Entretien inédit pour Ballast
Seumboy Vrainom :€, créateur de la chaîne Histoires crépues, a grandi aux Luth, une cité de la région parisienne. Celui qui se présente pourtant comme un militant « hors-sol », passé par Extinction Rebellion, s’est saisi des outils numériques pour créer des lieux de discussion et de transmission autour de l’histoire coloniale. À travers des ateliers et des conférences, l’intéressé dissèque l’Histoire, analyse la pratique de l’historien et mobilise volontiers la culture populaire — les séries ou le manga. Ce regard sur le passé s’accompagne d’une discussion permanente avec l’époque, en France comme sur le continent africain dont sa famille est originaire : quels sont les mécanismes de la dette qui tiennent de nombreux pays à la gorge ? pourquoi le FMI et le Club de Paris promettent-ils régulièrement de l’« annuler » ? qu’impliquent les interventions militaires au Mali ? que faire des statues déboulonnées ? Sur ce dernier point, il est d’ailleurs le coauteur d’un livre avec la politologue et militante Françoise Vergès : De la violence coloniale dans l’espace public. Nous l’avons rencontré.
Reprenons une question que vous posez dans nombre de vos échanges : quelle est votre « histoire crépue » à vous ?
Mon grand-père maternel, ivoirien, avait pu obtenir une bourse en France métropolitaine pour étudier l’agronomie, à l’époque coloniale. Il y a rencontré ma grand-mère, une Française, au début des années 1960 : ils ont eu des enfants et sont retournés en Côte d’Ivoire quand le pays est devenu indépendant. Ma grand-mère blanche, une Bretonne, a vécu le reste de sa vie en Côte d’Ivoire. La situation des métis était un peu compliquée dans l’État post-colonial : mon grand-père, qui avait grandi au village, ne voulait pas faire grandir ses enfants à part, comme c’était le cas d’autres enfants métis qui avaient des précepteurs. Il tenait à leur faire vivre la même vie que lui. Sauf qu’il avait changé de classe sociale entretemps. Les enfants étaient toujours perçus comme des Blancs et ne savaient pas comment se placer : ma mère ne l’a pas bien vécu, elle a préféré venir en France pour ses études. Du côté de mon père, c’est une histoire complexe : mon arrière grand-père a été relais d’un marchand anglais sur la côte du Togo et du Ghana, à l’époque où le Togo était une colonie allemande, au début du XXe siècle. Quand il y a eu la Première Guerre mondiale, mon arrière grand-père a fait du commerce avec cet Anglais et a gagné pas mal d’argent. D’où mon nom de famille — il a pris le nom de ce marchand. Quand l’Allemagne a perdu la guerre, la France et l’Angleterre se sont réparties la colonie allemande du Togo et mon arrière grand-père a récupéré des terres. Les Allemands ne voulaient pas laisser leurs propriétés aux Français et ont préféré les donner à des Togolais qu’ils connaissaient. Les habitants ne sont pas devenus des sujets français mais des Togolais sous protectorat français. Mon arrière grand-père a eu énormément d’enfants, comme dans de nombreuses familles… Mon père naît deux générations plus tard dans ce chaos familial, puis il se barre en France. Quant à moi, je suis né en France de parents qui se sont rencontrés à Rennes.
À quel moment avez-vous senti qu’il manquait d’outils pour penser le récit national dans son entièreté historique ?
J’ai grandi dans une cité en tant qu’enfant « issu de l’immigration » : je me pensais « immigré », du fait du discours télévisuel — c’était difficile de s’identifier autrement —, alors même que je connaissais peu les pays de mes parents. Je n’étais pas français ni vraiment autre chose. Puis j’ai eu l’occasion de voyager en Chine : ça a été un déclencheur important. J’ai réalisé combien j’étais français malgré tout ! J’ai senti que même ma manière de ne pas me sentir français était… très française ! (rires) En m’interrogeant sur tout ça je suis tombé sur des vidéos de Saïd Bouamama, qui fait partie du Front uni des quartiers populaires. Il proposait des vidéos sur les leaders de la révolution africaine et j’ai réalisé combien j’étais ignorant. Je sortais de cinq ans d’études post-bac qui ne m’avaient rien appris sur cette histoire ! J’aime l’Histoire, faire des recherches, j’ai une tendance à l’archivage. On nous parle beaucoup de la Première et Seconde Guerre mondiales : elles se concentrent pourtant sur un temps très court de l’histoire de l’humanité — même si elles ont eu des conséquences énormes. Elles sont appelées « mondiales » car ce sont des empires coloniaux qui se sont affrontés, or c’est une dimension peu abordée. On arrive à tenir des programmes entiers, des films, des cérémonies sur deux événements finalement très courts : si on s’intéressait à l’histoire coloniale, qui comprend quatre siècles et possède une portée mondiale — quasiment la totalité du monde a été colonisée par l’une ou l’autre des puissances occidentales —, on aurait de quoi tenir cinquante programmes scolaires…
Vous avez pourtant eu un cursus artistique. Que s’est-il passé en cours de route ?
« Si on s’intéressait à l’histoire coloniale, qui comprend quatre siècles et possède une portée mondiale, on aurait de quoi tenir cinquante programmes scolaires… »
J’ai en effet fait les Beaux-Arts à Angoulême. J’ai envisagé de faire du manga mais j’ai compris que je n’avais pas la patience pour cette tâche monastique. Je me suis donc orienté vers la vidéo et l’espace numérique : l’investir politiquement et créativement. C’est dans ce cadre que j’ai fait un voyage à Dakar en troisième année à l’IFAN, qui fait partie de l’université Cheick Anta Diop, dans un bâtiment qui existe depuis l’époque coloniale : on était missionnés avec une autre étudiante pour scanner des dossiers datés de l’histoire coloniale, sans briefing particulier. On arrivait avec deux scanners de l’école et on numérisait des documents en mauvais état. Ça a été la première fois que je me suis retrouvé face à autant d’archives non répertoriées. Ça m’a fait me poser plein de questions : quel était ce regard anthropologique et colonial hyper présent ? pourquoi les gens n’étaient pas nommés ? pourquoi ces images, qui pourrissent dans un bâtiment sous juridiction africaine, sont scannées par des Français qui viennent avec leur matériel ?
Dans le travail que vous menez avec Histoires crépues, vous ne lâchez pas la rigueur universitaire ni la déontologie de l’historien. Comment avez-vous échafaudé cette pratique de « chercheur-transmetteur » ?
L’apprentissage de l’histoire de l’art dans le cadre étudiant enseigne la rigueur. Mais YouTube m’a été tout aussi important — le fait que des personnes lambda issues de cheminements très divers s’approprient des notions techniques pour les rendre accessibles de manière rigoureuse. Ça m’a influencé et questionné : comment est-ce qu’on construit une présentation claire, pédagogique ? faut-il assumer son opinion ? En sortant des Beaux-Arts, j’ai rejoint des associations comme Décoloniser les arts où j’ai rencontré des militants et des militantes plus âgés, dont le parcours était jalonné par des références de livres inspirants. Je me suis dit : si je parle d’Histoire sans être historien, il va me falloir être rigoureux car c’est aussi ce qui nous dessert autour des questions décoloniales. Ce qu’il se passe dans les contenus en ligne consiste en des coups de gueule à des moments clés — quand il y a des actes racistes —, et ces coups de gueule sont peu sourcés, peu étayés. Il me fallait proposer des bases solides. J’ai choisi de me plonger dedans, d’apprendre puis de le transmettre.
Vous travaillez en particulier à partir des archives, encore peu accessibles s’agissant de l’ère coloniale. L’iconographie est d’ailleurs bien souvent amnésique, sur Internet, à propos de cette période !
Il y a différents problèmes autour de cette question. Toutes les archives sont difficiles d’accès : il n’y a rien sur Google et pas mal de choses sur Gallica. Mais quand il m’arrive d’en trouver qui concernent des pays comme le Togo, la Côte d’Ivoire, etc., je suis forcément plongé dans le regard du colon car les archives auxquelles nous avons accès sont majoritairement des perceptions coloniales : ça reste pour moi le plus important problème1. Les archives des colonisés sont moins présentes. Il y a des textes, ça oui, mais peu d’archives visuelles — et pas du tout en ligne. Je me suis mis à collectionner ce que je trouve sur Internet et l’un des lieux de l’archive coloniale est… Ebay. Il y a un travail de collecte à faire. Mais comment les stocker ? Il faudrait, au fur et à mesure de voyages, établir des connexions et essayer d’ouvrir des lieux, de mettre en lien des personnes qui stockent des archives en reprenant, par exemple, le système des collections privées dans les musées. J’espère bientôt avoir un atelier et l’idée serait d’en faire un lieu de consultation. Les mettre à disposition de personnes qui y viendraient.
Des archives des colonisés existent dans des familles peut-être plus aisées. En voyageant sur le continent africain, avez-vous croisé ce type d’initiatives de collectes ?
Je n’ai pas encore assez circulé sur le continent pour ça. Mais c’est quelque chose que j’ai effectivement fait avec mes photos de famille, qui permettent un regard des populations de l’époque. Mais celles dont je dispose existent tout de même en lien avec l’époque coloniale : mon grand-père travaillait dans l’administration coloniale. Beaucoup de familles qui ont eu les moyens de faire des photos étaient prises dans le processus colonial. En retournant sur le continent je vais m’appliquer à récupérer ce genre d’images et, surtout, à confronter celles que je trouve aux personnes qui peuvent m’apporter des informations.
On avait envie de vous lire un extrait des Souvenirs d’un coupeur de bois, un Français expatrié au Gabon dans les années 1940. « Dans ce clair-obscur, plus obscur que clair, commençait la palabre pour le travail. Mekambo traduisait et souvent prenait le relais. Tous écoutaient avec attention […]. Je vantais les charmes de la Grande compagnie pour couper les okoumés, située au bord de la mer où il y avait tant de sel gratuit. Je vantais la puissance des machines qui faisaient tout le travail ou presque. Je parlais d’un salaire garanti qui permettrait de revenir au village croulant sous l’or. J’oubliais un peu de parler du travail de terrassement et de la montée des billes de bois sur les wagonnets… pour exposer les charmes du voyage et de la découverte. Et, argument suprême, je leur disais qu’ils auraient de la bonne viande chaque jour, soit de l’éléphant soit du buffle ou d’autres animaux2. »
« En chaque Occidental qui ferme les yeux sur le crime du colonialisme, les germes du fascisme sont en train de naître. »
J’ai été en résidence à la Rochelle pendant un mois pour y travailler l’histoire coloniale post-esclavagiste de la ville, qui s’est développée durant l’esclavage grâce aux richesses exploitées de Saint-Domingue, jusqu’à ce que leur économie s’effondre. Mais quand le second empire colonial a commencé, ils se sont investis dans la colonisation de la Côte d’Ivoire et dans l’exploitation du bois d’Okoumé au Gabon, à travers une compagnie qui est un peu le fleuron de l’industrie navale rochelaise, la Delmas Vieljeux. Ils ont fait construire un des grands ports de la Rochelle, la Palisse, sous l’impulsion de cette société. Toute la France ayant participé à l’effort colonial, la ville de la Rochelle a beaucoup bénéficié du rayonnement de cette entreprise : il y a de grands espaces qui portent le nom des compagnies qui ont enrichi la ville puis ont été rachetés par Bolloré. Lequel Bolloré a bénéficié de toutes les infrastructures d’exportation et d’extraction déjà construites à l’époque coloniale pour construire son empire africain3. Enfin, je voudrais m’arrêter sur le personnage du traducteur évoqué dans votre texte. Il me rappelle le livre L’Étrange destin de Wangrin de Hampaté Bâ. À l’époque coloniale, la traduction était la clé. Les colons qui arrivaient, peu nombreux, avançaient d’abord par la négociation et la parole, avec des moments de répressions violentes. Mais même ces moments de répressions étaient guidés par un général de la colonie à la tête de tirailleurs d’une autre culture. En tous les cas : ça nécessitait des interprètes. Ils étaient le rouage central de toute la colonisation. Les interprètes s’en sortaient extrêmement bien dans beaucoup de cas, même si certains étaient tués car soupçonnés d’être des agents doubles. Ce sont des personnages passionnants parce que certains étaient proches des colons et récupéraient énormément d’argent. L’histoire de Wangrin est celle d’un arnaqueur de colon, celle d’un interprète assigné au gouverneur colonial qui s’arrange pour faire détourner des fonds et faire accuser son supérieur. Il oriente la politique coloniale en se plaçant sous différents gouverneurs qu’il choisit tout en négociant avec des chefs locaux à qui il fait des promesses. C’est lui qui gère le game, en fait, par son accès aux deux langues.
« La découverte du colonialisme est essentielle dans ma distanciation critique de l’histoire de France et la révélation d’occultations dans le récit républicain traditionnel », a dit l’historienne Suzanne Citron — qui a vécu la Seconde Guerre comme enfant juive. De votre côté, vous avez rappelé durant l’entre-deux tours de la dernière élection présidentielle qu’on parle de racisme du matin au soir mais qu’on ne retrace jamais son histoire.
Ça m’évoque le Discours sur le colonialisme de Césaire, où il formule ce lien en rappelant qu’en chaque Occidental qui ferme les yeux sur le crime du colonialisme, les germes du fascisme sont en train de naître. Le fascisme serait l’application, au sein de l’Europe, de procédés jusqu’alors réservés aux colonisés. La manière dont la France a construit sa mémoire post-Seconde Guerre mondiale et post-Shoah m’interroge particulièrement : j’ai le sentiment qu’il y a eu une ultra-diabolisation de la figure d’Hitler via un mécanisme d’héroïsation : isoler un individu pour lui faire porter l’intégralité de la responsabilité d’une victoire ou de l’horreur — ici, l’horreur. Ce qui permet d’atténuer la visibilité de la structure antisémite ou de la structure suprémaciste qui existe dans la société de l’époque où ce personnage vit. Ce n’est pas lui, avec sa seule force, qui permet un tel avènement. La manière dont est transmise l’histoire d’Hitler et du nazisme crée l’exceptionnalisation : elle sort les personnages de leur contexte structurel.
C’est effectivement s’approcher d’une faille dans le récit national que de réinscrire le nazisme dans un continuum historique impérial, racial.
Je crois que c’est une stratégie. Le pétainisme et la collaboration ont existé car il y avait une base antisémite dans la société. Pétain était lui-même un militaire colonial spécialiste de la répression durant la guerre du Rif4. Bref, le lien avec le colonialisme existe, le lien avec le suprémacisme existe. Mais si on ouvre cette porte, la France est mise dans le camp du « super méchant ». Alors le silence s’impose. Des comparaisons critiques sont régulièrement faites entre le traitement de la Shoah et le traitement de la colonisation. Pour autant, j’ai le sentiment que malgré toute l’énergie mise à transmettre l’histoire de la Shoah, ça ne suffit pas à contrer l’antisémitisme encore présent aujourd’hui. Comme on a accusé les « méchants » de venir de l’extérieur, ça a évité un travail à l’intérieur de la société française. Une stratégie similaire appliquée à la mémoire de l’esclavage et du colonialisme ne serait certainement pas suffisante non plus. On diaboliserait Gallieni ou Jules Ferry sans réfléchir à la manière dont leurs idéologies se sont structurées et consolidées dans le temps long.
Vous avez fourni une analyse limpide des différences entre les concepts d’« histoire », d’« historiographie » et de « mémoire » dans l’une de vos vidéos. Pouvez-vous revenir ici sur cette articulation ?
L’Histoire est une science qui se base sur des faits qui ont eu lieu : on va collecter des sources, enquêter sur ce qu’il s’est passé. Mais les sources, comme nous en parlions, sont toujours le résultat d’un regard spécifique — ici le regard colonial. Comme une caméra qui filme à partir d’un angle spécifique, elle ne peut pas voir toute la scène. Le travail de l’historien est de connecter les sources en tenant compte du point de vue et du point d’audition d’où elles arrivent. Tenir compte de la situation qui a pu capter cette source. Ensuite, c’est un travail scientifique de rendre compte le plus possible de ce qu’il s’est passé. L’historien va transmettre à un public le résultat de sa recherche : on entre dans l’historiographie. De quelle manière l’historien et l’historienne racontent une réalité. Quand une bagarre entre deux personnes a lieu, il est possible de raconter la bagarre d’une certaine manière en fonction des sources auxquelles on aura accès. Tout va dépendre des sources et du récit qu’on en fera — un récit jamais neutre. L’historiographie permet de s’attarder sur la manière dont les historiens et historiennes racontent des histoires : c’est un champ d’étude énorme. En puisant simplement dans les livres que j’ai autour de moi, on peut voir les différents partis pris et regards des historiens et historiennes : certains vont se concentrer sur l’environnement, d’autres sur les sentiments des personnages historiques… La mémoire, c’est encore une autre étape. Ce sont les pouvoirs publics qui sélectionnent et choisissent de mettre en avant certains éléments d’Histoire et les inscrivent dans la mémoire publique, ce qui induit d’effacer d’autres aspects. On va choisir ce dont on se souvient et ce qu’on oublie : c’est une dynamique politique. Ça peut venir d’un groupe de personnes qui vont faire pression pour une ou l’autre version, ou le faire de manière autocratique. En tous les cas, on n’est plus dans l’Histoire ou l’historiographie, mais bien dans le choix politique. Ce choix correspond à la société actuelle. La mémoire parle davantage du présent que du passé. On va sélectionner des choses car elles nous conviennent dans le présent. Regarder la manière dont on raconte l’Histoire nous informe beaucoup sur les questionnements contemporains, sur la manière dont nos sociétés fonctionnent actuellement.
Vous rappelez que des changements de mémoire et des symboles associés sont opérés à chaque grand bouleversement historique : on déboulonne après la monarchie, on déboulonne Pétain… Mais pas concernant l’histoire coloniale. L’Allemagne a fait un travail critique poussé sur sa propre histoire : voyez-vous d’autres cas exemplaires ?
« On va choisir ce dont on se souvient et ce qu’on oublie : la mémoire c’est une dynamique politique. »
Je ne saurais tout à fait répondre car je me concentre particulièrement sur le cas français. En Algérie, des statues coloniales ont été rapatriées en même temps que les pieds-noirs et, à Madagascar, des statues ont été retirées assez vite après l’indépendance. Les Allemands, eux, ont été obligés de faire ce travail de mémoire à cause de la défaite. Le Japon a été battu mais les États-Unis s’y sont vite installés. Les États-unis, malgré tout, n’ont pas été blessés par le Japon comme a pu l’être la Chine. Si les Chinois s’étaient installés au Japon, ça aurait certainement obligé les Japonais à faire un travail de mémoire différent. En Allemagne, ce sont les Russes et les Européens occidentaux qui se sont répartis le pays : ce travail de mémoire ne s’ est pas fait en dehors d’un rapport de force.
Dans votre ouvrage commun De la violence coloniale dans l’espace public, Françoise Vergès écrit : « L’Histoire figée est du domaine des autocrates, nous sommes du côté de l’échange et du questionnement. » Elle emploie du reste de nombreux termes propres au champ lexical de la magie : « pouvoir », « rituel »… Il manquerait selon vous un grand « sacrifice » institutionnel pour pouvoir avancer ?
Il y a quelque chose de l’ordre de l’exorcisme et de la cérémonie rituelle, oui. C’est pour ça que Françoise utilise ce genre de termes : se « débarrasser des présences malveillantes de nos villes ». En Amérique du Sud, aux Antilles et même en Europe, il y a des carnavals très importants, avec de fortes charges spirituelles, qui agissent comme exorcisme collectif en abordant les traumas. Ce sont des cérémonies ritualisées. Il me semble que ce mouvement autour de la question des statues ne devrait rien attendre des institutions. La critique des statues est une question qui permet de mobiliser politiquement : c’est tellement visible et central que ça peut facilement toucher des personnes qui ne sont pas forcément habituées à se mobiliser dans un autre contexte militant. Chacun et chacune, peu importe son opinion politique, peut y être sensible, avoir un avis à donner et une raison de s’engager sur la défense de l’un ou l’autre des choix à faire de ces statues. C’est important que ça reste une mobilisation « citoyenne » car c’est un moyen de générer de l’implication et de l’engagement politique. C’est une porte d’entrée.
Vous semblez avoir le souci d’être audible de tout le monde !
Je pense que, de manière détournée, c’est peut-être parce que le métissage est présent dans ma famille que je prends ces directions. Je viens d’une famille de personnes qui naviguent, qui ne sont pas d’un camp ou de l’autre. Toute ma famille est évangélique, c’est un point qui les rassemble, mais j’ai grandi sans partager cette foi. Dans ma cité, mon entourage était plutôt musulman et l’école était un espace laïc — voire anti-religieux. J’ai clairement dû apprendre à être dans la circulation et la négociation entre différents espaces tous radicaux. Il y a aussi l’expérience de voir les groupes militants se déchirer de l’intérieur. Dans ces espaces où chacun a un rôle, ma compétence est la diplomatie. Je peux le tenir devant un grand public mais également dans un cadre associatif et militant. C’est une chose que je sais faire. Politiquement, je reste curieux de la rencontre entre des pensées et des désaccords constructifs. C’est d’ailleurs pour ça que les gens s’embrouillent autant : ils pensent qu’il faut être d’accord. Il faut plutôt partir du fait qu’on ne sera pas d’accord, donc parler de la même chose sans chercher à l’être. C’est ainsi, à mes yeux, que doit se construire une pensée politique.
Comment, à vos yeux, s’empare-t-on de l’organisation idéologique et lexicale de la gauche, du socialisme, quand on porte soi-même l’histoire coloniale et raciale ?
La gauche n’a pas réussi à développer une réflexion antiraciste concrète. Il y a le syndrome « Touche pas à mon pote » : on va protéger les Noirs et les Arabes donc ils seront de gauche. Alors que leur système de références n’est pas seulement français. L’accueil en France ayant été ce qu’il a été, une génération d’immigrés a tourné son regard vers la foi ou vers le pays. Quand le regard est tourné vers la foi, ce n’est plus compatible avec les idéologies de gauche — ça pourrait, mais ça l’est rarement. Et si c’est vers le pays, ça concerne des personnes issues de classes de travailleurs qui, là-bas, sont dans une autre classe sociale, plus bourgeoise, propriétaire. Le discours de la gauche peut être utile à l’instant T pour la personne noire dans le pays France, mais son système de référence politique étant autre, la connexion politique entre cette idéologie, ses discours, et sa réalité crée une réelle dissonance. Nos parents immigrés ne nous transmettent pas spécifiquement des idéologies de gauche : il y a l’idée de la réussite dans les affaires, celle d’obtenir des postes et du travail qui est très présente, pas celle de construire en commun des syndicats et des lieux d’union. Ça vient de la brèche créée entre des rapports sociaux et raciaux qui, concernant les Afrodescendants d’une certaine génération, ne sont pas stabilisés par une culture politique des pays d’origine des parents. Contrairement à la Chine, par exemple, où l’immigration est encore en lien avec des organisations solides au pays, qui permettent de se réunir comme diaspora dans les pays où ils immigrent ensuite.
« Se focaliser seulement sur l’antiracisme, c’est déjà un peu libéral. Ça montre une mauvaise connaissance de l’histoire du racisme. »
C’est pour ça que je me présente souvent comme militant « hors-sol ». Hors-sol en France et dans le pays d’origine de mes parents. Mais si tu n’es pas engagé dans un sol car tu ne t’y reconnais pas, comment se déploie ton approche politique du monde ? Cette question me tient dans tout ce que je fais. J’ai l’impression que c’est un enjeu qui va nous reconnecter avec plein de gens, sur le chemin, au-delà de notre situation spécifique de diaspora post-coloniale. Les interrogations qui sont les nôtres vont être les mêmes dans des espaces diasporiques syriens, afghans, ukrainiens, qui ne sont pas directement liés à l’histoire coloniale française (sauf la Syrie). Nous générons de nouveaux logiciels qui vont servir à d’autres générations après nous, qui seront aussi hors-sol et prises dans des appartenances à des communautés numériques bien davantage que dans des communautés territoriales et nationales. J’ai l’impression que ce qu’on travaille, même si ça ne va pas permettre de résoudre toutes nos problématiques, permettra de résoudre des questions que d’autres se poseront.
En autonomisant — d’une manière ou d’une autre — la question antiraciste des traditions socialistes et révolutionnaires, ne court-on pas le risque de la rendre perméable au champ libéral ?
Se focaliser seulement sur l’antiracisme, c’est déjà un peu libéral. Ça montre une mauvaise connaissance de l’histoire du racisme. L’antiracisme n’est pas qu’affaire d’égalité entre les couleurs de peau puisque le racisme naît au cœur d’un système politique d’exploitation économique qui cherche à justifier ses méthodes en conceptualisant l’inégalité raciale. C’est donc lié à un système politique et économique. Penser l’antiracisme induit de s’attaquer à cette logique, puisque le racisme ne servait qu’à le nourrir. L’enjeu est de se focaliser d’abord sur les rapports économiques entre les puissances occidentales — anciennement coloniales — et les anciennes colonies.
Des générations « hors-sol », dites-vous. Mais la terre perdue — celle qui a été quittée ou celle des parents — n’est-elle pas un puissant générateur d’imaginaires ?
Les terres sont de précieux imaginaires. Mais plus le temps passe — pour nous qui sommes enfants d’immigration, ou directement immigrés — et plus nous sommes voués à nous rapprocher de la même situation que les Afrodescendants américains ou antillais et sud-américains. Des espaces géographiques où l’imaginaire projeté sur les territoires de départ (les pays africains) sont encore forts, certes, mais où il est de plus en plus impossible de se connecter avec précision à ce point de départ. Dans le cas de l’espace américain, c’est évidemment plus compliqué car ils n’ont plus la traçabilité précise de leurs ancêtres. Mais je pense que même en sachant la retracer, cette terre de départ est de plus en plus proche du fantasme, perçue d’un point de vue occidental — pas occidental « blanc », mais occidental de l’immigration. Ça reste un imaginaire intéressant mais qui ne signifie pas qu’on y est directement connecté, et ça n’empêche pas d’être hors-sol. C’est ça, mon intuition.
Quel est le rôle du numérique dans ce processus ?
Les points de départ et les histoires diffèrent pour chaque communauté d’immigration. Chacune correspond à un moment historique précis. Mais même dans d’autres contextes historiques, nos outils seront utiles à d’autres. Avec le numérique, malgré toutes ces trajectoires différentes, nous baignons dans les réseaux — Facebook, WhatsApp… — pour demeurer des communautés ou pour alimenter politiquement des communautés sur différents territoires. C’est une expérience que nous avons en commun, à présent. Si on considère l’architecture des réseaux sociaux comme un lieu, un lieu où nous serions présents numériquement, il faut comprendre que c’est important pour la culture politique en train de se déployer. Ce n’est pas forcément un progrès émancipateur, ça peut même être un piège. Mais c’est à prendre en compte dans la culture politique que nous créons.
L’autrice Leonora Miano rappelle, dans son ouvrage Afropéa, combien les enfants de l’immigration post-coloniale peuvent effectivement « fantasmer » le pays de leurs parents hors des réalités locales et sont particulièrement sensibles aux questions raciales et coloniales. Vous vous êtes rendu dans plusieurs pays du continent africain pour faire entendre, ici, ce qui y bouge et, surtout, pour rappeler les enjeux post-coloniaux contemporains…
« Le terme décolonial est mobilisateur plus que d’autres mots, trop complexes, qui nécessitent un bagage militant plus lourd. »
L’an passé, je suis allé plusieurs mois au Togo, en Côte d’Ivoire et au Burkina. Je m’étais gardé Afropéa pour le voyage. Ce que j’ai saisi, c’est que la notion d’« afropéanité » telle que Miano le développe me parle vraiment, et je m’en empare de plus en plus après avoir longtemps dit que j’étais militant hors-sol. Héritier de l’histoire coloniale et donc, maintenant, afropéen. Mais elle n’est pas afropéenne, Miano : elle a réussi à ouvrir une réflexion mais elle n’a pas vraiment compris qui étaient les Afropéens. Je pense qu’elle a sous-estimé la part de « péanité » dans « afropéanité » ! (rires) Le livre est un beau manifeste mais il a une tendance à faire la part belle à la partie afro alors que nous sommes bien plus péanisé que ce qu’il faudrait pour être si positifs sur le côté afro. Pendant mon voyage j’ai pleinement réalisé les différences entre les classes sociales. Un choc. Il y a un côté « transfuge » dans ma trajectoire. Arriver dans le pays de mes parents et me retrouver dans une classe bourgeoise — classe moyenne haute en Côte d’Ivoire… Il y a un décalage entre ce que je pensais voir de mes parents et leur milieu social de départ. Dans ma famille en Côte d’Ivoire presque tout le monde a du personnel qui cuisine, un chauffeur, etc. Autant de choses que je vois, ici, faites par des personnes noires sous-classées auxquelles je m’étais identifié. Là-bas, je ne sais plus à qui m’identifier puisque je suis supposé m’identifier à ma famille. J’ai compris, en circulant ainsi, que la particularité d’être racisé en France fait de nous un Blanc et un racisé. Car, au pays, on est blanc même si on est le plus noir possible : c’est ainsi que tu seras perçu. Alors on voit les deux côtés des choses. Ça donne une compréhension du monde beaucoup plus riche que les personnes françaises blanches qui nous voient comme « racisé·es », sans capter qu’on a aussi une expérience de leur point de vue, même si très différente. J’ai commencé à lire Portrait du colonisateur et du colonisé, que je conseillerais comme priorité de lecture avant toute discussion sur ces sujets. Albert Memmi y explique tout de notre situation. Il est né juif pendant la colonie en Tunisie, où les Juifs avaient un statut étrange de colonisé et de colon, pouvant basculer des deux côtés. Il explique très bien toutes les problématiques psychologiques liées à ce statut-là. Comment ne pas reproduire ce mode colonial quand on arrive dans le pays d’origine de nos parents ? La question décoloniale, c’est avant tout quelque chose d’intérieur. Ce n’est pas juste pointer du doigt la société blanche dont on est imprégné.
Le philosophe Dénétem Touam Bona est critique à l’endroit du terme « décolonial », notamment quand il s’agit de parler d’écologie décoloniale. Comment le recevez-vous ?
Je n’ai pas encore lu La Sagesse des lianes mais je trouve intéressant qu’il y ait des désaccords constructifs et des termes différents. Que chacun puisse expliquer l’utilisation de tel ou tel mot. Je reste convaincu de l’efficacité du mot « décolonial » notamment parce que c’est un mot qui reste « proactif » : « se décoloniser », comme si on prenait une cure. Il est mobilisateur plus que d’autres mots, trop complexes, qui nécessitent un bagage militant plus lourd. En contexte français métropolitain, on peut difficilement faire l’impasse sur la problématique décoloniale mais, sur le continent africain, il fait moins sens : les mouvements panafricains ne s’en emparent pas. Quant à l’écologie politique, je suis en train de monter une série de vidéos avec Marie Yemta Moussanang autour de la question du développement. On a interviewé Felwine Sarr. Il parle de l’idéologie du développement calquée sur les processus naturels (on parle de développement des plantes, par exemple) et de la reprise de ce vocabulaire appliqué au monde social. Il y aurait un état naturel, le sous-développement, et, grâce à l’intervention d’un agent autre, le développement serait possible. C’est bien la rhétorique coloniale qui se cache derrière le mot « développement ». Et celle, notamment, de l’agronomie coloniale qui est à la base de la colonisation — l’agronomie est omniprésente dans le processus colonial français. Tous nos imaginaires actuels post-coloniaux, quand il s’agit de parler de nos anciennes colonies africaines, ont ce biais d’agronomie coloniale, de développement colonial, d’exploitation coloniale. Il est absolument important d’ouvrir une brèche, comme l’a fait Malcom Ferdinand avec son livre [Une écologie décoloniale, ndlr], qui rende audible cette réalité. Denetem, lui, avance qu’il faut sortir de la lumière — le marronnage — et penser des stratégies de résistances solides. Ces deux approches doivent exister ensemble.
La théorie décoloniale s’est forgée en Amérique latine. La critique de la modernité et du progrès fonde et constitue cette tradition intellectuelle. Pourtant, l’antimodernisme et l’antiprogressisme sont assez peu mobilisés parmi les espaces de plus en plus nombreux qui, en France, se réclament du terme « décolonial ». C’est étrange, non ?
C’est avant tout un souci d’accès, de traduction et de vulgarisation. Il nous manque en effet toute l’histoire de la construction de ce mot, « décolonial », et des pensées qui lui sont liées. C’est un problème qu’il faut régler dans les années à venir afin qu’il ne soit plus seulement associé au Parti des indigènes de la République (PIR) — il a été le premier à effectuer un travail de vulgarisation et c’est son adaptation qui a été retenue. Cette notion mériterait d’être lue et interprétée par plusieurs formations pour offrir plusieurs interprétations.
Avec l’universitaire Marie-Yemta Moussanang du média Afrotopiques, vous avez participé à un échange avec Assa Traoré et l’Ougandaise Hilda Flavia Nakabuye autour de l’écologie décoloniale. Pourquoi Assa Traoré canalise-t-elle autant de questionnements ?
Assa Traoré est une figure qui rassemble. Elle est mise en avant médiatiquement par la force de son combat, par son énergie et celle de son équipe, mais également par une mécanique médiatique qui la transforme en personnage central des luttes antiracistes. Il faut commencer à questionner ça. À chaque événement de ce genre, le système médiatique fonctionne en créant et en vampirisant des figures héroïques, qu’on épuise jusqu’à fragiliser, voire éteindre, et tout le mouvement avec elle. Comment réfléchir à la suite ? Il y a eu une période d’adhésion populaire suite à la mort de George Floyd et grâce au travail militant réalisé en amont. Mais on a délégué notre infrastructure politique à Instagram et Twitter. Conscients que, grâce à eux, nous partageons massivement sur ces sujets, ces réseaux capitalisent par opportunisme. Mais ils peuvent du jour au lendemain shadowban [faire disparaître ou rendre invisible un compte, ndlr] le compte de 460 000 abonnés d’Assa Traoré sans être inquiétés. Si Instagram choisit de la mettre à l’ombre, ils le feront : Instagram possède donc notre capacité de mobilisation. C’est le problème qu’on rencontre à présent : comment sortir du tout-numérique et recréer du réseau dans la vraie vie ? Il est important que les gens qui s’intéressent aux questions militantes ajoutent à leur éthique de ne pas idéaliser les mouvements qui vont dans une direction qui nous intéressent. Ça fait partie des réalités qui fragilisent les mouvements politiques — le vampirisme et la starification médiatique d’un côté, mais aussi la réception qu’on en a. Ça induirait un choc moins violent au moment où la critique arrive. Tous les mouvements doivent faire ces critiques internes et donner un bilan, car c’est ce qui aidera les générations suivantes.
Photographie de vignette : Claire Zaniolo
Illustration réseaux sociaux : Gombo Wax
- Le collectif Cases Rebelles le rappelle dans un article intitulé « Des images empoisonnées », paru dans le huitième numéro de la revue Jef Klak : « Il est vital que la collectivité des descendant·es de colonisées se soucie de ces clichés de colonisé·es et tente de s’en saisir de manière critique, même si c’est pour s’opposer à leur circulation. […] La circulation des images hors de tout contrôle est effectivement pour nous une errance continue des êtres. »[↩]
- Jacques de Hillerin, Souvenirs d’un coupeur de bois — Gabon/Congo (1946-1960), L’Harmattan, 2005.[↩]
- Le groupe Bolloré Africa Logistics a été revendu cette année.[↩]
- Succession de conflits opposant les armées des puissances coloniales espagnoles et françaises aux tribus berbères du Rif, de 1921 à 1927.[↩]
REBONDS
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