Texte inédit | Ballast
Diyarbakır, plus grande ville à majorité kurde à l’intérieur des frontières turques, est parfois qualifiée de « capitale du Kurdistan » pour son dynamisme politique et culturel. Foyer de résistance kurde face aux politiques assimilationnistes et coloniales de l’État turc, une grande partie du centre historique a été détruit durant les répressions militaires de 2016 et 2017 : on a pu parler d’un « urbicide ». Depuis, les transformations urbaines déployées par le régime d’Erdoğan sont mises au service d’une politique de pacification. Reportage. ☰ Par Loez
Mi-février 2021. Alors que le soleil brille sur Diyarbakır, la fin de l’hiver a ici des allures de printemps. Tandis que la situation sanitaire s’améliore localement après un nombre important de décès durant les premiers mois de la pandémie, une foule de badauds venus faire leurs courses avant le confinement du week-end a envahi la grande rue Gazi — elle traverse Sur, le cœur historique de la vieille ville. Le quartier tient son nom des massifs remparts de basalte noir qui l’entourent, classés au patrimoine mondial de l’UNESCO, tout comme les jardins de Hevsel qui s’étalent à leur pied jusqu’au Tigre, s’étirant, lui, le long des galets de ses berges en contrebas. Outre ses nombreux monuments historiques attestant d’un passé multiethnique où cohabitaient Kurdes, Arménien·nes, Syriaques et Juif·ves, enrichissant leurs cultures mutuelles, Sur était aussi un bastion militant du mouvement kurde : un foyer insurrectionnel notoire où, comme nous en témoigne Berat, un enfant du quartier, « la police n’entrait pas ». Un quartier à mater, donc, par tous les moyens possibles. Déjà, lors d’une visite à Diyarbakır le 1er juin 2011, Erdoğan avait annoncé une reconstruction à venir, axée sur le développement de l’activité touristique : un accord avait même été signé avec la mairie HDP1. L’époque était encore à la détente des relations politiques. Mais face à l’opposition des habitant·es du quartier, qui refusaient de quitter leurs logements, le projet resta au point mort.
« L’armée turque et les forces spéciales de la gendarmerie et de la police ont fait le siège du quartier pendant plus de trois mois. »
C’est là que, fin 2015, une jeunesse kurde à bout face à l’absence de perspectives et à la reprise de la répression étatique contre le mouvement kurde a pris les armes contre l’État turc, déclarant l’autonomie du quartier et dressant des barricades pour contrôler son accès. Alors que la révolte s’est propagée à d’autres villes, l’armée turque et les forces spéciales de la gendarmerie et de la police ont fait le siège du quartier pendant plus de trois mois, utilisant des moyens disproportionnés pour venir à bout de la résistance. Les bombardements terrestres et aériens ont transformé les quartiers de Fatihpaşa, Hasırlı, Savaş, Cemal Yılmaz — soit près d’un tiers de Sur — en un vaste champ de ruines. Les bulldozers y ont achevé l’œuvre des militaires en mettant à terre des bâtiments restés debout, qui auraient pu être rénovés, car seulement partiellement endommagés. Rencontré en 2017, le muhtar2 d’un quartier de Sur, nous exprimait le ressenti de nombres d’habitant.es et de militant·es : « L’État a utilisé le soulèvement de la jeunesse comme prétexte pour raser une partie du quartier » — après avoir échoué à en faire partir ses résident·es de manière légale. Il ne souhaite pas nous donner son nom, par peur des représailles.
Effacer la mémoire, réécrire l’Histoire
De fait, la reconstruction nécessaire suite aux bombardements ne se limite pas aux zones touchées par les combats : l’ancien bazar a été standardisé sous prétexte de rénovation. Les échoppes ont désormais toutes la même apparence. Le nom des boutiques est écrit au-dessus de celles-ci, sur fond jaune-marron, toujours dans la même police de caractère ; les façades ont été ravalées : on a plaqué une pierre couleur gris sale, imitant vaguement celle des pierres historiques de Diyarbakır. Il s’agit de créer, à destination des touristes visés par le programme de rénovation, un décor pour une Histoire réécrite.
Serefxan Aydın a coprésidé la chambre des architectes de Diyarbakır de 2016 à 2020, une structure mixte entre union professionnelle et syndicat. Il travaillait avec la mairie de la ville avant d’être limogé lors de la vague de répressions qui a suivi le coup d’État manqué de 2016, utilisé comme prétexte par l’État turc pour museler l’opposition — en particulier celle du HDP, de ses élu·es, militant·es et sympathisant·es dans les régions kurdes. 60 maires HDP ont été limogé·es, emprisonné·es et remplacé·es par des administrateurs d’État, les kayyum. L’architecte travaille désormais à son compte dans une petite agence du quartier Ofis, commerçant et animé, véritable centre-ville moderne de la cité. Dans son bureau, les notes au piano du morceau « Polyushko Polye » recouvrent le bruit de la rue. Avec ses camarades, il a participé à la rédaction d’un rapport exhaustif d’une centaine de pages sur les destructions dans les villes kurdes lors des affrontements de 2015–2016 : il montre, images satellites à l’appui, l’étendue des dégâts, mais également l’impact du processus de reconstruction. « Ils ont décidé de tout détruire pour effacer la mémoire de cette guerre, affirme-t-il. L’État aurait pu préserver les richesses historiques. Il n’y avait qu’une partie des édifices qui demandait des travaux de restauration lourds. Des quartiers entiers auraient pu être restaurés à moindre coût. 48 édifices historiques classés ont été complètement détruits, il ne reste même plus une pierre. Nous sommes allés l’année dernière faire des évaluations : 247 monuments historiques qui n’avaient pas encore été classés ont été démolis. Au total, 4 900 bâtiments ont été détruits. »
« Ce patrimoine n’est pas le sien, ne fait pas partie du pays, ça fait partie du Kurdistan : donc ça n’a pas de valeur. »
Alors que la zone rasée était interdite d’accès et verrouillée par la police, des pierres en basalte utilisées pour bâtir les édifices les plus anciens en ont été sorties et parfois revendues au marché noir. Le 30 mars 2021, l’agence de presse Mezopotamya a révélé la construction illégale par un cacique local de l’AKP3 d’un restaurant de trois étages en plein cœur de la zone classée de Sur, avec des pierres volées provenant des anciennes maisons détruites. Quant aux gravats restants, qui auraient pu servir à reconstruire à l’identique le quartier, « une partie a été jetée dans le fleuve, dans le Tigre, d’autres dans des déchetteries ». Pour Serefxan Aydın, se débarrasser ainsi des matériaux de construction originels est délibéré : c’est une autre manière de faire disparaître à la fois les traces des combats et la mémoire de Sur. « Si on avait été dans un autre pays, tout aurait été fait pour s’approprier cet héritage, pour le restaurer. Ici, l’État a fait l’inverse. Ce patrimoine n’est pas le sien, ne fait pas partie du pays, ça fait partie du Kurdistan : donc ça n’a pas de valeur. Mais ça n’appartient pas qu’au Kurdistan, c’est un patrimoine mondial et c’est ce que dit l’Unesco, c’est un bien commun de l’humanité. »
Dans le périmètre en reconstruction, longtemps interdit d’accès, des maisons achevées cohabitent avec quelques ruines du passé, des monuments historiques censés être rénovés et d’autres habitations encore en cours de chantier. Énormes parallélépipèdes de béton à la façade nue peinte en blanc, en attendant d’être recouverte de dalles imitant l’ancien, ces maisons ressemblent à un décor de cinéma. Car c’est finalement bien ce dont il s’agit : un énorme décor pour « la nouvelle Tolède » voulue par l’AKP afin d’attirer les touristes et les riches étranger·es. Ceci autour d’un patrimoine folklorisé.
Alors que les ruines de Sur sont encore fumantes et que, dans d’autres quartiers, les insurgé·es résistent toujours, l’ancien Premier ministre Davutoǧlu a visité Diyarbakır début février 2016. Parlant des villes kurdes, il déclara à cette occasion : « Ces villes se sont développées dans les années 1990 de manière incontrôlée et déformée. Même si ces événements ne s’étaient pas produits, il s’agissait de lieux destinés à une transformation urbaine. […] Les maisons, mosquées, églises et auberges classées seront restaurées sans endommager la texture architecturale de Diyarbakır. Nous allons reconstruire Sur de telle manière qu’il devienne un endroit que tout le monde veuille voir, tout comme Tolède. »
« L’histoire multi-ethnique de Diyarbakır ne rentre pas dans le récit national que la République turque a voulu créer à sa fondation. »
De lieu de vie, Sur doit ainsi être transformé en vitrine : les monuments historiques n’y sont plus qu’une attraction parmi d’autres. L’histoire multi-ethnique de Diyarbakır ne rentre pas dans le récit national que la République turque a voulu créer à sa fondation. S’il préfère revendiquer l’héritage ottoman plutôt que kémaliste4, sur la question de l’identité nationale turque, le régime d’Erdoğan n’a que peu changé par rapport à ses prédécesseurs, rejetant toute revendication identitaire des autres peuples de Turquie. Folkloriser quelques monuments permet de mieux oublier que les Arménien·nes et les Syriaques ont été massacré·es, que les Juif·ves ont été poussé·es à l’exil et que l’on dénie aux Kurdes le droit à l’autodétermination.
Pour correspondre aux ambitions de l’État, le petit aéroport de Diyarbakır, situé dans la ville, a été remplacé par une immense construction aux ambitions démesurées en périphérie : il fait figure d’énorme coquille vide. Les pistes semblent davantage utilisées par les avions de combat. Leur rugissement déchire régulièrement le ciel, parfois à plusieurs reprises dans une même journée : de quoi rappeler aux habitant·es, s’il le fallait encore, la guerre acharnée que mène l’État contre le PKK dans les montagnes du sud-est du pays. L’aéroport fournit un exemple de la manière dont infrastructures touristiques et militaires peuvent aller de pair.
Des profits pour les entreprises de l’ouest
L’État turc prétend avoir investi 13 000 000 TL5 dans la reconstruction de Sur. Mais, d’après Serefxan Aydın, cet argent ne profite guère aux entreprises locales. « 50 édifices lourdement atteints sont en restauration par des entreprises venues d’Ankara. Tout vient de l’extérieur. Il n’y a que des entreprises turques, d’Ankara. Aucun local n’est investi. Ils sont assis à Ankara dans leurs bureaux et font des projets sur Sur. Vous avez peut-être vu les nouveaux édifices ? Ils sont horribles, absurdes. On a l’impression d’être dans une maquette 3D. Ils ont fait des villas, des maisons qui n’ont rien à voir avec l’identité locale. Les travaux de restauration ou de construction à Diyarbakır doivent normalement inclure des pierres de basalte venant de la région : c’est ce qui fait l’identité locale. C’est une obligation. Pour correspondre à cette loi, ils ont fait venir de la pierre de Kayseri. La pierre de basalte est normalement travaillée à la main : celle qu’ils utilisent est coupée avec des machines, toutes droites. C’est comme un jeu. Aucun sérieux, aucune considération pour l’héritage historique. »
« Sur le chantier, quelques ouvriers s’affairent à achever les finitions d’une maison. Ils parlent kurde. »
Sur le chantier, quelques ouvriers s’affairent à achever les finitions d’une maison. Ils regardent avec étonnement les promeneurs et les promeneuses entrer dans la zone, ouverte par erreur, semble-t-il, le temps de quelques jours. Ils parlent kurde. Quelques entreprises locales proches de l’AKP ont également pu bénéficier du ruissellement des financements étatiques. « Les nouvelles maisons ne sont pas construites pour les habitants ici. Tout ce qui est à Sur appartient à l’État, ils ont racheté les maisons pour une poignée d’argent. Pour faire partir les gens de chez eux, ils ont tout fait pour baisser la valeur des maisons. Les pauvres qui habitaient là-bas ont été contraints de partir, contre leur gré. L’État rachète les maisons de force, les gens vont dans des bidonvilles, les nouvelles habitations sont vendues aux enchères. » Les politiques d’expropriation concernent notamment des quartiers peu endommagés par les affrontements, comme Ali Pasa et Lalebey.
En juin 2017, désespérée à l’idée de perdre son logement où elle vivait avec son fils handicapé, une habitante nous racontait que l’État a approvisionné de force son compte bancaire avec l’argent des dédommagements. Pour une voisine, ce fut le propriétaire du logement qu’elle louait qui a vendu les murs sans la prévenir. Malgré un recours en justice, entre 3 000 et 5 000 familles finiront par devoir abandonner les lieux aux engins de chantier. Les dédommagements des habitant·es vont de 30 000 à 100 000 TL (un mois de loyer dans un appartement familial neuf tourne autour de 1 000 TL). Une somme dérisoire face au prix des nouvelles maisons, dont certaines se vendent aux alentours de 1 000 000 TL. « L’État a vraiment fait du business », poursuit Serefxan Aydın. « Il est même possible que des maisons aient été vendues, voire données à des gens proches du parti [AKP], de l’État. Certaines agences immobilières ont racheté ces maisons et les revendent encore plus cher avec des annonces du type : Maisons de Diyarbakır à revendre avec vue sur Sur
. » L’État compte aussi profiter de retombées financières indirectes avec l’arrivée d’une nouvelle population fortunée… et acquise à sa cause.
Outre le gain économique direct permettant d’acquérir à bas coût des terrains à forte valeur ajoutée, le faible montant des dédommagements a des conséquences collatérales utiles pour la politique de pacification de l’État. Issa a fait partie des premiers à quitter le quartier, en 2011, pour aller vivre dans un appartement d’un immeuble TOKI6 au milieu d’une forêt d’autres bâtiments, tous construits sur le même modèle. Chaque jour, ils étendent un peu plus leur emprise sur la cité. Issa regrette amèrement son choix ; il se sent trompé par le pouvoir, qui lui avait promis un beau logement avec un jardin à disposition : le voilà à une heure de trajet de son ancien voisinage. Pour acheter son logement, il a dû prendre un crédit à la banque Ziraat — contrôlée par le régime — car le dédommagement perçu pour son ancienne maison ne suffisait pas à le payer intégralement. Avec les taux d’intérêts appliqués, il est maintenant endetté pour 20 ans. La population de Sur est souvent précaire : petit·es commerçant·es, travailleur·ses journalier·es ou sans emploi. La vie dans les autres quartiers est chère, en particulier avec la crise économique — accentuée depuis le début de la pandémie de Covid-19. Les loyers ont grimpé en flèche ; il faut ajouter un budget pour le transport car les quartiers de relogement sont souvent éloignés, ce qui n’incite pas à visiter ses ancien·nes voisin·es, et pose des contraintes supplémentaires pour trouver du travail.
« Le but de ces projets est de briser la société kurde. Si nous partons, nous serons comme des poissons hors de l’eau. »
Baxtiyar, né dans le quartier et propriétaire d’un salon de thé, nous témoigne de sa colère : « Ils vendent les gens comme une vulgaire marchandise. Le but de ces projets est de briser la société kurde. Si nous partons, nous serons comme des poissons hors de l’eau. Tout est fait pour leur profit. Ils veulent montrer leur pouvoir et corrompent les gens avec leur argent. C’est comme si l’État faisait la conquête de Sur. Quand les gens sont relogés, ils sont éclatés et mélangés aux habitants d’autres quartiers. Les liens sociaux sont brisés, les gens isolés. » Dispersion de la population de Sur dans des quartiers éloignés, fracture des liens sociaux, endettement : autant de choses qui contribuent à étouffer les volontés de contestation, par ailleurs fortement réprimées par la police et le système judiciaire lorsqu’elles s’expriment malgré tout.
Un urbanisme de conquête
Les transformations urbaines ont aussi pour objectif de marquer la domination de l’État et de son idéologie sur des terres qui lui sont hostiles. « Six commissariats ont été construits à Sur », détaille Serefxan Aydın. « Ils ont élargi les routes et les rues juste pour mieux les relier, les connecter. Dans Baglar, un quartier politisé, où vit une base militante solide, ils ont transformé le centre de santé en commissariat, le centre de jeunesse aussi, je crois. Le foyer pour enfants, pareil. Et c’est la même chose à Cizre, Nusaybin. Ça, c’est le volet sécuritaire. »
En effet, tels des champignons, des commissariats et autres bâtiments militaires aux allures de camps retranchés poussent à travers la ville, entourés de hauts murs de béton gris surveillés par des caméras, au-dessus desquels un énorme drapeau turc plane, jetant son ombre sur les alentours. Plutôt rare avant 2016, le tissu national rouge flotte désormais sur le basalte noir des remparts de Sur. Sur les grands axes routiers, de petits portraits du président turc sont accrochés aux lampadaires. À travers cette iconographie nationaliste, l’État affirme haut et fort qu’il est en terrain conquis. « L’AKP est pro-islam, reprend l’architecte, il y a des mosquées partout. Des mosquées absurdes en béton, même s’il y en avait déjà une là avant, des mosquées immenses. Ça n’a pas de sens. Mais c’est pour gagner en pouvoir. Après la reprise en main par les kayyum, des espaces verts ont été transformés en mosquées. » Et de conclure sombrement : « Ils façonnent les villes selon leur idéologie. »
Photographies de bannière et de vignette : Loez
- Parti démocratique des peuples : coalition de partis de la gauche turque et kurde progressiste, parmi lesquels le parti pro-kurde DBP, dont le programme s’inspire du confédéralisme démocratique.[↩]
- Personnage influent dans son quartier : il joue un rôle de médiateur entre habitant·es ou structures officielles.[↩]
- Parti de la justice et du développement : il est au pouvoir en Turquie depuis 2002. Recep Tayyip Erdoğan en est le président général depuis mai 2017[↩]
- Ou atatürkisme. Idéologie fondatrice de la République de Turquie, telle que définie par Mustafa Kemal Atatürk.[↩]
- Livre turque.[↩]
- Entreprise d’État construisant des logements bon marché.[↩]
REBONDS
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