Dans son ouvrage The Kurdish Women’s movement: history, theory, practice, paru cet été aux éditions Pluto, la chercheuse et militante kurde Dilar Dirik retrace l’histoire du mouvement d’émancipation des femmes kurdes. L’occasion pour elle de répondre aux caricatures — libérales ou orientalistes — trop souvent produites en Occident. Nous traduisons un extrait du chapitre consacré à la question de l’amour révolutionnaire, tel qu’il est pensé par les membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) — depuis la fin des années 1970, l’organisation anticolonialiste et anticapitaliste lutte pour l’affranchissement du peuple kurde dispersé, par l’histoire des grandes puissances régionales et internationales, en Turquie, en Irak, en Syrie et en Iran. Un texte écrit d’après des rencontres faites dans les montagnes du Kurdistan Sud.
La musique, la poésie et l’art kurdes sont remplis de références à l’amour mais, chaque année, des milliers de femmes sont assassinées, mutilées, violées, harcelées, battues ou poussées au suicide au Kurdistan au nom de l’amour. Libérer l’amour de l’oppression, de la violence et de l’exploitation est au cœur de nombreuses luttes de résistance qui tentent d’extraire certaines formes d’expression de l’attention, de l’amour et de la relation aux autres hors des logiques d’exploitation du patriarcat et du capitalisme. […] « Quel que soit le style de vie qu’une femme choisit pour elle, elle ne doit jamais se laisser être totalement liée à un homme. Son énergie vitale, son travail, son monde intérieur ne doivent pas être abandonnés à un seul homme. Les femmes doivent se protéger des idées contrefaites de l’amour qui ne servent qu’à saper leur volonté, leur autodétermination et leur capacité à être elles-mêmes. L’amour basé sur la propriété et la domination est une gratification instantanée, un conflit et une tromperie. Cela ne rend pas justice à l’idée d’amour1. »
La littérature du mouvement des femmes kurdes affirme que dans un contexte de colonisation (du Kurdistan en particulier et de la vie en général — par l’État, le capitalisme et le patriarcat), non seulement la liberté, mais aussi l’amour sont rendus impossibles. Le mouvement des femmes kurdes défend les droits des femmes et de tous les peuples à l’autodétermination corporelle. Cependant, lorsqu’une personne s’engage de façon professionnelle dans le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan], elle ne renonce pas seulement à la perspective d’une vie confortable, avec de l’argent, une maison et une carrière : elle renonce également aux relations sexuelles et romantiques. Pour les luttes féministes qui ont combattu pour la libération sexuelle durant des décennies, cette approche peut paraître conservatrice, voire rétrograde. Dans la littérature universitaire, certain·es ont attribué le phénomène de l’abstinence dans la guérilla à un compromis avec la société kurde féodale, dont le conservatisme exige la préservation de la virginité, tandis que d’autres le décrivent comme une nouvelle forme de contrôle du corps des femmes. Ces deux arguments, l’un mettant l’accent sur la tradition, l’autre sur la perte des libertés individuelles, tendent à ignorer des décennies de théorisation par les féministes révolutionnaires et le mouvement des femmes kurdes du genre, de la sexualité coercitive ou obligatoire, et des conditions de l’amour dans le système actuel. De plus, ils ne rendent que rarement compte du fait que les hommes, eux aussi, pratiquent l’abstinence. En tant que fonction sociale, l’abolition des relations sexuelles dans la sphère des guérillas/cadres2 en faveur de nouvelles formes d’intimité révolutionnaire basées sur la camaraderie et le sacrifice vient bousculer, principalement en faveur des femmes, un domaine important utilisé pour mobiliser et établir le pouvoir et la hiérarchie dans la société kurde traditionnelle. Supprimer la possibilité d’utiliser le sexe et la sexualité comme armes et lieux de reproduction des relations de pouvoir crée de nouvelles bases pour les interactions sociales. L’abstinence n’est pas considérée comme quelque chose qui doit être maintenu pour toujours ; elle peut être interprétée comme un serment des cadres de s’engager à construire une vie dans laquelle les relations interpersonnelles, y compris le sexe et l’amour, peuvent exister sans vengeance, honte ou contrôle.
« Ce que je veux dire, c’est que nous cherchons de nouvelles normes pour l’amour. Sinon, la sociabilité éthique est impossible. »
Pendant mon séjour à Qandil [bases montagneuses du PKK au Kurdistan Sud (irakien), ndlr], j’ai parlé de l’amour, de sa possibilité et de son impossibilité sous le patriarcat, avec Esma et Bese, deux guérillas engagées depuis plusieurs décennies et coordinatrices du KJK [Komalên Jinên Kurdistan : Communautés des femmes du Kurdistan]. Elles m’ont expliqué que l’amour moderne, tel qu’il est vécu entre deux personnes et principalement réduit au modèle de la famille nucléaire, est trop étroit et enfermant pour saisir le besoin et le désir d’intimité, d’attention et de confiance des individus. Leur point de vue sur le caractère carcéral de l’amour kurde, coincé entre la tradition conservatrice et la terreur de l’État, m’a d’une certaine manière rappelé les arguments des féministes noires, qui pensent que l’abolition des systèmes oppressifs, à l’instar du complexe industriel carcéral, doit aller de pair avec la création d’une société alternative qui trouve des solutions durables aux problèmes que l’État, lui, évite de résoudre pacifiquement lorsqu’il recourt à l’incarcération de masse (principalement des hommes) : inégalité, pauvreté, santé mentale, éducation, culture du viol, etc. Au Kurdistan, où le corps et la sexualité des femmes sont sujets à des tabous très forts et sont socialement policés, l’imagination ou la préfiguration de relations « libres » reste souvent dangereuse, abstraite ou limitée aux modes de vie individuels. L’amour au Kurdistan et au-delà, selon les perspectives idéologiques du mouvement, doit connaître une révolution pour que les relations soient vraiment libres. Pour qu’une vie amoureuse soit rendue possible, les révolutionnaires doivent en particulier surmonter les modèles régressifs de l’amour traditionnel dans le système et « politiser leurs émotions » dans leur quête d’abolition du patriarcat. Esma précise : « Le féminisme ne devrait pas être une question d’égalité entre les femmes et les hommes. Les hommes doivent changer, c’est impératif. Dans la mesure où je vois le changement, je peux me sentir attirée par l’un d’eux. Sinon, je ne peux pas aimer un homme de ce système. Ce que je veux dire, c’est que nous cherchons de nouvelles normes pour l’amour. Sinon, la sociabilité éthique est impossible. Peu importe comment vous appelez votre utopie de libération, elle doit être basée sur des relations sociales fondées sur la liberté. Sinon, les relations de pouvoir continueront à se manifester de différentes manières, voire à s’approfondir dans les faits. Quand nous disons l’amour est une vie libre
, nous disons que nous ne pouvons imaginer la possibilité de l’amour qu’à l’intérieur d’une société libre, c’est-à-dire une société avec une masculinité différente de celle qui domine le monde d’aujourd’hui. »
Esma définit le concept de « hevjiyana azad » (vie commune libre) du mouvement comme étant « une lutte contre le système par tous les moyens possibles ». Afin de se réconcilier avec les hommes, les femmes ont dû « déclarer une guerre totale au statu quo masculin ». Ce processus de lutte contre les hommes dans tous les domaines de la vie, parallèlement à la quête autonome d’autodétermination des femmes, permettrait à son tour de nouvelles possibilités d’interaction, créant ainsi un nouveau contrat social. « Nous ne pouvons pas dire que nous avons atteint la hevjiyana azad, même au sein de notre mouvement. Au contraire, nous sommes en lutte constante, et ce n’est qu’avec cette dynamique de lutte que nous pouvons continuer à nous approcher d’une vie libre. Nous ne pouvons pas dire si l’amour existe ou non. Mais je peux dire qu’individuellement, j’ai maintenant de nouvelles valeurs, des attentes différentes. Grâce à notre lutte, les femmes et les hommes ont commencé à établir de nouvelles normes, qui sont acceptables pour leurs relations mutuelles. Nous ne nous comparons plus avec les rôles traditionnels conservateurs. Bien sûr, nous ne nous considérons pas non plus comme séparés de la société en général. En aimant une personne, on doit être capable d’aimer les gens en général et, en fait, d’aimer l’univers. Nous vivons l’amour d’une façon très particulière ici. Les étrangers nous regardent et disent que nous interdisons
l’amour. Ce n’est pas correct. Nous disons : Nous rejetons consciemment les relations dans ce système, et nous luttons pour que l’amour ait un sens
. »
[Qandil, Kurdistan Sud (irakien) : les lectures collectives sont suivies de discussions pour expliquer ou faire émerger des idées collectives | Loez]
De la même manière, Bese fait valoir que dans un monde fondamentalement patriarcal, il est difficile de préfigurer ou d’imaginer concrètement, au-delà des modes de vie individuels, à quoi ressemblerait une société libérée avec des identités et des relations de genre libérées, puisque de nouveaux concepts et de nouvelles approches se développent pendant et à travers cet acte ardu qu’est l’organisation et la lutte. Cependant, lutter pour des horizons alternatifs ici et maintenant a déjà créé de nouvelles identités et possibilités pour l’amour, l’intimité et l’amitié.
« L’amour n’est pas un phénomène qui peut être séparé des conditions sociales. Il peut se manifester plus sincèrement dans une société libérée qui abolit les relations non-libres. Par-dessus tout, il faut créer un nouveau type d’être humain et de nouveaux modes de relations qui rendent l’amour possible. La famille patriarcale telle qu’elle existe aujourd’hui est comme un trou noir qui engloutit les femmes en les mettant à l’écart de la société et de la vie. Comment composer un soi authentique, aimant et tourné vers l’autre dans un système capitaliste et libéral qui glorifie l’individualisme et domestique les femmes, les isole dans des foyers et des relations patriarcales ? Comment pouvons-nous être nous-mêmes lorsque ce système détruit quotidiennement notre culture et notre histoire ? Une autre forme de relation est possible : celle qui crée des partenaires égaux ainsi que des relations sociales qui ont le pouvoir d’embrasser le monde entier dans leur cœur à travers une lutte pour la justice. Pour que cela advienne, contre le système patriarcal toxique, nous devons déterminer quel type d’homme peut être aimé : nous disons que c’est celui qui lutte pour une société différente, celui dont l’approche ne procède pas d’objectivation de nous, exploitante et orientée vers le pouvoir. Si de tels hommes n’existent pas, nous devons les faire apparaître et les créer par la lutte. Nous refusons d’accepter le mâle dominant dans nos vies. De même, sans libération, les femmes ne peuvent pas non plus se trouver en capacité d’être aimées. Le véritable amour doit être fondé sur des principes. Si tu m’aimes, alors luttons ensemble pour la liberté, pour un monde dans lequel l’amour peut être libéré. »
« Si tu m’aimes, alors luttons ensemble pour la liberté, pour un monde dans lequel l’amour peut être libéré. »
[…] La lutte contre la violence et pour des relations égalitaires a un long chemin devant elle. Dans la sphère civile, des programmes télévisés sur la lutte des femmes à la responsabilisation des communautés contre les violences domestiques, la culture politique du mouvement cherche activement à dénormaliser la domination sexiste. Au Kurdistan et dans la diaspora, les couples mariés qui se soutiennent mutuellement dans leur engagement politique sont souvent félicités parce qu’ils incarnent la vision du mouvement en matière de démocratisation de la famille. Dans des endroits comme le Rojava, où de nombreux quartiers s’organisent en communes, le mouvement encourage les formes communautaires et solidaires d’organisation de la garde des enfants, de la production, par opposition au modèle d’une famille nucléaire privée dépendante de l’État.
Pour les couples de la jeune génération, ceux qui ont grandi en étant exposés aux idéaux du mouvement, il est de plus en plus courant de partager les responsabilités familiales telles que la garde des enfants et les tâches ménagères afin de permettre un engagement plus égal dans les activités sociales, économiques et politiques. Dans les centres communautaires kurdes, des séminaires sont organisés sur la manière d’élever les enfants sans renforcer les rôles sexistes. Récemment, les programmes télévisés ou les publications écrites du mouvement des femmes se sont de plus en plus intéressés à la question d’une éducation non sexiste. Ces perspectives sont enrichies par les efforts de recherche des comités de jineolojî3. Il n’y a pas de formule toute faite mais les conseils donnés par les guérillas au sujet des relations, tels que ceux précédemment cités, imprègnent la vie quotidienne des femmes kurdes dans la sphère civile proche du mouvement.
[Manbij (Rojava), avril 2018 : maison des femmes ; Shadia prend la parole | Loez]
Il est difficile d’affirmer si et dans quelle mesure la masculinité kurde s’est transformée grâce au mouvement. Lorsque les hommes plaisantent avec le mouvement des femmes en disant qu’elles vont « parfois un peu trop loin », c’est souvent une expression d’admiration autant que d’anxiété. Dans les cercles sociaux du mouvement, en raison des structures autonomes des femmes et des écrits d’Öcalan, les hommes kurdes sont au moins censés reconnaître l’importance de l’égalité. Bien que cela crée une norme morale minimale critique dans la communauté, protégée par des mécanismes tels que les assemblées autonomes ou la coprésidence, l’approche qu’en ont les hommes peut aussi se résumer à de simples paroles en l’air. Les jeunes femmes, surtout, le vivent ainsi : même si les hommes expriment leur respect pour la lutte des femmes, ceux qui appartiennent au mouvement peuvent avoir tendance à creuser des fossés moralisateurs entre les femmes kurdes en les catégorisant. C’est là l’une des plus anciennes pratiques du patriarcat : opposer « révolutionnaire/libérée » à « classique/traditionnelle », la guerrière à la femme mariée, l’activiste à la femme au foyer.
Le mouvement des femmes tente de défendre les femmes et leurs acquis contre ces nouvelles formes de contrôle patriarcal sur leur conduite, leur corps et leur pensée en adoptant une double approche. D’une part, en créant des mécanismes d’organisation autonomes qui représentent la volonté collective des femmes dans la lutte. D’autre part, en s’engageant dans la « mission » de transformation des hommes. Dans le cadre de formations autonomes, de la sphère de la guérilla aux centres communautaires dans la diaspora, les femmes critiquent les catégorisations patriarcales dont elles sont l’objet et redéfinissent ce que signifie être une « femme traditionnelle » ou une « femme en lutte », au-delà des divisions imposées par les hommes sur le statut personnel ou politique des individus. Dans tous les cas, les hommes ne reçoivent pas de certificat pour avoir « tué » leur côté dominant [allusion à la célèbre sentence du PKK, formulée par Öcalan : « Le principe du socialisme est de tuer le mâle dominant », ndlr]. Tuer l’homme est un processus individuel et social continu et dynamique de réflexion et de transformation. Cela fait partie d’une révolution en constante évolution pour « libérer la vie », d’une lutte collective qui ne réussit que si chacun s’en sent personnellement responsable.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Dilar Dirik, The Kurdish women’s movement : history, theory, practice, PlutoPress, 2022.
Photographies de bannière et de vignette : Loez
- Entretien avec Bese, guérilla et coordinatrice du KJK à Qandil en 2015.[↩]
- Les cadres (kadro) sont les militant·es professionnel·les du PKK [ndlr].[↩]
- Littéralement : « science des femmes ». Réflexion théorique du mouvement des femmes kurdes, qui inclut les réflexions du féminisme occidental mais s’en distingue, le jugeant insuffisant pour la lutte des femmes kurdes, dans un contexte d’oppression patriarcale et coloniale [ndlr].[↩]
REBONDS
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