voie d’être dépassées !

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Arrestation de Ravachol

L’État, jus­te­ment… Venons‑y ! Votre vision paraît plus entre­la­cée que ce que l’on a cou­tume de lire dans la tra­di­tion libertaire.

Pour Friedrich Nietzsche, dans Ainsi par­lait Zarathoustra : « L’État, c’est le plus froid des monstres froids : il ment aus­si froi­de­ment et voi­ci le men­songe qui rampe de sa bouche : ‘‘ Moi, l’État, je suis le Peuple’’ ». Le constat est impla­cable ! Pourtant, l’État n’est pas une fata­li­té en soi. Certes, celui que nous connais­sons, en France, résulte d’une his­toire mul­ti­sé­cu­laire, cepen­dant l’anthropologue Pierre Clastres avait mon­tré qu’existent des civi­li­sa­tions qui ont refu­sé la machine éta­tique. Il s’était appuyé sur son expé­rience des petites socié­tés amé­rin­diennes d’Amazonie. Contredisant les théo­ries mar­xiennes, il avait mis en lumière le fait que l’État n’est pas le résul­tat d’un pro­ces­sus déve­lop­pe­men­tal, menant vers une civi­li­sa­tion de type occi­den­tal et tech­no­lo­gique. Son exis­tence ne signe pas la supé­rio­ri­té d’un groupe, euro­péen, séden­taire, cita­din, sur un autre, nomade, qui vivrait encore de chasse et cueillette. Son ana­lyse montre qu’il existe deux sortes de socié­tés (en quan­ti­té, il est vrai infi­ni­ment dés­équi­li­brées) : les socié­tés dites pri­mi­tives, qui « ignorent l’État parce qu’elles n’en veulent pas » (Clastres), et les autres, toutes les autres, les socié­tés à la struc­ture éta­tique plus ou moins écrasante.

« La ques­tion de l’absence d’État mérite débat. Entre l’étouffoir du tout-État et la féro­ci­té du non-État, un remo­de­lage est à réfléchir. »

Au-delà de cette don­née pre­mière et incon­tour­nable, les grandes ques­tions qui assaillent, depuis tou­jours, les liber­taires tournent autour de : faut-il l’abolir l’État ? le conser­ver ? sim­ple­ment se sépa­rer de quelques branches ? le réduire ? le rem­pla­cer ? par quoi ? à quel moment ? Il est pos­sible de poser quelques repères qui balisent la ques­tion. Mais avant cela, je ferai une remarque, atta­chée à la notion de pou­voir coer­ci­tif qu’induit l’État. La machine État, pour puis­sante qu’elle appa­raisse, n’est pas un mono­lithe. Michel Foucault nous a appris que le pou­voir n’est pas seule­ment loca­li­sé dans la machine mais qu’il se répar­tit ten­ta­cu­lai­re­ment. Le sys­tème est com­po­sé de ce que je nom­me­rai des « mini-États », lieux de pou­voir reliés par des pas­se­relles d’intérêts et de conni­vences. Il y a le mini-État des poli­ti­ciens, élus pro­fes­sion­nels et indé­crot­tables ; celui des tech­no­bu­reau­crates, mar­quis arro­gants de la haute fonc­tion publique qui, par exemple, tiennent les finances à Bercy ; celui, éga­le­ment, des mili­taires, qui se fait dis­cret mais demeure pré­sent à tous niveaux et dont le poli­tique ne peut se pas­ser, Afghanistan, Mali, Centrafrique, Irak obligent. Celui de l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique qui contrôle cer­tains rouages des minis­tères impor­tants. Bien d’autres encore. Enfin, chaque cer­veau peut deve­nir un petit État en puis­sance, pour qui n’y prend garde !

Mais, pour reve­nir à la ques­tion, la dis­pa­ri­tion de l’État, de toute règle bureau­cra­tique et cen­tra­li­sée, pour sédui­sante qu’elle soit, peut s’avérer dia­bo­lique. Elle offre le champ libre à la déré­gu­la­tion dans tous les com­par­ti­ments de la vie. Il suf­fit de por­ter les yeux sur les exemples pour mieux com­prendre où elle peut mener : la Somalie, désor­mais aban­don­née aux mains des chef­fe­ries tri­bales et des mou­ve­ments isla­mistes ; Haïti, en proie au lavage de cer­veau par des sectes reli­gieuses de toutes obé­diences, plus pen­te­cô­tistes que vau­doues ; l’Irak livré aux oppo­si­tions eth­niques et reli­gieuses, entre com­mu­nau­tés chiites, sun­nites, kurdes, turk­mènes et autres ; la Libye, défi­gu­rée, et tant d’autres pays. La dis­pa­ri­tion, l’écrasement, la dis­lo­ca­tion de l’État, ouvrent les vannes à la vio­lence pri­vée, au dogme reli­gieux, à la frag­men­ta­tion sociale, à la mafia. La ques­tion de l’absence d’État mérite vrai­ment débat. Entre l’étouffoir du tout-État et la féro­ci­té du non-État, un remo­de­lage est à réflé­chir. Penser une affir­ma­tion de l’État contre la com­mu­nau­té enva­his­sante, une affir­ma­tion des droits de l’individu contre l’abandon au gré­ga­risme, de la loi répu­bli­caine contre la règle tri­bale, de la jus­tice sociale contre le tri­bu­nal reli­gieux, de la laï­ci­té contre les croyances sectaires.

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Pierre Clastres

Vers quelle forme d’État pen­cher ? Les liber­taires ont une égale détes­ta­tion pour l’État bureau­cra­tique, omni­po­tent, que pour le non-État et sa livrai­son des plus humbles aux lois de la jungle mar­chande. La sovié­ti­sa­tion n’est pas une fina­li­té, c’est un gou­lag ; la soma­li­sa­tion n’est pas un objec­tif, c’est une plaie. Alors, aucun sché­ma pré­dé­ter­mi­né, aucune struc­ture éta­blie et aucun pro­gramme nou­veau ne peuvent répondre à la ques­tion du nou­vel État. C’est à la popu­la­tion, aux citoyens, à par­tir des expé­riences menées, de défi­nir ses choix, d’élaborer ses modes de fonc­tion­ne­ment, tant il est vrai que la remise en cause de l’État et l’idée de pro­po­ser des formes alter­na­tives émergent tou­jours lors de cir­cons­tances éco­no­miques sin­gu­lières ou de conflits sociaux. Pourtant, l’avenir ne pour­ra pas éva­cuer quelques-unes des actuelles dimen­sions de l’État, comme celles qui ont trait à l’entraide sociale, qu’il faut cepen­dant recon­si­dé­rer dans un sens plus pro­tec­teur. Penser un État réduit et non impé­rial, mesu­ré et non débri­dé, contrô­lé et non contrô­leur. Une sorte d’État mini­mal, pro­tec­teur pour les indi­vi­dus et sou­cieux de bien commun.

« Aucun sché­ma pré­dé­ter­mi­né, aucune struc­ture éta­blie et aucun pro­gramme nou­veau ne peuvent répondre à la ques­tion du nou­vel État. »

Le liber­taire amé­ri­cain Noam Chomsky émet un constat ana­logue, consi­dé­rant, lui aus­si, qu’il faut recon­si­dé­rer, sous un angle prag­ma­tique, le mythe de la des­truc­tion de l’État. « L’idéal anar­chiste, quelle qu’en soit la forme, a tou­jours ten­du, par défi­ni­tion, vers un déman­tè­le­ment du pou­voir éta­tique. Je par­tage cet idéal. Pourtant, il entre sou­vent en conflit direct avec mes objec­tifs immé­diats, qui sont de défendre, voire de ren­for­cer cer­tains aspects de l’autorité de l’État […]. Aujourd’hui, dans le cadre de nos socié­tés, j’estime que la stra­té­gie des anar­chistes sin­cères doit être de défendre cer­taines ins­ti­tu­tions de l’État contre les assauts qu’elles subissent, tout en s’efforçant de les contraindre à s’ouvrir à une par­ti­ci­pa­tion popu­laire plus large et plus effec­tive. » Il ne serait pas infon­dé, mais la dis­cus­sion reste ouverte, de main­te­nir, en les sim­pli­fiant, les minis­tères qui assurent les sécu­ri­tés finan­cières, médi­cales et d’hébergement, pour chaque indi­vi­du, indé­pen­dam­ment de son âge et de sa condi­tion de vie. De main­te­nir, aus­si, en les allé­geant, les minis­tères qui garan­tissent une jus­tice indé­pen­dante et la sécu­ri­té des citoyens. Il semble, alors, que les autres minis­tères exis­tant actuel­le­ment, à l’image de celui de l’Éducation natio­nale, pour­raient dis­pa­raître de leur forme actuelle : être réduits, sim­pli­fiés voire supprimés.

D’ailleurs, on peut se deman­der : le minis­tère de l’Éducation natio­nale est-il néces­saire ? N’est-il pas pos­sible de rem­pla­cer le mons­trueux MEN par une ins­ti­tu­tion plus légère sous forme de Conseil édu­ca­tif natio­nal, éma­na­tion de conseils édu­ca­tifs à dimen­sion régio­nale, sans lob­bies à carac­tère rec­to­ral ou ins­pec­to­ral ? Les mis­sions de ce Conseil seraient à cir­cons­crire autre­ment qu’à tra­vers les seules obses­sions de la sur­veillance et de l’évaluation. Parmi elles : défi­nir un pro­gramme de base pour tous, à par­tir des fon­da­men­taux ; épau­ler l’aide à l’innovation en faci­li­tant les expé­ri­men­ta­tions ; fédé­rer les pra­tiques de lutte contre l’échec et dif­fu­ser les réus­sites enre­gis­trées en ce domaine — fussent-elles modestes —, etc. Il semble néces­saire de pré­fé­rer un État mini­mal, dépouillé de sa cohorte de grands fonc­tion­naires aux rému­né­ra­tions pha­rao­niques, de petits fonc­tion­naires aigris et revan­chards, de conseillers spé­ciaux aux primes dignes de foot­bal­leurs inter­na­tio­naux, d’ex­perts en exper­tise, de poli­ti­ciens recy­clés, de toute cette cour qui se pense indis­pen­sable, qui vit au cœur, autour, au cro­chet des minis­tères, se délec­tant dans les man­geoires et les abreu­voirs de la République. Ainsi posée, on s’aperçoit que la ques­tion de la dis­pa­ri­tion (ou pas) de l’État se com­plète par la façon dont on peut se pas­ser d’une domi­na­tion bureau­cra­tique, constante et à mul­tiples facettes.

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Noam Chomsky

Vous vous mon­trez très cri­tique à l’endroit de la vio­lence et des actions armées : seriez-vous un par­ti­san du pacifisme ?

La réflexion sur la recherche de moyens effi­cients pour s’opposer à l’économisme domi­na­teur, aux hié­rar­chies étouf­fantes, au quo­ti­dien qui gri­gnote la liber­té chaque jour davan­tage, pour construire un mode de vie dif­fé­rent, invite à pen­ser la non-vio­lence comme moda­li­té ordi­naire de fonc­tion­ne­ment d’une socié­té humaine, équi­li­brée, paci­fiée. « Si l’une des carac­té­ris­tiques de l’action non-vio­lente est d’être ouverte à tous — hommes, femmes, enfants, vieillards, han­di­ca­pés, etc. —, elle per­met sur­tout d’empêcher la for­ma­tion de groupes spé­cia­li­sés dans le com­bat violent et de décou­ra­ger la créa­tion d’une élite en capa­ci­té de confis­quer le pou­voir parce qu’elle pos­sède les armes » rap­pellent, avec jus­tesse, mes amis André Bernard et Pierre Sommermeyer, dans un livre peu épais mais fort intel­li­gent, paru cette année, Désobéissances liber­taires.

« L’approche de la non-vio­lence implique, à l’opposé, que la vio­lence soit à com­battre, afin que tombent d’autres cita­delles qui se nour­rissent d’elle, comme l’État. »

La non-vio­lence et l’anarchisme sont idées proches, même si deux dis­tinc­tions prin­ci­pales peuvent être appor­tées. D’une part, l’anarchisme consi­dère qu’il faut abo­lir l’État pour que dis­pa­raisse la vio­lence qui lui est atta­chée. L’approche de la non-vio­lence implique, à l’opposé, que la vio­lence soit à com­battre, afin que tombent d’autres cita­delles qui se nour­rissent d’elle, comme l’État. Cette défi­ni­tion, à par­tir de la théo­rie anar­chiste, laisse de côté de nom­breuses occur­rences carac­té­ri­sant la vio­lence, telles les agres­sions phy­siques et morales d’un indi­vi­du envers un autre, l’oppression, l’humiliation, la menace, la ser­vi­tude, la déten­tion et plus géné­ra­le­ment les pri­va­tions de liber­té. Aussi, une autre dis­tinc­tion peut être notée, au sein même de l’univers anar­chiste entre une orien­ta­tion davan­tage dog­ma­tique, volon­tiers insur­rec­tion­nelle, éven­tuel­le­ment vio­lente — au sens que lui don­nèrent aus­si bien Stirner que Bakounine — et une seconde orien­ta­tion, qui se retrouve davan­tage dans la voie liber­taire, qui tend à une pra­tique non-vio­lente. Dans cette dis­tinc­tion, se retrouve, pour une part, la dif­fé­rence entre cou­rants pla­te­for­miste et syn­thé­siste, entre anar­chisme et anarchie.

L’anarchie et la non-vio­lence prennent source, bien évi­dem­ment chez les grands anciens, Proudhon et Bellegarrigue. « Malgré les vio­lences dont nous sommes témoins, je ne crois pas que la liber­té ait besoin désor­mais pour reven­di­quer ses droits et ven­ger ses outrages, d’employer la force », écrit Pierre-Joseph Proudhon. Quant à Anselme Bellegarrigue, il condam­nait luci­de­ment, dès 1848, « les jon­gle­ries san­glantes qui, sous le titre pom­peux de révo­lu­tions, dis­si­mulent l’impertinence de quelques valets pres­sés de deve­nir des maîtres ». Appartiennent aus­si à la famille, le Russe Léon Tolstoï et l’Américain Benjamin Tucker. Le pre­mier écri­vit, en 1901 : « Pour nous qui vou­lons mettre fin à une mau­vaise orga­ni­sa­tion sociale, il n’y a non plus qu’un moyen de salut, nous abs­te­nir de pra­ti­quer la vio­lence, cause de nos mal­heurs, renon­cer à la vio­lence per­son­nelle, à l’enseignement sys­té­ma­tique de la vio­lence, à toute jus­ti­fi­ca­tion de la vio­lence. » Pour le second, la vio­lence révo­lu­tion­naire n’a même plus de sens, elle est désa­vouée par l’Histoire : « Le temps des révo­lu­tions armées est fini, on en triomphe trop faci­le­ment. »

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Proudhon, par Gustave Courbet

Côté fran­çais, deux figures res­sortent, par­mi de nom­breux liber­taires adeptes de la non-vio­lence, E. Armand et André Arru. Pour Ernest Juin — plus connu sous le pseu­do­nyme E. Armand — être homme, c’est défendre la non-vio­lence. Ambitieux pro­jet qui ne sera ren­du pos­sible que grâce à l’éducation : « Il me semble impos­sible que mieux éclai­rés, plus ins­truits, infor­més davan­tage, enfin, les humains n’en viennent pas d’eux-mêmes à la solu­tion seule capable de réduire tou­jours plus la souf­france évi­table — et c’est là le bon­heur — la solu­tion indi­vi­dua­liste : la solu­tion de la liber­té. » Il disait cela en 1923. Pour Jean-René Saulière, deve­nu André Arru en 1939 en rai­son de son insou­mis­sion, son rejet de la vio­lence n’exclut pas une forme active de résis­tance comme la confec­tion de fausses pièces d’identité ou l’aide aux éva­dés. Il est à noter que la vio­lence qu’il refuse est autant celle de l’État et du natio­na­lisme que celle des révo­lu­tion­naires et de l’internationalisme. « Je refuse toute par­ti­ci­pa­tion même ano­dine, même sans risques, à cette incom­men­su­rable bêtise, c’est le seul mot qui me paraît juste pour qua­li­fier la guerre. J’agirais iden­ti­que­ment pour une révo­lu­tion, même si elle me parais­sait sym­pa­thique. La vio­lence, pour quelques rai­sons que ce soit, ne résout jamais rien. »

Il y a Louis Lecoin, aus­si.

« Giono connais­sait la guerre et ses hor­reurs, puisqu’il com­bat­tit à Verdun. Cette rude expé­rience fit de lui un paci­fiste intégral. »

Oui. C’est un autre per­son­nage, à la forte per­son­na­li­té, qui mar­qua son époque. Il était connu pour son paci­fisme et ses grèves de la faim — celle de 1962 res­ta célèbre qui per­mit d’aboutir, l’année sui­vante, au sta­tut d’objecteur de conscience, pour lequel Albert Camus avait éga­le­ment com­bat­tu, aux côtés de Lecoin. Ce der­nier écri­vit pour­tant que la non-vio­lence pos­sé­dait ses propres limites : « Ma non-vio­lence, dans la socié­té de fauves que nous subis­sons, n’est que théo­rique ; elle me conduit à sou­hai­ter une har­mo­nieuse cité tou­jours en évo­lu­tion heu­reuse dans la dou­ceur des rap­ports entre ses habi­tants, mais elle ne peut m’empêcher d’employer un peu de vio­lence au besoin pour en détruire beau­coup2. » Contradiction, encore !

Au-delà du cou­rant liber­taire orga­ni­sé, il est par­fois sur­pre­nant de voir que cer­tains auteurs prirent avec force, le par­ti de la non-vio­lence tan­dis que la grande confla­gra­tion de 1939 écla­tait. Un cas sin­gu­lier est celui de l’écrivain pro­ven­çal Jean Giono. Il connais­sait la guerre et ses hor­reurs de l’intérieur, puisqu’il fut mobi­li­sé en 1914 et com­bat­tit à Verdun. Cette rude expé­rience fit de lui un paci­fiste inté­gral. Sa posi­tion de ne pas prendre par­ti, durant la seconde guerre mon­diale, fut sujette à dis­cus­sion. Pourtant, les écrits de Giono, même anté­rieurs à 1939, rap­pellent que son paci­fisme est insé­pa­rable d’une cri­tique acerbe du sys­tème capi­ta­liste. Pour lui, la guerre est un moment de la grande mani­pu­la­tion du capi­tal. « Celui qui est contre la guerre est par ce seul fait dans l’illégalité. L’état capi­ta­liste consi­dère la vie humaine comme la matière véri­ta­ble­ment pre­mière de la pro­duc­tion du capi­tal. Il conserve cette matière tant qu’il est utile pour lui de la conser­ver. Il l’entretient car elle est une matière et elle a besoin d’entretien, et aus­si pour la rendre plus mal­léable il accepte qu’il vive. »

Première Guerre mondiale, dans les tranchées

Un temps proche du Parti com­mu­niste, il s’en éloi­gna rapi­de­ment, eu égard au bel­li­cisme dont ce mou­ve­ment fit preuve. Il s’opposa alors à Romain Rolland, qui signait un appel « Nous ne vou­lons pas la guerre » tout en res­tant dans le giron du PCF. Or, ajoute Giono, « les jour­naux de ce par­ti parlent ouver­te­ment de la guerre ; ils disent qu’ils sont prêts à la faire et ils demandent aux gou­ver­ne­ments fran­çais et anglais de mena­cer Hitler de la guerre, si l’on en juge par les articles de L’Humanité ». Quand il demeu­ra fidèle à ses idées, au risque de res­ter soli­taire, d’autres intel­lec­tuels dits ‘‘paci­fistes’’ res­taient com­pa­gnons de route d’un par­ti qui pous­sait au conflit armé. Jean Giono, for­te­ment indi­vi­dua­liste et se défiant de la véné­ra­tion envers la moder­ni­té, reste la figure sin­gu­lière d’un paci­fisme qui ne tran­sige pas. Dernier point, tou­jours néces­saire à se sou­ve­nir : la fougue guer­rière n’est pas une spé­cia­li­té de la droite ! L’obsession des socia­listes à impo­ser les droits de l’Homme, le glaive à la main, trouve une seconde jeu­nesse dans le droit d’in­gé­rence, qui est nou­velle façon de faire la guerre par d’autres moyens. Le socia­lisme ges­tion­naire — rejoint par le canal his­to­rique du répu­bli­ca­nisme fran­çais, encore encroû­té dans la Troisième République — a indé­crot­ta­ble­ment la nos­tal­gie de la puis­sance coloniale.

« Le socia­lisme ges­tion­naire a indé­crot­ta­ble­ment la nos­tal­gie de la puis­sance coloniale. »

Permettez ce petit rap­pel. Léon Blum gou­verne, en 1946, lorsque éclate la guerre d’Indochine. Sous le gou­ver­ne­ment de Pierre Mendès France, en 1954, débute la guerre d’Algérie. Guy Mollet, chef du gou­ver­ne­ment, en 1956, expé­die les sol­dats fran­çais dans l’aventure du canal de Suez. Sous la pré­si­dence de François Mitterrand, en 1991, la France par­ti­cipe à l’expédition en Irak. Le pre­mier ministre Lionel Jospin envoie, en 1999, l’armée au Kosovo. Puis, le même pre­mier ministre par­ti­cipe à la coa­li­tion qui pénètre, en 2001, en Afghanistan. Le pré­sident François Hollande, à son tour, envoie, en 2013, l’armée fran­çaise en République du Mali et au Sahel, com­battre le ter­ro­risme, puis en République de Centrafrique, se battre contre on ne sait plus très bien qui, et en 2014, fidèle sui­veur des Américains, sans man­dat de l’ONU, il bom­barde le Nord de l’Irak, alors aux mains des extré­mistes sun­nites ! Loin d’être une irri­ta­tion de la seule droite, le pru­rit guer­rier n’a jamais ces­sé de déman­ger le socia­lisme gestionnaire.

Une des que­relles prin­ci­pales entre le mar­xisme et l’anarchisme est la notion de pou­voir. Comment la traitez-vous ?

Déjà, de quelle forme de pou­voir parle-t-on ? Le pou­voir sur est un mode de domi­na­tion, le pou­voir de est une façon d’être qui peut s’avérer béné­fique ou pas, selon qui, envers qui et pour­quoi il est exer­cé. Considérons, en pre­mier lieu, la signi­fi­ca­tion pesante et néga­tive du terme. C’est le pou­voir qui assure la subor­di­na­tion, le com­man­de­ment, la supé­rio­ri­té ; c’est l’acception qui se ren­contre le plus com­mu­né­ment. Sa figure des­truc­tive abou­tit à la puis­sance écra­sante de l’un sur l’autre, à la satis­fac­tion de l’égoïsme, au conflit inso­luble. Les décli­nai­sons sont nom­breuses. C’est ain­si que les boni­men­teurs de la poli­tique, relayés par de fidèles médias, ont tout pou­voir de pro­fes­ser chaque soir leurs bali­vernes aux infor­ma­tions : cer­tai­ne­ment le chô­mage va dimi­nuer, natu­rel­le­ment les États-Unis œuvrent pour la paix dans le monde, assu­ré­ment la Chine est une grande démo­cra­tie et évi­dem­ment la Terre est plate depuis la nuit der­nière ! Les gogos, tota­le­ment cré­dules, qué­mandent chaque jour leur ration d’avoine télé­vi­suelle. Les jour­na­listes les plus oppor­tu­nistes et les poli­ti­ciens les plus adroits élèvent le men­songe au rang de beaux-arts. Le pou­voir poli­tique, tel qu’il existe, pour­suit, éga­le­ment, un objec­tif obses­sion­nel : gagner de l’argent. Pouvoir de domi­ner, pou­voir de pos­sé­der, pou­voir de dis­po­ser de la pen­sée et de la vie des autres — qui subissent sans guère déve­lop­per d’esprit cri­tique — voi­là le cre­do de l’oligarchie.

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Soldat français mort en Afghanistan

Néanmoins, et contrai­re­ment à l’idée admise par beau­coup, il ne faut pas oublier qu’existent, paral­lè­le­ment, des formes posi­tives du pou­voir. Chacun est en posi­tion d’exercer un pou­voir qui ne nuit pas à autrui, au contraire, qui lui vient en accom­pa­gne­ment. Le pre­mier de tous est le pou­voir d’attention, d’écoute de l’autre, le pou­voir d’exercer une vigi­lance altruiste. Cela se maté­ria­lise par le pou­voir d’aider, pou­voir de coopé­rer, pou­voir de déci­der avec l’autre, pou­voir de convaincre. C’est une forme construc­tive qui cherche l’entente, le consen­sus, à la condi­tion, natu­rel­le­ment, que l’autre accepte l’aide, afin que cha­cun en tire pro­fit dans une réci­pro­ci­té par­ta­gée. Le liber­ta­risme anar­chiste se mobi­lise sur cette orien­ta­tion qui, il faut le recon­naître, dans les condi­tions actuelles de la socié­té, n’est pas des plus faciles à mettre en place, ni des plus gra­ti­fiantes. L’individu, s’il prend la peine de cher­cher, dis­pose d’autres pou­voirs à visée posi­tive. C’est, par exemple, le pou­voir capa­ci­té. Il se tra­duit par le fait que cha­cun, dans des condi­tions favo­rables, a le pou­voir d’évoluer, de réa­li­ser, de créer, de trans­for­mer sa vie. Il mobi­lise sa propre volon­té et, par­fois, pour y par­ve­nir, fait appel à l’entraide ou à la coopé­ra­tion. C’est, autre exemple, le pou­voir régu­la­tion. Il peut, lui aus­si, se com­prendre de façon néga­tive si les seuls aspects qui trans­pa­raissent sont, d’une part, celui de la contrainte au chan­ge­ment et, d’autre part, le fait que cer­tains le vivent comme une remise en cause de leur per­sonne. En revanche, si le pou­voir de régu­la­tion est per­çu comme mode de remise en marche du col­lec­tif, sans culpa­bi­li­sa­tion indi­vi­duelle, alors le remo­de­lage, le chan­ge­ment de cap sera par­ta­gé et vécu plus posi­ti­ve­ment. Pouvoir poli­tique, pou­voir éco­no­mique, pou­voir social mais aus­si pou­voir d’écoute, de créa­tion, de coopé­ra­tion, le pou­voir est par­tout. « Parler d’une socié­té sans pou­voir poli­tique, c’est par­ler d’une socié­té sans rela­tions sociales, sans régu­la­tions sociales, sans pro­ces­sus de déci­sion sociale, bref, c’est par­ler d’un impen­sable parce que réité­ra­ti­ve­ment contra­dic­toire dans les termes », lan­çait Ibanez en 2010. Détruire le pou­voir ne fait pas plus sens que détruire l’État. Il est pré­fé­rable d’étudier les enjeux, d’élucider les rap­ports de domi­na­tion plu­tôt que se réfu­gier der­rière un slogan.

Vous avez men­tion­né à plu­sieurs reprises le nom de Bellegarrigue. Il se trouve que vous êtes l’au­teur d’une bio­gra­phie sur lui (vous le tenez pour le « pre­mier liber­taire fran­çais »). Pourquoi s’être pen­ché sur son cas ?

« Les gogos qué­mandent chaque jour leur ration d’avoine télé­vi­suelle. Les jour­na­listes les plus oppor­tu­nistes et les poli­ti­ciens les plus adroits élèvent le men­songe au rang de beaux-arts. »

Il n’exis­tait aucune bio­gra­phie sur lui. Je note que Déjacque et Cœurderoy, autres grands pion­niers et contem­po­rains de Bellegarrigue et Proudhon, n’ont pas, non plus, de bio­gra­phie… Appel lan­cé aux his­to­riens du mou­ve­ment liber­taire ! Dans les textes liber­taires que je lisais depuis des décen­nies, je ren­con­trais par­fois Bellegarrigue. Il était sou­vent cité, la plu­part du temps de façon incom­plète, quant à chaque petite bio­gra­phie lue, elle était indi­gente, fan­tai­siste voire contra­dic­toire avec une autre (pour illus­tra­tion voir celle, très inven­tée, rédi­gée par Raoul Vaneigem pour L’Encyclopedia Universalis). Comme, en outre, ses pro­pos tou­chaient des thèmes qui demeurent for­te­ment d’actualité — le droit, le gou­ver­ne­ment, l’État, la déso­béis­sance, la muni­ci­pa­li­té —, j’ai déci­dé d’effectuer des recherches pour mieux iden­ti­fier l’auteur, son par­cours, ses écrits. J’ai recher­ché, durant trois années, pour réunir ses textes poli­tiques dans leur inté­gra­li­té et pour trou­ver ses des­cen­dants. Une fois iden­ti­fiés (en France, aux États-Unis, au Salvador), ceux-ci se mon­trèrent très coopé­ra­tifs et me don­nèrent de nom­breux élé­ments per­met­tant de mieux com­prendre le Gersois, né en 1813. Ils me confièrent, aus­si, le seul cli­ché exis­tant de son portrait.

Bellegarrigue est un être com­plexe, en rup­ture de ban avec son milieu fami­lial qui était for­te­ment légi­ti­miste, exer­çant d’abord le métier de jour­na­liste puis de juriste et d’avocat. Il est auteur d’un essai publié à la suite des évé­ne­ments de 1848, Au fait, au fait !! Interprétation de l’idée démo­cra­tique. Il fonde, en 1850, une Association de Libres Penseurs, rapi­de­ment inter­dite, puis publie deux numé­ros d’une revue por­tant le nom de L’Anarchie, Journal de l’Ordre. Il voyage aux États-Unis et, de retour en France, enseigne le droit à la Sorbonne. Il épouse l’une ses étu­diantes, ayant vingt-deux ans de moins que lui, et, en 1859, ils quittent la France pour la République du Salvador. À la demande du pré­sident sal­va­do­rien, qui vient de fon­der une uni­ver­si­té natio­nale, il y crée une facul­té de droit. Bellegarrigue décède au Salvador, pro­ba­ble­ment, en 1869.

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Acte de naissance d'Anselme Bellegarrigue

Que peut-on, pour aujourd’­hui, tirer de son œuvre ?

On peut, très syn­thé­ti­que­ment, arti­cu­ler cela autour de plu­sieurs points. La sup­pres­sion du gou­ver­ne­ment. Il s’oppose fer­me­ment au gou­ver­ne­ment, non pas celui de tel ou tel ministre mais à tous les gou­ver­ne­ments, au prin­cipe même de gou­ver­ne­ment. « À mon point de vue, la Révolution doit être la ruine non pas d’un gou­ver­ne­ment, mais du gou­ver­ne­ment ». Pour lui, gou­ver­ne­ment et minis­tères (à de rares excep­tions) n’ont pas lieu d’être. Ce ne sont que des para­sites qui spo­lient le peuple en limi­tant sa liber­té. L’illusion du vote. Anselme pré­co­nise l’abstention. Le vote, à l’exception de celui qui concerne la muni­ci­pa­li­té (pré­cé­dant ain­si ce qu’écrira plus tard Murray Bookchin), ne sert à rien, si ce n’est à entre­te­nir une caste poli­ti­cienne qui ne pense qu’à ses propres inté­rêts. « Je m’obstine à croire que les élec­teurs ne savent pas qu’ils se sui­cident civi­le­ment et socia­le­ment en allant voter ; un vieux pré­ju­gé les tient encore loin d’eux-mêmes, et l’habitude qu’ils ont d’être chez le gou­ver­ne­ment les empêche de voir qu’il ne tient qu’à eux d’être chez eux. » La muni­ci­pa­li­té. Sans mal­heu­reu­se­ment déve­lop­per son idée, Bellegarrigue insiste sur la néces­si­té d’en reve­nir à la base, à la com­mune. Ce fai­sant, et à nou­veau comme Bookchin après lui, il se dif­fé­ren­cie d’autres pen­seurs révo­lu­tion­naires qui déve­loppent un point de vue de classe. « Il reste ce que tous les gou­ver­ne­ments ont vai­ne­ment ten­té de détruire ; il reste la base essen­tielle et impé­ris­sable de la natio­na­li­té ; il reste la com­mune que tous les pou­voirs per­turbent et désor­ga­nisent pour en faire leur chose ; il reste la muni­ci­pa­li­té, orga­ni­sa­tion fon­da­men­tale, exis­tence pri­mor­diale qui résiste à toutes les désor­ga­ni­sa­tions et à toutes les des­truc­tions. » La non-vio­lence. Bellegarrigue a enten­du par­ler de la Révolution de 1789, de la Terreur de 1793, par ses parents qui les ont connues. Lui-même a l’expérience de 1830 et 1848. Il s’est ren­du compte que le bar­ri­ca­disme ne condui­sait qu’à de nou­velles défaites et de nou­velles alié­na­tions. « La liber­té, que l’on nous a sot­te­ment appris à attendre comme un pré­sent des hommes, la liber­té est en nous, la liber­té c’est nous. Ce n’est ni par fusils, ni par bar­ri­cades, ni par agi­ta­tions, ni par fatigues, ni par clubs, ni par scru­tins qu’il faut pro­cé­der pour l’at­teindre, car tout cela n’est que du déver­gon­dage. » La ser­vi­tude. Le peuple doit déve­lop­per son sens cri­tique s’il veut arrê­ter d’être mani­pu­lé, abu­sé, pié­ti­né. Son pro­pos rejoint par­fois le pam­phlet De la Servitude, d’Étienne de La Boétie. « Certes, le plus grand plai­sir que vous puis­siez faire aux évêques un peu décon­te­nan­cés, aux assem­blées qui ont rem­pla­cé le roi […] c’est de ren­trer au plus vite dans le dogme tra­di­tion­nel de la rési­gna­tion, de l’ab­né­ga­tion et de la renon­cia­tion de vous-mêmes. »

« Le vote, à l’exception de celui qui concerne la muni­ci­pa­li­té, ne sert à rien, si ce n’est à entre­te­nir une caste poli­ti­cienne qui ne pense qu’à ses intérêts. »

Et, enfin, l’individualisme liber­taire. Il note en 1848 : « L’individualisme […] c’est l’af­fran­chis­se­ment, la gran­deur, la noblesse ; c’est l’homme, c’est le peuple, c’est la liber­té, c’est la fra­ter­ni­té, c’est l’ordre. » On a par­fois lais­sé entendre que Bellegarrigue est un dis­ciple de Stirner. Rien de plus faux pour qui regarde les chro­no­lo­gies. L’Unique paraît en 1844, en langue alle­mande, idiome que ne parle pas Bellegarrigue, et n’est tra­duit en fran­çais qu’en 1899. L’Allemand n’a pas pu influen­cer le Français (et réci­pro­que­ment). Et puis leur indi­vi­dua­lisme n’est pas de même nature. Celui de Bellegarrigue est « une pro­tes­ta­tion contre toute supré­ma­tie », quand, à l’inverse, Stirner cherche à impo­ser sa supré­ma­tie aux autres. Le Français n’en veut subir aucune, jamais, il reven­dique la fra­ter­ni­té comme moyen de faire socié­té ; la recon­nais­sance que les indi­vi­dus se doivent étant un moyen d’y par­ve­nir : « Il n’y a sur la terre que des hommes, je suis homme, mon inté­rêt est égal à celui de qui que ce soit. » Anselme déve­loppe un indi­vi­dua­lisme fra­ter­nel quand Max Stirner veut impo­ser un égoïsme abso­lu. La ques­tion de la vio­lence, indi­vi­duelle ou de masse, tra­duit, tout autant, leur pro­fond désac­cord. Pour Max Stirner, « on va plus loin avec une main pleine de force qu’avec un sac plein de droit ». Alors que pour Anselme Bellegarrigue : « La révo­lu­tion armée est une héré­sie […] la vio­lence est l’antipode du droit. » Nulle confu­sion possible.

Selon ce der­nier, l’individualiste ne peut qu’être fra­ter­nel, ce qui par cer­tains aspects annonce Camus. L’individu et le groupe sont les deux faces d’une même pièce. L’un ne peut aller sans l’autre, l’autre ne peut exclure l’un. L’un et l’autre, loin d’être para­ly­sés, prennent sens dans une dyna­mique de la pra­tique, tra­duc­teurs des mou­ve­ments de la pen­sée et des modes d’actions propres à cha­cune des deux dimen­sions. Si Anselme consi­dère que le col­lec­ti­visme impo­sé est réduc­teur tan­dis que l’individualisme est épa­nouis­sant, c’est parce que la socié­té éman­ci­pée résulte du choix asso­cia­tif d’individus libres et non d’injonction contrac­tuelle de l’État. Choisir de faire socié­té, oui ; subir la som­ma­tion sociale, non.


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  1. Le Libertaire, n° 3, 1858.[]
  2. Liberté, n° 109, 1964.[]
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