Texte inédit pour Ballast
« Je tâche toujours d’ajuster mon discours sur ce qu’il est possible de faire localement », nous disait Fatima Ouassak en 2019, autrice, militante et cofondatrice du Front de Mères. Depuis, elle propose avec son collectif des actions sociales, artistiques et politiques au sein de Verdragon, « première maison de l’écologie populaire », fondée à Bagnolet aux cotés d’Alternatiba. Et, entre ces murs, on entend bien se mettre à hauteur d’enfant. Nous nous y rendons. Le célèbre manga japonais One Piece est à l’honneur. Le 18 mars, une journée entière lui sera même consacrée — à lui, et à la piraterie. C’est que le manga a inspiré Fatima Ouassak pour écrire son dernier essai, paru aux éditions La Découverte : Pour une écologie pirate, sous-titré Et nous serons libres ! : ou comment questionner l’écologie depuis les territoires des quartiers populaires. « C’est une joie de constater qu’il existe dans ce manga le même lien que j’ai voulu raconter dans mon premier livre, La Puissance des mères, et dans ce second ouvrage. Un lien d’amour, de transmission et de solidarité. » Elle revient, dans cet article, sur le « phénomène » One Piece et le souffle qu’il donne aux lecteurs pour défier « le système colonial-capitaliste qui structure nos sociétés ».
One Piece, phénomène de banlieue
One Piece est un manga créé par Eiichiro Oda, publié depuis 1997. C’est la série la plus vendue dans le monde. Après le Japon, la France est le pays où elle a le plus de succès, spécialement dans les quartiers populaires, où beaucoup ont grandi avec les personnages du manga auxquels ils sont attachés comme à des amis d’enfance. Une ferveur continuelle s’empare des cours d’écoles et de lycées après la lecture des scantrad1 : des débats s’y animent et reprennent le soir sur les réseaux sociaux, dans le quartier, ou autour d’une chicha, concernant les différentes hypothèses quant au dénouement final. Dans One Piece, vouloir devenir pirate, c’est vouloir vivre libre, et cette aspiration est souvent une réaction à une oppression vécue dans l’enfance, une volonté d’échapper à des murs étouffants. C’est cette dimension contestataire très forte et la célébration de la fraternité, de l’entraide, de la justice et surtout de la liberté, qui explique à mon sens l’amour pour ce manga dans les quartiers populaires.
Dans cet article, je proposerai l’analyse d’un moment particulier : un flash-back qui s’étire du tome 59 au tome 612. Les titres des tomes ne sont pas mentionnés ici, pour ne pas dévoiler l’intrigue et ne pas décourager celles et ceux qui n’ont jamais lu le manga de le faire — en espérant même leur en donner l’envie. Le moment dont il est question est renommé « Le serment de Ace, Sabo et Luffy : Et nous serons libres ! ». Cette séquence, très importante dans One Piece, est à mon sens la plus belle et la plus emblématique du manga car elle met en perspective tout le reste : la soif de liberté absolue qui trouve sa source dans les rêves des enfants opprimés et qui ne peut être atteinte qu’à l’issue d’une aventure collective et fraternelle, d’île en île. C’est probablement cette idée-phare qu’incarne le « One Piece » — le trésor caché que recherchent tous les pirates.
Résumons l’histoire
« Vouloir devenir pirate, c’est vouloir vivre libre, et cette aspiration est souvent une réaction à une oppression vécue dans l’enfance, une volonté d’échapper à des murs étouffants. »
Deux enfants âgés de 10 ans, Ace, bagarreur aux sourcils souvent froncés, et Sabo, petit dandy blond et idéaliste, vivent la plupart du temps dans une décharge, à Grey Terminal. Ils partagent le même rêve — devenir pirate — et volent à droite et à gauche pour constituer le trésor qui va leur permettre de le réaliser. Ace est orphelin, il dort chez l’imposante Dadan, une cheffe de brigands qui fait office de mère adoptive. Un jour, un autre enfant est confié à Dadan : il s’appelle Luffy, et c’est un joyeux petit garçon de 7 ans. Son rêve est aussi de devenir pirate, mais Ace et Sabo ne l’acceptent pas. Rejeté, Luffy est capturé et torturé par des pirates qui veulent lui faire avouer où Ace et Sabo cachent leur trésor. Luffy, qui pourtant le sait, ne dit rien. Touchés par tant de courage, Ace et Sabo réussissent à le libérer des tortionnaires. Désormais soudés par cette histoire, les trois enfants décident de devenir frères en levant leur verre, et de toujours prendre soin les uns des autres. Face à la mer, ils font le serment de réaliser ensemble leur rêve et de devenir de grands pirates.
Mais le père de Sabo remet la main sur son fils et, à cette occasion, Ace et Luffy découvrent que Sabo fait partie d’une famille bourgeoise, qu’il a fugué de sa maison située dans le quartier pavillonnaire à côté de la décharge, de l’autre côté du mur. Sabo finit par accepter de retourner avec son père — qui le maltraite —, si ce dernier laisse Ace et Luffy tranquilles. Les trois enfants sont alors séparés. À son retour chez lui, Sabo apprend que le nettoyage de la décharge par le feu a été décidé, pour donner une « bonne image » du royaume de Goa à l’un des nobles appartenant au gouvernement mondial, alors en visite. Nettoyer la décharge, habitants compris. Le jeune garçon cherche à retourner dans Grey Terminal pour sauver ses deux frères mais n’y parvient pas. Pendant ce temps, dans la décharge en feu, Ace et Luffy sont aux prises avec les pirates tortionnaires. Ce sont ces derniers qui ont mis le feu, et s’y retrouvent coincés par les commanditaires du quartier bourgeois qui n’ont pas tenu la promesse de les épargner et de les anoblir. Ace et Luffy parviennent à se sauver grâce au secours de Dadan, leur mère adoptive. Sabo croit ses frères morts. Plus que jamais, il refuse de vivre s’il n’est pas libre. Il décide de hisser un pavillon pirate noir sur son petit bateau et de prendre la mer. Mais au même moment arrive le navire du Gouvernement mondial. Le noble aux commandes ne supporte pas l’affront représenté par le drapeau pirate et le fait que le bateau de Sabo se trouve sur son passage. Il sort une arme à feu, vise et tire. Sabo est touché, et son embarcation coule. Ace et Luffy apprennent la tragédie dont a été victime leur frère. Ils sont sous le choc. Face à la mer, ils réitèrent leur serment et se promettent qu’ils prendront la mer, chacun leur tour, à leurs 17 ans.
Un monde colonial-capitaliste
Dans l’histoire de Eiichiro Oda, le royaume de Goa représente le système colonial-capitaliste — système d’exploitation qui s’appuie sur une hiérarchisation des terres et des individus pour perdurer. Il est divisé en deux territoires, l’un dominant et administrant l’autre, séparés par un mur infranchissable. On pense à ceux que décrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre, où le colonisé ou l’ouvrier est confronté à un univers de contrôle historique, individuel et collectif, clos et étouffant. Dans le manga, l’histoire est contée dès le premier tome par une voix off qui narre la quête du One Piece. Les lecteurs ignorent qui se cache derrière cette voix. Celle-ci donne des précisions sur le territoire de Grey Terminal, désigné par le terme de « décharge ». « Au nord, nous apprend la voix, se trouve une ville protégée par une épaisse enceinte en pierre qu’il est impossible de franchir. La grande porte est le seul passage qui permette d’y entrer. Et c’est aussi par là que sont déversés tous les détritus du pays, deux fois par jour. » Cette idée de ville-décharge, et la logique territoriale de l’intrigue, reflètent les scissions entre le Nord global et le Sud global, mais aussi entre le centre des grandes métropoles et les bidonvilles (notamment indiens ou brésiliens), ou encore entre l’Europe et l’Afrique. Et au sein même de l’Europe : entre quartiers pavillonnaires bourgeois et quartiers populaires.
« « Nettoyer au karcher », comme le déclarait l’ancien président français Nicolas Sarkozy, en visant les populations qui vivent dans les quartiers populaires. »
Revenons au royaume de Goa. Du côté pavillonnaire vivent les colons-bourgeois, dans de grandes et belles maisons, avec beaucoup d’espaces verts. Dans la décharge, vivent les colonisés-prolétaires sur les amas des détritus provenant du quartier pavillonnaire. Le lieu d’habitation détermine largement l’individu. Sabo est un enfant de bourgeois d’un côté du mur, mais est traité comme un sous-humain quand on le pense habitant de Grey Terminal. Il y a une domination de classe entre les deux territoires qui va bien au-delà : la domination est totale, elle s’immisce jusque dans l’estime de soi et le sentiment de légitimité des habitants de Grey Terminal. La voix off dit encore : « Il arrive aux habitants de la décharge de se hasarder en ville pour y vendre des produits recyclés, mais aucun d’entre eux ne souhaite s’y installer, ils s’y sentiraient trop misérables. » Il y a une nette distinction entre les habitants du quartier pavillonnaire (dont la vie compte) et les habitants de la décharge (dont la vie ne compte pas), et cette distinction est raciale : seuls les habitants du quartier pavillonnaire font partie de la race des humains. Ces derniers amalgament les habitants de Grey Terminal aux détritus qui s’y trouvent. C’est d’ailleurs ce qu’explique le père de Sabo à son fils : « Dans la décharge, ce ne sont pas des humains, ce sont des détritus faits hommes. »
Pour donner une bonne image du Royaume aux plus nobles qu’eux, les habitants et dirigeants des beaux quartiers considèrent qu’il est normal de brûler les habitants de Grey Terminal. « Prête à tout pour se faire bien voir par la noblesse mondiale, souligne la Voix, la famille royale a décidé de faire disparaître par le feu tout ce qui souille ce pays. » « Nettoyer au karcher », comme le déclarait l’ancien président français Nicolas Sarkozy, en visant les populations qui vivent dans les quartiers populaires. Nettoyer par le feu les lieux de vie des plus vulnérabilisés : c’est ce que font subir régulièrement les autorités aux personnes migrantes et aux familles rroms, comme pour leur rappeler qu’elles ne sont pas ici chez elles, les mettre continuellement en errance et en état d’intranquilité, les terroriser. On peut également voir dans l’incendie criminel de Grey Terminal le symbole du réchauffement climatique causé par le système colonial-capitaliste, en particulier par l’Occident et les classes dominantes, dont sont victimes l’Afrique et les classes dominées. On entend le petit Luffy suffoquer : « J’arrive plus à respirer. L’air est tellement chaud. » Au moment de l’incendie criminel, le mur infranchissable prend son sens : « Le Grey Terminal est en train de brûler. La grande porte se ferme. » Ce mur permet aux quartiers pavillonnaires — comme il le permet au monde occidental — de ne pas avoir à subir les conséquences de l’incendie qu’ils ont provoqué, et sert à empêcher les habitants de Grey Terminal — comme ceux de l’Afrique — de s’échapper.
Dans le système colonial-capitaliste qui structure nos sociétés, c’est à la police et aux supplétifs qu’est confié le rôle de contrôler les frontières et de maintenir l’ordre établi. La police est au service de la classe dominante. Dans le royaume de Goa décrit dans One Piece, c’est également le cas. Dans l’un des tomes, c’est un ami des deux héros Ace et Luffy qui alerte sur le projet militaire de faire disparaître tout ce qui aura brûlé dans la décharge, et d’éliminer les survivants. Mais les militaires n’en demeurent pas moins respectés par les habitants du quartier pavillonnaire. Les supplétifs, eux, sont aux avant-postes pour mettre le feu à la décharge, mais sont traités avec autant de mépris par la haute société que les autres habitants de Grey Terminal. Quand le sale boulot aura été abattu — mettre le feu à leur propre quartier — les bourgeois, de l’autre côté du mur, refuseront de leur faire passer la grande porte qui sépare Grey Terminal du quartier pavillonnaire et décideront de les laisser brûler avec les autres — comme les autres. « Le Roi m’a juré qu’une fois la tâche accomplie… il ferait de nous des nobles ! », hurle Bluejam, l’un des supplétifs. « Vous vous êtes fichus de nous. » Leur sort en rappelle un autre, reservé par les autorités européennes aux États africains qui choisissent de faire le sale boulot : bloquer et réprimer les personnes migrantes aux frontières entre l’Europe et l’Afrique. C’est une vieille histoire : les traîtres ne sont respectés ni par ceux qu’ils trompent, ni par ceux qui les font trahir. Et ils risquent de finir brûlés avec les autres, comme les autres.
La logique coloniale de Grey Terminal ne s’arrête pas là. Elle se traduit également par la désenfantisation des enfants qui vivent dans la décharge. Autrement dit, il s’agit de maltraiter des enfants exactement comme on maltraite les adultes du groupe auquel ils appartiennent. La vie de ces enfants ne compte pas. Dans le récit, quand Sabo se trouve dans le viseur d’un noble, on assiste à un drôle d’échange : « Il y a un enfant à bord !, dit un assistant. Et le noble de répondre : Et alors ? Tout navigateur arborant le pavillon noir doit être considéré comme un pirate. Mais surtout, une misérable vermine du peuple a osé me couper la route. » Ce thème de la désenfantisation est central dans tout le manga. L’œuvre de Eiichiro Oda est réaliste sur la manière dont sont traités, par la société, les enfants racisés, colonisés, de classe ouvrière ou de caste inférieure : ils ne sont pas épargnés par le fait d’être des enfants. La domination des adultes sur les enfants est largement dénoncée par l’auteur.
« La logique coloniale de Grey Terminal ne s’arrête pas là. Elle se traduit également par la désenfantisation des enfants qui vivent dans la décharge. »
Il y a d‘ailleurs dans le manga une île où on désenfantise littéralement les enfants : on cherche à y faire grandir leur corps artificiellement. Ainsi, dans One Piece, les enfants sont torturés, drogués, tués, abandonnés, sexuellement convoités et exploités. Ils sont victimes de crimes d’État — commis notamment par la Marine —, mais aussi victimes de leurs parents et de leur entourage. Avant toute chose : les enfants sont victimes des adultes. Dans l’une des séquences, la désenfantisation concerne les enfants qui tentent d’échapper à l’oppression coloniale par le jeu et rêvent d’aventures, comme le fait Luffy. Celui-ci sera emprisonné et torturé alors qu’il ne fait que jouer au pirate. À la manière de Sabo, lui aussi jouant au pirate quand on lui tire dessus. Ace, Sabo et Luffy ne peuvent pas circuler librement entre Grey Terminal et le quartier pavillonnaire. Et quand Sabo quitte la terre où tout brûle, une terre rendue invivable, on ne lui permet pas de circuler librement en mer. Murs terrestres et murs maritimes : autant de murs infranchissables par des enfants qui tentent juste de s’échapper et de survivre.
Comment ne pas relier ce que raconte ce manga au sort des quatre enfants froidement assassinés sur une plage de Gaza en 2014, alors qu’ils ne faisaient que jouer au ballon pour échapper, un peu, à l’oppression coloniale ? Et à ces autres qu’on laisse délibérément se noyer dans la Méditerranée ?
Une fraternité de quartier
Les trois enfants qui trinquent à leur fraternité est l’une des scènes cultes de One Piece, en particulier pour les fans des quartiers populaires. Elle symbolise les liens choisis plutôt que ceux du sang. Dans ces quartiers, la notion de frère — mais aussi de sœur — en dehors des liens biologiques ressemble beaucoup à cette conception très forte de l’amitié et de la fraternité. Les liens du sang ne veulent pas dire grand-chose dans le manga : il peut y avoir beaucoup de violence au sein des familles comme beaucoup d’amour. Ainsi ce n’est pas le sang qui fonde la fraternité. Celle qui existe entre Ace, Sabo et Luffy transcende les liens familiaux, mais aussi ceux de classe et de race. La fraternité naît de la solidarité face à la violence des adultes, à la violence du quartier, et à celle du pouvoir en place. Plus encore, ce sont les aventures et les 400 coups vécus ensemble qui fondent cette fraternité. « Où que nous soyons, quoi que nous fassions, nous resterons toujours unis. C’est officiel, à dater de ce jour. Nous sommes frères. […] Deux aînés et un cadet. C’est un drôle de lien qui nous unit, mais il est mon trésor le plus précieux », déclarent les trois enfants.
À noter que la maternité dans One Piece est du même ordre que la fraternité : elle n’est pas de sang. Tout au long du manga, on voit des parents maltraiter, voire chercher à tuer leurs propres enfants biologiques. Alors que Dadan, la mère adoptive de Ace et Luffy, les sauve de la mort. Et Ace sauvera Dadan à son tour, en la portant sur son dos. « Luffy n’a pas changé, il est toujours aussi fou, dira Dadan. Mais sache que peu importe le genre de pirate qu’il deviendra, je serai toujours de son côté. » La famille, c’est aussi l’équipage, la bande de potes. Des amis qu’on essaie de séparer, mais rien n’y fait : c’est une fraternité pirate : « À la vie, à la mort. » Les enfants sont souvent courageux et incorruptibles, à l’image de Luffy qui, même sous la torture, ne trahit pas ses proches. Il n’est tenu par rien d’autre que l’amour qu’il leur porte. Cet amour le plongera dans un état de sidération quand l’un d’eux mourra — ce qui sera aussi le déclencheur de son courage et de sa solidarité face à l’injustice. Ce moteur, on le retrouve dans la révolte des jeunes des quartiers populaires en 2005, et l’état de sidération qui a suivi la mort de deux enfants traqués par la police et empêchés de circuler librement. C’est aussi une expression de l’amour fraternel, du courage et de la solidarité face à l’injustice et à la hogra3.
Prendre la mer : une théorie de la libération
« La coupe de la fraternité nous a unis à tout jamais ! » Après le drame dont Sabo a été victime, les deux autres enfants se tiennent face à la mer. « Un jour, nous aussi nous mettrons les voiles ! Et nous vivrons comme nous l’entendons ! Plus libres que quiconque ! », déclare solennellement le jeune Ace à son frère. S’il fallait retenir une seule image pour dire la soif de liberté dans One Piece, elle serait incarnée par cette scène. Cette image des enfants face à la mer est à mes yeux emblématique de ce que je désigne comme l’« écologie pirate », reliant à la fois les luttes passées pour l’indépendance des pays colonisés et les luttes à venir pour l’autonomie politique et territoriale des quartiers populaires. Dans One Piece, la soif de liberté est une réaction — une résistance — à l’oppression subie. Cela correspond d’ailleurs à la réalité sociale du début du XVIIIe siècle, âge d’or de la piraterie européenne auquel se réfère grandement Eiichiro Oda et tel que l’a magnifiquement raconté l’historien Marcus Rediker dans de nombreux ouvrages, notamment son Pirates de tous les pays, aux bien-nommées éditions Libertalia. Beaucoup des pirates de cette époque avaient été des enfants orphelins ou abandonnés, en grande majorité issus des classes populaires, d’abord marins, entrés en piraterie par la mutinerie suite aux atroces conditions d’exploitation sur les navires marchands. Une partie de ces pirates étaient non-blancs et anciens esclaves. Marcus Rediker rapporte que sur le navire Dragon par exemple, plus de la moitié des hommes du pirate Christopher Condent étaient noirs. Si, à l’époque, quelques pirates ont participé au commerce des esclaves, la plupart ont instauré sur leur bateau une sorte de république fraternelle, où tous partageaient, à parts égales, richesses et dignité humaine, quels que soient la couleur de peau, l’âge ou la classe sociale. À cet égard, la piraterie peut être considérée comme une lutte de classes et une lutte de libération.
« Une alliance des luttes avec son lot de lignes divergentes, de désirs en concurrence pour prendre le leadership, de guerres d’egos, mais aussi d’entraide et d’amitié. »
Ace, Sabo et Luffy font donc face à une oppression coloniale et capitaliste — basée sur la classe, la caste raciale et le contrôle de leur territoire —, mais également à une oppression d’adultes vis-à-vis d’enfants. Quand Sabo s’exclame : « Ace, Luffy, il faut qu’on prenne la mer ! Qu’on quitte ce royaume. Pour enfin être libres ! », c’est en réaction à ces trois oppressions. Au royaume de Goa, elles sont tellement fortes qu’on peut les comparer à une impasse bétonnée qui rendrait impossible toute tentative de circulation. On y suffoque. Le seul moyen d’en sortir est de prendre le large. Mais la libération ne concerne pas seulement le royaume de Goa. D’une île à l’autre, la question est de se libérer d’une logique de société esclavagiste, extractiviste et militaire. Une lecture antispéciste du manga pourrait même être proposée. Mais c’est surtout la mer qui symbolise dans One Piece cette liberté à laquelle les enfants opprimés aspirent. La mer est dangereuse et le système colonial-capitaliste tente, comme sur terre, d’y instaurer des frontières pour mieux diviser et contrôler les différents mondes en résistance. Mais les opprimés y sont plus libres de circuler et de se défendre. La mer ouvre le champ des possibles, des alternatives et de rencontres merveilleuses. Nos trois enfants clament : « Devenons des pirates libres comme l’air et retrouvons-nous quelque part, tous les trois. Quelque part sur l’océan, cet espace d’infinie liberté. » Voir la mer. Peut-on imaginer ce que la mer peut représenter pour les enfants des colonies, des bidonvilles et des quartiers populaires quand ils ne l’ont jamais vue ? Car prendre la mer est un rêve, un rêve d’enfant qui cherche, aussi, à échapper aux adultes.
Libres. Comment l’être sans bateau ? Une liberté telle que celle envisagée dans ma conception de l’écologie pirate, qui permet tout autant un ancrage territorial — on est ici chez nous — que la possibilité de naviguer librement dans l’immensité des océans — on est chez nous partout. Le bateau-pirate est le symbole de l’autonomie politique et territoriale. Il permet d’échapper à l’ordre colonial-capitaliste par la reprise en main de ses propres conditions d’existence, et d’avoir pour objectif que la communauté subvienne elle-même à ses besoins. Dans le manga, quand Luffy prend la mer à ses 17 ans, c’est pour constituer, en priorité, un équipage basé sur l’entraide et les compétences complémentaires des uns, des unes et des autres (cuisine, médecine, navigation, musique, etc.) de manière à ce que l’équipage-pirate soit libre. Libre, c’est à dire indépendant de l’économie coloniale-capitaliste du royaume de Goa, pour subvenir à ses besoins. La constitution de l’équipage — une communauté autonome enrichie à chaque passage d’île en île —, permet de réaliser son rêve de liberté.
Ace, Sabo et Luffy rêvent de prendre la mer depuis tout petits, ils fuient l’emmurement dans l’imaginaire. Ils rêvent de prendre la mer mais gardent les pieds sur terre et élaborent une stratégie précise pour se libérer. Ils économisent et se fixent un calendrier. Car la libération est une ambition à laquelle il faut patiemment et sérieusement travailler. Il s’agit d’organiser soigneusement le collectif, de trouver des moyens et de l’argent, de nouer des alliances. Pour mener à la libération, la voie tracée dans One Piece est clairement révolutionnaire. Et ces voix, ce sont les deux jeunes Luffy et Sabo qui les portent. Deux voies révolutionnaires distinctes que voici.
Le premier, Luffy, n’a pas comme objectif principal et explicite de renverser le système, il est plutôt à la recherche d’une alternative et d’un espace radicalement autonome. « Ce que je veux, c’est que tous mes équipiers mangent à leur faim. » Face aux ennemis communs — notamment la Marine — la force de Luffy est de penser collectif et de toujours chercher à faire alliance avec d’autres équipages pirates, notamment ceux qui se font connaître sous le nom de la « Pire génération ». Si nous tentions ici un parallèle avec le mouvement social contemporain, cette « Pire génération » serait composée des mouvements des quartiers populaires, du mouvement sur le climat, des gilets jaunes, des féministes, du mouvement LGBTQI+, des antispécistes, des syndicats et des organisations étudiantes. Une alliance des luttes avec son lot de lignes divergentes, de désirs en concurrence pour prendre le leadership, de guerres d’egos, mais aussi d’entraide et d’amitié.
Sabo, quant à lui, en appelle au « renversement complet du système », une idée qu’il partage avec un leader révolutionnaire qu’il croisera dans le royaume de Goa. Celui qui se fait appeler Dragon parviendra à sauver une partie des habitants de Grey Terminal pendant l’incendie. Et lancera un appel à prendre la mer pour le rejoindre : « Ce qui se passe dans ce pays est un avant-goût de ce qui nous attend dans le futur, clamera-t-il. Un monde où les faibles sont systématiquement éliminés ne peut connaître le bonheur ! Tous ceux qui sont prêts à se battre avec nous pour la liberté… sont les bienvenus à bord. » Comme Dragon, Sabo défend un projet révolutionnaire plus idéologique et plus frontal. C’est un profil connu dans les mouvements révolutionnaires : il est issu d’une famille bourgeoise de classe/race privilégiée, il a une belle chambre, des cours particuliers pour étudier, et est épargné par les forces de l’ordre. Mais il ne veut pas de ce monde, même s’il en tire confort et privilèges. Il n’en veut pas car ses frères en sont victimes, mais aussi parce qu’il veut se libérer d’un monde de « puanteurs » (la puanteur incarne, dans One Piece, l’injustice et l’oppression). Juste avant de prendre la mer sur son petit bateau, Sabo dira : « L’odeur qui émane de cette ville… est encore plus nauséabonde que celle de la décharge ! L’odeur d’une humanité… en putréfaction ! En restant ici je ne pourrai jamais être libre ! » Et l’enfant d’ajouter : « Ici je suis comme un oiseau en cage. Je ne pense pas pouvoir continuer à vivre dans ce pays où flotte une odeur pestinentielle. Qu’est-ce que la liberté. Existe-t-elle vraiment ? » Et c’est, enfin, de son bateau qu’il clamera : « Je redoute par dessous tout de me faire engloutir par cette société et de perdre mon humanité ! Je ne reviendrai jamais ici ! »
*
Dans One Piece, le monde voit s’affronter ceux qui défendent les frontières et ceux qui les sabotent. L’écologie pirate que j’ai développée dans mon livre éponyme, en gardant la lecture de ce manga en tête, est le projet politique des seconds. C’est un projet de libération collective qui voudrait faire des quartiers populaires des espaces autonomes où s’ancrer, où être libre de circuler. La libération est inéluctable. Ailleurs dans One Piece, quelqu’un demandera à Dragon, qui vient de sauver Luffy de la mort : « Pourquoi l’as-tu aidé ? » Et Dragon répondra : « Parce que rien ni personne ne peut empêcher un homme de prendre la mer. »
Illustration de bannière : Eiichiro Oda
- Scans et traductions pirates des éditions originales, mis à disposition sur Internet par les fans.[↩]
- Aux éditions Glénat.[↩]
- Mot issu d’un dialecte algérien, employé au Maghreb, qui n’a pas d’équivalent sémantique en français. Il désigne l’acharnement oppressant, injuste, méprisant de quelqu’un de puissant sur quelqu’un d’impuissant.[↩]
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