Texte inédit pour le site de Ballast
Depuis mars 2018, le canton d’Afrin, situé au nord-ouest de la Syrie, vit sous occupation turque. Il comptait auparavant comme l’un des principaux territoires auto-administrés du Rojava. Les enlèvements, exécutions, tortures, pillages, destructions de tombes et déplacements forcés y désormais sont légion ; selon l’Organisation des droits humains d’Afrin, trente-sept civils ont été enlevés durant le mois de juillet dernier par les forces turques et leurs appuis islamistes locaux. Fin août, on apprenait l’enlèvement, par les services de renseignement d’Erdoğan, de quatre des membres d’une même famille kurde. Tony Rublon, géographe et président de l’association Amitiés kurdes de Bretagne, revient sur l’histoire d’Afrin.
« On affirme en Orient que le meilleur moyen pour traverser un carré est d’en parcourir trois côtés », disait Lawrence d’Arabie en 1922, dans Les Sept piliers de la sagesse. Près d’un siècle plus tard, en avril 2019, la Turquie annonce la construction d’un mur de séparation sur les rives est et sud de la ville d’Afrin. Le mur devrait mesurer à terme plus de 70 kilomètres de long — il vise à isoler le district kurde d’Afrin du reste du territoire syrien. La seule frontière que les habitants du district pourront alors traverser leur offrira un accès au territoire hostile du voisin du nord : la Turquie. Un tel projet d’isolement est déjà mené par Ankara tout le long de la frontière syrienne, où un vaste mur est en construction depuis 2016 pour, officiellement, réduire le flux de réfugiés syriens et contenir l’État islamique en Syrie. Sur les 911 kilomètres de frontière turco-syrienne, un mur de protection de 764 kilomètres a été érigé : 3,60 mètres de haut, présence régulière de soldats, tours de contrôle et drones de surveillance. L’intense militarisation de la zone frontalière laisse difficilement place au doute quant aux désidératas de l’État turc et ses projets d’expansion au nord de la Syrie et de l’Irak.
« L’intense militarisation de la zone frontalière laisse difficilement place au doute quant aux désidératas de l’État turc. »
Totalement isolé du territoire syrien, au sud, et des territoires de la Fédération démocratique du Nord de la Syrie, à l’ouest — plus connue sous sa dénomination kurdophone de Rojava —, le district d’Afrin est, depuis 2018, complètement encerclé. Seule sa frontière nord reste accessible aux ONG et aux observateurs internationaux, lesquels doivent demander à la Turquie une autorisation pour accéder à l’enclave. Ankara ne s’est pas contentée de « nettoyer » le district d’Afrin de ses soi-disant « terroristes » kurdes : elle a lancé une opération militaire visant une occupation à long terme de la zone, la modification de son équilibre démographique et l’imposition d’une nouvelle souveraineté politique.
Opération Rameau d’olivier : quand la Turquie impose sa « paix »
Le gouvernement turc annonce l’opération militaire Rameau d’olivier en janvier 2018. Brandissant l’étendard de la justice, il file la métaphore : les symboles pacifistes du bouclier et du rameau sont invoqués pour euphémiser la nature des opérations militaires et paramilitaires menées en Syrie depuis 2016. Cette campagne est tout sauf une surprise pour les chancelleries occidentales. Dès juillet 2017, lors du G20 à Hambourg — soit quelques mois après la fin de l’opération Bouclier de l’Euphrate, lancée en août 2016 pour éviter la jonction territoriale des différents cantons du Rojava —, Erdoğan annonce qu’« aussi longtemps que [la menace kurde] perdurera, nous activerons nos règles d’engagement et réagirons comme il convient à Afrin ». L’objectif est à peine voilé, la cible clairement annoncée et la communauté internationale informée que la Turquie s’apprête à lancer une opération militaire violant de multiples conventions internationales. À commencer par la résolution n° 2254 des Nations unies sur la Syrie, qui exige la protection des civils, particulièrement les membres des communautés ethniques et religieuses minoritaires, et réaffirme la nécessité pour l’ONU d’assurer la continuité des institutions de l’État syrien et d’œuvrer contre d’éventuelles volontés sécessionnistes.
Mais la Turquie sait jouer de ses alliances et de la complexité de son positionnement géopolitique. Multipliant les annonces et différant les actes, Ankara a conscience qu’aucune opération militaire en Syrie n’est réalisable sans l’aval de la Russie, pompier pyromane devenu acteur diplomatique incontournable au Moyen-Orient. Le 18 janvier 2018, c’est donc à Moscou que se rendent Hakan Fidan, chef des services de renseignement turcs, et Hulusi Akar, chef d’état-major turc. Pour Ankara, il s’agit de faire comprendre aux Russes que l’offensive sur Afrin peut permettre de mettre en place une riposte graduée en réponse aux propos du secrétaire d’État étasunien, Rex Tillerson. La veille, ce dernier détaillait en effet les axes de la stratégie syrienne des États-Unis : elle impliquera la présence, pour une durée indéfinie, des troupes américaines auprès des FDS, les Forces démocratiques syriennes, et la constitution d’une force de sécurité aux frontières (près de 30 000 membres des FDS formés par les Étasuniens). Cette décision apparaît aux Russes comme allant à l’encontre d’un accord tacite passé avec les États-Unis l’été 2017, divisant symboliquement la Syrie en diverses zones d’influence et créant de multiples territoires aux contours mal définis (dont l’Euphrate formerait une ligne de démarcation naturelle).
« Quiconque en Turquie s’oppose à cette propagande diffusée par les médias mainstream, tous dans le giron du clan Erdoğan, se trouve inquiété. »
Plusieurs enjeux sont au cœur des discussions entre les différents acteurs d’Astana1, mais la poche de rebelles soutenue par Ankara dans la Ghouta orientale2 constitue une zone stratégique que Moscou et Damas souhaitent voir disparaître. Pour la Russie, l’enjeu est double : permettre au régime d’éliminer les derniers espaces de rébellion et faire comprendre aux Kurdes qu’elle peut mettre fin au statu quo sur simple accord diplomatique avec la Turquie. Le 20 janvier 2018 au matin, le ministre russe de la Défense annonce le retrait des troupes russes d’Afrin. Le Premier ministre turc d’alors, Binali Yıldırım, lance immédiatement l’opération Rameau d’olivier en expliquant qu’elle vise à lutter contre « tous les terroristes présents à la frontière turco-syrienne, les YPG et l’EI, puisque ces deux groupes travaillent main dans la main ». Quiconque en Turquie s’oppose à cette propagande diffusée par les médias mainstream, tous dans le giron du clan Erdoğan, se trouve inquiété : entre le 20 et le 24 janvier, plus de cent cinquante citoyens de Turquie sont ainsi arrêtés pour avoir critiqué, sur les réseaux sociaux ou dans la sphère privée, l’opération militaire turque.
Les forces militaires en présence sont alors sensiblement les mêmes que celles déjà déployées lors de l’opération Bouclier de l’Euphrate. Le nombre de soldats envoyés sur le front est, aujourd’hui encore, difficile à déterminer, mais les combattants de l’Armée nationale syrienne, qui structurent la première et principale colonne de troupes au sol, représentent, selon les chiffres de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, plus de 20 000 soldats. L’armée turque, forte de 6 000 soldats, est constituée de réguliers, d’islamistes ayant combattu en Turquie lors des soulèvements kurdes de 2015-2016 et de bataillons militaires portant le symbole des Loups gris. On estime entre 8 et 10 000 le nombre de combattants et combattantes du côté des Forces démocratiques syriennes, présents à Afrin en cette fin janvier 2018. Simultanément, les forces de Bachar el-Assad et les milices iraniennes encerclent la Ghouta orientale, attendant le feu vert de la Russie pour lancer l’assaut final : il sera déclenché suite aux intenses bombardements de l’aviation russe du 5 février 2018. Moscou aura entretemps accordé son blanc-seing à la Turquie, en annonçant le 23 janvier qu’elle « n’interviendra pas contre l’opération militaire turque Rameau d’olivier ». Deux mois plus tard, la ville d’Afrin tombe entre les mains de l’armée turque et de ses milices djihadistes islamistes.
Afrin : la montagne des Kurdes
Si Afrin revêt une importance centrale pour la Turquie en termes géostratégiques, elle l’est tout autant sur le plan symbolique et culturel. La région tient son nom du fleuve qui scinde la ville d’Afrin en deux. Mais, en ancien ottoman, on la nomme Kurd Dagh : « la montagne des Kurdes ». Dans sa translittération turque, la symbolique est considérablement modifiée. Transformant le « Kurd » en « Kurt », la montagne des Kurdes devient alors « la montagne des loups », en référence à la mythologie nationaliste panturque. Historiquement, cette région est le refuge des minorités ethniques et religieuses qui s’y sont chacune installées sur une montagne : les Druzes, les alévis, les Kurdes et les Turkmènes. Au début du XXe siècle, la grande majorité des habitants de la région est kurdophone. Arabes, Kurdes ou Arméniens, il semble que tous utilisaient comme langue le kurmanji dans leur vie quotidienne, ou l’efrînî, une déclinaison locale. L’arabe et le turkmène sont également pratiqués ; mais, en 2010, sur les 350 000 habitants de la région, 98 % avaient le kurmanjî comme langue maternelle. Contrairement à la majorité des Kurdes, les habitants d’Afrin sont sunnites hanafites et non chaféites, héritage de l’influence culturelle d’Alep sur les tribus de la région qui ne se convertirent à l’islam qu’au XIIe siècle. Puisant jusqu’alors dans les coutumes et les traditions yézidies, les tribus converties ne renient cependant pas leurs racines et n’imposent pas l’islam comme religion unique. Au contraire, certaines tribus kurdes, dont les Robariya, vont se charger pendant plusieurs siècles d’assurer la protection de cette minorité religieuse qu’un grand nombre de Kurdes à travers le Moyen-Orient considère comme étant leur ancêtre.
« Si Afrin revêt une importance centrale pour la Turquie en termes géostratégiques, elle l’est tout autant sur le plan symbolique et culturel. »
Avant le début de la guerre civile en Syrie en 2011, on estimait à plus de 25 000 le nombre de Yézidis qui habitaient l’enclave aux côtés de plus de 3 000 chrétiens et de 7 000 alévis. Jusqu’à la partition de l’empire ottoman, à la fin de la Première Guerre mondiale, la « montagne des Kurdes » appartient à la zone d’influence de la ville de Kilis, aujourd’hui en Turquie. Ce n’est qu’une fois les frontières dessinées par les puissances occidentales que les terres fertiles de ces montagnes se trouvent divisées entre Syrie et Turquie, figeant les identités dans des cadres nationaux et imposant des frontières géographiques là où l’espace était sans limites. Malgré ces contraintes géopolitiques, la région d’Afrin demeure une mosaïque religieuse et ethnique où les diverses communautés cohabitent — non sans tensions et conflits, mais où l’héritage de la structure ottomane des millets3 qui répartissait les non-musulmans en « communautés religieuses » bénéficiaires d’une certaine autonomie supranationale, a su garder sa pertinence et son organisation multiethnique et multiconfessionnelle son efficacité.
Dans les années 1980, c’est justement dans la région d’Afrin et dans celle de Kobané que le PKK4 trouvera ses principaux soutiens. La dimension linguistique joue alors un rôle important du fait que ces régions, majoritairement kurdophones, n’ont été que peu pénétrées par les partis politiques kurdes syriens, qui utilisaient l’arabe comme langue véhiculaire. C’est également à cette période que les relations entre les partis politiques kurdes et le régime de Damas se stabilisent. Hafez el-Assad, père de Bachar, voit en eux un moyen d’affaiblir l’ennemi turc par le maintien d’une présence kurde à la frontière, tout en jouant avec les divisions internes des organisations politiques, de façon à garder un contrôle sur les populations kurdes syriennes. Les élections parlementaires de mai 1990 sont révélatrices des divers positionnements politiques qui fracturent les régions kurdes de Syrie : la région de la Cizîrê envoie trois députés proches du PDK5 au parlement syrien, alors que la région d’Afrin y envoie six députés proches du PKK. Cette irruption sur la scène politique nationale des partis kurdes ne mettra pas fin aux politiques nationalistes et à la répression que Damas exerce à l’encontre des minorités du nord de la Syrie. En revanche, cela pose les jalons d’une relation de confiance entre la population et le PKK et permettra une forte implantation, durable, du parti dans la région.
La révolution communaliste
Lorsque la Syrie s’embrase en 2011, les premières manifestations dans les régions kurdes ont lieu dans la Cizîrê, dès le 27 mars. Suite à des discussions entre Damas et le PYD, l’aile syrienne du PKK, les troupes syriennes se retirent de Kobané le 19 juillet 2012, et d’Afrin dès le lendemain. Alors que le régime maintient une présence dans certaines villes de la Cizîrê, comme à Qamishlo et Hassaké, il se retire totalement d’Afrin, plaçant de facto l’enclave sous contrôle du PYD et de ses forces d’autodéfense YPG et YPJ. Pour la première fois, les Kurdes sont en position de s’auto-administrer et d’appliquer ainsi les principes du confédéralisme démocratique développés par leur leader Abdullah Öcalan au début des années 2000. Des principes pour partie inspirés par les travaux du théoricien écologiste Murray Bookchin. Le district d’Afrin est alors l’un des espaces les moins touchés par la guerre civile. On estime à près de 300 000 le nombre de déplacés kurdes, arabes et chrétiens qui fuient Alep ou Damas et y trouvent refuge lors des premières années de la guerre. Renommé « canton d’Afrin » par l’auto-administration kurde, il est divisé en trois régions — Afrin, Cindirês et Reco — et est officiellement proclamé « canton autonome d’Afrin » le 2 janvier 2014. Un conseil législatif de 101 membres est nommé, incluant des représentants des diverses minorités religieuses (alévis, yézidis…), des diverses tribus et minorités ethniques habitant le canton, et imposant un quota de 40 % de femmes siégeant au conseil.
« Le confédéralisme démocratique est donc basé sur un principe d’autonomie territoriale, et non sur une définition ethnique ou religieuse du pouvoir. »
Des « communes » sont instituées au sein desquelles s’appliquent les bases du confédéralisme démocratique : elles constituent le centre de l’organisation sociale et politique et s’organisent en comités qui sont responsables localement des prises de décision et de leur application. Le système est donc basé sur un principe d’autonomie territoriale, et non sur une définition ethnique ou religieuse du pouvoir. Malgré un contexte de guerre civile et de siège, bloqués entre la Turquie au nord et à l’ouest, l’État islamique au sud et les soutiens du régime à l’est, les habitants d’Afrin ont réussi à préserver un espace relativement pacifié jusqu’en 2018. Une zone dans laquelle les minorités pouvaient s’exprimer sans se trouver confrontées à l’autoritarisme d’un État central porteur d’un nationalisme agressif aux pratiques répressives. L’offensive turque sur Afrin constitue une attaque contre ce modèle politique, contre une société multiculturelle aux diverses orientations religieuses. L’histoire d’Afrin est, pour la Turquie, l’illustration par l’exemple d’un modèle sociétal qui pourrait faire vaciller une République fondée sur les bases viciées d’un nationalisme autoritaire et d’une identité culturelle et religieuse uniformisée et imposée par la force aux diverses minorités.
« Pas d’autres amis que les montagnes »
Les premiers jours de l’opération Rameau d’olivier ne se déroulent pas comme Erdoğan l’avait prévu. Les troupes au sol pénètrent difficilement dans l’enclave d’Afrin ; ce n’est qu’au bout d’une semaine de combat que le premier village est capturé. À la fin du mois de janvier 2018, sur les 366 villages de la région, seuls onze sont tombés entre les mains des forces turques et de leurs alliés djihadistes, entraînant de vastes déplacements de populations vers la ville d’Afrin. La maîtrise du territoire, la connaissance du terrain et la détermination des YPG/J leur permettent de reconquérir des villages occupés par l’armée turque et de ralentir considérablement l’avancée des forces au sol. Si les habitants des villages attaqués ont rapidement rejoint les forces kurdes pour défendre leurs terres et lutter contre les envahisseurs, de l’autre côté il n’y a pas de cohésion entre les unités turques et les forces de l’Armée nationale syrienne.
Les premières escarmouches opposant l’armée turque aux milices syriennes éclatent dès la fin janvier, illustrant les difficultés pour Ankara de coordonner différents groupes armés ne servant pas les mêmes intérêts. En un mois, l’armée turque et ses supplétifs, bénéficiant de l’armement technologique de pointe des armées de l’OTAN, ne parviennent à pénétrer qu’à six kilomètres à l’intérieur du territoire syrien. Un premier accord est passé au début du mois de février entre les YPG/J et le régime syrien, permettant aux combattants présents à Kobané et dans la Cizîrê de rejoindre Afrin en traversant des zones sous contrôle de Damas. Les YBŞ/YJE, unités de résistance de Sinjar constituées de Yézidis d’Irak formés par les YPG/J après l’offensive de Daech en août 2014, rejoignent également Afrin en nombre. Mais, malgré ces renforts et l’annonce par le régime syrien de l’envoi de troupes pour soutenir les YPG — soutien qui ne se concrétisera jamais —, la pression exercée par l’aviation turque et la situation de siège affaiblit fortement les capacités de défense des YPG/J. Dès mi-février, les gains territoriaux des forces turques deviennent considérables, tandis que les premières accusations d’utilisation de gaz de combat par l’aviation turque et de nettoyage ethnique parviennent en Europe.
« Le chantage aux migrants qu’exerce Erdoğan sur l’Union européenne paralyse autant qu’il justifie l’inaction des instances internationales depuis 2015. »
Le 28 février, le conseil de sécurité de l’ONU adopte unanimement la résolution n° 2401, exigeant l’arrêt immédiat des combats en Syrie et l’établissement d’une trêve d’au moins 30 jours pour que l’aide humanitaire puisse atteindre l’enclave. La réaction d’Ankara est sans appel : le cessez-le-feu ne sera pas respecté à Afrin. Les opérations militaires continueront puisqu’il s’agit de lutter contre des organisations « terroristes », ce que la résolution permet : elle précise en effet que les opérations contre les organisations considérées comme terroristes sont exemptes de l’obligation de cessez-le-feu. Or, les YPG/J ne figurent pas sur la liste des organisations terroristes dressée par l’ONU. Pourquoi le Conseil de sécurité a-t-il finalement toléré la poursuite d’une intervention qu’il avait lui-même désavouée ? La question migratoire et le pacte signé entre la Turquie et l’Union européenne en 2016 ne sont pas étrangers à ce qui se joue autour de l’invasion d’Afrin. En fermant totalement la frontière entre la Turquie et l’Union européenne, c’est plus de quatre millions de réfugiés syriens qui se sont retrouvés bloqués en territoire turc, devenant de fait un problème économique et social pour l’AKP, le parti d’Erdoğan.
L’objectif d’Erdoğan, une fois Afrin tombée, est bien de déplacer une partie des réfugiés syriens présents sur le territoire turc en Syrie, dans la province d’Afrin. Emine Erdoğan, femme du Reis, annonce le 18 février 2018 que près de 500 000 Syriens réfugiés en Turquie seront réinstallés à Afrin dès la fin des combats. Quelques semaines après le retrait des YPG/J, Erdoğan demandera même la coopération de l’Union européenne pour financer la réinstallation des réfugiés, cherchant ainsi la reconnaissance légale par les instances internationales d’une opération de nettoyage ethnique. Le chantage aux migrants qu’exerce Erdoğan sur l’Union européenne paralyse autant qu’il justifie l’inaction des instances internationales depuis 2015. La crainte de voir les réfugiés syriens pénétrer en Europe ; le retour des nationalismes dans une Europe assiégée par le dogme de l’ultralibéralisme économique : ces facteurs conjugués offrent à la Turquie une forme d’impunité diplomatique sur la scène internationale lorsqu’elle agite le spectre de l’ouverture de la frontière turco-grecque. En mars 2018, la ville d’Afrin voit sa population tripler, des dizaines de milliers de déplacés y trouvant refuge. Plus de 250 000 habitants de la région sont contraints de fuir la ville le 17 mars 2018 pour ne pas périr dans les combats. Afin d’éviter un massacre, les YPG/J annoncent le même jour leur repli de la ville et leur retrait du canton d’Afrin. Les affrontements prennent fin : Afrin est tombée aux mains des Loups gris et des djihadistes.
La 82e province turque
À la fin du mois d’avril 2018, les Nations unies estimaient à 70 000 le nombre d’habitants toujours présents dans la ville d’Afrin, vivant sous le joug des milices islamistes qui ont considérablement restreint les libertés des femmes et interdit aux minorités religieuses de pratiquer leur religion. Les unités spéciales et les services secrets turcs ont immédiatement investi les bureaux des YPG et des Assayech6, prenant possession des documents administratifs et des états civils de la population. De nombreux postes militaires turcs ont été établis à travers la province, contrôlant les déplacements, élaborant différentes zones, toutes placées sous le contrôle de la « Syrian Task Forces », connue également comme les « commandos turcs », sous les ordres de la Direction générale de la sécurité turque. Constituée de douze unités, elle est appuyée par les Forces spéciales syriennes, intégrées aux forces de police syrienne, elles-mêmes placées sous le commandement des services secrets turcs.
« Les exactions, les arrestations et les disparitions visent surtout les populations kurdes de la région, suspectées d’entretenir des liens avec les YPG ou d’être membre du PKK. »
Les factions de l’Armée nationale syrienne ayant participé à l’opération militaire ont été intégrées à ces forces armées et constituent un appareil sécuritaire dense, aux ordres d’Ankara. Une partie de ces milices, dont Sultan Murad et Sultan Suleyman Shah, est également utilisée comme proxy de l’État turc dans les conflits en Libye, ou dernièrement au Haut-Karabagh. De nombreuses exactions ont été commises par ces factions pendant les premières semaines de l’invasion : destructions, expulsions, pillages, vols et assassinats. Un véritable réseau d’exportation des biens volés et de la production agricole d’Afrin a par la suite été mis en place en direction des zones précédemment occupées par la Turquie en Syrie, suite à l’opération Bouclier de l’Euphrate. De nombreux sites culturels et religieux ont été détruits ou profanés, de nombreux temples yézidis et des cimetières saccagés. Selon la commission d’enquête de l’ONU de septembre 2020, l’Armée nationale syrienne s’est rendue coupable de viols et d’agressions sexuelles sur les femmes et les jeunes filles, de détentions arbitraires, d’enlèvements et de torture dans les centres pénitenciers. Les exactions, les arrestations et les disparitions visent surtout les populations kurdes de la région, suspectées d’entretenir des liens avec les YPG ou d’être membre du PKK.
Les structures de gouvernance locale ont également été modifiées, dès avril. Des conseils locaux ont été instaurés dans diverses villes de l’enclave. On en compte dix, dont des déclinaisons en conseils de quartier pour les grandes villes comme Afrin, Azaz ou Albab. Chaque conseil est constitué de quinze à vingt membres élus, respectant les quotas ethniques. Mais leur champ d’action est fortement restreint puisque, comme l’explique un membre du conseil de Cînderes, « notre rôle est strictement encadré par le Gouverneur turc local, nous ne pouvons rien faire sans leur autorisation ». Dans les faits, la province est comme intégrée au système administratif, politique et économique de l’État turc. Depuis l’invasion, plus de 400 000 Arabes et Turkmènes ont été installés par la Turquie dans le canton d’Afrin, où les Kurdes ne représenteraient plus qu’un quart de la population. Le canton est administrativement rattaché au gouvernorat de Hatay, en Turquie, et le drapeau turc flotte sur tous les bâtiments administratifs et les écoles. Les réseaux d’électricité et de téléphone sont connectés à ceux de la Turquie ; les imams, nommés et payés par la direction des Affaires religieuses turques ; les programmes scolaires, imposés par le ministère de l’Éducation turque ; des photos d’Erdoğan sont accrochées sur les murs des écoles, et la lire turque est imposée comme monnaie d’échange commerciale.
Les journalistes et les organisations humanitaires ne peuvent pénétrer dans l’enclave sans autorisation de l’administration turque, qui verrouille totalement l’accès à la région. Des camps de réfugiés ont été construits par l’AFAD, l’Agence turque de gestion des catastrophes et des situations d’urgence, pour accueillir les déplacés d’Idlib et de la Ghouta orientale. Les membres de l’Armée nationale syrienne se sont appropriés les habitations des familles ayant fui l’offensive ; les terres agricoles et les oliveraies, principales ressources économiques de la région, ont été confisquées et données à des commerçants turcs. Les derniers rapports de mars 2021 évoquent également des taxes imposées par les milices sur les récoltes et l’extraction d’huile d’olive domestique, leur montant variant selon les milices qui contrôlent la région dans laquelle se trouve l’exploitation.
« Aujourd’hui, Afrin est devenu la 82e province turque, en violation de toutes les conventions internationales protégeant l’intégrité du territoire et de l’État syrien. »
Le 13 octobre 2014, alors que la Turquie laissait les djihadistes de l’État islamique envahir Kobané, le HDP7 appelait à manifester à travers toute la Turquie pour dénoncer l’inaction du gouvernement. La répression fut violente. 37 personnes trouvèrent la mort pendant qu’Erdoğan dénonçait les manifestants, les qualifiant « de nouveaux Lawrence d’Arabie déguisés en journalistes, en religieux, en écrivains et en terroristes qui se cachent derrière la liberté de la presse, la guerre d’indépendance ou le djihad ». Demain, ces « Lawrence d’Arabie turcs », citoyens ou terroristes, seront poursuivis par la justice turque pour avoir porté atteinte à l’intégrité de l’État en organisant ces manifestations de soutien au canton de Kobané.
Aujourd’hui, Afrin est devenu la 82e province turque, en violation de toutes les conventions internationales protégeant l’intégrité du territoire et de l’État syrien. C’est bien en bâtissant des murailles symboliques et matérielles qu’Erdoğan exporte et nourrit une idéologie mortifère en dehors de ses frontières. C’est sur ce point que le Reis a surpassé les propos de l’espion anglais : il ne s’agit pas de traverser des espaces, mais de s’y ancrer pour y semer les graines du chaos.
Photographie de bannière : occupation d’Afrin | DR
Photographie de vignette : atelier de couture au Rojava | Janet Biehl
- Accord multipartite signé entre l’Iran, la Russie et la Turquie le 4 mai 2017, portant sur la mise en place de quatre zones de cessez-le-feu en Syrie.[↩]
- Partie est du territoire formé par les terres irriguées et cultivées autour de Damas.[↩]
- Découpage administratif et territorial de l’empire ottoman.[↩]
- Parti des travailleurs du Kurdistan, dont le leader Abdullah Öcalan est emprisonné en Turquie depuis 1999.[↩]
- Parti affilié à la famille Barzani, au pouvoir dans la région autonome kurde d’Irak.[↩]
- Les forces de police du Rojava.[↩]
- Parti démocratique des peuples : coalition de partis de la gauche turque et kurde progressiste, parmi lesquels le parti pro-kurde DBP, dont le programme s’inspire du confédéralisme démocratique.[↩]
REBONDS
☰ Voir notre portfolio « Rojava : à la base de la révolution », Loez, juin 2021
☰ Lire notre reportage « À Diyarbakır : effacer la mémoire et réécrire l’Histoire », Loez, avril 2021
☰ Lire notre entretien avec le commandement militaire des FDS : « Rojava — « Les populations en veulent pas de la Turquie, ni d’un retour du régime syrien » », décembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Guillaume Perrier : « Erdoğan, un rêve de présidence omnipotente », juin 2018
☰ Lire notre article « L’émancipation kurde face aux pouvoirs syriens », Raphaël Lebrujah, mai 2018
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