Entretien inédit | Ballast
« L’antifascisme ne peut être réduit à sa seule étymologie » lit-on dans Dix questions sur l’antifascisme, un livre précieux du collectif La Horde. De fait, aujourd’hui, il n’y a plus guère de groupes ou de partis en France qui se revendiquent du fascisme historique. Le terme désigne à présent une forme de lutte contre l’extrême droite — « à la fois un mouvement d’autodéfense, un courant politique révolutionnaire et une contre-culture » précise La Horde. Quelques jours avant la victoire de l’extrême droite aux élections européennes et l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, nous avons rencontré deux membres de l’AFA Tolosa. Le collectif vient de fêter ses dix années d’existence : l’occasion de faire le point sur l’histoire récente de l’antifascisme toulousain.
Pour vos dix ans vous avez proposé un atelier d’autodéfense et organisé un gala de boxe. Pour paraphraser l’humoriste Aamer Rahman : est-ce vraiment « OK » de frapper des nazis ?
Ali : Évidemment, c’est carrément OK ! (rires) Mais on voudrait replacer notre rapport à la violence dans le contexte de l’autodéfense populaire. La première violence c’est celle des fascistes et de l’État, du capital. Ce qu’on propose face à ça, c’est une riposte antifasciste qui revendique l’idée d’autodéfense populaire pour défendre les nôtres, défendre notre classe, nous défendre nous-mêmes.
Diego : Sortir des gens violents de la rue c’est de l’autodéfense.
L’idée d’autodéfense populaire est-elle seulement physique ?
Ali : Elle prend évidemment en compte la dimension physique, c’est-à-dire réagir avec nos corps à la violence de l’extrême droite. Ça peut passer par des actions de rue, mais pas seulement. On pense qu’il faut se former. On s’organise au sein d’un club d’autodéfense populaire, un club de sport populaire, autogéré, qui nous permet de nous former collectivement à des sports de combat. On cherche à se défaire d’un rapport très individualiste à la violence qui peut exister dans la société de manière générale, mais aussi dans des clubs de sport plus traditionnels. Lors de nos séances de défense collective, on se met dans des situations réelles. L’idée c’est de pouvoir soutenir les camarades à côté tout en mettant en place des stratégies pour tenir la ligne ensemble. Mais l’autodéfense populaire va bien au-delà de l’autodéfense physique. Déjà, ça consiste à former des militants, des camarades, à comprendre ce qui est en train de se jouer dans le monde social. C’est les armer face à la propagande de l’État et des fafs balancée par les médias, comme actuellement avec la Palestine. On a organisé des ateliers de formation en interne, ouverts à nos sympathisants. Ces temps de formation ont eu pour but de donner à tout le monde des bases pour comprendre la situation actuelle en Palestine, parce qu’on ne vient pas tous du milieu militant, on ne vient pas tous de l’université… On pourrait aussi mentionner l’autodéfense sanitaire qu’on a pu mettre en place pendant le confinement.
« L’autodéfense populaire va bien au-delà de l’autodéfense physique. »
Diego : C’est important de préciser qu’on parle de la capacité à s’organiser collectivement pour répondre aux attaques qu’on peut subir en tant que camarades, et donc que ça sert à protéger les militants et militantes. Mais on pense aussi que c’est important de protéger le prolétariat, le peuple et de pallier les défaillances de l’État. C’est ce qu’on a pu faire pendant le confinement. Je ne sais pas si vous avez entendu parler du CASA Arnaud-Bernard, le centre d’autodéfense sanitaire et alimentaire à Toulouse ? Pendant le confinement, avec des camarades de différents groupes, on a organisé des repas, des distributions de masques, de gel hydroalcoolique… Au départ c’était à petite échelle, mais au bout du compte des milliers de repas ont été préparés. C’est devenu une expérimentation d’autodéfense sanitaire collective et alimentaire à assez grande échelle.
Les groupes autonomes antifascistes véhiculent parfois une image viriliste. Comment abordez-vous cette problématique ?
Ali : Les pratiques d’autodéfense sont avant tout présentées comme virilistes par l’État et par le capital, pour les décrédibiliser. C’est discréditer une manière de réagir qui est souvent celle des classes populaires : se défendre avec le seul truc qu’on a, c’est-à-dire notre corps, notre force de travail et nos bras face à la violence de l’État et de l’extrême droite. Mais l’autodéfense ne doit pas être l’apanage des mecs. Tu peux être une meuf et pratiquer l’autodéfense de rue, ça ne va pas être quelque chose de viriliste. On a pu le voir par exemple dans l’histoire des organisations révolutionnaires dans le Sud global. Il y a des organisations de guérilla où des femmes prennent les armes. Une femme avec une arme, c’est la même chose qu’un mec avec une arme : c’est un militant ou une militante révolutionnaire qui organise sa propre libération. Ça a été le cas par exemple des Black Panthers parmi lesquels se trouvaient des femmes, comme Assata Shakur, une des leaders de la Black Liberation Army, qui pratiquaient l’autodéfense. Ce sont des choses auxquelles on se rattache. Se défendre ce n’est pas quelque chose de viriliste. Mais on ne va pas se leurrer, ça peut l’être. Il peut y avoir des dérives et il faut lutter contre. C’est pour ça que dans notre pratique de l’autodéfense, dans le club de sport populaire qu’on anime, on essaie le plus possible de faire en sorte qu’il y ait des femmes qui participent et qui puissent progressivement utiliser leur corps au même titre que tous les mecs pour se défendre et participer à des actions de rue.
Diego : C’est très important que ces militantes soient mises en avant, qu’elles disent « Regardez, on est des boxeuses, on s’organise collectivement, on peut défoncer des fafs aussi, on peut se défendre ». On part d’un constat où, effectivement, le milieu antifasciste en France est très masculin. On espère que ça va évoluer dans les années à venir. On espère que les militantes qui portent ça continuent à le faire et le propagent. Et nous, je pense qu’il faut qu’on laisse cette place-là.
Ali : Je pense à la Coordination féministe antifasciste, un cadre impulsé par des camarades antifascistes qui a fédéré pas mal de femmes, membres de différentes organisations antifascistes à l’échelle nationale. C’est une organisation autonome qui porte ses campagnes, ses propres luttes. C’est par l’existence de tels cadres de meufs qui s’auto-organisent sur une ligne antifasciste que le milieu pourra devenir de moins en moins masculin. Ça donne la place à des meufs qui veulent s’engager, militer, se défendre, s’organiser. Ce sont des dynamiques qu’on pousse et qu’on soutient. C’est par là qu’on arrivera progressivement à faire en sorte que cette image viriliste soit évacuée.
Une partie de la gauche parlementaire, notamment représentée par François Ruffin, combat l’extrême droite sur une ligne « Fâchés pas fachos » qui consiste, en gros, à dire que le vote pour l’extrême droite est, dans les classes populaires, une conséquence des difficultés sociales — chômage, désindustrialisation, etc. —, et qu’il faut donc aller « récupérer » ces électeurs. Qu’en pensez-vous ? Vote-t-on pour le Rassemblement national par dépit ou en toute conscience ?
Ali : Quand on parle de fascisme, on parle surtout de phénomènes de fascisation. Or pour nous, le fascisme, ce n’est pas juste l’extrême droite. C’est quelque chose qui est intrinsèque à l’État et au capital. Dans l’Histoire on a souvent pu voir que le fascisme est un répertoire dans lequel la bourgeoisie va piocher pour renouveler ses méthodes d’accumulation. C’est une alternative plausible pour les industriels. Ce ne sont pas nécessairement les classes populaires qui vont mettre au pouvoir l’extrême droite, mais plutôt le capital et la bourgeoisie. Ça a été le cas dans les années 1930 en Allemagne. Les industriels ont pensé qu’avec la crise d’accumulation qui était en cours, Hitler était une solution pour garantir leurs intérêts. Pareil en Italie. C’est comme ça qu’on saisit le fascisme. Ça n’est pas juste des prolétaires de campagne blancs déclassés qui votent pour l’extrême droite.
« C’est une réalité que dans les classes populaires, rurales notamment, il y a un vote très important pour l’extrême droite. Et ça, il faut essayer de le comprendre. »
Diego : Est-ce qu’on considère l’électorat rural de Marine Le Pen au même titre que les militants fafs convaincus qu’on peut rencontrer ? On fait une nuance, parce qu’effectivement on est persuadés que le jour où il y aura une alternative proposée sur ce terrain-là, ce sont des voix qui peuvent changer — et je ne parle pas de voix au sens électoral. Après, c’est une réalité que dans les classes populaires, rurales notamment, mais aussi celles et ceux qui vivent dans les zones désindustrialisées, il y a un vote très important pour l’extrême droite. Et ça, il faut essayer de le comprendre. Ce qu’on constate c’est un vide politique dans ces espaces, laissés à l’abandon par un mouvement ouvrier lui aussi en déliquescence complète depuis les années 1970. Il n’y a plus d’organisation révolutionnaire dans ces endroits. L’extrême droite a profité de cette absence et des œillères de la gauche institutionnelle, pour qui la campagne n’est pas une préoccupation, pour s’accaparer le vote des classes populaires déclassées.
Comment combattre les idées d’extrême droite dans les classes populaires, alors ?
Ali : La priorité c’est de réinvestir ces espaces, en y étant présents de manière concrète et au quotidien. Pas uniquement quand il y a des séquences offensives, comme ça a été le cas avec les agriculteurs au début de l’année. Il faut réussir à créer un ancrage de terrain. C’est très compliqué mais, pour nous, ça passe nécessairement par là. Notre perspective ne se résume pas à attendre les élections et à savoir si oui ou non les classes populaires vont voter pour la droite ou la gauche. Les élections participent d’une dynamique de l’État. Il n’y a pas de changement révolutionnaire qui arrivera par les élections. Pour nous c’est important de se détacher de cette croyance absolue dans les échéances électorales. Le concept de classes populaires est assez poreux. On va mettre dedans des petits artisans, des petits commerçants, pour qui le vote d’extrême droite, notamment à la campagne, est aussi un vote d’intérêt de classe. Ils défendent leurs intérêts de petit patronat. Ce ne sont pas nécessairement ces personnes-là qu’il faut convaincre. C’est pour ça que réintroduire une analyse de classe comme argument à opposer à l’extrême droite dans les campagnes est intéressant. Le programme électoral de l’extrême droite sert les intérêts de la bourgeoisie, des industriels, du capital… Pas du tout ceux des ouvriers et des petits paysans qui, eux, sont sous la domination du capital ! Mais il ne faut pas non plus se leurrer : il y a aussi des personnes à la campagne qui ne vont pas défendre des intérêts de classe mais de race. À travers le vote d’extrême droite s’exprime la volonté de maintenir la suprématie blanche, qui instaure un rapport social structurel aujourd’hui en France.
Il faut batailler contre ça. Mais l’argumentaire moralisateur, ça ne marchera pas. Parce que leur intérêt n’est pas celui des classes populaires non blanches, indigènes. Par contre, sur l’argument de la classe, je pense qu’il y a moyen de gagner des choses. Comment fait-on pour l’introduire ? En étant présent dans ces espaces. En étant audible. J’ai été inspiré par les discussions avec les camarades kurdes qui disaient que tant que tu n’es pas capable de subvenir aux besoins primaires de ton peuple — le pain, l’eau —, aucun argumentaire politique ne pourra être audible. Donc, première étape : sois présent au côté de ton peuple et aime-le. Même s’il a des défauts, même s’il est raciste, même s’il est patriarcal. Ce n’est que comme ça que tu pourras contribuer à le transformer. Subviens à ses besoins primaires. L’alimentation, la question de l’éducation des jeunes à la campagne avec les écoles qui ont de moins en moins de moyens, l’aspect médical, la paysannerie, les personnes âgées qui sont dans des EHPAD ultra privatisées et qui sont laissées à l’abandon… Si on était en mesure, en tant que mouvement révolutionnaire, de répondre à ces besoins-là, directement, on pourrait dire : « Vous voyez, quand on fait par nous-mêmes, quand on s’auto-organise sans le patronat, sans l’État, sans le capital, on est capables de faire des choses. » À partir de ce moment-là tu pourras réintroduire une analyse de classe, développer des argumentaires politiques. Tu ne seras audible aux yeux des gens que quand tu auras réussi à transformer leur quotidien. Mais ça nécessite d’avoir de vraies organisations dans ces espaces et de ne pas parler depuis l’extérieur.
Diego : Une séquence intéressante sur la façon dont plusieurs milieux se sont rencontrés a été celle des gilets jaunes. On s’est investis dès le début dans ce mouvement sans jugement moral, alors que plein de gens nous disaient : « Les gilets jaunes, c’est des réacs, c’est des racistes, ils aiment pas les étrangers. » Il fallait qu’on y participe pour lutter contre les idées d’extrême droite de l’intérieur. Contre la participation des groupes fascistes qui avaient une volonté d’instrumentaliser le mouvement. Et ça a été une réussite. J’ai l’impression que, concrètement, sans avoir eu de grandes analyses théoriques, de par la présence sur le terrain, il y a eu une politisation du mouvement. Avec des gens qui venaient des campagnes, des gens qui venaient des quartiers, des Blancs, des Arabes, des Noirs, des meufs, des gens déjà militants, des bases syndicales aussi. On a bien vu que ce mélange apportait des idées. À la fin, les gilets jaunes, c’étaient des camarades. Aujourd’hui il y en a encore plein qui participent aux manifestations avec des drapeaux palestiniens. C’est la preuve qu’il faut être présent dans ces mouvements de masse, sans avoir de jugements de valeur sur des personnes qui ne sont pas politisées. Cette politisation par le mouvement, elle est très efficace pour lutter contre les idées d’extrême droite qui peuvent être parfois présentes au début.
« Il faut être présent dans les mouvements de masse, sans avoir de jugements de valeur sur des personnes qui ne sont pas politisées. »
Ali : Ça va dans le sens d’une différence entre des militants fascistes et des gens de classes populaires qui votent pour l’extrême droite. Si tu es un mec blanc à la campagne, complètement déclassé, petit agriculteur ou ouvrier, et que tu regardes CNews toute la semaine, c’est sûr que tu vas être vite convaincu que l’immigration est un problème, que tout ce qui se passe actuellement dans ta vie et qui est une galère, c’est « à cause des Noirs et des Arabes qui foutent le bordel dans les quartiers ». Qu’en tant que mec, tu es en train d’être complètement attaqué dans ta masculinité par les théories de genre. Tu vas tellement en bouffer que tu vas finir convaincu. Mais parce que la société, elle, est patriarcale, parce qu’elle est raciste, parce qu’elle défend les intérêts du capital, on pense qu’il ne faut pas réagir de la même façon que contre les militants qui propagent ces idées-là, parce qu’ils ont un agenda politique.
Dans ce combat, en tant que groupe autonome, comment envisagez-vous les alliances, par exemple avec des organisations plus institutionnelles comme les partis ou les syndicats dans la lutte antifasciste ?
Diego : À Toulouse, avec nos dix ans d’expérience, on constate qu’il y a eu une évolution. Au début on était un groupe très autonome et très seul, sans forcément d’alliances. Très affinitaire aussi. On s’est ouverts avec les années. Aujourd’hui, vu l’agenda politique du gouvernement, vu la montée de l’extrême droite, vu ce qui se passe à l’international, il est nécessaire de s’unir : on ne crachera sur personne qui veut rejoindre un front antifasciste. Par contre, pour nous, l’important c’est que le front antifasciste ne porte pas un antifascisme moral comme celui qu’on va retrouver au PS, par exemple, et qui va nous tirer une balle dans le pied — comme l’Histoire l’a déjà montré. Il faut avoir conscience de ce risque.
Quelles seraient justement vos lignes rouges ?
Ali : Tu ne peux pas lutter efficacement contre le fascisme si tu ne luttes pas contre l’État et le capital. Il y a des syndicats avec lesquels l’alliance est totalement possible, comme Solidaires ou la CGT. Il n’y a pas de problème à discuter et à faire des choses ensemble, surtout avec la base syndicale. Mais ça va dépendre de contextes très précis. On se revendique comme organisation autonome et on n’appellera jamais à voter pour qui que ce soit aux élections présidentielles. Ce n’est pas là que se joue notre bataille antifasciste.
Diego : En même temps, on ne veut pas être moralisateur envers les personnes non militantes qui vont se tourner vers les élections parce qu’elles pensent qu’elles n’ont pas d’autres moyens qui s’offrent à elles. C’est souvent un premier pas dans un engrenage politique qui peut les mener à d’autres choses.
Ali : Par contre, en tant que groupe autonome révolutionnaire, on pratique un antifascisme de terrain, un antifascisme de classe, un antifascisme révolutionnaire en opposition à l’antifascisme moral, par analogie avec l’antiracisme. Dans le mouvement antiraciste, on distingue l’antiracisme moral incarné par le PS et SOS Racisme, par exemple, et l’antiracisme politique qui se veut être une position radicale, parce qu’il pose la question des rapports de pouvoir, des rapports de classe, des rapports de race, des rapports de genre et de comment ils s’entrecroisent. On revendique une lecture révolutionnaire de l’antiracisme.
Le lien entre lutte antiraciste et antifasciste a été et demeure d’ailleurs un point de divergences dans le milieu antifasciste et, au-delà, dans la gauche radicale. Il y a parfois des difficultés à reconnaître le caractère structurel du racisme dans la société.
« Le fascisme s’est inspiré de tous les dispositifs répressifs qui ont été mis en place pendant la colonisation. »
Diego : Il n’y a pas d’antifascisme qui ne soit pas antiraciste. S’il reste des organisations antifascistes qui pensent qu’on peut lutter contre le fascisme sans lutter contre le racisme, c’est une catastrophe. Le fascisme s’est inspiré de tous les dispositifs répressifs qui ont été mis en place pendant la colonisation. Aujourd’hui, avec la violence coloniale qui se déploie en Kanaky, on voit le fascisme se montrer en plein jour. Il y a des chars dans les rues, il y a des gens qui meurent pour défendre l’indépendance de leur territoire, qui se font tuer par des milices auto-organisées d’extrême droite, il y a des keufs et des militaires qui sont déployés pour maintenir l’ordre colonial. On l’a vu à Mayotte, on le voit dans tous les territoires encore sous domination coloniale française.
Ali : Avant il ne fallait pas parler d’islamophobie. Soit pour défendre une ligne « Ni Dieu ni patron », soit à cause d’une forme de républicanisme chelou. Notre ligne, depuis le début, rappelle qu’il faut lutter contre l’islamophobie : avoir une position antifasciste, c’est avoir une position antiraciste. Et il faut lutter contre l’islamophobie qui est une des formes de racisme structurel dans la société depuis le début des années 2000, avec la loi sur le voile à l’école par exemple. On a bataillé, ça n’a pas été facile. C’est une victoire de voir que c’est aujourd’hui un mot d’ordre qui est adopté de plus en plus largement par le mouvement. Même LFI va parler de lutte contre l’islamophobie alors qu’il y a encore quelques années, c’était impensable.
Et le fait de remettre en question sa propre position dans les rapports de domination ?
Diego : On n’a pas de formations au sein de notre organisation qui vont porter sur cette question-là précisément. Mais quand on s’intéresse à d’autres questions, notamment aux violences coloniales ou à l’anti-impérialisme, ce sont des lignes qui s’entremêlent et qui, donc, forment nos militantes et militants sur l’antiracisme aussi.
Ali : Notre approche ne consiste pas à dire « Déconstruis-toi en tant que personne parce que tu es blanc et que tu as des biais racistes », avec une lecture individualiste du racisme. Effectivement il faut se battre contre ça mais, nous, on parle de racisme d’État, de racisme structurel. On ne va pas faire des formations de développement personnel pour être moins raciste ! Pour avoir une position antiraciste claire, il faut surtout s’organiser. Il faut lutter contre la position impérialiste française à l’étranger et pour la libération des territoires encore aujourd’hui sous domination coloniale française. On a tous une trajectoire politique plurielle, on est en lien avec des groupes qui luttent contre le racisme d’État, contre les violences policières, avec des comités de familles de personnes qui sont mortes sous les coups de la police ou en prison — un endroit où on tue des personnes parce qu’elles sont noires ou arabes et de classe populaire.
Vous êtes très présents dans les mobilisations en soutien à la lutte palestinienne. Le combat antifasciste a aussi une dimension internationaliste…
Diego : Oui, ce point n’est pas négociable. Depuis la création de l’AFA, ça a toujours été une ligne claire qui a aussi permis de nous regrouper avec des gens comme nous. Le Kurdistan, la Palestine, c’est quelque chose qu’on a toujours porté et qu’on portera toujours, c’est dans notre ADN.
« C’est important de lutter contre l’impérialisme et le colonialisme de nos propres États, de rappeler que la France est encore un pays qui colonise. »
Ali : Sur la question des territoires encore sous domination coloniale française, on pense que c’est important de lutter contre l’impérialisme et le colonialisme de nos propres États, de rappeler que la France est encore un pays qui colonise. On le voit actuellement en Kanaky. Il faut soutenir les mouvements indépendantistes là-bas. Sur la Palestine, dès le départ, ça a été une constante et une bataille de dire « Liberté pour la Palestine de la mer au Jourdain ». Ça l’est encore aujourd’hui parce qu’il y a des organisations politiques, mais aussi des groupes autonomes, même dans le milieu antifasciste européen et notamment en Allemagne, pour qui ce n’est pas du tout clair. En France il y a de plus en plus de personnes et de groupes, à Paname notamment, qui se cachent derrière l’argument selon lequel « On ne veut pas d’État et, du coup, on ne soutient pas nécessairement le mouvement palestinien parce qu’il revendique l’existence d’un État palestinien ». Ou bien parlent de solution à deux États. Pour nous, ces deux positions sont à foutre à la poubelle. Ça, c’est notamment lié à l’influence de courants sionistes allemands qui se revendiquent de l’antifascisme. Des camarades antifascistes de Francfort nous ont expliqué que le mouvement antideutsch a détruit leur milieu, là-bas1. On peut notamment mentionner le positionnement politique de certains groupes de supporters du FC St. Pauli après le 7 octobre, qui ont clairement assumé une posture « sioniste de gauche ». En bref, des organisations antifascistes se sont déchirées sur ces questions. On reste vigilants pour qu’à Toulouse ces lignes ne passent pas. Il y a des collectifs comme Palestine vaincra qui jouent un rôle central sur la position à tenir pour soutenir la résistance palestinienne. Ce sont des camarades avec qui on s’organise dès qu’on peut, parce qu’on pense que c’est une des organisations pro-palestiniennes occidentales les plus pertinentes sur la question. Ça fait partie de la lutte antifasciste que de réaffirmer une position très claire sur le soutien à la résistance palestinienne et sur la libération de la Palestine de la mer au Jourdain.
Pourquoi avoir choisi l’appellation AFA, qui vous associe à d’autres groupes antifascistes, à Paris notamment ?
Diego : Dès le début on a eu la volonté d’être un groupe autonome. À l’origine, ce sont quelques militants et militantes de l’Union Antifasciste Toulousaine (UAT) qui ont monté l’AFA Tolosa avec les encouragements des camarades de l’AFA Paris-banlieue. L’AFA Tolosa naît d’une rupture avec l’UAT. Sans remettre en question le travail qu’a pu faire cette organisation auparavant, notre création part de la volonté d’avoir une organisation de terrain ancrée sur la ville. Certains et certaines de ses membres ne trouvaient pas leur place dans l’UAT en tant que personnes issues de milieux populaires et/ou racisées. L’AFA a donc été créée dans l’idée de toucher d’autres publics et de sortir de l’entre-soi et du cloisonnement de l’UAT. À l’époque où ça a eu lieu, l’AFA NP2C — l’Action antifasciste Nord-Pas-de-Calais — était une organisation assez importante et l’AFA Paris-banlieue avait eu une exposition énorme après l’assassinat de Clément Méric. Toute une partie de la jeunesse se tournait vers l’antifascisme à ce moment-là. L’histoire de l’AFA à Paris a influencé la création de l’AFA à Toulouse. Depuis dix ans, on entretient des liens forts.
Ali : N’importe qui peut créer une AFA. Ce n’est pas une appellation contrôlée par un organisme central. Quand on dit qu’il y avait besoin d’une AFA à Toulouse, c’est parce qu’on revendique l’auto-organisation autonome antifasciste et des mots d’ordre qui nous paraissent centraux : l’autodéfense populaire, la lutte contre le racisme d’État, le soutien à la Palestine… Ce sont des choses qui sont associées à l’étiquette AFA, même si c’est implicite.
Vous avez choisi le nom AFA Tolosa. Pourquoi pas « Toulouse » ?
Diego : Tolosa, c’est Toulouse en occitan. Ça nous semblait intéressant de montrer notre attachement à la culture régionale, à l’histoire de notre ville et à l’Occitanie. Aujourd’hui c’est très compliqué de parler d’identité occitane tant cette culture s’est faite détruire par l’État français sur une échelle de temps plutôt courte. Au début du XXᵉ siècle, la langue était interdite et les enfants se faisaient tabasser à l’école s’ils la parlaient. Il y a des anciens de Toulouse qui parlaient occitan durant leur jeunesse. C’est important de montrer notre appartenance à cette culture occitane qui a été un carrefour multiculturel à la croisée de différents mondes, avec beaucoup de liens avec les Basques, les Catalans, ce qui, pour nous, a toujours été en opposition à une culture étatique française imposée. Malheureusement, on ne va pas assez loin dans l’occitanisme, parce que on s’est fait couper de nos racines. Contrairement à d’autres régions, c’est très rare de trouver des gens qui parlent occitan et des endroits où on l’enseigne. Tolosa plutôt que Toulouse, c’est aussi une manière de donner de la force aux autres régionalismes auxquels on apporte notre soutien. Il y a des organisations politiques aujourd’hui qui ont un point de vue très jacobin, qui ne se tournent pas du tout vers ces questions. Nous, au même titre qu’on va soutenir les Martiniquais et les Kanak, on soutient nos camarades qui sont sur le territoire français, les Bretons, les Basques, les Corses, les Catalans, dans leur lutte pour l’autodétermination. On critique l’impérialisme à l’international mais aussi sur notre territoire. Et on pense qu’on ne peut pas dissocier les deux.
La question de l’identité régionale reste effectivement un point de clivage parmi les forces de gauche, dont certaines sont, en effet, imprégnées de la tradition jacobine. Mais les luttes « régionalistes » peuvent-elles être un terrain de lutte contre l’extrême droite ?
Ali : Oui, d’autant plus que l’extrême droite revendique une espèce de régionalisme complètement fantasmé qui n’a aucun lien avec l’histoire réelle de notre région. C’est porté à Toulouse par des organisations comme Communautat Occitània, un groupe ultra réactionnaire, catholique intégriste, qui revendique un attachement religieux à la terre et à la culture. Ce sont des gens qui étaient avant dans d’autres groupes de fafs identitaires. Nous, on veut rappeler que l’histoire de notre terre est une histoire de résistance. Il y a eu toute une immigration antifranquiste qui a été accueillie à Toulouse et en Occitanie au cours du XXᵉ siècle, au point d’influencer la culture politique de notre territoire. Je pense aussi à Marcel « Mendel » Langer. Il a grandi en Palestine, rejoint le Parti communiste palestinien, a lutté contre l’État colon et le mouvement sioniste. Puis il a émigré en France. Pendant l’occupation allemande il a lutté dans les FTP-MOI, le même groupe que Manouchian, qui a été intronisé au Panthéon tout récemment. Il a été exécuté par l’État vichyste en 1943. C’est un aspect de l’histoire locale à laquelle on se rattache et qu’on veut rappeler pour appuyer notre idée de Tolosa, de l’histoire de notre ville, de l’Occitanie et de la résistance occitane de manière générale.
« Marcel Langer est devenu pour tous les Toulousains une station de métro alors qu’à la base c’est un résistant juif communiste. »
Diego : On veut continuer à faire exister une mémoire qui a tendance à être effacée, édulcorée, euphémisée par les discours dominants. Marcel Langer est devenu pour tous les Toulousains une station de métro alors qu’à la base c’est un résistant juif communiste qui a lutté contre l’occupation nazie dans notre ville. Tout le monde a oublié cette histoire. Par le biais des événements qu’on organise, on veut essayer de faire revivre cette histoire locale et de revendiquer un attachement à celle-ci. On s’inscrit dans la continuité des expériences de résistance antifasciste, dans un contexte et avec des pratiques qui, certes, peuvent être totalement différents. Un projet s’est monté en milieu d’année dernière : Mémoire de nos luttes. On pense que c’est très important de faire ce travail d’histoire et de montrer toutes les luttes qu’on a gagnées, toute l’inspiration qu’on peut en tirer. Notre histoire, celle de notre camp politique, est énorme. On veut transmettre ça et la remettre en avant, pour lutter contre le dogme d’une histoire dominante qui efface toutes ces luttes-là. Ce travail, c’est important qu’on le fasse aussi nous-mêmes. Tant qu’on a ces archives, tant qu’on a les gens qui peuvent les raconter.
Ali : Le régionalisme, c’est une résistance face à la domination de l’État. C’est aussi une manière de faire vivre des identités culturelles et des pratiques quotidiennes qui rompent avec une identité française qui s’est créée de pair avec une forme d’unité nationale : si tu unifies tout autour d’une même monnaie, d’une même langue, les échanges commerciaux sont plus faciles. Tu peux plus facilement échanger du capital. Faire vivre des identités régionales est donc une manière de résister à la domination de l’État et du capital. Dans le Sud global, il y a des mouvements révolutionnaires qui, grâce à ça, ont réussi à se raccrocher à leur peuple, aux classes populaires en résistance dans leur pays. Je pense par exemple au Kurdistan, à la Palestine. Aussi, il y a quelques centaines de kilomètres entre ici et le Pays Basque. Les organisations politiques, là-bas, leur constitution, notamment au niveau des mouvements de jeunesse, sont très structurées et carrées sur beaucoup de thèmes. Elles portent des mots d’ordre qui sont les mêmes que les nôtres. Il y a beaucoup à apprendre de leurs luttes.
Y a‑t-il des échanges entre les différentes générations de mouvements antifascistes sur la ville, qui a été le berceau d’importantes organisations ?
Diego : Très peu. Et on aimerait pallier ça. Il a pu y avoir des discussions interindividuelles mais il n’y a pas vraiment eu de partage de pratiques politiques à proprement parler, pas de passation politique entre les organisations — ce qu’on trouve un peu dommage. C’est pour ça qu’on a voulu mettre en place une discussion lors de l’événement organisé pour nos dix ans, qui a porté sur l’histoire de l’antifascisme à Toulouse.
Ali : Dans les années 2000, il y a eu une espèce d’absence de transmission entre les différentes générations. J’en discutais avec d’anciens militants qui ont participé à cette histoire. Ils disaient qu’il y avait eu le MIL/GARI, puis le SCALP, mais qu’après il y avait eu un creux. L’AFA, pourtant, c’est le résultat de ces trajectoires politiques et antifascistes différentes, dans d’autres organisations avant nous. Des rencontres ont pu se faire, mais ça n’est pas allé plus loin. Notre organisation vient d’avoir dix ans. C’est peu, mais c’est aussi très long pour une organisation antifasciste. En dix ans il s’est passé des choses. Il y a toute une histoire locale et des pratiques qu’il faut se transmettre. On est vigilant sur ce point en interne. On essaie de préparer le terrain aux nouveaux et aux nouvelles : on est le fruit d’une histoire, mais il ne faut pas nécessairement continuer à avancer avec les mêmes carcans qu’il y a trente ans, ne pas répéter les mêmes erreurs…
Finalement, au-delà de la lutte antifasciste, est-ce-que l’AFA porte un projet de transformation sociale ?
Diego : Pour nous lutte antifasciste et transformation sociale sont indissociables si on veut effacer le fascisme.
Ali : Il faut penser le fascisme comme un processus interne à l’État et au capital, qui est toujours en train de se mettre en place, qui pioche dans tous les répertoires coloniaux et se déploie dans les territoires colonisés. On a l’habitude de dire que la première milice fasciste en France, c’est la police. La lutte antifasciste passe donc aussi par la lutte contre les violences policières. Il faut lutter contre ce qui se passe de manière globale dans la société. Ça se matérialise par notre participation active aux mouvements sociaux. Par exemple, à la grosse séquence du mouvement des retraites qui s’est terminée l’année dernière. Et avant ça, aux gilets jaunes.
Quelles autres actions menez-vous ou soutenez-vous spécifiquement à Toulouse ?
« Il faut se défaire de toutes les conceptions gauchistes du type
Comme c’est pas avec une faucille, un marteau et un drapeau rouge, c’est pas politique. »
Diego : Quand on parle de changement de société, on a l’impression que c’est loin. Mais il y a des actions concrètes qu’on peut mettre en place au quotidien en appuyant des luttes qui nous paraissent importantes. Toutes les luttes anti-impérialistes, mais aussi les luttes locales. Avec l’AFA, historiquement, on a toujours eu des liens avec les quartiers populaires au sens large, mais sans y débarquer en tant qu’organisation politique moralisatrice : « Salut, c’est nous, on connaît la vérité, on va vous instruire avec notre science militante ». Beaucoup disent que « les quartiers sont des déserts politiques. » On pense que c’est totalement faux. Dans chaque quartier il y a des militantes et des militants qui font un taf de malade depuis des années et qui sont en première ligne face à la répression de l’État et de sa police. C’est important de les soutenir.
Ali : Ils ne nous ont pas attendus pour s’organiser ! Par exemple, au Mirail, il y a une lutte en cours contre la destruction des immeubles. On essaie de relayer les initiatives, d’y aller, de leur donner de la force. On a moins de liens avec les milieux populaires en campagne, mais c’est la même chose. C’est important de les soutenir quand ils s’organisent. On l’a vu récemment avec les agriculteurs : l’extrême droite était très présente mais il y a des agriculteurs qui ne se sont pas laissé faire. La moindre des choses c’est de leur apporter notre soutien, de parler de leur lutte autour de nous.
Diego : Dans les milieux gauchistes, il y a la mauvaise habitude de soutenir les quartiers seulement quand des actions très politiques se mettent en place. On veut rompre avec ça. Le politique n’est généralement pas là où les gauchistes veulent le voir. Par exemple, il y a des dynamiques d’aide aux devoirs, des actions qui sont portées par les habitants et qui fédèrent des mères de familles, des jeunes qui s’auto-organisent. Ils proposent des choses très simples mais qui font vivre le quartier et créent une autre forme d’autodéfense populaire, parce que c’est une réponse à l’absence de l’État sur ces questions dans ces territoires. Par exemple, dans un quartier, ils sont en train de mettre en place des projets autour de la question de l’alimentation, avec des jardins partagés bio qui serviront à alimenter des cantines pour nourrir les habitants, afin de lutter contre la malbouffe et de proposer des produits frais à tout le monde, à des prix très bas, cultivés par les gens du quartier. Ce sont des initiatives qu’il faut soutenir. Il faut se défaire de toutes les conceptions gauchistes du type « Comme c’est pas avec une faucille, un marteau et un drapeau rouge, c’est pas politique ». Alors que ça l’est éminemment.
Photographie de bannière : AFA Tolosa
- Né dans les années 1990 de l’opposition à l’unification allemande et de la crainte d’une résurgence du nazisme, le mouvement antideutsch a développé, après le 11 septembre 2001 et la seconde Intifada (2000–2005), une idéologie résolument islamophobe. Leur soutien aux États-Unis et à Israël les a également amenés à considérer certaines formes d’anticapitalisme et d’anti-impérialisme comme régressives [ndlr].[↩]
REBONDS
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