À Paris comme à Marseille : rendre la ville au peuple [2/2]


Entretien inédit | Ballast

Le der­nier rema­nie­ment minis­té­riel aura eu des consé­quences inat­ten­dues : la dis­pa­ri­tion d’un minis­tère char­gé de la Ville, rem­pla­cé par celui du Logement et de la Rénovation urbaine. « En matière de poli­tiques publiques, les quar­tiers popu­laires et leurs 5,4 mil­lions d’habitants se résument prin­ci­pa­le­ment à une his­toire de bâti » résu­mait ain­si une jour­na­liste, se fai­sant l’écho de nom­breuses asso­cia­tions. Vieille ren­gaine. Celles et ceux qui vivent dans de grands ensembles ou dans des quar­tiers cen­traux encore épar­gnés par la gen­tri­fi­ca­tion se défi­ni­raient par leur habi­tat — des tours, des barres, des immeubles décré­pis. Leurs aspi­ra­tions ne comp­te­raient pour rien. La ville, c’est pour­tant bien plus qu’une coquille grise et sans aspé­ri­té. Comme nous le rap­pellent Anne Clerval et Victor Collet, son libre accès et la pos­si­bi­li­té d’agir pour son amé­na­ge­ment devraient même être un droit. Second volet de notre entre­tien croi­sé : com­battre le mal-logement.


[lire le pre­mier volet]


Revenons sur la ques­tion du loge­ment social. Dans Paris sans le peuple, vous avez mon­tré que la construc­tion de loge­ments sociaux pou­vait pro­duire des effets ambi­va­lents et accom­pa­gner la gen­tri­fi­ca­tion. Pourquoi ?

Anne Clerval : La Mairie de Paris a construit beau­coup de loge­ments sociaux — leur part est pas­sée de 13 % en 2001, au moment où la gauche arrive à la mai­rie, à 22 % en 2020 et bien­tôt 25 %. Mais, de fait, ça n’a pas empê­ché la gen­tri­fi­ca­tion, qui est bien plus avan­cée qu’à Marseille. Il y a plu­sieurs rai­sons à cela : à Paris, il ne reste plus guère d’espaces à bâtir, donc les loge­ments sociaux rem­placent des loge­ments exis­tants, sou­vent ce qu’on appelle du loge­ment social de fait, c’est-à-dire du loge­ment pri­vé dégra­dé, qui héberge des habi­tants des classes popu­laires. On crée moins de loge­ments sociaux que de loge­ments pri­vés dégra­dés qui pré­exis­taient, parce qu’ils sont sou­vent plus grands, et on y loge moins de per­sonnes car le loge­ment social de fait est sou­vent sur­peu­plé. Par ailleurs, même s’il y aura bien­tôt 25 % de loge­ments sociaux, cela signi­fie que les 75 % des loge­ments res­tants sont pri­vés. Et les prix des loyers et à l’achat se sont envo­lés ces der­nières années, à tel point qu’ils sont deve­nus tota­le­ment inac­ces­sibles non seule­ment aux classes popu­laires — pour qui c’est le cas depuis long­temps — mais désor­mais aus­si à une par­tie des classes dites moyennes.

Ce qui res­sort de votre tra­vail, c’est un défi­cit de loge­ments « très sociaux » pour frei­ner la gentrification.

« On répond au manque de finan­ce­ment par l’État par la libé­ra­li­sa­tion du sec­teur du loge­ment social. »

Anne Clerval : En effet, il existe dif­fé­rents types de loge­ments sociaux : les PLAI, les PLUS et les PLS. Le PLAI, le loge­ment très social, est celui qui demande le plus de finan­ce­ment par l’État, parce que les loyers des loca­taires sont les moins éle­vés. Ce type de loge­ment est des­ti­né aux per­sonnes les plus modestes. Vient ensuite le PLUS qui est le nom actuel du HLM, le loge­ment social clas­sique. 60 % des per­sonnes qui vivent en France peuvent théo­ri­que­ment y accé­der. Le PLS, qui est tou­jours consi­dé­ré comme du loge­ment social, est lui ouvert à des per­sonnes qui sont au-des­sus de ces pla­fonds. Les asso­cia­tions qui militent pour le droit au loge­ment consi­dèrent que seuls le PLUS et le PLAI sont du vrai loge­ment social. Et on ne construit pas assez de PLAI, alors que l’essentiel des deman­deurs — 70 % en France, 72 % en Ile-de-France — ont des reve­nus infé­rieurs au pla­fond du loge­ment très social et ne sont pas en mesure de payer le loyer du PLUS. C’est ce type de loge­ment qui répond véri­ta­ble­ment aux besoins des deman­deurs et il fau­drait en faire deux ou trois fois plus. Quand on ne connaît pas tout ça, on voit du loge­ment social et on pense que ça va dans le bon sens. En réa­li­té, tout dépend du type de loge­ment social dont il est ques­tion et dans quelle pro­por­tion. À Paris, depuis 2001, la Ville a créé plus de 110 000 loge­ments sociaux, dont seule­ment 27 % de PLAI (73 % des deman­deurs) et 30 % de PLS (moins de 9 % des deman­deurs). Au nom de l’objectif de mixi­té sociale, la Ville de Paris a créé des loge­ments très sociaux dans les beaux quar­tiers — pas beau­coup, parce qu’il y a eu des résis­tances fortes —, et des PLS dans des quar­tiers popu­laires, ce qui a accom­pa­gné le pro­ces­sus de gentrification.

Et dans le Grand Paris ?

Anne Clerval : Les loge­ments sociaux qui y ont été construits dans les années 1960-1970 — les moins chers parce que les loyers étaient faibles et ont aug­men­té fai­ble­ment — sont démo­lis dans le cadre de la poli­tique de réno­va­tion urbaine (ANRU) pour être rem­pla­cés par d’autres, plus chers parce que le loyer régle­men­té est deve­nu plus éle­vé. La loi per­met aux bailleurs d’augmenter les loyers. Il y a aus­si un vrai pro­blème de finan­ce­ment des bailleurs sociaux qui ont été assé­chés par les poli­tiques de l’État. Ils ont beau­coup moins de res­sources propres qu’auparavant, ce qui rend très dif­fi­cile pour eux de construire des loge­ments sociaux. Les bailleurs sont encou­ra­gés à déve­lop­per un sec­teur plus lucra­tif, à vendre des loge­ments sociaux, à aug­men­ter les loyers et à virer les gens dès qu’ils sont un tout petit peu au-des­sus des pla­fonds. On répond au manque de finan­ce­ment par l’État par la libé­ra­li­sa­tion du sec­teur du loge­ment social.

[Yohanne Lamoulère, « À Maison Blanche, dans le XIVe arrondissement de Marseille » | Tendance Floue]

Victor Collet : À Marseille, la pré­fec­ture estime qu’on est proche de la carence. Il y a 50 000 demandes en attente, très peu de construc­tions, une concen­tra­tion des loge­ments sociaux dans les quar­tiers péri­phé­riques, et donc une pro­por­tion très faible dans le centre. Très peu de loge­ments sociaux ont été construits en centre-ville durant les der­nières décen­nies. La muni­ci­pa­li­té Gaudin y a tou­jours veillé et les a en plus attri­bués de manière très opaque à sa clien­tèle élec­to­rale. Quand il n’y a pas de loge­ment social, un parc essen­tiel­le­ment pri­vé, et qu’arrive un choc comme celui des effon­dre­ments et du confi­ne­ment, ça faci­lite un boom de la spé­cu­la­tion, ce qui fait de Marseille une espèce d’eldorado pour investisseurs.

Ce qui frappe à Marseille, c’est la vitesse à laquelle les chan­ge­ments ont eu lieu…

« Les arrê­tés de péril sont deve­nus une arme de délo­ge­ment massif. »

Victor Collet : Les amé­na­ge­ments dans le Grand Paris laissent sou­vent les gens dans le flou et dans une attente inter­mi­nable, par­fois pen­dant cinq ou six ans, parce que ce sont d’énormes chan­tiers et que les pro­jets bougent beau­coup. À Marseille, à l’inverse, les gens ont fait face à quelque chose qui est allé à une vitesse com­plè­te­ment déli­rante. Après les effon­dre­ments, ils ont vu des experts de la ville débou­ler avec les marins pom­piers, la police muni­ci­pale ou la police natio­nale, des drones sur­vo­ler la ville pour voir les immeubles qui avaient bou­gé ou contrô­ler les fis­sures. La muni­ci­pa­li­té, qui avait pro­non­cé trois arrê­tés de péril en 2017, a enga­gé 300 pro­cé­dures entre le 5 novembre 2018 et la fin de l’année 2018. 10 % de la popu­la­tion de Noailles a été vidée en moins d’une semaine et demie. Il y avait de l’attente, parce qu’on ne leur disait rien, que per­sonne ne savait à qui s’adresser, mais quand on leur disait de par­tir, ils avaient dix minutes pour faire toutes leurs affaires. Ça a créé de la sidé­ra­tion. Les habi­tants étaient tota­le­ment per­dus. Et dans ces situa­tions, il n’y a pas beau­coup de recours possibles.

Pourquoi ?

Victor Collet : Contre un arrê­té de péril il faut four­nir une contre-exper­tise dans les deux jours qui suivent, sinon c’est plié. Autant dire qu’à part les petits pro­prié­taires qui ne veulent pas perdre leur bien, per­sonne n’a envie de s’engager là-dedans. La fonc­tion nor­male d’un arrê­té de péril est de pro­té­ger les habi­tants, d’imposer des tra­vaux à un pro­prié­taire en cas de défaillance de la struc­ture d’un bâti­ment pour que les gens puissent retour­ner dans leur loge­ment. C’est même l’arme abso­lue pour faire payer le pro­prié­taire, puisque les loyers ne sont plus dus et que le relo­ge­ment est à leur charge — ou à la charge de la col­lec­ti­vi­té, qui a donc une bonne rai­son de leur mettre la pres­sion. La logique, c’est de ne plus faire payer l’insalubrité à ceux qui la vivent mais à ceux qui la pro­duisent. Mais c’est deve­nu une arme de délo­ge­ment mas­sif. Quand les experts arri­vaient et que les habi­tants deman­daient un papier, un acte qui prou­vait la léga­li­té de la pro­cé­dure, les agents leur rétor­quaient de ne pas trop traî­ner car les bâti­ments pou­vaient s’effondrer. L’argument de l’urgence a été uti­li­sé pen­dant près d’un an et demi. Et plus uni­que­ment sur des bâti­ments en urgence abso­lue comme c’était le cas dans les pre­mières semaines.

[Yohanne Lamoulère, « À Maison Blanche, dans le XIVe arrondissement de Marseille » | Tendance Floue]

Il faut réécou­ter Dominique Dias. Il explique qu’au début, il est tom­bé sur de petits copro­prié­taires récal­ci­trants, des mar­chands de som­meil qui ten­taient de gar­der leur main­mise sur des occu­pants ou des loca­taires vul­né­rables — ce à quoi il s’attendait. Mais très vite, il a été confron­té aus­si aux acteurs ins­ti­tu­tion­nels, des gens d’Euroméditerranée, de la muni­ci­pa­li­té, de Marseille Habitat, qui voyaient dans ces arrê­tés de péril l’opportunité d’accélérer cer­taines pro­cé­dures d’expropriation. Ça n’a pas concer­né que le centre de Marseille. Les arron­dis­se­ments péri­phé­riques, comme le quar­tier des Crottes, ont vu aus­si défer­ler les arrê­tés de péril. Là où de gros pro­jets d’aménagement immo­bi­lier ou des pro­jets com­mer­ciaux pati­naient, c’est deve­nu un levier pro­vi­den­tiel pour accé­lé­rer les choses.

« Des habi­tants peuvent par­fois apprendre qu’ils vont être expro­priés au cours d’une réunion publique au sujet de la future gare. »

Anne Clerval : Il y a des paral­lèles à faire entre Marseille et ce que nous avons pu obser­ver dans le Grand Paris à pro­pos de ces expul­sions. Beaucoup expé­ri­mentent le temps long de l’expropriation, qui a duré cinq ans pour cer­taines per­sonnes que nous avons ren­con­trées. Mais il y a aus­si des phases d’accélération. Des habi­tants peuvent par­fois apprendre qu’ils vont être expro­priés au cours d’une réunion publique au sujet de la future gare. Ils sont sou­vent contac­tés très vite et entendent que le démar­rage du chan­tier est immi­nent. On leur fait une pro­po­si­tion, le plus sou­vent à l’oral, qu’on les pousse à accep­ter en leur expli­quant que s’ils attendent, le mon­tant de la pro­po­si­tion va bais­ser. On voit aus­si des coups de pres­sion sur les per­sonnes âgées.

Dans tous les cas, il faut savoir que l’évaluation de leur bien est faite par les domaines de l’État sur les deux ans qui pré­cèdent la décla­ra­tion d’utilité publique. Si on prend le cas d’Aubervilliers, les esti­ma­tions ont été faites avant l’arrivée de la ligne de métro 12 et évi­dem­ment avant la ligne 15 du Grand Paris. C’est donc com­plè­te­ment sous-éva­lué. S’ils acceptent ces condi­tions, ils seront dans l’impossibilité de se relo­ger dans leur propre quar­tier car le mar­ché est en train de s’envoler. Souvent, donc, ils refusent l’offre. Dans ces cas-là, il peut ne plus rien se pas­ser pen­dant des années, mais tout est blo­qué. Ils ne peuvent pas faire de tra­vaux, ils ne peuvent plus vendre leur bien, ils ne peuvent plus par­tir s’ils en avaient l’intention. Et au milieu de ce silence, sans crier gare, d’un coup l’expropriation rede­vient très urgente : « il faut vrai­ment accep­ter l’offre ». Le temps se fait accor­déon. À Ivry, dans le quar­tier du port, des cama­rades du col­lec­tif CharIVaRY qui luttent contre le pro­jet Ivry Confluences appe­laient cela la tac­tique du tic-tac.

[Yohanne Lamoulère, « Le parc Corot dans le XIIIe arrondissement de Marseille » | Tendance Floue]

Les gens se sentent com­plè­te­ment dépas­sés par de tels pro­jets urbains. C’est très dif­fi­cile de se les appro­prier, notam­ment en termes de lutte. Même si par­fois ceux qui sont expro­priés d’un immeuble s’organisent. Ils prennent un avo­cat ensemble pour essayer de s’en sor­tir le mieux pos­sible. Alors que les agents expro­pria­teurs leur disent qu’ils obtien­dront moins s’ils vont en jus­tice, tous ceux qui y sont allés ont obte­nu plus que ce que la Société du Grand Paris leur pro­po­sait. C’est de la dés­in­for­ma­tion. Les habi­tants ne savent pas qu’ils ont inté­rêt à prendre leur temps, à aller en jus­tice, à faire venir des experts. Évidemment, c’est une han­tise pour les amé­na­geurs, parce que ça aug­mente les coûts et les délais. Mais une fois qu’on a obte­nu en jus­tice l’argent de l’expropriation, on n’a plus qu’une semaine pour par­tir. Il faut démé­na­ger dans l’urgence.

Quelles contre­par­ties peuvent être gagnées en jus­tice ?

« Alors que les agents expro­pria­teurs leur disent qu’ils obtien­dront moins s’ils vont en jus­tice, tous ceux qui y sont allés ont obte­nu plus que ce que la Société du Grand Paris leur proposait. »

Anne Clerval : Parmi ceux qui devaient être relo­gés parce que leur barre est démo­lie pour construire une gare, ceux qui se sont bat­tus col­lec­ti­ve­ment ont réus­si à obte­nir la prise en charge du sur­loyer pen­dant cinq ans. C’est à la fois énorme et déri­soire. Mais parce qu’ils étaient voi­sins, parce qu’ils se connais­saient, parce qu’ils ont dit qu’ils ne par­ti­raient pas, ils ont réus­si à mener une lutte col­lec­tive. L’interconnaissance est fon­da­men­tale. Il y a aus­si eu des luttes ponc­tuelles, comme pour les jar­dins des Vertus à Aubervilliers. Mais il n’y a pas de lutte col­lec­tive contre le Grand Paris Express.

Pour quelles rai­sons, selon vous ?

Anne Clerval : Il est très dif­fi­cile de lut­ter contre un pro­jet aus­si énorme. Il est très écla­té géo­gra­phi­que­ment et éten­du dans le temps. Ce temps, l’attente ou l’accélération, est maî­tri­sé par la puis­sance publique. Ça dépos­sède les gens de leur capa­ci­té d’agir. La plu­part du temps, ils sont seuls et se font ava­ler par un pro­jet qui les sub­merge. Sans comp­ter qu’il est dif­fi­cile d’être contre un pro­jet comme une gare. Ce n’est pas Europa City, cette espèce de vil­lage com­mer­cial avec une piste de ski indoor sur la plaine de Gonesse, auquel il a été plus facile de s’opposer — des habi­tants ont fait des recours contre le per­mis de construc­tion et ont réus­si à faire capo­ter le pro­jet. Il y aurait pour­tant un enjeu de lutte sur la pro­gram­ma­tion des quar­tiers de gare. Ça pour­rait être l’occasion de créer les loge­ments sociaux qui manquent.

[Yohanne Lamoulère, « Le parc Corot dans le XIIIe arrondissement de Marseille » | Tendance Floue]

Le fond de l’affaire, à mon avis, c’est que la cri­tique du Grand Paris (comme celle des JO) et, plus fon­da­men­ta­le­ment, celle du déman­tè­le­ment des quar­tiers popu­laires au nom de la mixi­té sociale, n’est pas por­tée poli­ti­que­ment. Il n’y a pas de par­ti poli­tique pesant à gauche qui reven­dique la fin de la démo­li­tion des loge­ments sociaux, la fin des poli­tiques de mixi­té sociale contre les classes popu­laires et l’amélioration des quar­tiers popu­laires pour les habi­tants, sans délo­ge­ment. En termes de lutte, à Marseille, ça me semble dif­fé­rent. Tu montres dans ton livre que ça a été très sou­dain et mas­sif, concen­tré au même endroit et dans la même tem­po­ra­li­té, que plein de gens ont été jetés à la rue, que d’autres avaient peur que leur loge­ment s’effondre, et que tout ça a faci­li­té la mobi­li­sa­tion, y com­pris de ceux qui ne sont pas des habi­tués des luttes.

« Les effon­dre­ments ont été un drame mais aus­si un moment de bouillon­ne­ment humain, col­lec­tif et poli­tique qui a per­mis de fédé­rer les habi­tants et d’engager la lutte. »

Victor Collet : Face aux effon­dre­ments, la réponse a été en effet immé­diate. Elle s’est tra­duite par un gigan­tesque mou­ve­ment de soli­da­ri­té — ouver­ture de per­ma­nences dans les asso­cia­tions, col­lectes de fonds, col­lectes d’habits, prise en charge dès les pre­mières heures du trau­ma­tisme vécu par les délo­gés au tra­vers de la récolte de leurs paroles — et la créa­tion du Collectif du 5 novembre. Tout ce que la ville comp­tait de Marseillais et de Marseillaises endeuillés, de col­lec­tifs de quar­tier, d’habitants qui vivaient dans des condi­tions simi­laires, de groupes mili­tants de la Plaine mais aus­si d’ultras de l’OM et même de gilets jaunes, se sont ras­sem­blés pour affir­mer leur sou­tien, cha­cun à sa manière. Les effon­dre­ments ont donc été un drame mais aus­si un moment de bouillon­ne­ment humain, col­lec­tif et poli­tique qui a per­mis de fédé­rer les habi­tants et d’engager la lutte.

Comment s’est-elle dérou­lée ensuite ?

Victor Collet : Dès le soir du 5 novembre deux mou­ve­ments se rejoignent : la lutte menée depuis plu­sieurs années contre le chan­tier dit de « requa­li­fi­ca­tion » de La Plaine, qui s’était inten­si­fiée les semaines pré­cé­dentes, et les mani­fes­ta­tions contre l’insalubrité et le mal-loge­ment qui s’organisent immé­dia­te­ment après les effon­dre­ments. La gen­tri­fi­ca­tion pour les uns, l’abandon et la mort pour les autres. La Plaine et Noailles, deux quar­tiers col­lés l’un à l’autre, unis face à un même res­pon­sable : la muni­ci­pa­li­té du peu regret­té Jean-Claude Gaudin. Le 14 novembre, une Marche de la colère orga­ni­sée à l’appel du Collectif du 5 novembre met le centre-ville en ébul­li­tion. Le mou­ve­ment est très hété­ro­gène et devient de plus en plus insur­rec­tion­nel, hors de contrôle pour la mai­rie et la pré­fec­ture, mais aus­si pour les orga­ni­sa­teurs. Les marches du 1er et du 8 décembre sont mar­quées par une très forte répres­sion poli­cière qui radi­ca­lise encore les cor­tèges. La situa­tion est telle que la muni­ci­pa­li­té ne pour­ra plus sié­ger jusqu’à la mi-décembre ! Mais, d’une part, l’épuisement a fini par gagner ce mou­ve­ment de rue, d’autre part, le dépla­ce­ment à bas bruit de mil­liers de per­sonnes a consi­dé­ra­ble­ment affai­bli la lutte. Les éva­cua­tions et les délo­ge­ments, en épar­pillant géo­gra­phi­que­ment les habi­tants, ont dénoué les liens de soli­da­ri­té et fini par diviser.

[Yohanne Lamoulère, « Rue d’Aubagne » | Tendance Floue]

Face à cet essouf­fle­ment, les col­lec­tifs nés à la suite des effon­dre­ments ont cher­ché à fédé­rer autour de la ques­tion du mal-loge­ment et de la construc­tion d’un « après Gaudin ». De nou­velles marches ont été orga­ni­sées en février, sans par­ve­nir tou­te­fois à retrou­ver l’énergie du début de la mobi­li­sa­tion. Aussi, un « Manifeste pour une Marseille Vivante, Accueillante et Populaire » a été rédi­gé et des États géné­raux se sont tenus en juin. Ces ini­tia­tives ont per­mis de créer un pont poli­tique entre des ten­dances hété­ro­gènes qui allaient du centre jusqu’aux quar­tiers, réunis­sant asso­cia­tions et col­lec­tifs mili­tants, par­tis et citoyens. Cette nou­velle étape dans la mobi­li­sa­tion s’est vite trans­for­mée en un trem­plin pour une can­di­da­ture uni­taire à gauche, avec la créa­tion du Printemps mar­seillais à l’été 2019. Mais comme je l’ai déjà dit, rien n’a vrai­ment chan­gé après la vic­toire aux élec­tions muni­ci­pales en 2020. C’est pour cette rai­son que dans mon livre je mets l’accent sur les col­lec­tifs en lutte car ce sont eux qui ont été et demeurent le cœur bat­tant des mobilisations.

Vous mon­trez que la média­ti­sa­tion et, dans la rue, la mise en visi­bi­li­té de ces pro­blèmes, ont été cru­ciales dès le début.

« Le com­bat pour le droit au loge­ment et le droit à la ville est plus que jamais nécessaire. »

Victor Collet : Beaucoup d’habitants ont en effet rejoint le mou­ve­ment en décou­vrant le scan­dale poli­tique der­rière les effon­dre­ments. Mais pour rendre visible ce qui était caché, faire en sorte que ce qui sem­blait de prime abord de l’ordre de l’intime — l’insalubrité subie chez soi — devienne un pro­blème col­lec­tif et mettre en lumière les conni­vences cou­pables entre la classe poli­tique et les spé­cu­la­teurs immo­bi­liers et les annon­ceurs, il a fal­lu que de nom­breuses actions soit enga­gées. Les marches, bien sûr, ont mis un coup de pro­jec­teur sur les res­sorts sor­dides et sys­té­miques de l’insalubrité à Marseille. Il faut sou­li­gner éga­le­ment le tra­vail jour­na­lis­tique effec­tué par plu­sieurs rédac­tions après avoir été aler­tées par des habi­tants. Des enquêtes menées par Mediapart et plu­sieurs jour­naux locaux — Le Ravi, Marsactu, La Marseillaise — ont per­mis de mettre au grand jour la cor­rup­tion et de poin­ter les res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques. Il y a eu aus­si ces cam­pagnes d’affichage dans le centre-ville pour clouer au pilo­ri les res­pon­sables du drame, pro­prié­taires de tau­dis ou élus trem­pant dans les affaires. La der­nière a eu lieu à l’automne der­nier pen­dant la marche pour la com­mé­mo­ra­tion des cinq ans du 5 novembre. Des por­traits d’annonceurs Airbnb ont été pla­car­dés un peu par­tout dans la rue d’Aubagne et les quar­tiers alen­tour, indi­quant les gains réa­li­sés chaque mois grâce aux appar­te­ment qu’ils louent à la nui­tée. Afficher aujourd’hui le visage de ces spé­cu­la­teurs Airbnb, comme hier le Collectif du 5 novembre le fai­sait avec les élus cor­rom­pus, dit beau­coup de la conti­nui­té entre ces deux moments et ces deux phénomènes.

Est-ce que ça a un effet ?

Victor Collet : Ils ont été obli­gés de se cacher pen­dant un mois et demi, parce qu’ils ne pou­vaient plus sor­tir sans être recon­nus, hous­pillés et pour­sui­vis ! Sur un groupe Whatsapp de pro­prié­taires Airbnb qui a été infil­tré, on peut lire tout le mal qu’ils pensent des loca­taires — cer­tains les qua­li­fient de « cras­seux » — et qu’ils cherchent en réa­li­té com­ment s’en pas­ser en pla­çant tous leurs appar­te­ments en meu­blés tou­ris­tiques. Mais on voit aus­si à quel point ils flippent dès que les habi­tants s’organisent. Ils parlent des mani­fes­ta­tions, de leurs visages pla­car­dés un peu par­tout, des stocks de bombes de pein­ture inépui­sables et de sti­ckers qui leur font une mau­vaise pub. Ils annulent des réunions par peur de deve­nir trop voyants. Ils craignent que ça détruise leur busi­ness ! Les cam­pagnes d’affichage mettent aus­si la pres­sion sur les pou­voirs publics, mais il ne faut pas se leur­rer, cela n’a pas suf­fi à enrayer la spé­cu­la­tion. Les démé­na­ge­ments for­cés et les rup­tures de bail se mul­ti­plient et accé­lèrent la gen­tri­fi­ca­tion et la tou­ris­ti­fi­ca­tion du centre-ville. Le com­bat pour le droit au loge­ment et le droit à la ville est plus que jamais nécessaire.

[Yohanne Lamoulère, « Un mois après les effondrements de la rue d’Aubagne, huit minutes de silence sont observées, les victimes témoignent, 5 décembre 2018 » | Tendance Floue]

Le droit à la ville est jus­te­ment une notion que vous convo­quez, Anne, dans Les Naufragés du Grand Paris Express. Quelles peuvent être les pistes per­met­tant d’imaginer une auto­ges­tion popu­laire de la ville ?

Anne Clerval : On envi­sage sou­vent le droit à la ville uni­que­ment comme le droit de res­ter dans la ville. C’est quelque chose de très impor­tant, mais c’est très dif­fé­rent et beau­coup plus res­treint que ce que pro­po­sait Henri Lefebvre1. Dans le livre qu’il consacre à cette idée, il dit très clai­re­ment qu’il s’agit d’une auto­ges­tion de la ville : ce sont les habi­tants qui la pos­sèdent col­lec­ti­ve­ment et décident de la manière dont on l’aménage. Dans les luttes sur la ville et sur le loge­ment, on trouve des réflexions sur l’autogestion, mais le plus sou­vent à une échelle très locale — un squat auto­gé­ré, par exemple. La ques­tion de l’échelle de l’autogestion reste pen­dante. Il ne faut pas se leur­rer : même si on arrive à sor­tir du capi­ta­lisme, à relo­ca­li­ser l’économie, il res­te­ra des villes, avec beau­coup de monde. Comme dans le livre, on parle des enjeux de gou­ver­nance à l’échelle de l’ensemble de l’agglomération, on essaie d’imaginer ce que pour­rait être une métro­pole auto­gé­rée. On explique quelques prin­cipes du fédé­ra­lisme auto­ges­tion­naire pour ima­gi­ner com­ment il serait pos­sible d’autogérer une métro­pole comme le Grand Paris, avec des col­lec­tifs locaux sou­ve­rains qui dis­cu­te­raient de toutes les ques­tions qui concernent la métro­pole et enver­raient des repré­sen­tants avec des man­dats pré­cis et cir­cons­crits dans le temps (voire des man­dats impé­ra­tifs si néces­saire). On rap­pelle aus­si qu’initialement, dans l’entre-deux-guerres, le Grand Paris était un pro­jet de gauche, qui por­tait l’idée d’une redis­tri­bu­tion fis­cale et d’une répar­ti­tion équi­li­brée du loge­ment social. Aujourd’hui, les condi­tions sont très loin d’être réunies, mais l’histoire n’est pas écrite. 


Photographie de ban­nière : Cyrille Choupas | Ballast


  1. Henri Lefèbvre, Le Droit à la ville, Economica, 2009 (1968).[]

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