Texte inédit | Ballast
Le 21 février dernier, une année jour pour jour après la proclamation, par le président russe, de l’indépendance des régions de Donetsk et Lougansk, en Ukraine, le Kremlin a annoncé la suspension du dernier accord sur l’armement liant les deux pays les plus armés au monde en matière nucléaire : les États-Unis et la Russie. Quelques semaines plus tôt, l’une des membres de notre rédaction se trouvait en Pologne, pays membre de l’OTAN — organisation militaro-industrielle impérialiste fondée durant la guerre froide — le plus proche des frontières russes. La Pologne participe à fournir des armes à l’Ukraine et a accueilli plus de 1,4 million de réfugiés depuis la criminelle invasion poutinienne. Dans ce pays gouverné par le nationaliste Andrzej Duda, une loi oblige, depuis le 1er mars, les réfugiés ukrainiens à payer leur place dans les centres d’accueil après quatre mois de présence. Que se passe t‑il à la frontière polonaise ? Un carnet de bord aux côtés de celles et ceux qui, parmi la population, les associations et les collectivités locales, s’investissent en faveur de la solidarité avec les exilés de guerre. ☰ Par Maya Mihindou
« Au cours de l’année 2022, la provenance des Ukrainiennes et des Ukrainiens qui traversaient la frontière dépendait des territoires ciblés par les attaques russes. À présent, ils viennent de tout le pays. » Victoria est née en 2000. Elle est originaire de la ville de Lublin, à l’est de la Pologne, située à une dizaine de kilomètres de la frontière avec l’Ukraine. Nous nous entretenons longuement dans une antenne de l’association polonaise Homo Faber, située dans le centre de la commune. L’adresse m’avait été soufflée, plus tôt, par Zuzanna, une femme rencontrée à la gare ferroviaire. Investie dans le circuit de solidarité de la ville, Zuzanna m’avait expliqué le profil des quelque deux cents personnes arrivant d’Ukraine chaque jour par la gare — des femmes, des enfants, des personnes handicapées ou des hommes âgés. « Ceux qui sont en âge de se battre n’ont pas l’autorisation de quitter leur territoire. » Ces chiffres varient selon la météo, avait-elle souligné. « Le temps est plutôt clément en ce moment, alors nous avons moins de monde. La semaine dernière, il neigeait, ce n’était pas pareil. Si la neige revient, nous aurons un afflux de réfugiés. » Ici, celles et ceux qui fuient l’Ukraine ont parfois marché depuis la petite ville de Chelm, après avoir été déposés au poste de frontière. « C’est la solution la moins chère. »
Le mari de Zuzanna est ukrainien. « Les gens sont investis ici car on se sent en danger, le conflit est tout près. Ce n’est pas pareil près de la frontière allemande… » Victoria, rencontrée peu après, me confirme cette réalité. « La Pologne et l’Ukraine ont en commun une histoire traumatique compliquée. On aurait donc pu s’attendre à ce que les relations entre les personnes le soient tout autant, mais je dois admettre que le Lublin Social Committee n’a pas été seulement une affaire de coopération, c’est devenu un mouvement social bien réel… » La jeune femme de 22 ans, cheveux blonds portés au carré, parle — c’est ma chance — un anglais parfait. Avant le début de la guerre, Victoria débutait une carrière de comédienne et travaillait dans un centre culturel. « Dès que ça a commencé, ils ont installé une cellule de crise dans la cave. Je suis d’abord venue apporter de la nourriture aux réfugiés, et finalement je suis restée. Ça a été un moment très chaotique et difficile. » Il a fallu quelques semaines pour que la ville de trois cent mille habitants s’organise afin d’accueillir correctement les exilé·es de la guerre qui cognait alors, à leur porte. « Nous avons reçu nos premières formations à l’aide humanitaire grâce à l’association britannique Refugee Council, qui en dispense dans le monde entier en appliquant des standards internationaux. Quelques mois plus tard, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés s’est rendu à Lublin pour ouvrir un Community Centre1. En Pologne, je pense qu’il y en a désormais quatre du même type aujourd’hui. » Cette formation implique la prise en compte du travail et de l’expérience des associations locales pour permettre une aide efficace.
« Si une personne russe venait à moi et me demandait de l’aide, je l’aiderais. C’est une question d’éthique, même si je ne préfère pas trop y penser. »
L’organisation dont elle est partie prenante fait d’ailleurs coopérer diverses ONG, la municipalité, ainsi que la contribution qu’est susceptible d’apporter tout un chacun. « Nous avons pu proposer de l’aide dans 23 domaines les deux premiers mois : aide administrative, accompagnement psychologique, distribution alimentaire assurée grâce à des collectes. Nous avons mis en place un hôtel international pour femmes et enfants — y compris des femmes enceintes qui peuvent y accoucher — qui bénéficient d’un accompagnement psychologique suite à leur expérience des violences de guerre. » Si Victoria, en tant que porte-parole de son association, se doit de rester neutre, son implication reflète celle de nombreux Polonais et Polonaises de la jeune génération. « Beaucoup ont refusé de rejouer des oppositions historiques. Les gens disaient : On s’en fiche de ce qu’on pense des Ukrainiens, il faut qu’on leur vienne en aide
», me raconte-t-elle. Une aide apportée aux Ukrainien·nes en exil, mais aussi aux Biélorusses ayant réussi à s’extraire. « La Biélorussie est aussi dans le conflit, ce qui crée des problèmes entre Ukrainiens et Biélorusses. Et si une personne russe venait à moi et me demandait de l’aide, je l’aiderais. C’est une question d’éthique, même si je ne préfère ne pas trop penser aux Russes… »
De cette rencontre avec Zuzanna et Victoria, je n’ai aucune photo.
Je suis venue en Pologne sans appareil. C’est la première fois, en vingt ans, que je pars en laissant mon matériel, trop lourd et volumineux, au profit de vêtements chauds — on est en décembre et j’ai fait la route intégralement en train depuis Marseille. Mais — je le découvrirais une fois sur place —, ici également, de Varsovie à Cracovie, de Lublin à Chelm, de Chelm à Dorohusk, l’hiver déserte. La température n’est pas glaciale. Il y a bien des blocs de neige crasseuse çà et là (des restes de la semaine précédente), mais le fond de l’air est doux malgré tout. J’avais quelques raisons de fuir l’ambiance des fêtes de fin d’année pour débarquer en Pologne. Les raisons ont muté au fil des trains, s’adaptant ensuite à la marche. C’est que je n’avais pas réalisé combien y venir serait un pèlerinage. L’Italie m’avait fait cet effet également : découvrir Rome dans mes jeunes années avait été comme s’assoir au carrefour des mémoires horizontales de l’Europe. Nous y avons tous et toutes, de la République tchèque à l’Espagne, de la France à la Croatie, un morceau d’histoire en commun ; l’Italie est stockée, caillou par caillou, dans notre inconscient depuis l’enfance. Et pour cause ! Rome retient la mémoire dans ses grosses pierres.
La Pologne, elle aussi, m’a sauté au visage au contact des traces d’une histoire commune : celle de la Seconde Guerre mondiale qui l’a écorchée et qui en fait un centre nerveux de la vieille Europe. C’en est même l’œil du cyclone, des villes entières détruites, entièrement reconstruites presque à l’identique : il faut voir et s’émerveiller devant Varsovie, repoudrée encore plus au temps de Noël. La Pologne a pour malheur d’avoir été la base arrière des nazis et de l’imaginaire qu’ils ont plaqué sur le reste du continent, après partage et trahison du bloc colonial soviétique. Ce sont les corps, l’histoire et la culture des Juifs et des Juives du pays, niés et détruits (90 % des personnes juives polonaises ont été assassinées durant cette période), dont l’absence peuple les rues de la moindre commune. Je suis allée dans chaque cimetière. Et je suis allée à Auschwitz, archive fondamentale. Cette affaire de destruction massive des populations m’est familière, moi qui appartiens à la diaspora noire. J’ai écrit quelque part : Avec la pierre, il est vrai, on ne peut oublier la forme initiale des choses. Où je vis, la pierre me peuple aussi. Europe ! lente, lourde, écrasante, toi qui crèves tes propres loups.
La mémoire de la guerre, je le découvre au fil des conversations, structure aussi l’implication des populations polonaises — ce que me rappelle Victoria en évoquant les « tensions historiques ». « La population de Lublin a une perception différenciée de l’accueil des réfugiés venus d’Ukraine selon les générations. » Les anciens craignent davantage l’arrivée des Ukrainien·nes sur leur sol : « C’est à cause de la Seconde Guerre mondiale, car pas loin d’ici il y avait un camp de concentration. La ville hérite d’une histoire d’écrasement… Mais les jeunes ont aussi des amis ukrainiens, biélorusses, russes ! Ce n’est pas pareil », prend-elle le temps de m’expliquer pendant que deux bénévoles apportent du matériel destiné aux réfugié·es : des couches, du lait en poudre, des protections hygiéniques, des savons et des médicaments s’amoncellent autour de Victoria. « Apporter de l’aide aux Ukrainiens et aux Ukrainiennes a soulevé des questionnements profonds chez nombre de gens, car on a beaucoup de mauvais souvenirs avec l’Ukraine. Celles et ceux qui ont voulu aider inconditionnellement sont encore là, comme ceux qui étaient déjà contre l’accueil le sont toujours. Comme partout ailleurs, c’est aussi affaire de politique, de divergences entre la gauche et la droite. »
« Cette affaire de destruction massive des populations m’est familière, moi qui appartiens à la diaspora noire. »
Je découvre à l’est de la Pologne une ville dynamique, au centre marchand coloré par les lumières et les bâtisses rouges, recouvertes par endroit de mosaïques et des chats d’Andrzej Kot. Les repères du capitalisme mondialisé ne nous désorientent pas tant — surtout dans un pays où la période des célébrations dure un mois. Les nombreux visages d’Afrique de l’Est, croisés ici et là, m’intriguent par leur nombre : ce sont des étudiants et des étudiantes en échange universitaire. Je discute avec Gloria, originaire de Tanzanie et étudiante en biologie, arrivée peu avant l’invasion dans le pays voisin. Elle n’avait alors pas les outils pour saisir pleinement les enjeux de la guerre. Ne parlant pas le polonais, tout lui paraissait assez lointain. C’est en voyant arriver, dans sa colocation, deux femmes ukrainiennes et leurs enfants que la jeune femme a pris la mesure de ce qui se déroulait de l’autre côté de la frontière.
De Lublin, je prévois de me rendre à Chelm puis à Dorohusk : des villes toujours plus débraillées, raides et laides, à mesure qu’on se rapproche de l’Ukraine. Les lieux de passage — les frontières — sont perpétuellement des espaces à part, de drôles de territoires mal délimités, des espèces de non-lieux où des logiques hors du monde se jouent ; c’est un pas qu’il m’importe de faire dès que ça m’est possible. Éprouver le passage, m’y asseoir, observer, poser quelques questions. Ce point d’entrée en est un parmi de nombreux autres entre les deux États. « Medika et Przemyśl, deux communes, sont d’autres points d’entrée à la frontière. Przemyśl a son propre système d’entraide. » La guerre ayant privé des millions de gens de leur logement en quelques mois, « on sait que beaucoup de petites villes accueillent des personnes réfugiées », m’expliquait Victoria.
Son association a mis en place une équipe mobile avec pour objectifs d’apporter des formations, de l’aide et des ateliers dans les petites villes alentour. « Nous n’avions pas l’ambition de faire plus, car c’est déjà beaucoup de travail. » Avant de partir vers Chelm, je trouve finalement un petit format argentique, proche de l’appareil jetable. La bénévole d’Homo Faber ne tient pas à être prise en photo. « La ville de Lublin fait partie de celle qui ont su tenir sur la durée concernant l’entraide et l’accueil — c’est-à-dire plus de quinze jours. Parmi les volontaires, il y avait des personnes ukrainiennes qui vivaient sur place et qui ont dû accueillir leur propre famille. Nous avons beaucoup encouragé nos bénévoles car nous savions que leur nombre allait baisser. C’est ce qui a éteint de nombreuses cellules d’entraide dans d’autres villes : c’est normal, au bout de deux mois, les gens ne peuvent plus donner la même énergie. » Faire des passerelles entre associations afin de faciliter le partage d’expérience et de savoir-faire et ne pas infiniment reproduire les mêmes échecs : voilà ce qui lui tient à cœur. « Si les personnes en demande d’aide se sentent légitimes à émettre des critiques c’est qu’elles vous font confiance, qu’elles sont en attente d’une réaction. Mais s’il n’y a pas de réaction ? » Elle interroge la prise en compte des « différences culturelles ». « Non seulement les gens n’osaient pas nous faire de retour, mais pire que ça : ils n’osaient plus rien dire car ils avaient peur qu’on ne leur fournisse plus d’aide ! Ce qui est plus grave, car il est de notre responsabilité, nous, bénévoles, d’apaiser les craintes. »
À Chelm, je dors une nuit.
Je visite la mine de craie, évènement géologique sur laquelle est construite la ville, rendant par endroits ses fondations fragiles — des couloirs souterrains s’enfoncent dans le ventre de la terre. Des mannequins de plastique, grimés en ouvriers de la mine, y sont disséminés, mais le lieu est surtout une attraction destinée à effrayer les enfants. Je trouve le lendemain un taxi pour m’emmener vers Dorohusk, dernière bourgade avant l’Ukraine. Mon chauffeur, Grzegorz, est un homme âgé aux traits secs, la peau comme grattée par un whisky local. Il ne parle pas un mot d’anglais et nous communiquons avec le module de traduction de son smartphone. Il me dit : « À Chelm, beaucoup d’Ukrainiens sont installés là depuis longtemps. » Et aussi : « Les populations aident davantage que l’État. » Et encore : « Les hommes ukrainiens en âge de se battre n’ont pas le droit de partir de leur pays. Ils sont refoulés à la frontière. » Et puis voilà que son visage se durcit : « De nombreux jeunes hommes polonais partent sur le front ukrainien et y meurent. » Nos phrases sont courtes, l’homme n’est pas bavard et la route n’offre aucun spectacle.
Une usine de chaussures enfume le ciel.
Des maisons délabrées perdues dans la mouillure de l’hiver.
Au loin, une forêt grise.
« Les opposants sont traqués et tentent de fuir pour entrer en Pologne. Mais dans mon pays il n’y a pas de véritable loi pour les exilés. »
Je repense aux échanges avec Victoria. Elle m’a raconté le sort des réfugié·es biélorusses cachés dans les forêts autour de la frontière. « La police se comportait plutôt bien avec les réfugiés ukrainiens. Mais à la frontière biélorusse, c’est autre chose… Ils sont violents et infects. » La forêt de Białowieża, l’une des dernières forêts primaires d’Europe (classée au patrimoine de l’Unesco), relie la Pologne à la Biélorussie. Malgré l’attention environnementale dont elle bénéficie, l’État polonais a fait le choix, en 2022, de la trancher en deux. Un mur « anti-migrants » de près de 200 kilomètres a été construit, traversant la forêt, entravant les hommes et femmes de diverses nationalités qui tentent de passer la frontière. Empêchant ses habitants − les animaux sauvages − d’y circuler.
La frontière biélorusse est à quarante minutes de notre route, vers le nord, près de la commune de Wlodawa. On y est à l’intersection de la Pologne, de l’Ukraine et de la Biélorussie — fermée à triple tour. Considérée comme une base arrière pour l’armée russe, les réfugié·es qui fuient le pays aux mains de l’autocrate Loukachenko, allié de Poutine — il y a peu, ce dernier plaisantait face caméra sur qui de l’un ou l’autre était le plus « toxique » —, n’ont pas le droit d’entrer en Pologne. Victoria, de sa place de bénévole, m’a parlé d’une réalité d’hyperviolence à cet endroit de la frontière. « Il y a clairement un traitement à deux vitesses. Les gens qui tentent de fuir la Biélorussie se font violemment refouler. Ils fuient à cause des manifestations qui se sont tenues en Biélorussie, violemment réprimées par Loukachenko. Les opposants sont traqués et tentent de fuir pour entrer en Pologne. Mais dans mon pays il n’y a pas de véritable loi pour les exilés. S’ils ne fuient pas la guerre ou s’ils n’ont pas besoin d’une aide humanitaire, ils ne peuvent pas entrer. C’est terrible, car n’importe qui arrivant d’un pays étranger devrait avoir droit au respect de ses droits fondamentaux. » Ceux qui fuient le régime, me précisait-elle, sont contraints d’errer non loin des points de frontière — et, avec eux, des migrant·s d’Asie centrale, du Moyen-orient ou d’Afrique sub-saharienne. « Des humanitaires viennent les voir. Ils n’ont pas le droit de passer la frontière polonaise, mais à ce stade, ils ne peuvent plus revenir en arrière dans leur pays. Alors ils meurent dans les forêts. »
La Pologne est l’État membre de l’OTAN le plus proche de la Russie ; elle possède une armée puissante, largement alimentée par les États-Unis. En 2017, d’ailleurs, l’OTAN décidait d’y disposer l’un de ses quatre « groupements tactiques » (forces militaires opérationnelles), conjointement aux pays baltes (Estonie, Lituanie et Lettonie). Sur une route parallèle à celle où nous roulons, des camions d’approvisionnement stationnent en file indienne. Des enseignes aux noms bariolés, venues du monde entier : Ehrmann (Allemagne), Evergreen (Taiwan), Awe Transport (Danemark), Alliance Energo Trade (transporteur de pétrole et gaz pour l’Ukraine), Paliwo z ARGE (entreprise de carburant polonaise), Elme Messer Gaas (entreprise estonienne), B2P web. La bourse de fret (France), et d’autres allemandes, de Norvège ou d’Angleterre, et ainsi sur des kilomètres — près de quarante certains jours, précise Grzegorz. Ces camions attendent d’entrer par un trou de souris en Ukraine. Les denrées économiques circulent toujours plus aisément que les humains. Une banalité que les frontières laissent voir.
La voiture s’arrête peu avant le checkpoint.
Je descends.
« Qui sommes-nous vraiment pour évaluer la gravité d’une situation ? Pour dire : toi, ton problème est plus important que le sien, tu peux entrer mais pas toi ! » C’est ce que Victoria me soufflait la veille. S’ils bénéficiaient, les premiers mois de la guerre, d’un accueil extrêmement organisé (rappelons tout de même que ce n’était pas le sort de celles et ceux qui n’avaient pas la nationalité ukrainienne), les réfugié·es ukrainiens qui entrent aujourd’hui en Pologne commencent à agacer… « En vérité, à présent, nous avons de nouveaux soucis avec la police qui surveille la frontière ukrainienne : ils commencent à trier les réfugiés. Ils se font arbitrairement juges de leur capacité à entrer en Pologne. S’ils estiment qu’ils ne sont pas en danger immédiat, s’ils ne fuient pas des bombardements, ils ont moins de chances de réussir à rentrer. J’ai demandé à une avocate s’il était plus utile pour les réfugiés de mentir sur leur provenance pour éviter de se faire refouler. Elle m’a dit que ce n’était pas une bonne idée car la police peut facilement le vérifier. Je ne sais pas si ces tris arbitraires répondent à des ordres du gouvernement, ou si les policiers agissent de leur propre fait. »
« La Pologne est l’État membre de l’OTAN le plus proche de la Russie ; elle possède une armée puissante, largement alimentée par les États-Unis. »
Je fais les quelques pas qui me sortent de l’Union européenne, indiquée par un panneau. Mais je ne verrai pas le lac de Yahodyns, du côté de l’Ukraine. Je prends des photos sans viser droit ; je me sens surveillée par un homme qui encadre le contrôle des camions. Plusieurs mois en arrière, sur cette même route, des centaines de milliers de personnes foulaient ce passage après avoir piétiné des heures, les doigts serrés sur une valise, un masque chirurgical sur le nez, leur vie laissée derrière elles. Je me remémore les « mises en garde » de Vladimir Poutine, quelques semaines avant le 24 février 2022, concernant la proximité d’armes de l’Occident près des frontières russes : « Si des systèmes de frappe apparaissent sur le territoire ukrainien, le temps de vol vers Moscou sera de 7 à 10 minutes, et de 5 minutes en cas de déploiement d’une arme hypersonique. Imaginez. […] Nous devrons alors créer quelque chose de similaire. » Il avait clamé ça lors d’un forum. « Créer de telles menaces serait une ligne rouge pour nous. Mais j’espère que nous n’en arriverons pas là. Et que le bon sens, la responsabilité pour nos deux pays et la communauté mondiale finiront par l’emporter. »
« Bienvenue dans l’Union européenne », fait le panneau alors que je rebrousse chemin.
Je garde en tête que le chef de guerre russe reconduit, là, un geste qu’il n’a pas inventé. Le peuple ukrainien qui se bat, résiste ou fuit, de l’autre côté de la frontière, agit sans oublier ce que l’empire soviétique a fait aux générations qui l’ont précédé.
« Selon les statistiques, le nombre d’entrées des Ukrainiens ne va pas en s’accroissant particulièrement. » Victoria me l’avait précisé : les associations se doivent de venir en aide à l’ensemble des réfugié·es, quel que soit leur statut social. « Même les personnes aisées ont besoin d’aide une fois qu’elles ont fui. Les différences de classes se ressentent davantage au niveau de la corruption. La Pologne est un pays très corrompu. Dans l’accueil des réfugiés, elle aggrave les différences de traitement. Tout s’achète, l’aide aussi… »
Dans sa voiture, Grzegorz s’agite. Il faut repartir vers Chelm puis reprendre un bus pour Lublin, puis mon train pour Varsovie. « Bien sûr, la Seconde Guerre mondiale a laissé des séquelles ici aussi. Les conflits entre Ukrainiens et Polonais ont toujours existé. Les conservateurs se plaignent que bientôt, la Pologne sera ukrainienne — oh, mon Dieu ! Mais Lublin est une ville multiculturelle, avec des Ukrainiens, des Juifs, des Biélorusses, qui vivent ensemble. » Si les relations entre les deux pays n’ont pas trouvé le même apaisement de façade qu’entre la France et l’Allemagne, la Pologne, après tout, a grandement soutenu l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne.
Victoria ne désespère pas de reprendre un jour son travail de comédienne. Mais l’urgence de la situation la pousse ailleurs.« J’ai vécu à Poznan [ville de l’ouest de la Pologne, ndlr] pendant deux ans. Là-bas, j’ai senti que mon accent était perçu de manière particulière. Les gens m’écoutaient et me disaient tout de suite : Toi, tu viens de l’Est
. Je répondais : « Ah, je ne savais pas que ça s’entendait à ce point ». À quoi ils répondaient : Ah, mais toi tu viens de Lublin, c’est en Ukraine ! C’est quelque chose que j’ai déjà entendu, que Lublin, ce n’est plus la Pologne. » Le dernier jour, je me perds dans la ville. Je croise, pour la troisième fois depuis mon arrivée dans le pays, un centre d’entraînement privé pour apprendre à utiliser des armes de guerre. Je lis dans la presse que des militants des milieux identitaires et de l’ultradroite française viennent suivre des stages paramilitaires en Pologne.
« Il faut comprendre qu’ici, c’est particulier. Les villes frontières sont appelées kresy
. Ce qui signifie : le confin, la fin de quelque chose. C’est ainsi que l’on nous voit, nous habitants de Lublin. C’est un mot qui a une forte portée historique car kresy
, ça veut dire : le bout du monde. » Victoria tourne sa tête, pensive. C’est vrai : on est au bout du monde. Et, je peux en témoigner, c’est toujours le centre d’un autre.
Photographies de bannière et de vignette : Maya Mihindou
- Centres d’accueil, de formation et de mise en lien financés par l’Agence des Nations unies pour les réfugiés.[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre article « Se souvenir de la frontière : Gibraltar », Maya Mihindou, juin 2017