Traduction d’un entretien de Bianet pour le site de Ballast
En février 2019, nous avions publié le récit d’une rencontre avec Leyla Güven, militante féministe, ancienne maire et députée du Parti démocratique des peuples (HDP) en Turquie. Celle-ci venait d’être libérée après une grève de la faim de sept mois. Mais, le 4 juin 2020, son statut de parlementaire était révoqué et son immunité levée : le 21 décembre de la même année, elle était condamnée à vingt-deux ans et trois mois de prison. Le prix à payer pour avoir été la coprésidente du Congrès de la société démocratique (DTK), une plateforme qui regroupe des syndicats, des organisations politiques et civiles kurdes en Turquie, et promeut, via une proposition d’autonomie démocratique, la résolution pacifique du conflit. Leyla Güven, bientôt 58 ans, est détenue dans une prison de haute sécurité de la province kurde d’Elazığ. De sa cellule, elle correspond avec l’extérieur. Nous traduisons du turc cet entretien mené par la journaliste Banu Guven, paru récemment dans les colonnes du média indépendant Bianet (Bağımsız İletişim Ağı) : la prisonnière politique revient sur sa vie en captivité, sa résistance à la dictature et ses conceptions féministes, socialistes et écologiques.
Leyla, comment allez-vous ? Votre santé, votre moral ?
Dans la prison d’Elaziğ, nous sommes des femmes « désobéissantes », « extraordinaires », « irréformables », « rebelles », qui brisons les tabous traditionnels. J’y suis la doyenne et nous sommes trois générations de femmes kurdes réunies. Malgré les murs incolores entourés de grillages, nous allons bien. Nous sommes de bonne humeur. Nous lisons beaucoup, ce qui nous permet de voyager à travers le monde. Dans la prison — où tout est interdit —, notre créativité est à son comble. Chaque jour, nous battons notre propre record avec de nouvelles créations. Je vous donne quelques exemples. Nous peignons sur des feuilles de papier A4 avec du café puis brodons par-dessus. Avec les noyaux d’olive, nous fabriquons des bijoux. Nous tressons de magnifiques bracelets avec des fils colorés. Nous concevons des marque-pages avec les cartes postales qui nous arrivent. Et nous avons davantage de créations encore. Nous les offrons en cadeau à nos amis et nous les envoyons à l’étranger pour gagner un revenu supplémentaire, qui sert à notre vie commune — pour ne pas être un fardeau pour nos familles1. Nous chantons dans une « langue inconnue2″ — c’est-à-dire en kurde ! — et dansons le halay. Parfois, alors que nous marchons dans la travée principale, nous « mettons nos mains dans nos poches3″ et faisons enrager le garde. Les gens à l’extérieur seront surpris, mais nous manquons de temps ici ! Nous sommes donc en bonne santé et nous avons le moral, à tout point de vue.
Comment la vie s’est-elle déroulée, dehors, durant vos nombreuses années d’emprisonnement ? Qu’est-ce qui vous a le plus manqué ?
« Nous peignons sur des feuilles de papier A4 avec du café puis brodons par-dessus. Avec les noyaux d’olive, nous fabriquons des bijoux. Nous tressons de magnifiques bracelets avec des fils colorés. »
« La vie ne s’arrête jamais : s’arrêter ne lui convient pas », a dit un sage. Il a bien raison. À l’intérieur, à l’extérieur, dans tous les domaines, la vie s’écoule tant bien que mal avec douleur, douceur, joie et tristesse. Mon fardeau est à cet égard le plus léger, comparé à mes amies qui sont à enfermées depuis dix, vingt, trente ans, ou même plus. Même dans cette courte période de temps (sept ans, au total), j’ai traversé beaucoup de choses. J’ai été arrêtée en 2009 alors que j’étais maire de Viranşehir4. Mon fils s’est marié : je n’ai pu voir que ses photos. Puis mon petit-fils Avesta est né. J’ai pu le voir pour la première fois à l’intérieur du palais de justice de Diyarbakır, dans la grande salle d’audience spécialement construite pour nous. Je n’oublierai jamais le jour où mes avocats, avec la permission du président du tribunal, m’ont envoyé Avesta dans les bras d’un soldat.
Quand j’ai appris par le journal que mon vieux père était décédé à la même période, j’ai partagé ma douleur avec mes amies. Je n’ai pas pu lui dire au revoir pour son dernier voyage. En 2018, j’ai perdu ma chère mère, ma première philosophe, alors que j’étais de nouveau en prison. Ma mère Cevriye était une femme sage. Elle était comme les femmes du Néolithique. J’ai appris par ma famille qu’elle est morte en disant « Leyla doit avoir faim, donnez-lui à manger ». J’étais en grève de la faim. Je n’ai pas pu aller la voir car je n’étais pas en capacité de voyager. Quand j’ai été libérée, je suis allée sur les tombes de ma mère et de mon père, je leur ai dit pourquoi je n’avais pas pu venir, je leur ai parlé. Lorsque j’ai été arrêtée pour la troisième fois en 2020, mon troisième petit-enfant, Ranya, est né. Je ne pouvais pas profiter autant que je le souhaitais de mes petits-enfants, Avesta, Zenda et Ranya, qui sont pour moi les plus belles choses au monde. Je ne pouvais pas passer du temps avec eux. En somme, la vie s’écoule inéluctablement, avec ce qu’elle nous prend comme ce qu’elle nous offre.
En tant que « femme kurde » qui a été témoin de toutes les souffrances de notre région, en tant que « mère », en tant que « politicienne », je m’abstiens de parler de mes propres expériences. Quand je pense aux enfants de Mère Taybet5, aux atrocités vécues par les familles de Cemile Çağırga6, Uğur Kaymaz7, Ceylan Önkol8, Berkin Elvan9 ou bien encore au massacre de Roboskî10 — qui est une plaie ouverte dans le cœur du peuple kurde —, je peux dire que mes expériences sont beaucoup plus légères. Ces terres sont pleines de souffrance. Maintenant, je dis parlons d’amour, écrivons sur la tolérance, l’apaisement et la paix. Dehors, ce sont mes compagnons, mes amis et mes camarades qui me manquent le plus. Ça me manque de marcher sur la terre, de regarder le ciel sans limites, de marcher sous les arbres, de toucher une feuille. Et tant d’autres choses encore.
Vous avez traversé des moments très difficiles avec une femme à vos côtés : votre fille, Sabiha Temizkan. Souhaitez-vous dire quelques mots sur cette relation ?
« Ces terres sont pleines de souffrance. Maintenant, je dis parlons d’amour, écrivons sur la tolérance, l’apaisement et la paix. Dehors, ce sont mes compagnons, mes amis et mes camarades qui me manquent le plus. »
Il n’y a que dix-sept ans d’écart entre moi et Sabiha : on peut dire qu’on a grandi ensemble. L’être le plus significatif de ma vie, mon âme, ma moitié, ma chère fille, qui ne m’a jamais laissée seule. Sabiha est celle pour qui j’avais le moins de temps à consacrer quand je n’étais pas en prison. Je la rappelais parfois bien après minuit. Elle a toujours réagi avec une grande maturité et me disait qu’elle me comprenait. En tant que journaliste, elle a suivi de près mes activités politiques et les a toujours respectées. Parce qu’elle connaissait les injustices vécues par notre peuple. Chaque fois que j’étais arrêtée, elle cessait ce sur quoi elle travaillait et prenait des décisions qui pouvaient changer l’organisation de sa vie, pour agir en fonction de moi. Maintenant, elle s’est installée à Diyarbakır afin de pouvoir venir régulièrement me rendre visite en prison. Je suppose qu’être la fille d’une mère comme moi coûte beaucoup. Sabiha le paie bien trop cher. Après tout, notre lutte, en tant que femmes, nous la menons justement pour que les mères, les filles et les fils puissent vivre en paix, tranquillement, sans devoir sans cesse s’inquiéter pour la vie des uns et des autres. Quand on pense à la fille de 2 ans de notre amie Songül, qui a été arrêtée il y a environ cinq mois et qui est détenue avec nous, on s’attriste de voir que nos histoires de mères et filles se répètent encore. Mais la lutte des femmes est belle et nous sommes déterminées à éliminer toute ces injustices.
Comment la solidarité des femmes est-elle vécue en prison ? Comment traversez-vous ce moment ensemble, non seulement politiquement mais émotionnellement ?
Chaque société a des codes culturels, politiques et idéologiques. Ces codes peuvent être mis à mal dans les regroupements forcés. La structure familiale et les traits de personnalité dans lesquels chacun grandit peuvent être amenés à changer. Nous sommes dans une position très avantageuse à cet égard. Tout d’abord, nous sommes toutes féministes : nous avons bien conscience de notre condition de femme et nous croyons en la libération des femmes. Deuxièmement, nous avons la même perspective politique, nous partageons la même vision du monde, la même idéologie. Troisièmement, la loi de la camaraderie, que nous appelons « reheval » en kurde, est très forte en nous. Face à tout danger qui peut venir de l’extérieur, chacune de nous est prête à se mettre en première ligne pour protéger les autres. Quant aux efforts, au travail que chacune de nous fournit, on pourrait presque dire qu’on est en compétition tant chacune de nous s’investit. Par exemple, comme je suis la plus âgée du service, elles cherchent à me préserver, elles ne me laissent pas travailler. Malgré toutes mes objections, cette situation dure depuis des années. Nous sommes vraiment très unies. Ici, nous sommes égales dans tous les sens du terme. Seules les mères qui ont des enfants à l’extérieur, et ont donc cette responsabilité, passent en priorité, dans le sens où nous faisons tout pour les comprendre et surtout les soutenir. Ici, la douleur d’une personne peut être la douleur de toutes, comme sa joie. Lorsque nous revenons du téléphone11 ou des moments de visites familiales, nous parlons et discutons pendant des jours de celles-ci, bien que ces échanges n’aient duré qu’une heure. Nous partageons tant que nous savons ce que la famille de chacune a dit, ce qu’elle vit, ce qu’elle pense. Les jours de courrier, dans nos lettres, les salutations pour les unes et les autres pleuvent. Nous donnons du sens au fait de vivre ensemble.
En tant que femmes, vous avez publié en prison un magazine appelé Tevn. Comment avez-vous choisi ce nom ? Pouvez-vous nous parler de ce magazine, de son processus de création et de son contenu ?
« Tevn » signifie métier à tisser, en kurde. La raison pour laquelle nous utilisons ce nom est que les femmes kurdes se sont toujours rassemblées autour du tevn et ont créé des œuvres, comme des artistes. Le mot « tev » veut dire « entier ». Bien que le système masculin veuille réduire les activités collectives des femmes au commérage, dans les faits, les femmes participent à des activités sociales et artistiques qu’elles tissent nœud par nœud. La plus jeune de notre dortoir, Emine, 24 ans, de Şırnak, a été arrêtée alors qu’elle était employée de l’institution culturelle et artistique MKM. Ici, elle nous offre parfois un festin musical avec ses instruments et ses chansons. Heval [« camarade », en kurde, ndlr] Emine a suggéré le nom de ce magazine. Comment est née l’idée de celui-ci ? En fait, une telle activité dans les prisons n’est pas chose nouvelle. Nos amies prisonnières ont toujours produit de nombreuses œuvres, des livres, des magazines, des romans, des articles et des images. Ces productions sont précieuses. Mon amie Mizgîn Aydın, prisonnière depuis près de vingt-huit ans, a écrit des dizaines de livres en kurde. Elle a également envoyé régulièrement des articles à des quotidiens étrangers. Donc, de notre point de vue, les prisons ne sont pas des endroits où passer son temps allongé : au contraire, ce sont des lieux de production.
« Peu importe la couleur de notre peau ou la langue que nous parlons, nous sommes toutes recouvertes de la même boue. »
Un jour, j’ai partagé l’idée de publier un magazine. Les autres ont dit : « Nous n’avons jamais fait une telle chose auparavant, mais d’accord, écrivons, à condition de ne pas l’envoyer à l’extérieur car ne nous sommes qu’amatrices. » J’ai dit « OK » pour les convaincre. J’ai envoyé le seul exemplaire que nous avions produit à ma fille Sabiha, pour qu’elle puisse en faire plusieurs copies, puis je les ai informées : « Mes amies, vos articles vont devenir un magazine. » Pourquoi notre magazine est-il en kurde ? Dans l’histoire de la République turque, il ne reste pas de violence ou d’assimilation que nous n’ayons connues du fait de notre langue. Il y a des milliers d’exemples que nous pouvons donner, de « Comment vas-tu Kamber Ateş12 ? » à « Parle turc, parle beaucoup13″. Nous, onze femmes kurdes, parlons notre langue maternelle au quotidien, nous rêvons en kurde, nous le parlons avec nos familles. Nous, prisonnières, avons été condamnées dans la Turquie d’Erdoğan du XXIe siècle pour avoir dansé le halay sur un air chanté dans une langue « inconnue et incompréhensible » dans la prison d’Elaziğ. Ainsi, nous avons vu de nouveau que, malgré tout ce temps, la haine et la mentalité des dirigeants de ce pays contre les Kurdes n’ont jamais changé. Pour ces raisons, nous avons publié notre magazine en kurde.
Comment passez-vous le 8 mars ?
Le 8 mars est un jour de résistance et un jour pour demander des comptes au système patriarcal, plus qu’un jour de fête pour les femmes. Il se prépare par un travail fébrile, des mois à l’avance et partout dans le monde. Les femmes se lancent dans la résistance à l’usine, dans les champs, à la maison et dans tous les domaines de la vie ; elles affluent vers les lieux où est célébré le 8 mars. « Seules celles qui sacrifient leur vie peuvent gagner », a déclaré cette chère Clara Zetkin. Nous, les femmes, en tant que leurs successeuses, disons que nous serons partout pour demander des comptes pour toutes les femmes, de Roza14 à Sara15, de Mère Taybet à Özgecan16, qui ont été assassinées par la violence masculine. Peu importe la couleur de notre peau ou la langue que nous parlons, nous sommes toutes recouvertes de la même boue. Aujourd’hui, la violence contre les femmes est vécue à l’échelle mondiale et notre lutte pour une vie libre transcendera les frontières. Nous, les femmes, sommes conscientes des mines que le système dominant a posées sur notre chemin. En même temps, nous savons que les épines qui piquent nos pieds annoncent la rose que nous recherchons. Nous savons aussi par expérience qu’aucun dictateur ne tombera si on le pousse pas. C’est pourquoi nous avons besoin de dire à haute voix à la mentalité patriarcale : « La vie est plus forte que la loi. »
Nous, les femmes, n’aurons jamais honte de notre identité. D’un autre côté, vous devrez rendre des comptes aux femmes pour toutes celles que vous avez tuées avec vos systèmes capitalistes, impérialistes et fascistes, et dont vous avez provoqué le meurtre par les propos que vous avez tenus. Et vous devrez le faire sans attendre de pardon. Nous avons passé ce 8 mars révoltées, en disant « Nous sommes tristes, nous sommes en colère, nous sommes en résistance » pour chaque femme assassinée. Nous, les femmes, ne tomberons jamais dans le désespoir, nous nous serrons les coudes et marcherons ensemble vers l’égalité. Pour cette raison, nous crions toujours haut et fort notre rébellion contre la pauvreté, l’injustice et l’arbitraire dans chaque lieu où le 8 mars est célébré. Des femmes qui résistent aux barbares de Daech au Rojava aux femmes qui résistent aux Talibans en Afghanistan, et dans tous les aspects de la vie, contre les éléments monistes, conservateurs, nationalistes, religieux, sexistes, ennemis des femmes et des humains, nous poursuivrons toutes notre lutte avec notre propre volonté et nos pratiques d’autodéfense, pour que des comptes soient rendus. Grâce aux réseaux technologiques en développement, les femmes transformeront le monde et partageront leurs expériences à l’échelle mondiale en planifiant leurs actions pour vivre chaque jour avec l’esprit du 8 mars. C’est avec toutes ces pensées qu’est célébré le 8 mars de toutes les femmes, et j’espère les retrouver un jour dans un monde sans violence. Notre cœur de femmes captives sera toujours avec vous. Vive le 8 mars. Bijî 8 Adare.
Qu’est-ce qui vous inquiète le plus mais, aussi, qu’est-ce qui vous donne le plus d’espoir pour votre pays ?
« Au stade actuel, il y a une lutte féroce entre les idéologies du fascisme et du socialisme partout dans le monde. »
Un changement se produit à la vitesse d’un ouragan non seulement en Turquie, mais partout dans le monde. La pandémie a à la fois rendu ce changement visible et accéléré sa vitesse. Les États-nations despotiques ont été dépassés dans un monde globalisé, passé de bipolaire à multipolaire, et ont cessé d’être un système pour les peuples. Ce système, qui a survécu jusqu’à aujourd’hui en détruisant la nature et les femmes, a fait vivre à toute la société des expériences douloureuses qui ont montré qu’aucune existence n’est illimitée. Nous savons tous ce que font vivre aux femmes et aux enfants les hommes retenus à la maison en période de pandémie. Les crises climatiques mondiales doivent être considérées comme une légitime défense de la nature. Incendie, inondation, tsunami, tornade, tremblement de terre, épidémies, etc. Les catastrophes continuent d’augmenter. En effet, après la société néolithique, la science s’est désocialisée et est passée entre les mains des mentalités et du pouvoir masculins. Les scientifiques ont beaucoup d’informations sur le cours du monde, mais les dirigeants cachent constamment ces informations à la société. Mon inquiétude est qu’avec l’intelligence artificielle développée, les gens seront au chômage, dysfonctionnels, et cela provoquera un sérieux chaos. Par conséquent, pour que les sociétés puissent continuer à vivre dans un environnement démocratique, égalitaire et authentique, il est essentiel que toutes les activités et tous les développements menés au nom de l’humanité soient transparents et participatifs.
Un autre problème déchirant est que, alors que les frontières ont perdu leur sens dans le monde globalisé, les réfugiés fuyant la guerre et l’impasse dans leur pays meurent sur le chemin de la migration et leurs corps échouent sur les rives. Si 500 millions d’Européens riches ne peuvent pas accueillir quelques millions de réfugiés dans leurs pays, qu’ils cessent de parler de démocratie et de droits humains ! Riches/pauvres, Noirs/Blancs, forts/faibles, Est/Ouest, et tant d’autres contradictions qui s’approfondissent partout dans le monde, ne sont plus gérables. Au stade actuel, il y a une lutte féroce entre les idéologies du fascisme et du socialisme partout dans le monde. Il est de la plus haute importance de voir quelle idéologie sera choisie par les peuples. Le fascisme « ne gagne pas, mais usurpe » de par son caractère. À un moment comme celui que nous traversons, les femmes, les jeunes, les gens de gauche, les socialistes, les sociaux-démocrates, les écologistes et bien d’autres ont de grandes responsabilités. En ce sens, j’espère et souhaite qu’avec le vent de gauche socialiste qui souffle dans toutes les géographies, les valeurs écologiques et universelles assurent à tous les peuples une vie sans frontières et sans classes, pour la liberté et l’indépendance. Notre espoir est un monde démocratique, un peuple libre, une vie écologique.
Comment évaluez-vous les initiatives et les nouvelles alliances politiques de l’opposition à l’approche des élections présidentielles de 2023 ?
Tout au long de l’histoire de la République, nous avons connu toutes sortes de persécutions à l’encontre des peuples kurdes, arméniens, assyriens, yézidis et alévis. Le contraste entre les pauvres et les riches n’a jamais été aussi profond qu’au cours des vingt dernières années. Le gouvernement AKP-MHP [coalition entre les partis AKP (islamo-nationaliste et libéral) et MHP (fasciste), ndlr], isolé sur la scène internationale, est occupé à mettre en place, chaque jour, un nouvel agenda artificiel afin de cacher la corruption, la pauvreté et les interdictions qui sévissent toujours plus en politique intérieure. Les plans qu’il imagine sont toutefois instantanément déchiffrés et déjoués par la génération Z [en Turquie, personnes nées entre 1997 et 2010, ndlr] et de braves dissidents. Cette mentalité, qui est restée au pouvoir pendant vingt ans en produisant de nombreuses victimes, ne sait plus inventer une nouvelle fable et sombre de plus en plus à mesure qu’elle se débat. Par conséquent, ils rendront compte de toute la douleur qu’ils ont infligée en vingt ans, de Roboskî à Soma17, de Suruç18 au massacre de la gare d’Ankara19, tant au niveau des instances nationales qu’internationales (La Haye). Nous n’avons aucun doute là-dessus.
« Si l’AKP est resté au pouvoir pendant vingt ans, ce n’est pas à cause de son succès mais à cause de la passivité, de l’inefficacité et de l’insuffisance de l’opposition. »
Quant à l’opposition, à l’exception de notre parti, le HDP, les idéologies comme les politiques des autres partis sont actuellement complètement neutralisées. Un parti conservateur de droite exprime ce que l’on pourrait attendre d’un parti social-démocrate, ou inversement. Si l’AKP est resté au pouvoir pendant vingt ans, ce n’est pas à cause de son succès mais à cause de la passivité, de l’inefficacité et de l’insuffisance de l’opposition. Comme le CHP est le parti le plus ancien et le plus influent de Turquie, il a un rôle et une mission importants [fondé par Atatürk, il allie nationalisme kémaliste et social-démocratie, ndlr]. Cependant, malgré ce passé profondément enraciné, il n’a pas pu surmonter le statu quo et renaître. C’est pour cette raison qu’il n’a pas su donner de l’espoir à la population et n’est pas arrivé au pouvoir. Pendant des années, en tant que principal parti d’opposition, il a soutenu, que cela ait été fait volontairement ou non, les politiques nationalistes et patriarcales du gouvernement. Ces jours-ci, il a rassemblé autour de lui tous les segments nationalistes et religieux de droite et a créé « une chorale pour chasser Erdoğan ». Construire des alliances, des fronts pour amplifier la force d’une voix sont bien sûr des choses importantes dans les démocraties, mais le contenu de cette voix, ce qu’elle dit, est tout aussi important. Le parti İYİ [né d’une scission du parti d’extrême droite MHP, ndlr], qui fait partie de cette alliance20 autour du CHP et d’autres, n’a pas cessé d’accuser l’opposition socialiste, en premier lieu le HDP, d’être des marginaux, des séparatistes, des terroristes — ou bien d’autres qualificatifs très lourds encore. Nous sommes curieuses de voir quel genre de chemin, de méthode, ils suivront quand ils arriveront au pouvoir. Nos peuples surveillent de près ce que feront les partis qui ont compromis leurs principes pour arriver au pouvoir. Que feront-ils une fois qu’ils y accèderont ? Vont-ils supprimer l’immunité qui autorise la corruption de la classe actuellement au pouvoir ? Et que feront-ils des autres problèmes chroniques du pays ?
Le président du CHP est un homme politique qui ne peut toujours pas désigner [la ville de] Dersîm21 par son nom, et lorsque l’immunité de deux membres du HDP et d’un membre du CHP a été levée, il n’avait que le nom de son adjoint à la bouche22. Alors que la gouvernance de l’AKP était coupable d’une série innombrable de faits, il ne faisait que critiquer sa position dans le cadre du processus de « solution de la question kurde23″. En d’autres termes, lorsqu’il répète son slogan « droit-loi-justice », il ne semble parler que de son propre parti et d’une partie seulement de la population ; il évite sciemment de parler des Kurdes, qui sont, parmi d’autres, victimes de lois répressives et discriminatoires. Il ne produit aucun projet concret et ne développe aucune politique contre l’interdiction du kurde, qui est la langue maternelle d’environ 30 millions de Kurdes.
Les politiques générales du CHP affectent malheureusement aussi leurs politiques concernant les droits des femmes. Bien qu’il y ait des dizaines de femmes maires, députées et coprésidentes du HDP emprisonnées, je n’ai jamais entendu parler de femmes du CHP leur rendant visite en prison. Si elles sont venues et que je n’en ai pas entendu parler, je présenterai mes excuses. Nous avons cependant toujours dit que les politiques concernant les droits des femmes dépassent les partis et que la solidarité entre femmes est indispensable. Je pense que le principal parti d’opposition, tout comme ses partis amis, n’inspirent pas confiance au peuple. Nos peuples ne sont jamais sans solutions ni alternatives. Les travailleurs, les ouvriers, les femmes et les jeunes de ce pays, quelles que soient les croyances ou les analyses de tous ceux qui s’opposent au gouvernement AKP, se battront pour le pouvoir démocratique des peuples. Les femmes écologistes démocrates uniront leurs forces autour d’une perspective libertaire : elles n’autoriseront jamais ces orientations fascistes et libérales. Les diverses composantes du HDP ainsi que tous les groupes d’opposition qui croient aux valeurs universelles démocratiques seront une alternative aux mentalités impérialistes en suscitant l’espoir. L’année 2023 sera le début de nombreuses années au cours desquelles les gens respireront profondément, connaîtront le printemps presque à chaque saison : personne ne restera plus affamé ou exposé. Nous avons la force et le courage de le faire ! Mille salutations à celles et ceux qui résistent dans tous les domaines de la vie pour que ces jours puissent advenir.
La pression exercée par un gardien de prison pour vous faire retirer les mains des poches est allée jusqu’à l’isolement cellulaire. Vous vous êtes opposée. Que pouvez-vous dire de cette expérience et des conditions carcérales ?
« Nous continuerons notre chemin, les mains dans les poches, sans jamais accepter la censure et en riant autant qu’il nous plaira. »
Partout dans le monde, les dirigeants développent des méthodes spéciales pour mettre au pas les personnes qu’ils arrêtent et les tenir entre leurs griffes. Les expériences dans les prisons de Guantánamo, Evin [Iran], Ulucanlar [Turquie] et Diyarbakır en sont des exemples. Foucault analyse très bien ce concept dans son livre Surveiller et punir. Les révolutionnaires et les insurgés n’ont jamais accepté cette mentalité inhumaine. Ils et elles ont été soumis à d’importantes tortures. Apparemment, le gouvernement AKP n’a pas très bien lu ces histoires de résistance — et même s’il l’a fait, il ne les a pas comprises. Dans les prisons, ils pensent pouvoir briser la volonté des prisonniers avec des méthodes insidieuses et subtiles. Nous suivons de près, via les médias, les très graves violations des droits humains qui ont lieu dans toutes les prisons. Nous savons qu’ils vont jusqu’à laisser les prisonniers malades courir le risque de mourir en détention, comme c’est le cas de notre chère amie Aysel Tuğluk [ancienne députée kurde détenue en Turquie pour ses opinions politiques : elle souffre d’une maladie grave, ndlr].
Si le groupe d’où ils tirent leur pouvoir n’est pas toujours bien défini, ces éléments cherchent à nous briser, à nous faire entrer en crise, à nous faire perdre nos moyens. Je pense que ce garde, qui est probablement un despote à la maison, a essayé ça avec moi. Selon sa mentalité, les femmes devraient toujours s’abaisser devant les hommes, ne rien dire et obéir sans broncher. Quand je lui ai dit : « Je ne suis ni ton officier, ni ton soldat. Qui es-tu ? Reste à ta place », c’est lui qui a perdu la raison. Il a presque fait une crise de nerfs. Évidemment, bien que ces événements se soient déroulés sous les yeux de toute l’administration pénitentiaire, j’ai été condamnée à onze jours d’isolement parce que j’étais seule [sans témoins] avec eux. Je leur ai dit : « Nous autres n’aurions pas fini en prison si nous baissions la tête devant des personnes comme lui. » Nous ne nous prosternerons jamais. Ni pendant 11 jours, ni même pendant 1001 jours. Nous continuerons notre chemin, les mains dans les poches, sans jamais accepter la censure et en riant autant qu’il nous plaira.
Traduit du turc par la rédaction de Ballast | Banu Güven, « Ayağımıza batan dikenler, aradığımız gülün habercisi », Bianet, 14 mars 2022
Photographie de bannière : Loez
- Dans les prisons turques, comme en France, les prisonniers doivent cantiner pour acheter les produits nécessaires à la vie courante.[↩]
- Pour éviter d’utiliser l’adjectif kurde, l’État utilisait, et utilise encore parfois, cette expression dans ses documents officiels.[↩]
- Une pratique interdite dans la plupart des systèmes carcéraux.[↩]
- Ville au sud-ouest d’Amed (Diyarbakır).[↩]
- Taybet Inan, mère de onze enfants âgée de 57 ans, a été tuée le 19 décembre 2015 par l’armée turque à Silopi, durant les affrontements qui ont suivi la déclaration d’autonomie de militant·es kurdes dans les quartiers de villes majoritairement kurdes en Turquie. Son corps a été laissé pendant sept jours dans la rue, sans que ses proches ne puissent le récupérer.[↩]
- Enfant kurde tué par les forces armées turques durant le couvre-feu décrété du 4 au 12 septembre 2015, à Cizre.[↩]
- Adolescent kurde tué avec son père par des tirs de la police turque, devant leur maison, à Mardin, le 21 novembre 2004.[↩]
- Adolescente kurde tuée par l’explosion d’un obus turc alors qu’elle faisait paître des moutons dans la province de Diyarbakır le 28 septembre 2009.[↩]
- Adolescent kurde mort après avoir été grièvement blessé à la tête par une grenade de gaz lacrymogène lancée par un policier turc pendant les manifestations de 2013, en Turquie.[↩]
- Le 28 décembre 2011, trente-quatre villageois transportant des marchandises à dos de mules sont tués à la frontière turco-irakienne par un bombardement de l’armée turque, qui prétend avoir cru qu’il s’agissait de combattant·es du PKK.[↩]
- Sauf sanctions, les détenu·es en Turquie ont la possibilité de téléphoner à leur famille dix minutes par semaine.[↩]
- Lire cette histoire sur Kedistan.[↩]
- Les gardiens de la prison de Diyarbakır, connus pour leur pratique de la torture, tenaient ce discours aux prisonnier·es.[↩]
- Il s’agit peut-être de Roza Hêlin, commandante dans les YJA-Star, tombée à Dersim en 2016.[↩]
- Sakine Cansız, assassinée à Paris en janvier 2013 par un agent au service de l’État turc.[↩]
- Cette étudiante en psychologie de 20 ans a été enlevée à Mersin dans un bus, alors qu’elle rentrait de ses cours, par trois hommes qui l’ont violée et assassinée.[↩]
- Le 13 mai 2014, cet accident minier occasionne 301 victimes. Des manifestations éclatent alors contre le pouvoir.[↩]
- Le 20 juillet 2015, un kamikaze de Daech se fait exploser au milieu d’un groupe de jeunes socialistes venus participer à la reconstruction de Kobanê : 33 morts et plus de 100 blessé·es.[↩]
- (Le 10 octobre 2015, deux bombes explosent à Ankara au milieu d’un meeting syndical au soutien au HDP, tuant 128 personnes.[↩]
- La « chorale » dénoncée par Leyla Güven, alliance constituée sous le nom de Alliance populaire.[↩]
- Avec la constitution de la République, le nom de la ville a été changé pour Tunceli. L’emploi d’un nom plutôt que l’autre est depuis lors reconnu comme un marqueur politique concernant les politiques d’assimilation en Turquie.[↩]
- La levée de l’immunité d’élus du HDP, alors que ce parti de gauche était en pleine ascension et faisait de hauts scores pendant les élections, est ce qui a permis leur incarcération sous diverses accusations comme de terrorisme.[↩]
- De 2012 à mi-2015, le gouvernement d’Erdoğan mène des négociations avec Öcalan. Beaucoup espèrent enfin une solution politique à la question kurde. Mais les espoirs volent en éclat quand la guerre reprend dans les régions kurdes, suite à des attentats de Daech : beaucoup considèrent que Erdoğan, menacé par la montée du HDP, les a utilisés comme prétexte pour rompre les pourparlers.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Kurdistan Nord : une ferme écologique en résistance », Loez, novembre 2021
☰ Lire notre entretien « Kedistan : un regard libertaire sur le Moyen-Orient », mars 2021
☰ Lire les bonnes feuilles « Un jour nous vaincrons — par Zehra Doğan », décembre 2019
☰ Lire notre article « Leyla Güven, notes d’une libération », Danielle Simonnet, février 2019
☰ Lire notre entretien avec Guillaume Perrier : « Erdoğan, un rêve de présidence omnipotente », juin 2018
☰ Lire notre dossier consacré au Kurdistan