Entretien inédit | Ballast
Le 7 novembre 2024 s’ouvrira à Marseille le procès des effondrements de deux immeubles situés rue d’Aubagne, qui avaient provoqué la mort de huit personnes. C’était il y a tout juste six ans. La colère des milliers d’habitants du quartier à la merci de propriétaires peu scrupuleux est toujours aussi vive. Les cadenas condamnant les immeubles insalubres n’ont pas disparu et se partagent désormais les entrées du centre-ville avec les boîtes à clé qui donnent accès à des locations courte-durée. Dans Du taudis au Airbnb le chercheur et militant Victor Collet a écrit la chronique de ces mutations. Celles-ci trouvent leur pendant en Île-de-France, marquée par les chantiers du Grand Paris, que la grande messe olympique de l’été a accélérés. La géographe Anne Clerval est l’une des observatrices les plus avisées de la gentrification de la capitale — en témoignent ses ouvrages Paris sans le peuple et Les Naufragés du Grand Paris Express, co-écrit avec Laura Wojcik. Premier volet de notre entretien croisé : d’une ville à l’autre, les logiques de la gentrification.
Gentrification est un mot qui s’est popularisé au point de voir son sens galvaudé et ses contours devenir flous. On finit par se demander ce qu’est ce phénomène. Quelle définition en proposeriez-vous ?
Anne Clerval : La gentrification désigne une forme particulière d’embourgeoisement : un changement de population dans des quartiers populaires, qui passe par leur transformation matérielle — l’habitat, mais aussi les commerces et l’espace public. Cela peut s’accompagner d’une transformation symbolique, comme un changement d’image, mais la question du changement matériel est déterminante.
Parmi les principaux facteurs structurels, il y a d’abord la désindustrialisation, qui laisse des espaces vacants dans les villes et change la structure des emplois — moins d’emplois ouvriers et plus d’emplois de cadres. Il y a ensuite ce que l’on nomme la métropolisation, dont les effets varient entre Paris et Marseille. Ce phénomène est lié à la mondialisation néolibérale, à la nouvelle division internationale du travail : c’est la concentration des activités tertiaires stratégiques dans un petit nombre de grandes villes des pays riches. La gentrification s’explique aussi par la spéculation immobilière et ce que le géographe marxiste Neil Smith appelle le rent gap, le différentiel de rente foncière. Le fait qu’à un endroit donné, ce que rapporte le sol ou l’immobilier est sous-évalué par rapport à leur rentabilité potentielle si leur usage changeait. Neil Smith l’a identifié comme un moteur majeur de la gentrification à New York dans les années 1970–1980.
« La gentrification désigne une forme particulière d’embourgeoisement : un changement de population dans des quartiers populaires qui passe par leur transformation matérielle. »
Paris est en ce sens une métropole mondiale, en concurrence directe avec Londres. Marseille, elle, ne l’est pas et ne peut pas jouer dans la même cour. Elle cherche en revanche à concurrencer une ville comme Lille, qui est plus petite mais plus puissante économiquement, et plus métropolisée. Une ville qui, comme elle, a été capitale européenne de la Culture, où des politiques de patrimonialisation, de rénovation et de réhabilitation ont fait qu’aujourd’hui le centre, qui était populaire et dégradé, est devenu bourgeois. Entre Marseille et Paris, les données de l’Insee montrent que les profils socio-économiques sont très différents. On a parié sur le fait que le TGV allait faire venir des Parisiens, mais ça reste à trois heures de Paris, ça ne permet pas de vivre à Marseille et de travailler à Paris. Il n’y a pas assez de pression, de demande de logements par des cadres supérieurs. À mon avis, c’est une des raisons qui expliquent pourquoi la gentrification a patiné à Marseille jusqu’à récemment.
Victor Collet : Marseille se trouve en effet plutôt dans une phase initiale de transformation pour essayer de rendre la ville attractive — ce qu’elle n’était pas jusqu’à présent. Ce qui se passe ressemble finalement plus à la transformation des banlieues du Grand Paris que tu décris dans Les Naufragés du Grand Paris Express. De mon côté, j’essaie d’analyser comment une politique de grands projets d’aménagement du territoire, entreprise sur le long terme, comme par exemple Euroméditerranée, s’est conjuguée à ce double choc que sont les effondrements de la rue d’Aubagne en 2018 d’abord, puis du confinement en 2020, pour conduire à la transformation d’un centre-ville qu’aucune politique n’arrivait à véritablement changer jusqu’ici. À cela s’est ajouté quelque chose que nous n’avions pas du tout vu venir — car justement Marseille avait mauvaise réputation — et qui a fortement accéléré cette dynamique : la touristification de masse et l’airbnbisation de Marseille.
Pourquoi Marseille est-elle tant touchée par ces dynamiques ?
Anne Clerval : Ce qui se joue à Marseille est particulièrement intéressant car c’était peut-être l’une des dernières grandes villes de France qui avait encore un centre populaire, ouvrier et immigré. Aujourd’hui, il paraît évident qu’un centre-ville est aisé, mais dans les années 1980, ce n’était pas du tout le cas. La plupart des centres-villes des villes de province étaient populaires, l’habitat y était un peu dégradé, certes, mais pas très cher. Ils pouvaient côtoyer des beaux quartiers, en général péricentraux, mais les centres anciens dégradés n’étaient pas encore prisés par les classes dominantes. Pour le comprendre, Il faut revenir sur la structuration particulière de Marseille. Les quartiers bourgeois, situés au sud, sont excentrés et périphériques. Le centre, la bourgeoisie ne s’y intéresse pas, sauf en termes d’investissement. Elle n’est donc pas actrice de la gentrification dans le sens où elle ne cherche pas à y vivre. Cela dit, ce ne sont pas non plus les bourgeois parisiens qui ont fait la gentrification de l’Est parisien. Pour rien au monde, ils ne seraient allés vivre dans le IXe ou le XIXe arrondissement, ils habitent les beaux quartiers de l’Ouest parisien. Il n’y a donc pas le même rapport à la centralité.
Ce qui est remarquable aussi à Marseille, c’est qu’il y a eu des échecs de la gentrification. Les effets d’un projet comme Euroméditerranée sont mitigés, au moins sur le plan économique. Il y a aussi le cas de la rue de la République, une percée haussmannienne à cheval sur le Ier et le IIe arrondissement qui avait déjà connu un échec à l’époque, qu’on a essayée de réhabiliter récemment et de vendre à des fonds de pension. Mais pas de chance, il y a eu la crise de 2008. Résultat, les pouvoirs publics ont dû racheter et faire des logements sociaux dans certains endroits de la rue. La dégradation de l’habitat et l’incurie des gouvernants, qui auraient pu réhabiliter avant, ont également freiné la gentrification. En lisant Du taudis au airbnb, j’ai appris que certains immeubles qui s’étaient effondrés rue d’Aubagne appartenaient à Marseille Habitat qui était censé les rénover, c’est dingue ! Est-ce que tu pourrais revenir sur ce qui s’est passé à ce moment-là ?
« Face au traumatisme et à la peur de voir son propre immeuble s’effondrer qui s’est répandue dans la ville, tout le monde s’est mis à regarder les fissures. »
Victor Collet : Le 63 de la rue d’Aubagne appartenait en effet à Marseille Habitat, donc à la municipalité, qui l’avait fait fermer en 2008 pour des travaux qui devaient démarrer en 2010 mais n’ont jamais commencé — l’exemple type des pratiques totalement opaques de la municipalité. Juste à côté, la petite copropriété du 65 se dégradait aussi. C’est un cas typique de marchands de sommeil : à l’intérieur, il n’y avait aucun propriétaire occupant, seulement des précaires, des femmes célibataires, des sans-papiers, etc. — tout ce tissu très représentatif du cœur de Marseille et du quartier de Noailles — qui sous-louaient et vivaient dans des conditions dégradées et dégradantes. Ce sont des personnes très captives du marché, puisqu’il n’y a que 4 % de logements sociaux dans un quartier où 80 à 85 % des personnes y seraient éligibles. Parmi les propriétaires qui exploitaient la vulnérabilité de ces habitants, il y a un élu au conseil régional, Xavier Cachard, dont le procès se tiendra en novembre prochain. Cachard a une triple casquette puisqu’il est à la fois propriétaire, avocat du syndic censé organiser les travaux de ces immeubles et… élu au conseil régional ! Sa ligne de défense est de dire qu’il s’est toujours rangé au diagnostic des experts. L’un d’eux, l’architecte Richard Carta, qui est aussi mis en examen, a toujours affirmé que l’immeuble était viable. Dix jours avant l’effondrement, ils ont même fait réintégrer tout le bâtiment — sauf le premier étage — après une intervention des marins pompiers.
Le 5 novembre 2018, deux immeubles, le 63 et 65 de la rue d’Aubagne, s’effondrent. Huit personnes meurent. Pour moi, ce moment incarne un effondrement moral et politique, mais aussi collectif. Une vague d’arrêtés de péril a conduit à la fermeture de 800 bâtiments, au déplacement et au délogement de 5 000 à 6 000 personnes, sans compter toutes les auto-expulsions : les squatteurs, les personnes qui pouvaient se permettre de partir, etc. Face au traumatisme, et à la peur de voir son propre immeuble s’effondrer qui s’est répandue dans la ville, tout le monde s’est mis à regarder les fissures. Comme le dit Rachid, qui vit dans un autre quartier, dans le livre : « J’avais peur, tous les matins je mesurais les fissures, je regardais si elles s’agrandissaient. » Occupant à titre gratuit, il n’a pas attendu le terme de la procédure en justice : il s’est barré.
Selon Dominique Dias, appelé au secours pour diriger le service des périls de la ville et sauver les meubles avant les élections municipales de 2020, Marseille a vécu pendant un an et demi sous un régime extraordinaire. Il était alors possible d’obtenir l’évacuation d’un bâtiment entier en moins d’un jour, et ce à peu de frais. Pour lui, les effondrements ont ainsi créé un « phénomène d’opportunité » — je rappelle qu’on parle d’une ville où il y a potentiellement 40 000 logements privés dégradés : 100 000 personnes, soit 1/8e de la population, sont concernées. La lecture de ton livre, Anne, m’a fait prendre conscience de la folie et de la démesure de ce qui était en train de se passer. Pour le projet du Grand Paris Express, qui a été doté d’un budget de 35 milliards d’euros avec une programmation sur quinze ans, il était prévu à peu près autant de délogements que ce qui a eu lieu à Marseille en seulement trois ans !
Anne Clerval : En banlieue parisienne, il n’y a pas eu cet effet d’aubaine, cette libération inédite de logements suite aux effondrements. À Marseille, même si les conditions étaient réunies pour l’explosion que tu décris — l’incurie de la mairie d’avant, l’absence de logement social et de régulation —, rien n’a été anticipé. Le Grand Paris est un mégaprojet qui, lui, est planifié. C’est l’État qui est à la manœuvre pour créer un nouveau réseau de transport transversal autour de Paris — 200 kilomètres de nouvelles lignes et 68 nouvelles gares flambant neuves — avec les JO alors en ligne de mire et pour montrer que Paris est une ville aussi forte que Londres. Il y a une volonté de transformer les infrastructures pour effacer la banlieue en faisant en sorte que des espaces qui n’étaient pas ou peu accessibles le deviennent.
« L’objectif de mixité sociale dessert systématiquement les classes populaires et va même à l’encontre du droit au logement. »
Mais c’est loin de n’être qu’un projet de transport : tout devient plus rentable quand on est au pied d’une gare. Ça facilite les investissements privés — dans l’immobilier, mais pas uniquement : les transports sont un moteur de l’accumulation. Autour de chacune de ces 68 futures gares, dans un périmètre de 800 mètres (soit 10 minutes à pied) qui équivaut, au total, à une fois et demie la superficie de Paris, des déclarations d’utilité publique ont donné plus de force à la puissance publique pour préempter ou exproprier. Ça permet de déloger des habitants et de densifier l’habitat et ça ouvre un terrain de jeu immense pour les promoteurs ! Avec bien sûr un argument écologique, puisqu’on densifie la ville et construit des écoquartiers, parfois même à la place de jardins ouvriers. Et toute cette politique de réaménagement du territoire se fait bien sûr au nom de la mixité sociale.
Cette mixité sociale vantée partout, « hégémonique dans les médias et les modèles des élus et des urbanistes », en quoi est-elle, pour reprendre vos mots, une « escroquerie intellectuelle » ?
Anne Clerval : Dans la continuité de l’idée de « seuil de tolérance » concernant l’accueil des immigrés dans les logements sociaux pendant les années 1970, les pouvoirs publics ont construit, à partir des années 1980 et les premières émeutes dans les grands ensembles de logements sociaux, l’idée selon laquelle la cause principale des problèmes sociaux serait la concentration géographique des classes populaires — et en particulier des immigrés. Des problèmes qui n’ont fait que s’aggraver depuis dans ces quartiers (échec scolaire, précarité, chômage, pauvreté, délinquance). L’État et les collectivités locales prétendent les régler en dispersant les classes populaires, comme pour diluer la pauvreté au lieu de redistribuer les richesses et les emplois. C’est doublement un leurre. D’une part parce que la cause de ces problèmes est ailleurs — dans les choix économiques faits depuis le tournant de la rigueur de 1983 et l’orientation néolibérale des politiques publiques. Et, d’autre part, parce que l’État n’a pas de moyens pour obliger les quartiers aisés à accueillir des logements sociaux et des populations précaires. Les seules mesures contraignantes applicables pèsent uniquement sur ces dernières, pour les déloger et les disperser. De fait, en France aujourd’hui, l’objectif de « mixité sociale » dessert systématiquement les classes populaires et va même à l’encontre du droit au logement. Et c’est malheureusement une idéologie, au sens marxiste du terme, qui domine les politiques urbaines. Aujourd’hui, même les élus communistes sont prisonniers de cette façon de penser. Ils n’arrivent pas à penser la ville populaire, ils pensent toujours la ville mixte.
Dans votre livre, co-écrit avec Laura Wojcik, Les Naufragés du Grand Paris Express, vous parlez d’une véritable « politique de peuplement ». C’est-à-dire ?
Anne Clerval : Nombre des futurs quartiers de gare se trouvent dans des banlieues populaires. Saint-Denis-Pleyel en Seine-Saint-Denis, par exemple, le futur hub du Grand Paris, était un quartier très dégradé, avec beaucoup de mal logés. Les gens vivaient dans les pires conditions, qui ressemblaient à celles de la rue d’Aubagne. La seule différence, finalement, c’est qu’ils ont été délogés avant que les immeubles ne s’effondrent. À la place, ont été construits des bureaux, du logement neuf en accès à la propriété à des prix comparables à Paris et un peu de logement social. Chaque commune décide de la part des logements sociaux dans ces futurs quartiers. Il n’y a pas de planification, ni étatique, ni régionale, ni métropolitaine sur la question du logement social, chacun fait un peu comme il veut. Et dans la plupart des quartiers que nous avons étudiés, les villes qui ont déjà plus de 25 % de logements sociaux se servent des quartiers de gare pour réduire leur part de logements sociaux. Elles cherchent à attirer une autre population — des Parisiens, des cadres, qui viennent parce qu’il y a une gare, du logement neuf, et que les prix sont moins chers que dans Paris — pour changer la « mauvaise image » de la Seine-Saint-Denis, car c’est un problème pour le tourisme, les investisseurs et la réputation de Paris au niveau international. Rappelez-vous ces histoires de no-go zones et qu’au moment des émeutes de 2005, la presse internationale titrait : « La France est à feu et à sang ».
La proximité avec Paris et le fait que beaucoup d’endroits encore peu denses peuvent être densifiés font de la Seine-Saint-Denis un immense rent gap. C’est un moteur, mais ça ne suffit pas. Le fait que ces endroits sont mal desservis est un premier obstacle à la gentrification par le marché, la très mauvaise image en est un autre. Il y a aussi beaucoup de grands ensembles de logements sociaux, qu’aucun promoteur ne peut transformer seul. Pour aller plus loin en Seine-Saint-Denis que les communes limitrophes reliées par le métro, où la gentrification progresse déjà, comme Saint-Ouen, Saint-Denis, Montreuil évidemment, Les Lilas, Bagnolet, etc., les promoteurs ont besoin de l’appui de l’État pour investir. Sinon c’est trop risqué. Contrairement à ce qu’on dit, les entrepreneurs capitalistes sont très frileux. Ils aiment bien être sécurisés par l’investissement public. Dans certains quartiers, certaines périphéries, le potentiel de gentrification ne peut donc se réaliser que si un investissement public conséquent permet à des investisseurs privés de récupérer la plus-value. Et c’est ce qu’on observe : les gares, par exemple, sont le meilleur argument pour vendre un logement. Pas d’effet d’aubaine, donc, mais une politique volontaire de gentrification là où le marché ne pouvait pas gentrifier seul.
« Pas d’effet d’aubaine en Seine-Saint-Denis, mais une politique volontaire de gentrification là où le marché ne pouvait pas gentrifier seul. »
Victor Collet : À Marseille, avant les effondrements, certaines choses ont malgré tout préparé le terrain. Il y a eu une vraie intervention politique, locale, que ce soit par le choix de l’abandon de quartiers entiers (Noailles, Belsunce) ou par leur revalorisation. Les deux peuvent d’ailleurs être complémentaires : la Plaine a été laissée à l’abandon pour légitimer sa rénovation en criant à l’insécurité. Et la requalification de cette place Jean-Jaurès, la plus grande du centre-ville de Marseille, située dans un quartier populaire, a accéléré cette « montée en gamme » du centre. Un des slogans lancés pendant la Marche de la Colère le 14 novembre 2018, juste après les effondrements, était : « 20 millions pour détruire une place, pas une thune pour sauver Noailles ».
Mais que se passe-t-il ensuite ? Comment la fermeture de 800 bâtiments suite à des arrêtés de péril et la vague d’auto-expulsions ont-elles accéléré la gentrification et la transformation de Marseille ?
Victor Collet : L’obligation de rénovation dans un centre très dégradé a créé une opportunité dont se sont saisis plusieurs acteurs : Euroméditerranée, pour accélérer l’expulsion des habitants et la destruction d’immeubles, de rues, voire de quartiers entiers ; des promoteurs immobiliers ; des gros propriétaires ; des agents immobiliers qui ont racheté des taudis dont le prix était en chute libre, et les ont rénovés à bas coût en profitant d’aides publiques à la rénovation pour les revendre plus cher ou les placer sur des plateformes de location saisonnière type Airbnb.
La municipalité Gaudin, qui essayait de sauver ses fesses avant les élections, a mis en place un permis de louer à Noailles afin d’empêcher la location de logements insalubres. Mais, pour échapper à cette réglementation, les marchands de sommeil, qui ont appris à contourner les règles pendant des décennies, ont placé bon nombre d’appartements en location touristique ou en meublé de saison. Dès 2019, beaucoup de personnes, et notamment les acteurs associatifs qui militent depuis très longtemps dans le quartier, comme Un Centre-ville pour tous, ont alerté sur le problème de ces meublés touristiques. Le prix à la nuitée d’un Airbnb à Marseille est passé en trois ans de 55 euros à 110–120 euros. Selon les appartements, il est possible de faire avec le marché touristique de cinq à quinze fois plus que ce qu’on gagnerait en logeant des habitants. La municipalité se défend en disant que les 16 000 annonces pour des meublés touristiques, sans compter celles qui passent hors plateforme, comptent peu par rapport à un parc de plus de 120 000 logements. Mais c’est faire complètement abstraction de la manière dont ça pèse sur le reste du marché immobilier. Le nombre de logements disponibles est passé de 13 000 locations en longue durée en 2020 à moins de 3 000 en 2023. Quasiment dans le même temps, le nombre d’annonces disponibles sur la plateforme de location Airbnb est passé de 4 500 en 2016, au moment de l’Euro de football, à plus de 16 000 en 2022. Les courbes se croisent complètement.
Le quartier où le remplacement de taudis par des Airbnb a été le plus visible, c’est Noailles et en particulier la rue d’Aubagne. Des bâtiments fermés pendant trois ans pour rénovation ont rouvert pour accueillir des valises à roulettes et des touristes. Deux ans après l’arrivée du Printemps marseillais à la mairie en 20201, un observatoire de la gentrification a été créé. Le travail de cartographie qui a été fait a montré que le tourisme de masse, qui jusque-là restait concentré sur le Vieux-Port, le Mucem et les grands axes circulatoires pour touristes au sud, touchait désormais des quartiers considérés comme impénétrables. Pour aider à ouvrir les yeux sur ce qu’il se passe, des collectifs militants organisent des balades urbaines. Visuellement, ça fait un choc : juste à côté des cadenas municipaux et des portes blindées anti-squat qui condamnent des bâtiments en péril, il y a maintenant des dizaines de boîtiers à clés des Airbnb. Ce changement aussi violent qu’inattendu est aussi lié à un autre facteur : le confinement a amplifié la gentrification. Beaucoup de personnes ont déboulé à Marseille — pas dans les quartiers Nord évidemment — parce que les prix au mètre carré sont ceux d’Aubervilliers mais avec vue sur mer. Des quartiers entiers sont aujourd’hui en voie de gentrification, notamment les plus contre-culturels et militants comme ceux de La Plaine, le Cours Julien, mais surtout Noailles.
« Beaucoup de personnes ont déboulé à Marseille parce que les prix au mètre carré sont ceux d’Aubervilliers mais avec vue sur mer. »
Anne Clerval : L’habitat insalubre était aussi une réalité à Paris, dont on est en train de venir à bout par le marché privé, mais surtout par le fait que la mairie préempte et démolit les immeubles insalubres pour faire du logement social. J’ai montré dans mon travail2 que cela pouvait accompagner la gentrification, mais c’est tout de même autre chose qu’une politique fondée sur Airbnb. À ce sujet, les propriétaires privés qui veulent louer sur Airbnb doivent théoriquement demander une autorisation. Qu’a fait la nouvelle municipalité de gauche à Marseille ?
Victor Collet : À la surprise générale, en 2020, le Printemps marseillais a remporté les élections municipales. Mais avec cette coalition de gauche — qui est d’ailleurs rapidement devenue une municipalité plus socialiste qu’arc-en-ciel, car six mois à peine après l’élection de Michèle Rubirola à la mairie, c’est Benoît Payan, un cacique du PS, qui a pris les rênes — les choses ne bougent pas tellement. Ils sont pris de court. Dominique Dias le dit clairement : « Ils ont gagné la municipalité, ils n’ont pas pris la ville. » Marseille étant une ville très pauvre, la mairie a donc peu de ressources. L’ancienne adjointe à l’urbanisme Mathilde Chaboche, débarquée depuis par le Printemps marseillais, disait dans une réunion publique que « sans l’apport du privé, en particulier des locations de saison, on ne s’en sortirait pas ». Comme la municipalité Gaudin avant eux, ils attendent du privé qu’il améliore la vie des habitants et qu’il prenne en charge la rénovation du centre-ville.
Marseille est ainsi une des dernières grandes villes de France à avoir réglementé le phénomène des meublés touristiques. Elle n’a commencé à imposer ces réglementations qu’à partir de 2022 avec l’obligation de demande d’un changement d’usage en mairie. Il y a aussi l’obligation de compensation : dès un deuxième logement placé en Airbnb, les propriétaires ont l’obligation de le « compenser », soit en mettant en location un logement de surface équivalente en logement longue durée, soit en faisant construire, soit en transformant un logement commercial. Ces obligations ont été adoptées parce que le phénomène se développait à une vitesse effrénée du fait d’une niche fiscale devenue une aubaine pour les spéculateurs3.
Mais il n’y avait à la mairie en 2022 que trois contrôleurs pour 16 000 annonces… À Paris, au même moment, on comptait 45 contrôleurs — ce qui est clairement insuffisant — pour le triple d’annonces. Ça pose la question du contrôle, parce que les réglementations sont passées, mais personne ne les respecte. Sur les forums privés Airbnb et les groupes Facebook Airbnb les multipropriétaires rigolaient, se disaient qu’il n’y avait vraiment pas à s’inquiéter, qu’ils pouvaient y aller franco, puisque personne ne vérifiait les demandes de changement d’usage ou l’obligation de compensation. Aujourd’hui, il y a un contrôle plus serré de la mairie sur les changements d’usage des locations mais, concernant la règle de la compensation, on ne sait pas [l’entretien a été réalisé avant les dernières déclarations du maire de Marseille annonçant le durcissement de la réglementation, ndlr]. Il n’y a aucune procédure en cours contre les « propriétaires récalcitrants ». La mairie a proposé de leur envoyer un courrier « de rappel à l’ordre » deux jours après la fin des JO. Fin de l’histoire. La Ville a pourtant recruté trois nouveaux agents en octobre 2023, peu après qu’une brigade officieuse a fait un « kidnapping » de boîtes à clés pour réclamer l’« interdiction d’Airbnb et de tous les meublés touristiques », prévenant : « Sinon, nous serons dans l’obligation de continuer les kidnappings de boîte à clés. Puis, nous attaquerons les petits trains, nous jetterons les touristes dans le Vieux-Port pendant les selfies, nous ferons foirer les JO. »
Anne Clerval : [rires] Si je comprends bien, comme la municipalité a peu de ressources, il n’y a donc aucune politique en matière de préemption et de logement social ?
« Marseille est ainsi une des dernières grandes villes de France à avoir réglementé le phénomène des meublés touristiques. »
Victor Collet : Il faut en plus entamer un vrai combat politique parce qu’une bonne partie des prérogatives sur le logement est détenue par la métropole, qui reste aux mains de la présidente de la Métropole d’Aix-Marseille-Provence, Martine Vassal, et des Républicains. Ils sont en train de le faire, mais ce sont des choses qui prennent énormément de temps.
Anne Clerval : Est-ce qu’il existe un encadrement des loyers à Marseille ?
Victor Collet : C’est envisagé depuis un an et demi, mais ce n’est toujours pas passé. Et, c’est un problème que tu soulèves dans ton livre : l’encadrement des loyers arrive souvent après qu’une partie des habitants a déjà dû partir à cause de la hausse des loyers.
Anne Clerval : À Paris, il y a en effet un encadrement des loyers mais pas un plafonnement. Il suit donc la hausse en fonction des prix du marché, c’est-à-dire que, théoriquement, on ne peut pas augmenter plus que la moyenne des prix les plus hauts constatés dans le quartier. Mais cette disposition est arrivée bien trop tard, à un moment où les loyers étaient déjà trop chers, et de plus, elle est contournée, notamment par les plateformes comme Airbnb. Quelque chose qui se développe à Paris et qui est encore assez peu étudié, c’est la location à moyenne durée. J’habite dans un immeuble où, sur une trentaine de logements, six seulement sont encore occupés de façon classique par des locataires. Tous les autres ont été reconvertis non pas en meublés touristiques, mais en meublés en location à moyenne durée — pour au minimum un mois et jusqu’à deux ans — sur des plateformes. C’est extrêmement lucratif, trois fois le prix d’un loyer ordinaire. Il y a aussi des appartements qui ont été transformés en salles de réunion et qui sont loués par des plateformes. C’est une manière de contourner l’encadrement des loyers et c’est un angle mort. On les a dénoncés à la préfecture, qui nous a répondu qu’elle ne pouvait rien faire : c’est une niche fiscale et c’est légal. C’est une faille de la loi qui n’a pas encore été saisie, ni politiquement, ni juridiquement.
Photographie de bannière : Cyrille Choupas | Ballast
- Alliance de collectifs de citoyens et de partis de gauche qui a remporté les élections municipales à Marseille en 2020 [ndlr].[↩]
- Anne Clerval, Paris sans le peuple, La Découverte, 2013.[↩]
- Un abattement fiscal de plus de 71 % pour les meublés touristiques et de plus de 50 % pour les meublés de saison, qui a été supprimé très récemment.[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre article « Marseille : histoires d’un 5 novembre », Maya Mihindou, novembre 2020
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