AFA Tolosa : lutter contre le fascisme en changeant la société


Entretien inédit | Ballast

« L’antifascisme ne peut être réduit à sa seule éty­mo­lo­gie » lit-on dans Dix ques­tions sur l’an­ti­fas­cisme, un livre pré­cieux du col­lec­tif La Horde. De fait, aujourd’­hui, il n’y a plus guère de groupes ou de par­tis en France qui se reven­diquent du fas­cisme his­to­rique. Le terme désigne à pré­sent une forme de lutte contre l’ex­trême droite — « à la fois un mou­ve­ment d’autodéfense, un cou­rant poli­tique révo­lu­tion­naire et une contre-culture » pré­cise La Horde. Quelques jours avant la vic­toire de l’ex­trême droite aux élec­tions euro­péennes et l’an­nonce de la dis­so­lu­tion de l’Assemblée natio­nale, nous avons ren­con­tré deux membres de l’AFA Tolosa. Le col­lec­tif vient de fêter ses dix années d’exis­tence : l’oc­ca­sion de faire le point sur l’his­toire récente de l’an­ti­fas­cisme toulousain. 


Pour vos dix ans vous avez pro­po­sé un ate­lier d’autodéfense et orga­ni­sé un gala de boxe. Pour para­phra­ser l’humoriste Aamer Rahman : est-ce vrai­ment « OK » de frap­per des nazis ?

Ali : Évidemment, c’est car­ré­ment OK ! (rires) Mais on vou­drait repla­cer notre rap­port à la vio­lence dans le contexte de l’au­to­dé­fense popu­laire. La pre­mière vio­lence c’est celle des fas­cistes et de l’État, du capi­tal. Ce qu’on pro­pose face à ça, c’est une riposte anti­fas­ciste qui reven­dique l’i­dée d’au­to­dé­fense popu­laire pour défendre les nôtres, défendre notre classe, nous défendre nous-mêmes.

Diego : Sortir des gens vio­lents de la rue c’est de l’autodéfense.

L’idée d’autodéfense popu­laire est-elle seule­ment physique ?

Ali : Elle prend évi­dem­ment en compte la dimen­sion phy­sique, c’est-à-dire réagir avec nos corps à la vio­lence de l’ex­trême droite. Ça peut pas­ser par des actions de rue, mais pas seule­ment. On pense qu’il faut se for­mer. On s’or­ga­nise au sein d’un club d’au­to­dé­fense popu­laire, un club de sport popu­laire, auto­gé­ré, qui nous per­met de nous for­mer col­lec­ti­ve­ment à des sports de com­bat. On cherche à se défaire d’un rap­port très indi­vi­dua­liste à la vio­lence qui peut exis­ter dans la socié­té de manière géné­rale, mais aus­si dans des clubs de sport plus tra­di­tion­nels. Lors de nos séances de défense col­lec­tive, on se met dans des situa­tions réelles. L’idée c’est de pou­voir sou­te­nir les cama­rades à côté tout en met­tant en place des stra­té­gies pour tenir la ligne ensemble. Mais l’au­to­dé­fense popu­laire va bien au-delà de l’autodéfense phy­sique. Déjà, ça consiste à for­mer des mili­tants, des cama­rades, à com­prendre ce qui est en train de se jouer dans le monde social. C’est les armer face à la pro­pa­gande de l’État et des fafs balan­cée par les médias, comme actuel­le­ment avec la Palestine. On a orga­ni­sé des ate­liers de for­ma­tion en interne, ouverts à nos sym­pa­thi­sants. Ces temps de for­ma­tion ont eu pour but de don­ner à tout le monde des bases pour com­prendre la situa­tion actuelle en Palestine, parce qu’on ne vient pas tous du milieu mili­tant, on ne vient pas tous de l’u­ni­ver­si­té… On pour­rait aus­si men­tion­ner l’au­to­dé­fense sani­taire qu’on a pu mettre en place pen­dant le confinement.

« L’autodéfense popu­laire va bien au-delà de l’autodéfense physique. »

Diego : C’est impor­tant de pré­ci­ser qu’on parle de la capa­ci­té à s’or­ga­ni­ser col­lec­ti­ve­ment pour répondre aux attaques qu’on peut subir en tant que cama­rades, et donc que ça sert à pro­té­ger les mili­tants et mili­tantes. Mais on pense aus­si que c’est impor­tant de pro­té­ger le pro­lé­ta­riat, le peuple et de pal­lier les défaillances de l’État. C’est ce qu’on a pu faire pen­dant le confi­ne­ment. Je ne sais pas si vous avez enten­du par­ler du CASA Arnaud-Bernard, le centre d’au­to­dé­fense sani­taire et ali­men­taire à Toulouse ? Pendant le confi­ne­ment, avec des cama­rades de dif­fé­rents groupes, on a orga­ni­sé des repas, des dis­tri­bu­tions de masques, de gel hydro­al­coo­lique… Au départ c’é­tait à petite échelle, mais au bout du compte des mil­liers de repas ont été pré­pa­rés. C’est deve­nu une expé­ri­men­ta­tion d’au­to­dé­fense sani­taire col­lec­tive et ali­men­taire à assez grande échelle.

Les groupes auto­nomes anti­fas­cistes véhi­culent par­fois une image viri­liste. Comment abor­dez-vous cette problématique ?

Ali : Les pra­tiques d’autodéfense sont avant tout pré­sen­tées comme viri­listes par l’État et par le capi­tal, pour les décré­di­bi­li­ser. C’est dis­cré­di­ter une manière de réagir qui est sou­vent celle des classes popu­laires : se défendre avec le seul truc qu’on a, c’est-à-dire notre corps, notre force de tra­vail et nos bras face à la vio­lence de l’État et de l’ex­trême droite. Mais l’au­to­dé­fense ne doit pas être l’a­pa­nage des mecs. Tu peux être une meuf et pra­ti­quer l’au­to­dé­fense de rue, ça ne va pas être quelque chose de viri­liste. On a pu le voir par exemple dans l’his­toire des orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires dans le Sud glo­bal. Il y a des orga­ni­sa­tions de gué­rilla où des femmes prennent les armes. Une femme avec une arme, c’est la même chose qu’un mec avec une arme : c’est un mili­tant ou une mili­tante révo­lu­tion­naire qui orga­nise sa propre libé­ra­tion. Ça a été le cas par exemple des Black Panthers par­mi les­quels se trou­vaient des femmes, comme Assata Shakur, une des lea­ders de la Black Liberation Army, qui pra­ti­quaient l’au­to­dé­fense. Ce sont des choses aux­quelles on se rat­tache. Se défendre ce n’est pas quelque chose de viri­liste. Mais on ne va pas se leur­rer, ça peut l’être. Il peut y avoir des dérives et il faut lut­ter contre. C’est pour ça que dans notre pra­tique de l’au­to­dé­fense, dans le club de sport popu­laire qu’on anime, on essaie le plus pos­sible de faire en sorte qu’il y ait des femmes qui par­ti­cipent et qui puissent pro­gres­si­ve­ment uti­li­ser leur corps au même titre que tous les mecs pour se défendre et par­ti­ci­per à des actions de rue.

[Fête des dix ans de l'AFA Tolosa, atelier d'autodéfense | J.]

Diego : C’est très impor­tant que ces mili­tantes soient mises en avant, qu’elles disent « Regardez, on est des boxeuses, on s’or­ga­nise col­lec­ti­ve­ment, on peut défon­cer des fafs aus­si, on peut se défendre ». On part d’un constat où, effec­ti­ve­ment, le milieu anti­fas­ciste en France est très mas­cu­lin. On espère que ça va évo­luer dans les années à venir. On espère que les mili­tantes qui portent ça conti­nuent à le faire et le pro­pagent. Et nous, je pense qu’il faut qu’on laisse cette place-là.

Ali : Je pense à la Coordination fémi­niste anti­fas­ciste, un cadre impul­sé par des cama­rades anti­fas­cistes qui a fédé­ré pas mal de femmes, membres de dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions anti­fas­cistes à l’é­chelle natio­nale. C’est une orga­ni­sa­tion auto­nome qui porte ses cam­pagnes, ses propres luttes. C’est par l’exis­tence de tels cadres de meufs qui s’au­to-orga­nisent sur une ligne anti­fas­ciste que le milieu pour­ra deve­nir de moins en moins mas­cu­lin. Ça donne la place à des meufs qui veulent s’en­ga­ger, mili­ter, se défendre, s’or­ga­ni­ser. Ce sont des dyna­miques qu’on pousse et qu’on sou­tient. C’est par là qu’on arri­ve­ra pro­gres­si­ve­ment à faire en sorte que cette image viri­liste soit évacuée.

Une par­tie de la gauche par­le­men­taire, notam­ment repré­sen­tée par François Ruffin, com­bat l’extrême droite sur une ligne « Fâchés pas fachos » qui consiste, en gros, à dire que le vote pour l’extrême droite est, dans les classes popu­laires, une consé­quence des dif­fi­cul­tés sociales — chô­mage, dés­in­dus­tria­li­sa­tion, etc. —, et qu’il faut donc aller « récu­pé­rer » ces élec­teurs. Qu’en pen­sez-vous ? Vote-t-on pour le Rassemblement natio­nal par dépit ou en toute conscience ?

Ali : Quand on parle de fas­cisme, on parle sur­tout de phé­no­mènes de fas­ci­sa­tion. Or pour nous, le fas­cisme, ce n’est pas juste l’ex­trême droite. C’est quelque chose qui est intrin­sèque à l’État et au capi­tal. Dans l’Histoire on a sou­vent pu voir que le fas­cisme est un réper­toire dans lequel la bour­geoi­sie va pio­cher pour renou­ve­ler ses méthodes d’ac­cu­mu­la­tion. C’est une alter­na­tive plau­sible pour les indus­triels. Ce ne sont pas néces­sai­re­ment les classes popu­laires qui vont mettre au pou­voir l’ex­trême droite, mais plu­tôt le capi­tal et la bour­geoi­sie. Ça a été le cas dans les années 1930 en Allemagne. Les indus­triels ont pen­sé qu’avec la crise d’ac­cu­mu­la­tion qui était en cours, Hitler était une solu­tion pour garan­tir leurs inté­rêts. Pareil en Italie. C’est comme ça qu’on sai­sit le fas­cisme. Ça n’est pas juste des pro­lé­taires de cam­pagne blancs déclas­sés qui votent pour l’ex­trême droite.

« C’est une réa­li­té que dans les classes popu­laires, rurales notam­ment, il y a un vote très impor­tant pour l’ex­trême droite. Et ça, il faut essayer de le comprendre. »

Diego : Est-ce qu’on consi­dère l’é­lec­to­rat rural de Marine Le Pen au même titre que les mili­tants fafs convain­cus qu’on peut ren­con­trer ? On fait une nuance, parce qu’ef­fec­ti­ve­ment on est per­sua­dés que le jour où il y aura une alter­na­tive pro­po­sée sur ce ter­rain-là, ce sont des voix qui peuvent chan­ger — et je ne parle pas de voix au sens élec­to­ral. Après, c’est une réa­li­té que dans les classes popu­laires, rurales notam­ment, mais aus­si celles et ceux qui vivent dans les zones dés­in­dus­tria­li­sées, il y a un vote très impor­tant pour l’ex­trême droite. Et ça, il faut essayer de le com­prendre. Ce qu’on constate c’est un vide poli­tique dans ces espaces, lais­sés à l’a­ban­don par un mou­ve­ment ouvrier lui aus­si en déli­ques­cence com­plète depuis les années 1970. Il n’y a plus d’or­ga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire dans ces endroits. L’extrême droite a pro­fi­té de cette absence et des œillères de la gauche ins­ti­tu­tion­nelle, pour qui la cam­pagne n’est pas une pré­oc­cu­pa­tion, pour s’ac­ca­pa­rer le vote des classes popu­laires déclassées.

Comment com­battre les idées d’extrême droite dans les classes popu­laires, alors ?

Ali : La prio­ri­té c’est de réin­ves­tir ces espaces, en y étant pré­sents de manière concrète et au quo­ti­dien. Pas uni­que­ment quand il y a des séquences offen­sives, comme ça a été le cas avec les agri­cul­teurs au début de l’an­née. Il faut réus­sir à créer un ancrage de ter­rain. C’est très com­pli­qué mais, pour nous, ça passe néces­sai­re­ment par là. Notre pers­pec­tive ne se résume pas à attendre les élec­tions et à savoir si oui ou non les classes popu­laires vont voter pour la droite ou la gauche. Les élec­tions par­ti­cipent d’une dyna­mique de l’État. Il n’y a pas de chan­ge­ment révo­lu­tion­naire qui arri­ve­ra par les élec­tions. Pour nous c’est impor­tant de se déta­cher de cette croyance abso­lue dans les échéances élec­to­rales. Le concept de classes popu­laires est assez poreux. On va mettre dedans des petits arti­sans, des petits com­mer­çants, pour qui le vote d’ex­trême droite, notam­ment à la cam­pagne, est aus­si un vote d’in­té­rêt de classe. Ils défendent leurs inté­rêts de petit patro­nat. Ce ne sont pas néces­sai­re­ment ces per­sonnes-là qu’il faut convaincre. C’est pour ça que réin­tro­duire une ana­lyse de classe comme argu­ment à oppo­ser à l’ex­trême droite dans les cam­pagnes est inté­res­sant. Le pro­gramme élec­to­ral de l’ex­trême droite sert les inté­rêts de la bour­geoi­sie, des indus­triels, du capi­tal… Pas du tout ceux des ouvriers et des petits pay­sans qui, eux, sont sous la domi­na­tion du capi­tal ! Mais il ne faut pas non plus se leur­rer : il y a aus­si des per­sonnes à la cam­pagne qui ne vont pas défendre des inté­rêts de classe mais de race. À tra­vers le vote d’ex­trême droite s’ex­prime la volon­té de main­te­nir la supré­ma­tie blanche, qui ins­taure un rap­port social struc­tu­rel aujourd’­hui en France.

Il faut batailler contre ça. Mais l’ar­gu­men­taire mora­li­sa­teur, ça ne mar­che­ra pas. Parce que leur inté­rêt n’est pas celui des classes popu­laires non blanches, indi­gènes. Par contre, sur l’ar­gu­ment de la classe, je pense qu’il y a moyen de gagner des choses. Comment fait-on pour l’in­tro­duire ? En étant pré­sent dans ces espaces. En étant audible. J’ai été ins­pi­ré par les dis­cus­sions avec les cama­rades kurdes qui disaient que tant que tu n’es pas capable de sub­ve­nir aux besoins pri­maires de ton peuple — le pain, l’eau —, aucun argu­men­taire poli­tique ne pour­ra être audible. Donc, pre­mière étape : sois pré­sent au côté de ton peuple et aime-le. Même s’il a des défauts, même s’il est raciste, même s’il est patriar­cal. Ce n’est que comme ça que tu pour­ras contri­buer à le trans­for­mer. Subviens à ses besoins pri­maires. L’alimentation, la ques­tion de l’é­du­ca­tion des jeunes à la cam­pagne avec les écoles qui ont de moins en moins de moyens, l’as­pect médi­cal, la pay­san­ne­rie, les per­sonnes âgées qui sont dans des EHPAD ultra pri­va­ti­sées et qui sont lais­sées à l’a­ban­don… Si on était en mesure, en tant que mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, de répondre à ces besoins-là, direc­te­ment, on pour­rait dire : « Vous voyez, quand on fait par nous-mêmes, quand on s’au­to-orga­nise sans le patro­nat, sans l’État, sans le capi­tal, on est capables de faire des choses. » À par­tir de ce moment-là tu pour­ras réin­tro­duire une ana­lyse de classe, déve­lop­per des argu­men­taires poli­tiques. Tu ne seras audible aux yeux des gens que quand tu auras réus­si à trans­for­mer leur quo­ti­dien. Mais ça néces­site d’a­voir de vraies orga­ni­sa­tions dans ces espaces et de ne pas par­ler depuis l’extérieur.

Diego : Une séquence inté­res­sante sur la façon dont plu­sieurs milieux se sont ren­con­trés a été celle des gilets jaunes. On s’est inves­tis dès le début dans ce mou­ve­ment sans juge­ment moral, alors que plein de gens nous disaient : « Les gilets jaunes, c’est des réacs, c’est des racistes, ils aiment pas les étran­gers. » Il fal­lait qu’on y par­ti­cipe pour lut­ter contre les idées d’ex­trême droite de l’intérieur. Contre la par­ti­ci­pa­tion des groupes fas­cistes qui avaient une volon­té d’ins­tru­men­ta­li­ser le mou­ve­ment. Et ça a été une réus­site. J’ai l’im­pres­sion que, concrè­te­ment, sans avoir eu de grandes ana­lyses théo­riques, de par la pré­sence sur le ter­rain, il y a eu une poli­ti­sa­tion du mou­ve­ment. Avec des gens qui venaient des cam­pagnes, des gens qui venaient des quar­tiers, des Blancs, des Arabes, des Noirs, des meufs, des gens déjà mili­tants, des bases syn­di­cales aus­si. On a bien vu que ce mélange appor­tait des idées. À la fin, les gilets jaunes, c’é­taient des cama­rades. Aujourd’hui il y en a encore plein qui par­ti­cipent aux mani­fes­ta­tions avec des dra­peaux pales­ti­niens. C’est la preuve qu’il faut être pré­sent dans ces mou­ve­ments de masse, sans avoir de juge­ments de valeur sur des per­sonnes qui ne sont pas poli­ti­sées. Cette poli­ti­sa­tion par le mou­ve­ment, elle est très effi­cace pour lut­ter contre les idées d’ex­trême droite qui peuvent être par­fois pré­sentes au début.

« Il faut être pré­sent dans les mou­ve­ments de masse, sans avoir de juge­ments de valeur sur des per­sonnes qui ne sont pas politisées. »

Ali : Ça va dans le sens d’une dif­fé­rence entre des mili­tants fas­cistes et des gens de classes popu­laires qui votent pour l’ex­trême droite. Si tu es un mec blanc à la cam­pagne, com­plè­te­ment déclas­sé, petit agri­cul­teur ou ouvrier, et que tu regardes CNews toute la semaine, c’est sûr que tu vas être vite convain­cu que l’im­mi­gra­tion est un pro­blème, que tout ce qui se passe actuel­le­ment dans ta vie et qui est une galère, c’est « à cause des Noirs et des Arabes qui foutent le bor­del dans les quar­tiers ». Qu’en tant que mec, tu es en train d’être com­plè­te­ment atta­qué dans ta mas­cu­li­ni­té par les théo­ries de genre. Tu vas tel­le­ment en bouf­fer que tu vas finir convain­cu. Mais parce que la socié­té, elle, est patriar­cale, parce qu’elle est raciste, parce qu’elle défend les inté­rêts du capi­tal, on pense qu’il ne faut pas réagir de la même façon que contre les mili­tants qui pro­pagent ces idées-là, parce qu’ils ont un agen­da politique.

Dans ce com­bat, en tant que groupe auto­nome, com­ment envi­sa­gez-vous les alliances, par exemple avec des orga­ni­sa­tions plus ins­ti­tu­tion­nelles comme les par­tis ou les syn­di­cats dans la lutte antifasciste ?

Diego : À Toulouse, avec nos dix ans d’ex­pé­rience, on constate qu’il y a eu une évo­lu­tion. Au début on était un groupe très auto­nome et très seul, sans for­cé­ment d’al­liances. Très affi­ni­taire aus­si. On s’est ouverts avec les années. Aujourd’hui, vu l’a­gen­da poli­tique du gou­ver­ne­ment, vu la mon­tée de l’ex­trême droite, vu ce qui se passe à l’in­ter­na­tio­nal, il est néces­saire de s’u­nir : on ne cra­che­ra sur per­sonne qui veut rejoindre un front anti­fas­ciste. Par contre, pour nous, l’im­por­tant c’est que le front anti­fas­ciste ne porte pas un anti­fas­cisme moral comme celui qu’on va retrou­ver au PS, par exemple, et qui va nous tirer une balle dans le pied — comme l’Histoire l’a déjà mon­tré. Il faut avoir conscience de ce risque. 

Quelles seraient jus­te­ment vos lignes rouges ?

Ali : Tu ne peux pas lut­ter effi­ca­ce­ment contre le fas­cisme si tu ne luttes pas contre l’État et le capi­tal. Il y a des syn­di­cats avec les­quels l’al­liance est tota­le­ment pos­sible, comme Solidaires ou la CGT. Il n’y a pas de pro­blème à dis­cu­ter et à faire des choses ensemble, sur­tout avec la base syn­di­cale. Mais ça va dépendre de contextes très pré­cis. On se reven­dique comme orga­ni­sa­tion auto­nome et on n’ap­pel­le­ra jamais à voter pour qui que ce soit aux élec­tions pré­si­den­tielles. Ce n’est pas là que se joue notre bataille antifasciste.

Diego : En même temps, on ne veut pas être mora­li­sa­teur envers les per­sonnes non mili­tantes qui vont se tour­ner vers les élec­tions parce qu’elles pensent qu’elles n’ont pas d’autres moyens qui s’offrent à elles. C’est sou­vent un pre­mier pas dans un engre­nage poli­tique qui peut les mener à d’autres choses.

Ali : Par contre, en tant que groupe auto­nome révo­lu­tion­naire, on pra­tique un anti­fas­cisme de ter­rain, un anti­fas­cisme de classe, un anti­fas­cisme révo­lu­tion­naire en oppo­si­tion à l’an­ti­fas­cisme moral, par ana­lo­gie avec l’antiracisme. Dans le mou­ve­ment anti­ra­ciste, on dis­tingue l’antiracisme moral incar­né par le PS et SOS Racisme, par exemple, et l’an­ti­ra­cisme poli­tique qui se veut être une posi­tion radi­cale, parce qu’il pose la ques­tion des rap­ports de pou­voir, des rap­ports de classe, des rap­ports de race, des rap­ports de genre et de com­ment ils s’en­tre­croisent. On reven­dique une lec­ture révo­lu­tion­naire de l’antiracisme.

Le lien entre lutte anti­ra­ciste et anti­fas­ciste a été et demeure d’ailleurs un point de diver­gences dans le milieu anti­fas­ciste et, au-delà, dans la gauche radi­cale. Il y a par­fois des dif­fi­cul­tés à recon­naître le carac­tère struc­tu­rel du racisme dans la société.

« Le fas­cisme s’est ins­pi­ré de tous les dis­po­si­tifs répres­sifs qui ont été mis en place pen­dant la colonisation. »

Diego : Il n’y a pas d’an­ti­fas­cisme qui ne soit pas anti­ra­ciste. S’il reste des orga­ni­sa­tions anti­fas­cistes qui pensent qu’on peut lut­ter contre le fas­cisme sans lut­ter contre le racisme, c’est une catas­trophe. Le fas­cisme s’est ins­pi­ré de tous les dis­po­si­tifs répres­sifs qui ont été mis en place pen­dant la colo­ni­sa­tion. Aujourd’hui, avec la vio­lence colo­niale qui se déploie en Kanaky, on voit le fas­cisme se mon­trer en plein jour. Il y a des chars dans les rues, il y a des gens qui meurent pour défendre l’in­dé­pen­dance de leur ter­ri­toire, qui se font tuer par des milices auto-orga­ni­sées d’ex­trême droite, il y a des keufs et des mili­taires qui sont déployés pour main­te­nir l’ordre colo­nial. On l’a vu à Mayotte, on le voit dans tous les ter­ri­toires encore sous domi­na­tion colo­niale française.

Ali : Avant il ne fal­lait pas par­ler d’is­la­mo­pho­bie. Soit pour défendre une ligne « Ni Dieu ni patron », soit à cause d’une forme de répu­bli­ca­nisme che­lou. Notre ligne, depuis le début, rap­pelle qu’il faut lut­ter contre l’is­la­mo­pho­bie : avoir une posi­tion anti­fas­ciste, c’est avoir une posi­tion anti­ra­ciste. Et il faut lut­ter contre l’is­la­mo­pho­bie qui est une des formes de racisme struc­tu­rel dans la socié­té depuis le début des années 2000, avec la loi sur le voile à l’é­cole par exemple. On a bataillé, ça n’a pas été facile. C’est une vic­toire de voir que c’est aujourd’hui un mot d’ordre qui est adop­té de plus en plus lar­ge­ment par le mou­ve­ment. Même LFI va par­ler de lutte contre l’is­la­mo­pho­bie alors qu’il y a encore quelques années, c’é­tait impensable.

[Manifestation à Lannemezan pour la libération de George Ibrahim Abdallah, 2024]

Et le fait de remettre en ques­tion sa propre posi­tion dans les rap­ports de domination ?

Diego : On n’a pas de for­ma­tions au sein de notre orga­ni­sa­tion qui vont por­ter sur cette ques­tion-là pré­ci­sé­ment. Mais quand on s’intéresse à d’autres ques­tions, notam­ment aux vio­lences colo­niales ou à l’an­ti-impé­ria­lisme, ce sont des lignes qui s’en­tre­mêlent et qui, donc, forment nos mili­tantes et mili­tants sur l’antiracisme aussi.

Ali : Notre approche ne consiste pas à dire « Déconstruis-toi en tant que per­sonne parce que tu es blanc et que tu as des biais racistes », avec une lec­ture indi­vi­dua­liste du racisme. Effectivement il faut se battre contre ça mais, nous, on parle de racisme d’État, de racisme struc­tu­rel. On ne va pas faire des for­ma­tions de déve­lop­pe­ment per­son­nel pour être moins raciste ! Pour avoir une posi­tion anti­ra­ciste claire, il faut sur­tout s’or­ga­ni­ser. Il faut lut­ter contre la posi­tion impé­ria­liste fran­çaise à l’é­tran­ger et pour la libé­ra­tion des ter­ri­toires encore aujourd’­hui sous domi­na­tion colo­niale fran­çaise. On a tous une tra­jec­toire poli­tique plu­rielle, on est en lien avec des groupes qui luttent contre le racisme d’État, contre les vio­lences poli­cières, avec des comi­tés de familles de per­sonnes qui sont mortes sous les coups de la police ou en pri­son — un endroit où on tue des per­sonnes parce qu’elles sont noires ou arabes et de classe populaire.

Vous êtes très présents dans les mobi­li­sa­tions en sou­tien à la lutte pales­ti­nienne. Le com­bat anti­fas­ciste a aus­si une dimen­sion internationaliste…

Diego : Oui, ce point n’est pas négo­ciable. Depuis la créa­tion de l’AFA, ça a tou­jours été une ligne claire qui a aus­si per­mis de nous regrou­per avec des gens comme nous. Le Kurdistan, la Palestine, c’est quelque chose qu’on a tou­jours por­té et qu’on por­te­ra tou­jours, c’est dans notre ADN.

« C’est impor­tant de lut­ter contre l’im­pé­ria­lisme et le colo­nia­lisme de nos propres États, de rap­pe­ler que la France est encore un pays qui colonise. »

Ali : Sur la ques­tion des ter­ri­toires encore sous domi­na­tion colo­niale fran­çaise, on pense que c’est impor­tant de lut­ter contre l’im­pé­ria­lisme et le colo­nia­lisme de nos propres États, de rap­pe­ler que la France est encore un pays qui colo­nise. On le voit actuel­le­ment en Kanaky. Il faut sou­te­nir les mou­ve­ments indé­pen­dan­tistes là-bas. Sur la Palestine, dès le départ, ça a été une constante et une bataille de dire « Liberté pour la Palestine de la mer au Jourdain ». Ça l’est encore aujourd’­hui parce qu’il y a des orga­ni­sa­tions poli­tiques, mais aus­si des groupes auto­nomes, même dans le milieu anti­fas­ciste euro­péen et notam­ment en Allemagne, pour qui ce n’est pas du tout clair. En France il y a de plus en plus de per­sonnes et de groupes, à Paname notam­ment, qui se cachent der­rière l’ar­gu­ment selon lequel « On ne veut pas d’État et, du coup, on ne sou­tient pas néces­sai­re­ment le mou­ve­ment pales­ti­nien parce qu’il reven­dique l’exis­tence d’un État pales­ti­nien ». Ou bien parlent de solu­tion à deux États. Pour nous, ces deux posi­tions sont à foutre à la pou­belle. Ça, c’est notam­ment lié à l’in­fluence de cou­rants sio­nistes alle­mands qui se reven­diquent de l’an­ti­fas­cisme. Des cama­rades anti­fas­cistes de Francfort nous ont expli­qué que le mou­ve­ment anti­deutsch a détruit leur milieu, là-bas1. On peut notam­ment men­tion­ner le posi­tion­ne­ment poli­tique de cer­tains groupes de sup­por­ters du FC St. Pauli après le 7 octobre, qui ont clai­re­ment assu­mé une pos­ture « sio­niste de gauche ». En bref, des orga­ni­sa­tions anti­fas­cistes se sont déchi­rées sur ces ques­tions. On reste vigi­lants pour qu’à Toulouse ces lignes ne passent pas. Il y a des col­lec­tifs comme Palestine vain­cra qui jouent un rôle cen­tral sur la posi­tion à tenir pour sou­te­nir la résis­tance pales­ti­nienne. Ce sont des cama­rades avec qui on s’or­ga­nise dès qu’on peut, parce qu’on pense que c’est une des orga­ni­sa­tions pro-pales­ti­niennes occi­den­tales les plus per­ti­nentes sur la ques­tion. Ça fait par­tie de la lutte anti­fas­ciste que de réaf­fir­mer une posi­tion très claire sur le sou­tien à la résis­tance pales­ti­nienne et sur la libé­ra­tion de la Palestine de la mer au Jourdain.

Pourquoi avoir choi­si l’appellation AFA, qui vous asso­cie à d’autres groupes anti­fas­cistes, à Paris notamment ?

Diego : Dès le début on a eu la volon­té d’être un groupe auto­nome. À l’o­ri­gine, ce sont quelques mili­tants et mili­tantes de l’Union Antifasciste Toulousaine (UAT) qui ont mon­té l’AFA Tolosa avec les encou­ra­ge­ments des cama­rades de l’AFA Paris-ban­lieue. L’AFA Tolosa naît d’une rup­ture avec l’UAT. Sans remettre en ques­tion le tra­vail qu’a pu faire cette orga­ni­sa­tion aupa­ra­vant, notre créa­tion part de la volon­té d’a­voir une orga­ni­sa­tion de ter­rain ancrée sur la ville. Certains et cer­taines de ses membres ne trou­vaient pas leur place dans l’UAT en tant que per­sonnes issues de milieux popu­laires et/ou raci­sées. L’AFA a donc été créée dans l’i­dée de tou­cher d’autres publics et de sor­tir de l’entre-soi et du cloi­son­ne­ment de l’UAT. À l’é­poque où ça a eu lieu, l’AFA NP2C — l’Action anti­fas­ciste Nord-Pas-de-Calais — était une orga­ni­sa­tion assez impor­tante et l’AFA Paris-ban­lieue avait eu une expo­si­tion énorme après l’assassinat de Clément Méric. Toute une par­tie de la jeu­nesse se tour­nait vers l’an­ti­fas­cisme à ce moment-là. L’histoire de l’AFA à Paris a influen­cé la créa­tion de l’AFA à Toulouse. Depuis dix ans, on entre­tient des liens forts.

Ali : N’importe qui peut créer une AFA. Ce n’est pas une appel­la­tion contrô­lée par un orga­nisme cen­tral. Quand on dit qu’il y avait besoin d’une AFA à Toulouse, c’est parce qu’on reven­dique l’au­to-orga­ni­sa­tion auto­nome anti­fas­ciste et des mots d’ordre qui nous paraissent cen­traux : l’autodéfense popu­laire, la lutte contre le racisme d’État, le sou­tien à la Palestine… Ce sont des choses qui sont asso­ciées à l’é­ti­quette AFA, même si c’est implicite.

Vous avez choi­si le nom AFA Tolosa. Pourquoi pas « Toulouse » ?

Diego : Tolosa, c’est Toulouse en occi­tan. Ça nous sem­blait inté­res­sant de mon­trer notre atta­che­ment à la culture régio­nale, à l’his­toire de notre ville et à l’Occitanie. Aujourd’hui c’est très com­pli­qué de par­ler d’i­den­ti­té occi­tane tant cette culture s’est faite détruire par l’État fran­çais sur une échelle de temps plu­tôt courte. Au début du XXᵉ siècle, la langue était inter­dite et les enfants se fai­saient tabas­ser à l’é­cole s’ils la par­laient. Il y a des anciens de Toulouse qui par­laient occi­tan durant leur jeu­nesse. C’est impor­tant de mon­trer notre appar­te­nance à cette culture occi­tane qui a été un car­re­four mul­ti­cul­tu­rel à la croi­sée de dif­fé­rents mondes, avec beau­coup de liens avec les Basques, les Catalans, ce qui, pour nous, a tou­jours été en oppo­si­tion à une culture éta­tique fran­çaise impo­sée. Malheureusement, on ne va pas assez loin dans l’oc­ci­ta­nisme, parce que on s’est fait cou­per de nos racines. Contrairement à d’autres régions, c’est très rare de trou­ver des gens qui parlent occi­tan et des endroits où on l’enseigne. Tolosa plu­tôt que Toulouse, c’est aus­si une manière de don­ner de la force aux autres régio­na­lismes aux­quels on apporte notre sou­tien. Il y a des orga­ni­sa­tions poli­tiques aujourd’­hui qui ont un point de vue très jaco­bin, qui ne se tournent pas du tout vers ces ques­tions. Nous, au même titre qu’on va sou­te­nir les Martiniquais et les Kanak, on sou­tient nos cama­rades qui sont sur le ter­ri­toire fran­çais, les Bretons, les Basques, les Corses, les Catalans, dans leur lutte pour l’au­to­dé­ter­mi­na­tion. On cri­tique l’im­pé­ria­lisme à l’in­ter­na­tio­nal mais aus­si sur notre ter­ri­toire. Et on pense qu’on ne peut pas dis­so­cier les deux.

La ques­tion de l’identité régio­nale reste effec­ti­ve­ment un point de cli­vage par­mi les forces de gauche, dont cer­taines sont, en effet, impré­gnées de la tra­di­tion jaco­bine. Mais les luttes « régio­na­listes » peuvent-elles être un ter­rain de lutte contre l’extrême droite ?

Ali : Oui, d’au­tant plus que l’ex­trême droite reven­dique une espèce de régio­na­lisme com­plè­te­ment fan­tas­mé qui n’a aucun lien avec l’his­toire réelle de notre région. C’est por­té à Toulouse par des orga­ni­sa­tions comme Communautat Occitània, un groupe ultra réac­tion­naire, catho­lique inté­griste, qui reven­dique un atta­che­ment reli­gieux à la terre et à la culture. Ce sont des gens qui étaient avant dans d’autres groupes de fafs iden­ti­taires. Nous, on veut rap­pe­ler que l’his­toire de notre terre est une his­toire de résis­tance. Il y a eu toute une immi­gra­tion anti­fran­quiste qui a été accueillie à Toulouse et en Occitanie au cours du XXᵉ siècle, au point d’in­fluen­cer la culture poli­tique de notre ter­ri­toire. Je pense aus­si à Marcel « Mendel » Langer. Il a gran­di en Palestine, rejoint le Parti com­mu­niste pales­ti­nien, a lut­té contre l’État colon et le mou­ve­ment sio­niste. Puis il a émi­gré en France. Pendant l’oc­cu­pa­tion alle­mande il a lut­té dans les FTP-MOI, le même groupe que Manouchian, qui a été intro­ni­sé au Panthéon tout récem­ment. Il a été exé­cu­té par l’État vichyste en 1943. C’est un aspect de l’histoire locale à laquelle on se rat­tache et qu’on veut rap­pe­ler pour appuyer notre idée de Tolosa, de l’his­toire de notre ville, de l’Occitanie et de la résis­tance occi­tane de manière générale.

« Marcel Langer est deve­nu pour tous les Toulousains une sta­tion de métro alors qu’à la base c’est un résis­tant juif communiste. »

Diego : On veut conti­nuer à faire exis­ter une mémoire qui a ten­dance à être effa­cée, édul­co­rée, euphé­mi­sée par les dis­cours domi­nants. Marcel Langer est deve­nu pour tous les Toulousains une sta­tion de métro alors qu’à la base c’est un résis­tant juif com­mu­niste qui a lut­té contre l’oc­cu­pa­tion nazie dans notre ville. Tout le monde a oublié cette his­toire. Par le biais des évé­ne­ments qu’on orga­nise, on veut essayer de faire revivre cette his­toire locale et de reven­di­quer un atta­che­ment à celle-ci. On s’ins­crit dans la conti­nui­té des expé­riences de résis­tance anti­fas­ciste, dans un contexte et avec des pra­tiques qui, certes, peuvent être tota­le­ment dif­fé­rents. Un pro­jet s’est mon­té en milieu d’an­née der­nière : Mémoire de nos luttes. On pense que c’est très impor­tant de faire ce tra­vail d’his­toire et de mon­trer toutes les luttes qu’on a gagnées, toute l’ins­pi­ra­tion qu’on peut en tirer. Notre his­toire, celle de notre camp poli­tique, est énorme. On veut trans­mettre ça et la remettre en avant, pour lut­ter contre le dogme d’une his­toire domi­nante qui efface toutes ces luttes-là. Ce tra­vail, c’est impor­tant qu’on le fasse aus­si nous-mêmes. Tant qu’on a ces archives, tant qu’on a les gens qui peuvent les raconter.

Ali : Le régio­na­lisme, c’est une résis­tance face à la domi­na­tion de l’État. C’est aus­si une manière de faire vivre des iden­ti­tés cultu­relles et des pra­tiques quo­ti­diennes qui rompent avec une iden­ti­té fran­çaise qui s’est créée de pair avec une forme d’u­ni­té natio­nale : si tu uni­fies tout autour d’une même mon­naie, d’une même langue, les échanges com­mer­ciaux sont plus faciles. Tu peux plus faci­le­ment échan­ger du capi­tal. Faire vivre des iden­ti­tés régio­nales est donc une manière de résis­ter à la domi­na­tion de l’État et du capi­tal. Dans le Sud glo­bal, il y a des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires qui, grâce à ça, ont réus­si à se rac­cro­cher à leur peuple, aux classes popu­laires en résis­tance dans leur pays. Je pense par exemple au Kurdistan, à la Palestine. Aussi, il y a quelques cen­taines de kilo­mètres entre ici et le Pays Basque. Les orga­ni­sa­tions poli­tiques, là-bas, leur consti­tu­tion, notam­ment au niveau des mou­ve­ments de jeu­nesse, sont très struc­tu­rées et car­rées sur beau­coup de thèmes. Elles portent des mots d’ordre qui sont les mêmes que les nôtres. Il y a beau­coup à apprendre de leurs luttes.

[Fête des dix ans de l'AFA Tolosa, discussion à la Bourse du travail entre différentes générations de groupes antifascistes | J.]

Y a‑t-il des échanges entre les dif­fé­rentes géné­ra­tions de mou­ve­ments anti­fas­cistes sur la ville, qui a été le ber­ceau d’importantes organisations ?

Diego : Très peu. Et on aime­rait pal­lier ça. Il a pu y avoir des dis­cus­sions inter­in­di­vi­duelles mais il n’y a pas vrai­ment eu de par­tage de pra­tiques poli­tiques à pro­pre­ment par­ler, pas de pas­sa­tion poli­tique entre les orga­ni­sa­tions — ce qu’on trouve un peu dom­mage. C’est pour ça qu’on a vou­lu mettre en place une dis­cus­sion lors de l’é­vé­ne­ment orga­ni­sé pour nos dix ans, qui a por­té sur l’his­toire de l’an­ti­fas­cisme à Toulouse.

Ali : Dans les années 2000, il y a eu une espèce d’ab­sence de trans­mis­sion entre les dif­fé­rentes géné­ra­tions. J’en dis­cu­tais avec d’an­ciens mili­tants qui ont par­ti­ci­pé à cette his­toire. Ils disaient qu’il y avait eu le MIL/GARI, puis le SCALP, mais qu’a­près il y avait eu un creux. L’AFA, pour­tant, c’est le résul­tat de ces tra­jec­toires poli­tiques et anti­fas­cistes dif­fé­rentes, dans d’autres orga­ni­sa­tions avant nous. Des ren­contres ont pu se faire, mais ça n’est pas allé plus loin. Notre orga­ni­sa­tion vient d’a­voir dix ans. C’est peu, mais c’est aus­si très long pour une orga­ni­sa­tion anti­fas­ciste. En dix ans il s’est pas­sé des choses. Il y a toute une his­toire locale et des pra­tiques qu’il faut se trans­mettre. On est vigi­lant sur ce point en interne. On essaie de pré­pa­rer le ter­rain aux nou­veaux et aux nou­velles : on est le fruit d’une his­toire, mais il ne faut pas néces­sai­re­ment conti­nuer à avan­cer avec les mêmes car­cans qu’il y a trente ans, ne pas répé­ter les mêmes erreurs…

Finalement, au-delà de la lutte anti­fas­ciste, est-ce-que l’AFA porte un pro­jet de trans­for­ma­tion sociale ?

Diego : Pour nous lutte anti­fas­ciste et trans­for­ma­tion sociale sont indis­so­ciables si on veut effa­cer le fascisme.

Ali : Il faut pen­ser le fas­cisme comme un pro­ces­sus interne à l’État et au capi­tal, qui est tou­jours en train de se mettre en place, qui pioche dans tous les réper­toires colo­niaux et se déploie dans les ter­ri­toires colo­ni­sés. On a l’ha­bi­tude de dire que la pre­mière milice fas­ciste en France, c’est la police. La lutte anti­fas­ciste passe donc aus­si par la lutte contre les vio­lences poli­cières. Il faut lut­ter contre ce qui se passe de manière glo­bale dans la socié­té. Ça se maté­ria­lise par notre par­ti­ci­pa­tion active aux mou­ve­ments sociaux. Par exemple, à la grosse séquence du mou­ve­ment des retraites qui s’est ter­mi­née l’an­née der­nière. Et avant ça, aux gilets jaunes.

Quelles autres actions menez-vous ou sou­te­nez-vous spé­ci­fi­que­ment à Toulouse ?

« Il faut se défaire de toutes les concep­tions gau­chistes du type Comme c’est pas avec une fau­cille, un mar­teau et un dra­peau rouge, c’est pas poli­tique. »

Diego : Quand on parle de chan­ge­ment de socié­té, on a l’impression que c’est loin. Mais il y a des actions concrètes qu’on peut mettre en place au quo­ti­dien en appuyant des luttes qui nous paraissent impor­tantes. Toutes les luttes anti-impé­ria­listes, mais aus­si les luttes locales. Avec l’AFA, his­to­ri­que­ment, on a tou­jours eu des liens avec les quar­tiers popu­laires au sens large, mais sans y débar­quer en tant qu’or­ga­ni­sa­tion poli­tique mora­li­sa­trice : « Salut, c’est nous, on connaît la véri­té, on va vous ins­truire avec notre science mili­tante ». Beaucoup disent que « les quar­tiers sont des déserts poli­tiques. » On pense que c’est tota­le­ment faux. Dans chaque quar­tier il y a des mili­tantes et des mili­tants qui font un taf de malade depuis des années et qui sont en pre­mière ligne face à la répres­sion de l’État et de sa police. C’est impor­tant de les soutenir.

Ali : Ils ne nous ont pas atten­dus pour s’or­ga­ni­ser ! Par exemple, au Mirail, il y a une lutte en cours contre la des­truc­tion des immeubles. On essaie de relayer les ini­tia­tives, d’y aller, de leur don­ner de la force. On a moins de liens avec les milieux popu­laires en cam­pagne, mais c’est la même chose. C’est impor­tant de les sou­te­nir quand ils s’or­ga­nisent. On l’a vu récem­ment avec les agri­cul­teurs : l’ex­trême droite était très pré­sente mais il y a des agri­cul­teurs qui ne se sont pas lais­sé faire. La moindre des choses c’est de leur appor­ter notre sou­tien, de par­ler de leur lutte autour de nous.

Diego : Dans les milieux gau­chistes, il y a la mau­vaise habi­tude de sou­te­nir les quar­tiers seule­ment quand des actions très poli­tiques se mettent en place. On veut rompre avec ça. Le poli­tique n’est géné­ra­le­ment pas là où les gau­chistes veulent le voir. Par exemple, il y a des dyna­miques d’aide aux devoirs, des actions qui sont por­tées par les habi­tants et qui fédèrent des mères de familles, des jeunes qui s’au­to-orga­nisent. Ils pro­posent des choses très simples mais qui font vivre le quar­tier et créent une autre forme d’au­to­dé­fense popu­laire, parce que c’est une réponse à l’ab­sence de l’État sur ces ques­tions dans ces ter­ri­toires. Par exemple, dans un quar­tier, ils sont en train de mettre en place des pro­jets autour de la ques­tion de l’a­li­men­ta­tion, avec des jar­dins par­ta­gés bio qui ser­vi­ront à ali­men­ter des can­tines pour nour­rir les habi­tants, afin de lut­ter contre la mal­bouffe et de pro­po­ser des pro­duits frais à tout le monde, à des prix très bas, culti­vés par les gens du quar­tier. Ce sont des ini­tia­tives qu’il faut sou­te­nir. Il faut se défaire de toutes les concep­tions gau­chistes du type « Comme c’est pas avec une fau­cille, un mar­teau et un dra­peau rouge, c’est pas poli­tique ». Alors que ça l’est éminemment.


Photographie de ban­nière : AFA Tolosa


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  1. Né dans les années 1990 de l’opposition à l’unification alle­mande et de la crainte d’une résur­gence du nazisme, le mou­ve­ment anti­deutsch a déve­lop­pé, après le 11 sep­tembre 2001 et la seconde Intifada (2000–2005), une idéo­lo­gie réso­lu­ment isla­mo­phobe. Leur sou­tien aux États-Unis et à Israël les a éga­le­ment ame­nés à consi­dé­rer cer­taines formes d’anticapitalisme et d’anti-impérialisme comme régres­sives [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Active Clubs : une plon­gée dans la vio­lence d’extrême droite », Ricardo Parreira, décembre 2023
☰ Lire les bonnes feuilles « Il y a dix ans, Clément Méric était assas­si­né par l’extrême droite », juin 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Aux ori­gines anti­fas­cistes du foot fémi­nin ita­lien », Miguel Ángel Ortiz Olivera, mars 2023
☰ Lire notre article « Toulouse : quand on veut raser un quar­tier », Loez, jan­vier 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Souvenons-nous de la bataille anti­fas­ciste de Wood Green », avril 2022
☰ Lire « Contre le fas­cisme, construire le socia­lisme — par Daniel Guérin », octobre 2021

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