Traduction d’un article de Tribune pour Ballast
« Nous sauvegarderons nos valeurs, nos traditions, nos coutumes et nos croyances », lançait Trump en juillet 2020 pour dénoncer « la gauche radicale, les marxistes, les anarchistes, les agitateurs ». Quatre ans plus tôt, Sarkozy appelait à « défendre nos us et coutumes ». Du quasi Berlusconi dans le texte, lequel déclarait en 2006 : « Nous sommes fiers de notre culture et de nos traditions. » L’affaire est limpide : la droite défendrait la tradition, que la gauche piétinerait. Dans ce texte paru dans la revue britannique Tribune, le sociologue marxiste Vivek Chibber — auteur, dernièrement, de The Class Matrix: Social Theory after the Cultural Turn — s’inscrit en faux. Ce grand récit binaire manque un point crucial : la droite contemporaine approuve un mode de production économique, le capitalisme, qui, par nature, passe au rouleau compresseur les liens collectifs historiques ; la gauche de combat n’a jamais cessé de s’appuyer sur l’idée de tradition, celle d’une histoire et d’une culture de résistance populaire aux puissants.
La droite se décrit volontiers comme la défenseuse de la tradition — des normes, des valeurs et des rituels que nous chérissons, et des communautés qui les soutiennent. Ces deux éléments sont, souvent à juste titre, tenus pour liés. Normes et valeurs ne peuvent être maintenues qu’à condition d’être ancrées dans des liens communautaires stables. Quant à la communauté, elle fait sens précisément en raison de ses habitudes et rituels, de la place essentielle de la réciprocité et des valeurs communes dont elle dote ses membres. La droite est bien consciente que, pour la plupart des gens, ces choses revêtent une grande valeur ; elle s’en veut la défenseuse obstinée. À l’inverse, la gauche est souvent présentée comme méprisant les traditions. En critiquant les statu quo, en s’associant aux forces du changement et en défendant les droits de l’individu, on considère la gauche comme facteur de bouleversement d’un mode de vie que les gens ont fait leur. Tandis que la droite passe pour protéger la communauté, la gauche serait perçue comme encourageant un individualisme iconoclaste.
Il y a certainement une part de vérité dans cette description. La droite a effectivement cherché à préserver des éléments importants de la culture traditionnelle ; la gauche, elle, cherche à renverser nombre d’institutions héritées d’un passé lointain. Les hymnes socialistes reprennent souvent ce thème — L’Internationale parle de « changer de base » et Solidarity Forever nous appelle à bâtir « un monde nouveau sur les cendres de l’ancien ». Mais si on peut valider pour l’essentiel cette distinction schématique, elle déforme probablement plus qu’elle n’éclaire la réalité. D’abord, la gauche n’a jamais fait montre d’une hostilité absolue envers la tradition et la communauté. Si c’était le cas, elle se serait presque immédiatement effondrée en tant que force politique. Les socialistes et les syndicalistes ont, au vrai, travaillé dur afin de reprendre et de renforcer les pratiques de résistance présentes dans les régions où ils s’organisaient. Ces pratiques vitales ne sont rien d’autre qu’une culture, une tradition de la lutte. Dans les villes minières, l’industrie textile, les aciéries, les scieries, les ports et les docks, sur tous ces sites, lorsque les socialistes ont organisé les travailleurs, ils se sont appuyés sur des traditions de résistance et de lutte collective préexistantes.
« Dans les villes minières, l’industrie textile, les aciéries, les scieries, les ports et les docks, sur tous ces sites, lorsque les socialistes ont organisé les travailleurs, ils se sont appuyés sur des traditions de résistance. »
On peut ici encore en trouver l’illustration dans le répertoire musical de la gauche. Les Industrial Workers of the World (également connus sous le nom de « Wobblies ») ont été l’un des plus importants mouvements ouvriers de l’histoire des États-Unis. Ils ont été le fer de lance d’une grande partie du syndicalisme radical du début du XXe siècle. Ils ont fait appel à la musique folklorique pour développer la conscience de classe et le sens de la communauté sur les piquets de grève, produisant des figures telles que Joe Hill, lequel allait influencer les générations futures de musiciens de gauche — à l’instar de Woody Guthrie et Pete Seeger. Si la plupart de leurs morceaux les plus populaires ont été rassemblés dans le Little Red Songbook [le Petit livre rouge de chansons], les mélodies n’étaient pas nouvelles : il s’agissait presque exclusivement d’hymnes inspirés de la tradition biblique. Mais il ne s’agissait pas seulement de se réapproprier la musique religieuse : ces hymnes avaient compté au cours de luttes antérieures — de l’abolition de l’esclavage à la guerre civile, et même dans les premiers cercles du mouvement ouvrier. Dans certains cas, les mélodies n’ont pratiquement pas été modifiées. Dans les années 1930, lorsque le mouvement ouvrier a organisé les travailleurs noirs dans le sud des États-Unis, il a adopté « We Are Climbing Jacob’s Ladder » [« Nous grimpons à l’échelle de Jacob »], chaque barreau de l’échelle représentant un nouveau travailleur rejoignant la cause.
Les traditions existantes de résistance et de lutte sur lesquelles s’appuie la gauche ont été bâties au fil des décennies afin de soutenir les familles ouvrières dans les moments difficiles, ainsi que dans leurs mobilisations contre leurs employeurs. Elles peuvent revêtir de multiples formes. Il peut s’agir de réseaux informels destinés à soutenir les familles en période de disette, d’une aide locale pour surmonter les périodes de chômage, d’institutions religieuses ou culturelles apportant un soutien moral. De multiples représentations littéraires et symboliques traversent aussi les tradition de résistance, dont nous venons de parler — les chansons, les poèmes et les légendes que l’on trouve à l’envi dans les communautés de travailleurs. Il n’est pas étonnant que tout ceci ait des répercussions sur la défense de la communauté ouvrière — de deux façons. La première est protectrice : les socialistes essaient de défendre et de renforcer les traditions collectives et les institutions communes que les travailleurs avaient créées à leur profit. Ils savent pertinemment que lorsque les employeurs licencient des milliers de personnes, baissent les salaires ou décampent et transfèrent leurs capitaux, ils ne détruisent pas seulement des emplois mais aussi des manières d’être à part entière. Ils détruisent des communautés. La lutte syndicale n’est rien d’autre, alors, que la défense de cette communauté contre le capital. Les socialistes s’intègrent dans cette communauté, en font partie et se joignent à la lutte pour la soutenir.
Une autre manière de soutenir la communauté est de la recréer — même là où elle n’existait pas. Les socialistes savent que la conséquence la plus redoutable et la plus destructrice du capital est de jeter les gens sur le marché du travail en les dressant les uns contre les autres. Parce qu’ils sont aux prises avec une lutte constante pour l’emploi et la sécurité, les travailleurs sont poussés à se confronter à leurs semblables comme s’ils étaient une concurrence menaçante, des rivaux dans la lutte pour la survie. Si l’on veut que l’organisation de la classe réussisse, les forces qui séparent les travailleurs doivent être contrecarrées par la création d’organisations qui les unissent : syndicats, associations de quartier, partis politiques, clubs de travailleurs et autres initiatives de ce type. Comme je l’ai déjà suggéré, ces organisations s’appuient souvent sur des solidarités et des luttes existant au préalable. L’un des exemples les plus frappants est celui de la Ligue des justes, une organisation chrétienne qui finira par servir de base à la Ligue communiste de Marx et d’Engels. Mais les socialistes, parfois, doivent également créer le sens de la réciprocité là où il n’existait pas. Les syndicats et les partis sont essentiels pour forger de nouvelles identités politiques et, partant, une nouvelle communauté politique (sans laquelle les mouvements politiques s’effondreraient tout simplement).
Ce sont là quelques exemples importants, attestant que la gauche s’est alignée sur les traditions, à l’encontre de l’accusation selon laquelle elle ne cherche qu’à les bouleverser. En quoi se distingue-t-elle de la droite dans la défense de ces valeurs traditionnelles ? Le fait est qu’aucun des deux camps n’adopte une défense globale des traditions — ni d’ailleurs ne les condamnent en totalité. L’un comme l’autre sélectionne les éléments de la culture qui correspondent à ses objectifs politiques, se montrant indifférent ou hostile au reste. Chaque camp cherche à renforcer les éléments sur lesquels peuvent s’aligner ses objectifs tout en affaiblissant ceux qui sont en opposition avec ces derniers. La gauche peut ainsi chercher à maintenir les traditions qui renforcent le travailleur face au capital. Reste un principe essentiel : les éléments de la culture qui doivent être préservés sont ceux qui sapent le pouvoir illégitime. Le pouvoir du capital sur les travailleurs est l’exemple contemporain le plus important. Mais ce principe englobe d’autres formes de domination — de genre, de race, d’ethnie et de nation. Les socialistes ont ainsi célébré les traditions de résistance des communautés paysannes contre les élites rurales, les luttes nationales contre le pouvoir impérial, soutenu les femmes dans leurs revendications pour les droits reproductifs. Ils sont même allés plus loin que ça. Après tout, la Ligue spartakiste de Rosa Luxemburg portait le nom d’une révolte d’esclaves contre l’Empire romain, qui avait eu lieu deux mille ans plus tôt…
« Après tout, la Ligue spartakiste de Rosa Luxemburg portait le nom d’une révolte d’esclaves contre l’Empire romain, qui avait eu lieu deux mille ans plus tôt… »
La gauche reconnaît qu’on retrouve ces traditions de résistance dans toutes les cultures, dans toutes les régions du monde. Au Moyen-Orient, en Asie, en Afrique ou dans les Amériques, tous les groupes confrontés à la domination sociale ont donné naissance à de riches cultures de résistance. Raison pour laquelle, dans chacune de ces régions, la gauche a été en mesure d’intégrer ses propres principes aux pratiques locales pour ensuite les renforcer. La gauche est ainsi devenue une gauche locale, respectueuse des traditions locales de lutte, tout en s’inscrivant dans un mouvement global organisé autour d’un principe général : celui de la lutte contre la domination sociale. Le général et le particulier ne s’opposent pas : ils se soutiennent mutuellement. Si on regarde maintenant la droite, comment se comporte-t-elle vis-à-vis des traditions ? Il est indéniable qu’elle se présente comme leur défenseuse. Mais quels aspects de la tradition défend-elle ? Il fut un temps, dans les débuts du capitalisme, où les conservateurs passaient pour être critiques vis-à-vis de la force brutale du marché : de fait, ils luttaient pour préserver les valeurs communautaires et les anciennes méthodes contre l’incursion des forces du marché. Ainsi Edmund Burke était-il sincèrement consterné par le fait que le capitalisme accordait au profit une priorité absolue : il prit la défense des vieilles traditions contre les forces destructrices du capital.
Il s’agissait là d’un conservatisme encore lié à une éthique féodale. Mais, au milieu du XXe siècle, les contours de la classe conservatrice changèrent. Dans les années 1950, les conservateurs et la droite n’étaient plus les représentants d’une lutte des élites agraires contre un marché capitaliste envahissant : l’ordre qu’ils cherchaient à maintenir était le capitalisme, et la classe qu’ils servaient était celle du capital dans sa lutte contre les mouvements ouvriers en expansion aux quatre coins du monde. Loin de chercher à préserver l’ordre ancien, ils plaidaient désormais en faveur du capitalisme — contre les exigences de redistribution et le socialisme. Avec un tel réalignement du socle de cette classe, la droite ne peut se prévaloir d’avoir soutenu les traditions. En tant que représentants du capital, il est difficile de considérer ses défenseurs comme des protecteurs de la communauté et de ses principes. Comme les premiers conservateurs l’avaient eux-mêmes souligné, le capitalisme ne peut que saper la communauté et, avec elle, les traditions les plus sacrées. C’est un système qui place le profit au-dessus de tout : dans leur quête d’un rendement optimal, les investisseurs n’hésitent pas une seule minute à bouleverser les pratiques du passé, à briser les communautés, à déchirer les liens sociaux ou à déverser des millions de personnes sur le marché du travail.
En cela, c’est la droite qui méprise ce qu’on appelle les « vieilles habitudes », et non la gauche. Mais — et c’est vrai aussi à gauche —, ce n’est pas que les conservateurs témoignent d’un mépris total à l’endroit des pratiques héritées : ils appliquent un critère de sélection. Imparfait, et qu’ils s’évertuent à dissimuler de toutes leurs forces. Ce critère est en réalité simple : les traditions qu’ils défendent sont celles qui contribuent à maintenir le caractère sacré de la propriété privée. Les aspects de la culture qui confèrent du pouvoir aux travailleurs, ceux-là mêmes que la gauche s’efforce de soutenir et de renforcer, sont précisément ceux que la droite ignore ou sape délibérément : le souhait — commun à toutes les économies féodales — que les individus bénéficient de droits sur les ressources communes ; la tradition de soutien réciproque ; les institutions de lutte collective. Tous ces pans traditionnels ont été attaqués de front par la droite contemporaine. Mais, de manière encore plus significative, sa défense de la propriété fait de la droite la partisane de l’individualisme la plus zélée que le monde ait jamais connue. Car qu’est-ce que la propriété privée, sinon l’affirmation ultime de l’individu sur la communauté ? Le droit de propriété confère au capitaliste un pouvoir colossal sur le reste de la population.
« Car qu’est-ce que la propriété privée, sinon l’affirmation ultime de l’individu sur la communauté ? »
Ce pouvoir consiste à déterminer qui a un moyen de subsistance et qui n’en a pas ; qui peut connaître la sécurité et qui ne le peut pas ; quel sera le niveau de vie de milliers, voire de millions de personnes. Ce pouvoir permet de disposer du travail des gens, et donc de leur personne, durant une grande partie de leur temps d’éveil. Et ce pouvoir est soutenu et défendu contre une demande collective de réparation ; c’est le pouvoir de l’individu contre la communauté, affirmé et maintenu contre cette communauté. Ce même pouvoir est ensuite déployé de manière à déchirer le tissu social— avec une logique froide, sans remords aucun. Les socialistes ont été de féroces critiques de la tradition. Ils ne s’opposaient pas radicalement aux « vieilles habitudes », non ; ce à quoi ils s’attaquaient, c’étaient aux composantes culturelles qui appuyaient la domination sociale du capital, qui inhibaient le désir d’autodétermination des gens. Ils n’ont pas inventé ce principe, ils l’ont simplement formulé. Il était déjà présent dans la lutte quotidienne des travailleurs pour garder la tête hors de l’eau dans un impitoyable système marchand.
Ces luttes ont été motivées par le même désir d’autonomie et de libération vis-à-vis de la domination — que la gauche a ensuite transformé en théorie, en idéologie. Quand bien même la gauche viendrait à disparaître demain, cela continuera à animer les travailleurs. Cependant, cette longue histoire critique, que la gauche a faite sienne, ne devrait pas montrer ses représentants comme des cosmopolites sans racines, des iconoclastes compulsifs. Comme Tony Benn l’a écrit un jour : « Je suis un traditionaliste. Il y a deux sortes de traditions. Il y a la tradition de l’obéissance, de la déférence, de la hiérarchie et de la discipline ; et puis il existe une tradition différente, que nous célébrons : celle de l’indépendance, des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’internationalisme. » À mesure que la gauche contemporaine continuera de se renforcer, elle va, comme toutes les générations précédentes l’ont fait, s’ancrer dans la vie quotidienne des travailleurs. Elle cherchera à défendre la communauté contre les forces du marché, à édifier la communauté là où elle a été défaite. Et elle soutiendra le rejet de certaines traditions — celles qui empêchent les gens de vivre dans la sécurité et la dignité.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Vivek Chibber, « Their Tradition and Ours », Tribune, 8 janvier 2021
Illustrations de bannière et de vignette : Fumio Kitaoka
REBONDS
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