Mères


« La mater­ni­té n’est géné­ra­le­ment pas pen­sée par le fémi­nisme : on se retrouve sans outils », avan­çait Fatima Ouassak lorsque nous l’a­vions ren­con­trée durant l’é­té 2019. Et d’ex­pli­ci­ter le sens de l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale qu’elle a cofon­dée, le Front de Mères : « Les femmes [y] prennent le micro et le pou­voir. Les mères y sont sujets poli­tiques, et révo­lu­tion­naires ! » L’au­to-orga­ni­sa­tion, donc — à l’é­chelle du quar­tier, de l’é­cole, de sa ville (Bagnolet). Depuis un an, son syn­di­cat s’in­ves­tit dans un lieu dédié à l’é­co­lo­gie populaire, Verdragon, ini­tié aux côtés d’Alternatiba Paris. Nous publions en ligne le texte que Fatima Ouassak a écrit pour l’ouvrage col­lec­tif Feu ! Abécédaire des fémi­nismes pré­sents, coor­don­né par la phi­lo­sophe Elsa Dorlin aux édi­tions Libertalia. « Mères », de son titre : ou « un fémi­nisme ancré dans la classe ouvrière et dans l’immigration ».

Les mères ne sont pas un sujet poli­tique. Elles n’existent nulle part comme force poli­tique struc­tu­rée. Tout juste existent-elles en tant que « parents délé­gués » au sein de l’institution sco­laire, déco­rant les conseils d’école de leur pré­sence dis­crète. Les mères en tant que mères n’ont aucun pou­voir poli­tique. Comment cela est-il possible ?

Certes, plus lar­ge­ment, les parents n’existent pas poli­ti­que­ment. Surtout parce que les parents, concrè­te­ment, ce sont les mères.

Dans l’imaginaire com­mun, les mères, c’est la Fête des mères et son lot de tra­vail-famille-patrie, c’est la purée avec une noi­sette de beurre, la confi­ture de fraises, les ber­ceuses, les couches qu’il faut chan­ger. Les mères, c’est la dou­ceur dans la cha­leur du foyer. Les mères, c’est les mères au foyer. Comment qua­li­fie-t-on les mères qui ne sont pas des mères au foyer ?

On ne les qua­li­fie pas. Les mères n’existent plus pas­sée la porte du foyer.

Pourquoi au foyer et pas dehors ? Parce que les mères, c’est dedans, à l’intérieur, c’est le pri­vé, l’intime. Les mères n’ont rien à faire dehors. Allaiter son enfant dehors, c’est déjà mal vu, alors pré­tendre y exis­ter poli­ti­que­ment en tant que mères, c’est consi­dé­ré comme insup­por­table. Rentrez pleu­rer chez vous, espèce de folles ! com­mande l’État, habillé en mili­taires ou en poli­ciers, aux mères de la place de Mai comme à celles de la place Vendôme, venues les unes et les autres exi­ger en plein cœur de la capi­tale véri­té et jus­tice après les meurtres impu­nis de leurs enfants.

La dépo­li­ti­sa­tion des mères et la neu­tra­li­sa­tion de leur force poli­tique s’opèrent notam­ment par leur assi­gna­tion à résidence.

Dans la socié­té, les mères sont char­gées d’élever les enfants, char­gées de la bonne édu­ca­tion, de la bonne repro­duc­tion, celle de l’ordre natu­rel, éta­bli. Les mères ne doivent pas se plaindre si l’enfant va bien, elles doivent se sacri­fier. Mais évi­dem­ment le sacri­fice qu’on attend d’elles doit s’exécuter sur un ter­ri­toire réduit, celui de leur corps et de leur foyer, dedans, en fai­sant le ménage et en veillant seule toute la nuit sur le bébé malade. Il ne s’agit évi­dem­ment pas de se sacri­fier pour ses enfants en menant avec d’autres une lutte révo­lu­tion­naire. Le seul sacri­fice qui est atten­du des mères est celui qui va dans le sens du main­tien de l’ordre. D’ailleurs, lut­ter serait une perte de temps pour les mères qui n’ont pas que ça à faire, elles doivent déjà conci­lier leur vie de femme, le tra­vail et les enfants. Et cela prend beau­coup de temps et d’énergie de soi­gneu­se­ment conci­lier tout cela, pas le temps pour la politique.

« Les mères ne sont pas consi­dé­rées comme un sujet poli­tique dans la socié­té, mais c’est aus­si l’angle mort du féminisme. »

Les mères non blanches sont laxistes et démis­sion­naires, c’est de leur faute si les jeunes des cités sont délin­quants ou ter­ro­ristes. Et c’est de leur faute s’ils s’entretuent. C’est parce que ces mères font comme leurs sem­blables en Afrique : trop d’enfants. Ça grouille de par­tout. Elles font des enfants parce qu’elles sont obli­gées, parce que c’est leur reli­gion, l’islam, et c’est pour tou­cher les allo­ca­tions fami­liales. Des lapines. Ce mot pour dési­gner les mères immi­grées, je l’ai enten­du toute mon enfance. Comment main­te­nir le confort des Blancs dans les pays du Nord si les femmes du Sud, et celles du Sud dans le Nord, conti­nuent de se repro­duire comme des lapines ? Sans comp­ter le risque démo­gra­phique de grand rem­pla­ce­ment en France et dans le monde.

Les mères non blanches ne sont célé­brées que lorsqu’elles vont dans le sens du main­tien de l’ordre social, elles sont applau­dies quand elles luttent, mais seule­ment contre la délin­quance, les tra­fics de drogue ou l’islamisme, et qu’elles jouent les mères-tam­pons en tem­pé­rant les colères de leurs fils face aux injus­tices sociales.

Les mères ne sont pas consi­dé­rées comme un sujet poli­tique dans la socié­té, mais c’est aus­si l’angle mort du fémi­nisme. Plus pré­ci­sé­ment, les mères sont le parent pauvre du fémi­nisme. Du moins les mères au plu­riel, les mères comme force poli­tique majeure. Le fémi­nisme en France tend à dis­so­cier radi­ca­le­ment femme et mère, femme et famille, femme et enfant. On peut en com­prendre les causes his­to­riques, liées à la struc­tu­ra­tion du fémi­nisme fran­çais en par­tie autour des luttes pour le droit à l’avortement et pour l’émancipation des femmes du contrôle fami­lial. Ces luttes de libé­ra­tion ont cer­tai­ne­ment contri­bué à pro­duire une culture poli­tique qui tend à réduire les mères à leur sta­tut de femme.

[Les mères de la Place de Mai, Argentine, en 1977 | Pablo Ernesto Piovano]

Mais on retrouve aus­si dans le fémi­nisme les repré­sen­ta­tions patriar­cales asso­ciées aux mères.

Les mères y sont pré­sentes mais à la marge, sur­tout comme vic­times de vio­lences spé­ci­fiques ou comme agents de la repro­duc­tion du corps social, jamais comme ini­tia­trices et por­teuses d’un pro­jet poli­tique glo­bal, et à la tête de ce pro­jet poli­tique. Les fémi­nistes ne luttent jamais contre le sys­tème d’oppressions en tant que mères mais en tant que femmes. Pourtant, la grande majo­ri­té des femmes sont des mères et les mères font le monde, du moins elles font les hommes. Ce faire, levier stra­té­gique, la mater­ni­té comme paren­ta­li­té, n’est pas exploi­té par le féminisme.

Être mère est une tra­hi­son. C’est tra­hir la cause fémi­niste. C’est être une mau­vaise fémi­niste. Être mère est alié­nant puisque c’est écrit dans Le Deuxième sexe. En France, être mère c’est tra­hir Simone de Beauvoir. Quelle femme vou­drait, en ren­trant fati­guée du tra­vail, être obli­gée de ser­vir quatre mômes insup­por­tables qui vont jusqu’à l’empêcher de man­ger ? À la télé­vi­sion, c’est la ques­tion que pose aux femmes une Simone de Beauvoir visi­ble­ment écœu­rée. Quelle fémi­niste vou­drait, par son com­por­te­ment, écœu­rer Simone de Beauvoir ?

Les mères sont pas­sives, ce sont des vic­times que viennent sau­ver les femmes qui fort heu­reu­se­ment sont en elles. Ce n’est jamais la puis­sance, même confis­quée, ce ne sont que les vio­lences qu’on subit, que les injonc­tions. Alors on refuse les injonc­tions. On se contente de refu­ser de se plier à ce qui est atten­du des bonnes mères. Refusons les injonc­tions à être de bonnes mères ! Soyons de mau­vaises mères, des mères indignes ! Il ne faut pas se sacri­fier, sacri­fier ses liber­tés indi­vi­duelles ! La seule alter­na­tive est de sau­ver l’individu, le sau­ver de la famille et de la com­mu­nau­té. L’alternative n’est jamais l’organisation poli­tique des mères, le col­lec­tif, un syn­di­cat de mères.

« Pourquoi cette cause, pro­té­ger ses enfants, ne serait pas aus­si noble que la lutte syn­di­cale ou la lutte antifasciste ? »

Les fémi­nistes en France sont des intel­lec­tuelles. Les mères ne sont pas des intel­lec­tuelles. Elles incarnent même l’opposé des intel­lec­tuelles. Pas le temps de pen­ser, pas le temps pour la pen­sée. Et puis com­ment pour­raient-elles pen­ser alors qu’elles passent la jour­née à s’extasier devant les gri­maces de bébé ? Devenir mère, c’est perdre des neu­rones. Toujours en train de cou­rir par­tout. Ça sent le vomi de cour­gettes-carottes, et le lait qui n’a pas été tiré à temps fait des taches sur le che­mi­sier. Les mères ne se situent pas au niveau du cer­veau et de l’abstrait, de la phi­lo­so­phie. Les mères se situent au niveau du ventre et du concret, de la ges­tion. Et puis où mettre le bébé ? Pas de gar­de­rie dans les biblio­thèques ou les cafés bran­chés où l’on débat du der­nier fémi­nisme à la mode. De toute façon, il est tard, les enfants doivent être au lit à cette heure-ci. L’expérience de mère ça ennuie tout le monde, ce qu’on fait avec des enfants de 3 ans n’intéresse personne.

Les fémi­nistes se contentent de dénon­cer le sacri­fice des mères. Le sacri­fice est déva­lo­ri­sé et mépri­sé. Tous les sacri­fices. Y com­pris le fait de se battre poli­ti­que­ment pour ses enfants. Mais la ques­tion n’est pas de savoir s’il faut se sacri­fier ou pas. Pourquoi des femmes ne pour­raient pas se sacri­fier pour leurs enfants ? Pourquoi serait-on légi­time à se sacri­fier pour une cause, pour un tra­vail, pour la gloire, pour l’art, pour Sartre, mais pas pour son enfant ? Pourquoi déni­grer le fait de consi­dé­rer que la vie de son enfant est plus impor­tante que la sienne ? Pourquoi cette cause, pro­té­ger ses enfants, ne serait pas aus­si noble que la lutte syn­di­cale ou la lutte anti­fas­ciste ? Pourtant ces der­nières exigent éga­le­ment des sacrifices.

Occupe-toi de toi, prends soin de toi, ne te laisse pas bouf­fer par l’enfant ! L’individu avant tout. Tant pis pour les enfants dépos­sé­dés de leurs droits poli­tiques et de leurs liber­tés fon­da­men­tales au nom de la pro­tec­tion que pré­tendent prendre en charge les adultes. Les mères, par défi­ni­tion, ce n’est pas l’individu libre, les mères c’est la famille, c’est la com­mu­nau­té, elles sont tenues par tous ces mar­mots accro­chés à leurs seins.

[Les mères de la Place de Mai, Argentine, en 1977 | Pablo Ernesto Piovano]

Les mères, c’est la réac­tion, c’est la Manif pour tous. Les mères sont tel­le­ment moins punk que les femmes ! Aucune légè­re­té, tou­jours à s’inquiéter pour leurs enfants, c’est le gros de la charge men­tale. Enfants égal charge men­tale. La mère pense plus aux enfants que ne le fait le père. Or il ne faut sur­tout pas en faire plus que le père ! Quelle honte ce serait ! Ce ne serait pas fémi­niste ! Alors plu­tôt que de faire de la poli­tique en tant que mère et de s’organiser poli­ti­que­ment avec d’autres pour amé­lio­rer les condi­tions maté­rielles d’existence des mères (condi­tions de tra­vail, horaires, reve­nus, trans­ports, etc.), il s’agit sur­tout de mieux répar­tir les tâches au sein du foyer. Le ter­ri­toire et le champ d’action des mères se limitent au foyer : il faut négo­cier avec le père, et si la négo­cia­tion n’aboutit pas (ce qui est pré­vi­sible), on deman­de­ra à l’État de bien vou­loir rétri­buer le tra­vail domes­tique et, dans tous les cas, on peut tou­jours délé­guer ce tra­vail domes­tique, et la charge men­tale qui va avec, à des femmes de classe sociale inférieure.

Si les mères sont le parent pauvre du fémi­nisme, c’est parce qu’être mère est consi­dé­ré comme étant un truc de pauvre, un truc de beauf, un truc d’immigrée. Le fémi­nisme en France est extrê­me­ment situé socia­le­ment, ce sont qua­si exclu­si­ve­ment des femmes blanches CSP+, avec des enfants à la crèche ou chez la nou­nou. Le tra­vail qui consiste à s’occuper des enfants a une très faible valeur sociale. Les femmes qui s’occupent des enfants sont de la classe ouvrière, avec une sur­re­pré­sen­ta­tion de femmes non blanches. Elles sont très fai­ble­ment rému­né­rées, et mépri­sées. Leur tra­vail est consi­dé­ré comme un don, un talent inné, ani­mal, lié à leurs ori­gines médi­ter­ra­néennes ou afri­caines. Les fémi­nistes n’échappent pas à ce rap­port social, fait de mépris de classe et de repré­sen­ta­tions racistes, à l’égard de celles qui s’occupent des enfants. En n’apparaissant pas comme mères dans l’espace poli­tique, il s’agit cer­tai­ne­ment aus­si pour elles de gagner en res­pec­ta­bi­li­té aux yeux de la classe domi­nante en se démar­quant des posi­tions occu­pées par les ouvrières et les immigrées.

Officiellement, les fémi­nistes demandent à ce que l’on n’apparaisse pas comme mères dans l’espace poli­tique afin de ne pas bles­ser celles qui ne peuvent pas avoir d’enfants, et de ne pas stig­ma­ti­ser celles qui ne veulent pas en avoir. Dans beau­coup de milieux mili­tants fémi­nistes, il y a quelques années, quand je par­lais de la néces­si­té de s’organiser poli­ti­que­ment en tant que mères, on m’a ren­voyée à cette néces­si­té, cette soli­da­ri­té dont je devais faire preuve auprès des femmes qui n’étaient pas mères ou qui l’étaient mais ne vou­laient pas être réduites à cela.

Mais se sou­cie-t-on autant de la stig­ma­ti­sa­tion à l’encontre de celles que l’on qua­li­fie de mères au foyer, consi­dé­rées à l’opposé des femmes actives et éman­ci­pées ? Et sur­tout en quoi le fait de ne pas se poli­ti­ser en tant que mère, pour les femmes qui sont mères, et c’est la majo­ri­té des femmes, per­met de lut­ter contre la stig­ma­ti­sa­tion des femmes qui ne peuvent ou ne veulent pas avoir d’enfants ? En quoi faire le deuil d’un pou­voir poli­tique — les mères comme sujet poli­tique — pour cer­taines femmes per­met­trait à d’autres femmes d’êtres mieux considérées ?

« Il y a fort à parier que le salut des mères comme sujet poli­tique vien­dra, aus­si, du fémi­nisme lesbien. »

Sur le mar­ché hété­ro­sexuel, le mar­ché de la bonne meuf comme dirait Virginie Despentes, il ne fait pas bon être mère. La plu­part des hommes trouve les mères beau­coup moins sexy, en réa­li­té beau­coup moins dis­po­nibles, que les femmes. Et ils tiennent à ce que les femmes le sachent, et qu’elles s’arrangent pour ne pas gâcher la soi­rée en évo­quant, d’une manière ou d’une autre, le fait qu’elles ont des enfants dont il faut s’occuper. Les femmes le savent. Et par­mi elles, des fémi­nistes aus­si. À cet égard, il y a fort à parier que le salut des mères comme sujet poli­tique vien­dra, aus­si, du fémi­nisme lesbien.

Tout cela étant dit, la rai­son prin­ci­pale à mon sens qui explique pour­quoi les fémi­nistes en France n’investissent pas les mères comme force poli­tique, est cer­tai­ne­ment liée au fait qu’on peut voir aux enfants des fémi­nistes jusqu’où se concré­tisent leurs dis­cours sur la lutte contre le sys­tème de repro­duc­tion sociale.

Les mères, c’est tout de suite la ques­tion des condi­tions maté­rielles d’existence. Or, en France, le dis­cours fémi­niste est hors sol, il ne s’attarde que très rare­ment sur les condi­tions maté­rielles d’existence des ora­trices. Lutte-t-on réel­le­ment, concrè­te­ment, contre les inéga­li­tés sociales, de genre, de classe et de race ? Difficile à savoir quand la lutte est hors sol. Mais quand les enfants appa­raissent dans le pay­sage et entrent en jeu, dif­fi­cile de mas­quer la repro­duc­tion sociale et le fait que fina­le­ment, les fémi­nistes CSP+ ne sacri­fient pas leurs enfants, et qu’elles s’activent, elles tra­vaillent, à les faire réus­sir socialement.

Avec les enfants, on est en plein dans le sol, on voit tout. Les enfants disent la réa­li­té de la lutte contre la repro­duc­tion des pri­vi­lèges. L’enfant est sco­la­ri­sé dans cette école qui est meilleure que les autres, il a sau­té une classe, elle parle très bien anglais et même chi­nois, il apprend le pia­no depuis qu’il a 4 ans, elle fait du ski chaque hiver. Bref, les enfants des fémi­nistes se dis­tinguent des enfants des femmes de classes popu­laires. Et les fémi­nistes contri­buent à fabri­quer cette dis­tinc­tion. Les fémi­nistes ont-elles vrai­ment envie de don­ner cela à voir ? Pour toutes ces rai­sons, et d’autres cer­tai­ne­ment encore, les fémi­nistes n’ont pas per­mis aux mères d’avoir de la place au sein de l’espace poli­tique fémi­niste. Les mères peuvent y exis­ter mais seule­ment sur des pro­blé­ma­tiques spé­ci­fiques, et pas comme force poli­tique et stra­té­gique majeure, pas comme force capable de faire rup­ture avec le sys­tème de domi­na­tions et d’exploitation.

[Les mères de la Place de Mai, Argentine, en 1977 | Pablo Ernesto Piovano]

Pour ma part, j’ai pu obser­ver dès les pre­miers jours de vie de mes enfants qu’ils étaient bien par­tis pour subir les vio­lences du sys­tème raciste et patriar­cal, une assi­gna­tion de genre colo­niale, une réduc­tion du champ de leurs rêves et de leurs pos­sibles. Et ce du ventre de leur mère jusqu’à leur tombe, de l’école de seconde zone jusqu’au sous-mar­ché du tra­vail qui leur est dédié, et qui leur casse la san­té men­tale et le dos.

Surtout, très vite, je me suis ren­du compte que mes enfants étaient désen­fan­ti­sés, qu’ils n’étaient pas consi­dé­rés comme des enfants : les vio­lences qu’ils subis­saient n’étaient pas si graves, il ne fal­lait pas exa­gé­rer, ces enfants-là en ont vu d’autres. Nos petites ne sont jamais assez sexua­li­sées, même très jeunes ; nos petits frap­pés et agres­sés sexuel­le­ment par la police l’ont bien cher­ché, ils n’avaient rien à faire dehors.

Sans comp­ter la dis­qua­li­fi­ca­tion que j’ai subie en tant que mère à coups d’injonctions para­doxales, un coup j’étais trop démis­sion­naire, le coup d’après j’étais trop enva­his­sante. Quand je pré­ten­dais agir pour le bien de mes enfants, on y voyait un plan mas­qué au ser­vice de forces obs­cures, le com­mu­nau­ta­risme, le sépa­ra­tisme et l’islamisme. J’instrumentalisais mes enfants. C’était évident puisque je n’étais pas capable d’agir sin­cè­re­ment par amour pour eux. Puisque je n’aimais pas mes enfants. Les gens comme moi ne sont pas capables d’éprouver de l’amour pour leurs enfants. Les femmes comme moi font des enfants parce qu’elles sont obli­gées, c’est comme ça, c’est tout. C’est comme les ani­maux. C’est la tradition.

Disqualification des mères et désen­fan­ti­sa­tion des enfants. Comment les femmes comme moi pour­raient se per­mettre de mettre de côté le rôle poli­tique qu’elles pour­raient jouer ? Évidemment que nous sommes obli­gées d’exister poli­ti­que­ment pour pro­té­ger nos enfants. Sinon, qui va les pro­té­ger des injus­tices et des vio­lences sociales, racistes, sexuelles ?

Il n’est pas ano­din que les luttes de mères, au delà des dis­cours, soient sur­tout por­tées par des femmes de la classe ouvrière et/ou immi­grée : pas d’autre choix que de se battre.

« On ne voit pas les mères dans la lutte des Gilets jaunes, on ne voit pas que la lutte est menée pour leurs enfants. »

Force est de consta­ter que les repré­sen­ta­tions péjo­ra­tives du fémi­nisme fran­çais à l’égard des mères ne sont pas pas­sées par l’immigration. L’immigration leur a mis un stop. Les mères repré­sentent aujourd’hui une force poli­tique majeure dans les quar­tiers popu­laires. Et res­pec­tée. Elles sont de tous les com­bats, luttent contre les inéga­li­tés sco­laires ou contre les vio­lences inter-quar­tiers ; elles tiennent à bout de bras ce qu’il reste du tis­su asso­cia­tif, des réseaux d’entraide et de soli­da­ri­té, et de vie poli­tique dans les quar­tiers populaires.

Les fémi­nistes n’ont rien fait des mères. L’immigration, si ! Notamment parce que la famille, pour les immi­grés, ce n’est pas que la famille de Pétain, ce n’est pas que le lieu prin­ci­pal où s’exercent les vio­lences phy­siques et sexuelles. C’est aus­si une famille-res­source. Dans l’immigration, dans le contexte hos­tile qu’est la socié­té fran­çaise, heu­reu­se­ment qu’il y a la famille !

Les luttes des mères sont peu visibles, elles sont même par­fois invi­si­bi­li­sées de manière spec­ta­cu­laire. Dans les années 1970, une lutte a été menée à Plogoff contre le pro­jet d’installation d’une cen­trale nucléaire. Cette lutte s’est conclut par une vic­toire glo­rieuse en 1981. Mais pour­quoi ne dit-on pas que ce sont des mères qui ont mené la lutte, à l’aide de frondes et de pierres, au risque de perdre un œil face aux CRS, et qu’elles ont mené ce com­bat éco­lo­giste pour leurs enfants. On n’a pas enten­du ces mères. Ce sont sur­tout des hommes ingé­nieurs qui ont pris la parole.

On ne voit pas les mères non plus dans la lutte des Gilets jaunes, on ne voit pas que la lutte est menée pour leurs enfants ; ce sont sur­tout des hommes qui ont pris la parole. On n’a pas par­lé de la lutte des Folles de la place Vendôme, car ce sont des mères non blanches de la classe ouvrière qui se bat­taient contre les vio­lences d’État, poli­cières et judi­ciaires. La lutte des femmes de chambre ou des femmes de ménage dans les hôtels ou à la SNCF ne sont-elles pas avant tout des luttes syn­di­cales de mères immi­grées de la classe ouvrière, qui se battent d’abord pour leurs enfants ?

Alors oui, les mères comme sujets poli­tiques, c’est bien un truc de pauvres, un truc d’immigrées. Mais ce n’est pas mépri­sable, c’est une fierté.

[Les mères de la Place de Mai, Argentine, en 1982 | DR]

Ces luttes n’ont pas mené vers des orga­ni­sa­tions poli­tiques de mères, notam­ment de ces mères-là qui en avaient le plus besoin. Il faut dire que la stig­ma­ti­sa­tion des mères qui se battent pour chan­ger le sort de leur enfant est vio­lente. Pendant des années, alors que je mili­tais en tant que mère, j’ai été vic­time de cette stig­ma­ti­sa­tion qui a pour fonc­tion de pous­ser à l’abandon et à la rési­gna­tion : j’étais dan­ge­reuse, mena­çante, folle. Que veulent faire ces cin­glées de leurs enfants ? Que veulent-elle faire de leurs fils ? Des bombes humaines ?

Pour que les mères ne soient plus le parent pauvre du fémi­nisme, il faut une rup­ture, il faut tra­vailler à notre conscience de classe. Il faut un syn­di­cat de mères.

Depuis 2016, le Front de mères y tra­vaille à tra­vers ses col­lec­tifs locaux et son pro­jet d’auto-organisation ; il tra­vaille à impo­ser un rap­port de force poli­tique aux ins­ti­tu­tions, notam­ment sco­laire, poli­cière et judi­ciaire, par l’action syn­di­cale. Le Front de mères est une orga­ni­sa­tion poli­tique où les mères sont à la tête d’un pro­jet fémi­niste, anti­ra­ciste, éco­lo­giste et inter­na­tio­na­liste. Pour pro­té­ger les enfants contre toutes les vio­lences et les injustices.

Quel monde pour nos enfants ?

En par­tant de nos réels besoins. Se pose la ques­tion de notre res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive de parents. Pas une res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle culpa­bi­li­sante — on culpa­bi­lise déjà assez comme ça. Mais une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive pour gagner du pou­voir poli­tique. J’ai pu obser­ver à tra­vers mon expé­rience mili­tante à quel point les mères ont un poten­tiel stra­té­gique immense en termes de mobi­li­sa­tion pour reprendre du pou­voir et du ter­ri­toire, de la liber­té de cir­cu­ler dehors. Notre force est décu­plée quand il s’agit des enfants.

Quels enfants pour le monde ?

Comment on fait de la mater­ni­té un levier en matière de paren­ta­li­té, d’éducation, de transmission.

La socié­té entrave l’éducation et la trans­mis­sion des mères des­cen­dantes de l’immigration post­co­lo­niale et musul­manes vis-à-vis de leurs enfants. Nous savons que c’est l’aliénation qui attend ceux qui gran­dissent sans héri­tages solides, et que nous ne pou­vons pas lais­ser nos enfants gran­dir sans nos repères cultu­rels et spi­ri­tuels. C’est pour­quoi les enjeux de trans­mis­sion sont si impor­tants dans le pro­jet poli­tique de rup­ture avec la figure de la mère-tam­pon, au sein du foyer comme dans l’espace com­mun. Avec pour moi cet impé­ra­tif péda­go­gique cen­tral dans ce pro­jet édu­ca­tif : trans­mettre à nos enfants la capa­ci­té à ne pas se résigner.

« Avec pour moi cet impé­ra­tif péda­go­gique cen­tral dans ce pro­jet édu­ca­tif : trans­mettre à nos enfants la capa­ci­té à ne pas se résigner. »

Pour construire ce pro­jet poli­tique com­mun, nous devons nous poser quelques ques­tions qui pour­raient fâcher.

Féministes, que compte-t-on faire de nos enfants quand ce sont des gar­çons ? Et quand ce sont des filles ?

Féministes, que comp­tez-vous faire de vos enfants quand vous faites par­tie des classes moyennes supé­rieures ? Que comp­tez-vous faire quand vos enfants sont blancs ? Allez-vous contour­ner la carte sco­laire ? Allez-vous recher­cher les acti­vi­tés et les appren­tis­sages qui vont per­mettre à votre enfant de se dis­tin­guer des enfants de la classe ouvrière et non blancs ? Plus fon­da­men­ta­le­ment, allez-vous lut­ter réel­le­ment pour un sys­tème alter­na­tif où vos enfants ne seront pas pri­vi­lé­giés ? Ou alors votre lutte contre la repro­duc­tion du sys­tème de domi­na­tions de classe, de genre et de race n’est qu’une vaste mascarade ?

Ces ques­tions repré­sentent une dif­fi­cul­té objec­tive majeure pour construire un véri­table front de mères, mas­sif et victorieux.

Mais j’y crois.

Travailler à un front de mères le plus large pos­sible relève pour moi de la foi : je crois que les mères, orga­ni­sées, sont capables de se ser­rer les coudes par amour pour leurs enfants à toutes, par amour les unes pour les autres. Avec d’autres, je tra­vaille à ce pro­jet poli­tique car j’y crois. Comme je crois en la puis­sance du feu des mères-dra­gons. J’ai cette foi enfan­tine. Comme je crois que le para­dis est sous les pieds des mères. J’ai cette foi musulmane.

Faisons front com­mun. Refusons d’être des mères-tam­pons, refu­sons de tem­pé­rer la colère de nos enfants, refu­sons d’assurer la repro­duc­tion du sys­tème de domi­na­tions. Et rom­pons les rangs.

C’est un choix poli­tique qui coûte plus ou moins aux unes et aux autres. Mais ce que l’on gagne­rait est immense : un monde où nos enfants trou­ve­ront plus d’amour, plus de joie, plus de soli­da­ri­té. Un monde où tous nos enfants pour­ront gran­dir curieux·ses, ambitieux·ses, respecté·es dans leur digni­té humaine. Un monde où ils-elles pour­ront jouer dehors.

Qu’est-ce n’est qui pour­rait arrê­ter des dra­gons — effec­ti­ve­ment dan­ge­reuses, mena­çantes et folles, assu­mons-le — qui se battent pour pro­té­ger leurs enfants des vio­lences et des injustices ?

Rien.

Quel est ce fémi­nisme por­tée par les mères ?

Un fémi­nisme ancré dans la classe ouvrière et dans l’immigration, avec un poten­tiel révo­lu­tion­naire dont il serait bien dom­mage de se pri­ver. Un fémi­nisme révo­lu­tion­naire. Le feu.


Photographie de ban­nière : les Mères de la place de Mai, en Argentine, par Pablo Ernesto Piovano. C’est là l’u­nique orga­ni­sa­tion de défense des droits de la per­sonne com­po­sée uni­que­ment de femmes durant la dic­ta­ture (1976 – 1983). Elles se sont bat­tues, les décen­nies sui­vantes, afin de retrou­ver leurs enfants enle­vés et dis­pa­rus — un chiffre qui s’é­lè­ve­rait à 30 000. 
Vignette : Adriana Lestido


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REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Aminata Traoré : « Le capi­ta­lisme détruit les socié­tés, les éco­no­mies locales et les éco­sys­tèmes », juin 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Fatima Ouassak : « Banlieues et gilets jaunes par­tagent des ques­tions de vie ou de mort », juillet 2019
☰ Lire notre article « Audre Lorde : le savoir des oppri­mées », Hourya Benthouami, mai 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Mehdi Charef : « Du peuple immi­gré », avril 2019
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Fatima Ouassak

Cofondatrice du Front des Mères et autrice du livre La Puissance des mères : pour un nouveau sujet révolutionnaire (La Découverte, 2020).

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