Entretien inédit pour le site de Ballast
Il fut cadre permanent du Parti communiste français et rédacteur en chef du Monde diplomatique ; il dirige actuellement Orient XXI, magazine en ligne dont l’ambition est de pallier un traitement médiatique « souvent partiel, parfois superficiel » du monde arabe. Nous retrouvons Alain Gresh — par ailleurs fils du militant marxiste anti-colonialiste Henri Curiel, assassiné par balles en mai 1978 — dans le bureau de l’Institut de recherche et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, à Paris. L’occasion de revenir à ses côtés sur son parcours personnel et politique.
Vous avez dit un jour que la situation au Proche-Orient est « vitale » pour vous. Pourquoi cet adjectif ?
Je suis né en Égypte et j’y ai grandi jusqu’à 14 ans. Ça a toujours été une région qui m’a intéressé, passionné. Même si j’avais un passeport égyptien, de par ma famille, j’étais de culture française et ma langue maternelle était le français. Il était évident que je viendrais faire mes études en France. Cet attachement au Proche-Orient est de nature plus intellectuelle et politique, à vrai dire. Quand je dis aux Égyptiens exilés ou réfugiés en Europe que je ne vibre pas en écoutant les chants d’Oum Kalthoum, ils ne comprennent pas… J’ai mis du temps à percevoir en quoi cette enfance a fait de moi un Français différent. J’ai eu une éducation communiste assez orthodoxe, centrée sur le rôle central de l’Union soviétique et les textes classiques du marxisme. Je constatais simplement, au contact de mes camarades français, que j’avais une expérience différente. J’étais un privilégié en Égypte, mais j’ai pu mesurer ce qu’était l’oppression coloniale. Je suis né en 1948, j’ai vécu la montée en puissance du nationalisme égyptien et la fierté du sentiment de liberté retrouvée. Ça m’a marqué très profondément. Je n’ai pas vraiment de nostalgie de cette époque, contrairement à bien des gens qui ont vécu en Égypte à la même période. Oui, c’était un temps cosmopolite. Le français était la langue commune de toutes les minorités : grecques, italiennes, juives… Il y avait environ 70 000 Juifs, de tous horizons. Tous ces gens sont partis, pour des raisons différentes : sociales, politiques — les Juifs, à cause du conflit israélo-palestinien, essentiellement. Cette nostalgie reste souvent aveugle aux réalités de la domination coloniale d’alors.
Vous êtes entré à 14 ans aux Jeunesses communistes. Comment se conscientise-t-on si jeune ?
« J’ai vécu la montée en puissance du nationalisme égyptien et la fierté du sentiment de liberté retrouvée. »
En Égypte, je n’avais pas d’activité politique. Le communisme était interdit — quand je suis parti, les communistes se trouvaient encore dans des camps. Mais je me sentais déjà communiste à mon arrivée en France : un communisme spontané. Ma vision de l’URSS était principalement liée à son soutien à l’Égypte de Nasser, de la crise du canal de Suez aux réformes menées. En découla une sympathie pour l’Union soviétique, qui m’a longtemps habité.
Le marxisme-léninisme n’entre alors pas dans votre champ d’intérêt ?
Non, je n’y connaissais rien. Je voyais le communisme à travers mon indépendantisme égyptien. En 1968, étudiant, j’étais sur une ligne révolutionnaire, notamment à propos du Viêtnam — je ne disais jamais « Paix au Viêtnam », mais « FLN vaincra ». Une ligne plutôt maoïste, donc. Mais la critique de l’URSS portée par ce courant me semblait injuste : je n’ai pas franchi la ligne. L’Égypte était, dans les années 1950 et 1960, un des pôles de la révolution mondiale tiers-mondiste, avec l’Algérie. Lumumba, ça signifiait quelque chose pour moi, même si j’avais 10 ans. Ma mère a également joué un rôle important — elle était d’origine russe, mais apatride. Sa mère était de Saint-Pétersbourg et son père d’Afrique du Sud : tous les deux juifs. Son père est mort à sa naissance de la grippe espagnole ; sa mère s’est remariée avec un pharmacien sioniste, un type insupportable qui a opprimé ma mère. Ma mère était une révoltée. Elle s’est réfugiée chez des amis juifs communistes, mais ne lisait pas Marx ni Engels : elle était une révolutionnaire de façon spontanée. C’est elle qui nous a élevés. Les Jeunesses communistes n’étaient pas un lieu de formation théorique ; elles éditaient un journal Nous les garçons et les filles pour faire concurrence à Salut les copains. (rires) C’était la fin de la guerre d’Algérie ; l’idée circulait partout que la jeunesse était politisée. En 1963, je me souviens qu’on avait organisé, un jeudi après-midi, un petit événement sur la révolution cubaine. Je ne saurais vous le situer, mais je commence à lire Le Manifeste et me rappelle avoir acheté Les Principes du marxisme-léninisme, un pavé de 700 pages des éditions de Moscou… Je me souviens qu’il y était écrit que le marxisme-léninisme était une boussole qui permettait de prévoir l’avenir ! (rires)
Vous êtes allé jusqu’au bout ?
Franchement, je ne crois pas. (rires) D’autant que je n’ai jamais été attiré par la théorie pure. Je lis Marx, je suis les débats politiques, mais c’est principalement au lycée Louis-le-Grand, lorsque je rentre dans l’Union des étudiants communistes, que je me forme : sur les 60 membres, 57 sont en philosophie. Moi, en mathématiques. Je me rappelle de nos réunions autour des textes d’Althusser : je ne suis pas sûr que je comprenais grand-chose. (rires) Ni même que ça me passionnait. Je m’intéressais davantage aux textes de Marx et de Lénine ; je préférais la politique à ses problèmes théoriques, leur application, leur pratique.
Nous avions discuté ensemble il y a six ans, dans votre bureau du Monde diplomatique, et vous nous aviez parlé avec sympathie du Lénine du Congrès de Bakou…
C’est essentiel. Le Premier congrès des peuples d’Orient. On va célébrer l’an prochain le centenaire de la révolution bolchevik — même si je doute que nous soyons nombreux à le faire… On devrait pouvoir écrire son histoire de manière beaucoup plus objective. Je demeure persuadé qu’elle n’était pas un simple coup d’État et que Lénine, via son parti bolchevik, avait l’appui des masses — au moins à Petrograd. J’ai bien connu l’historien Moshe Lewin : il avait coutume de dire que seuls les bolcheviks étaient alors en mesure de sauver la Russie. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui poussèrent les officiers liés à l’Ancien Régime à rallier l’Armée rouge. Pour un jeune de 18 ans, la Révolution russe avait bien sûr quelque chose de fascinant… Je pense à cette bande dessinée extraordinaire de Bilal, Une Partie de chasse : elle raconte l’histoire d’un jeune communiste français qui se retrouve dans une partie de chasse des principaux responsables des relations extérieures des partis communistes d’Europe de l’Est. Et l’un des personnages lui dit : « Tu sais, il y a deux manières de raconter la révolution bolchevik : la prise du Palais d’Hiver, l’Armée Rouge et les mobilisations. Et il y a la chasse aux opposants et la répression contre les koulaks. » Et c’est vrai. Mais, jeune, on préfère l’épopée. Je n’étais pas non plus totalement naïf : dès les années 1970, je ne voyais plus l’URSS que comme un allié pour les pays du tiers-monde et un contrepoids aux États-Unis.
Mais que faisiez-vous de tous les témoignages trotskystes ou libertaires, racontant la répression soviétique depuis les années 1920 ?
« C’est l’attachement, propre à la gauche, au Progrès. L’Europe est le summum de la civilisation et du développement… et les autres doivent nous suivre ! »
Sincèrement : j’étais imperméable à tout ça. Ce n’est pas bien, je le sais aujourd’hui. Je peux vous raconter une anecdote, qui n’est pas très heureuse pour Henri Curiel… Un jour, je lui parle de Trotsky et il me répond : « On n’a pas le temps de lire tout ce qui est vrai ; on ne peut pas, en plus, lire tout ce qui est faux. » Je dois vous avouer que je n’ai jamais lu Trotsky. Je disais, à l’époque, lors des réunions du Parti sur la Palestine, qu’il était hors de question que la Ligue communiste révolutionnaire signe avec nous. Je le disais sans états d’âme. Il faut se remettre dans cette période pour bien saisir la nature de ces débats — à partir de 1968, sur le terrain, nos adversaires étaient les « gauchistes » : les maoïstes et les trotskystes de la Jeunesse communiste révolutionnaire et de l’Alliance des jeunes pour le socialisme.
Le fait que le PCF ait voté les pleins pouvoirs lors de la guerre d’Algérie, en 1956, ne vous avait donc pas refroidi, même a posteriori ?
J’étais critique de sa position, bien sûr, mais la question ne se posait plus lorsque j’y militais. Je partageais ensuite la plupart de ses positions en matière internationale : solidarité avec les pays arabes contre l’agression israélienne, avec les Palestiniens (même s’il a mis un peu de temps à le faire)… J’étais allé à la Fête de l’Humanité, une année, avec Henri ; il m’avait dit : « Regarde, c’est la force et la faiblesse du PC. » Ce n’était pas un parti révolutionnaire, au sens bolchevik du terme : il reflétait la classe ouvrière française, avec ses limites. Mais les ouvriers pouvaient au moins se reconnaître dans une force globalement progressiste et antiraciste. Il leur donnait cette image, et c’était important. Après, la pratique… J’ai été responsable du secteur Afrique du Nord et Proche-Orient et il était évident que le PCF développait, à l’endroit des autres partis communistes arabes, un rapport plus ou moins colonial : le mieux qui pouvait leur arriver, pensait le Parti, était que nous prenions le pouvoir en France et qu’ils puissent demeurer dans l’espace français. Sur le modèle des républiques d’Asie centrale et de l’Union soviétique. Cette idée, très occidentale, voire orientaliste, est restée. C’est l’attachement, propre à la gauche, au Progrès. L’Europe est le summum de la civilisation et du développement… et les autres doivent nous suivre !
C’est le « fraternalisme » dénoncé par Césaire…
C’est ça. Je pense à Condorcet : un des rares types, de l’époque, anticolonialiste et sensible à l’égalité entre les sexes. Mais dès qu’il écrit sur les peuples assujettis, il explique qu’il faut leur tendre une main généreuse afin de les hisser à notre niveau. C’est un marqueur de la gauche — aujourd’hui encore. Nous serions l’avenir de l’humanité. Nous sommes dans l’Histoire et les autres peuples dans son antichambre.
On aurait pu imaginer que l’importance de l’internationalisme dans le trotskysme vous interpelle…
C’est vrai… Mais l’influence d’Henri Curiel était sans doute déterminante dans ma vision des choses. On revient à Lénine — c’est bien le Congrès de Bakou qui m’a fasciné. Le fait que, pour la première fois, un parti issu de la social-démocratie formulait l’idée que les colonies ont droit à l’indépendance quand bien même elles ne sont pas socialistes ou communistes. Ça m’a marqué. Même si la pratique bolchevik n’a pas été exempte de critiques et de contradictions en la matière. Mais ce congrès pose une rupture. Au début des années 1920, l’Internationale communiste avait accueilli, à Bruxelles, la plupart des futurs dirigeants indépendantistes : ça me semblait particulièrement important. C’est ce Lénine qui me séduit alors.
Vous lisiez aussi Hô Chi Minh, sans doute ?
« L’expérience communiste a été un échec, mais elle a été l’expression d’un authentique mouvement social et populaire. »
Tout à fait. Lors de la guerre du Viêtnam, j’étais impressionné — avec ce que ça devait contenir de romantisme — par la manière dont l’Armée populaire vietnamienne concevait la lutte armée contre l’impérialisme. J’aimais beaucoup les théories du général Giap.
Revenons un peu sur vos liens politiques avec Henri Curiel.
C’était un personnage complexe. L’URSS ne rentrait pas, pour lui, dans le cadre du débat : c’était au-delà de l’acceptable. Une ligne infranchissable. Mais avec une pratique extrêmement ouverte, qui m’a profondément marqué. C’était un stalinien, dans les idées, mais il l’était bien moins que le PCF dans sa pratique politique ordinaire. Il était dans l’action concrète ; il aidait les gens tels qu’ils étaient, quand il le fallait. Il m’a permis de mesurer ceci : le concret. Comment aider les mouvements de libération, par-delà les textes.
Dans la biographie que Perrault lui a consacrée, Un Homme à part, il le décrit comme un « apatride et paria » qui « ne le ressent pas comme un échec », car « l’échec n’existe pas en politique ». Que signifie ce mot, « échec », pour vous ?
Parfois, je me dis qu’il est bien qu’Henri soit mort avant la chute de l’URSS. Moi, j’étais prêt à l’accepter. J’ai été coordinateur du Festival mondial de la jeunesse à Cuba, j’ai fréquenté les « hautes sphères » des mouvements communistes en URSS : je n’avais aucune illusion. Je savais qu’ils n’allaient pas construire un monde nouveau, mais je les voyais comme un point d’appui. L’expérience communiste a été un échec, mais elle a été l’expression d’un authentique mouvement social et populaire. Un échec qu’on peut nuancer : l’Europe occidentale ne se serait jamais développée ainsi, après 1945, s’il n’y avait pas eu l’URSS, s’il n’y avait pas eu ce rapport de force, cette peur des « rouges » et des ouvriers. Mais l’événement qui m’apparaît le plus important, au XXe siècle, est la libération nationale des peuples : aujourd’hui, cela nous paraît évident que les pays soient indépendants ; on oublie qu’on a auparavant vécu avec plus de la moitié de l’humanité sous contrôle étranger. La page du communisme est tournée. On a vécu l’utopie concrète, au XXe siècle : nous avions une théorie et son instrument, le Parti. Mais l’utopie du mouvement socialiste et de la transformation de la société demeure — bien qu’elle soit à l’heure qu’il est plus difficile à concevoir.
Vous écriviez dans L’Islam en question que « nous avons tourné la page du colonialisme et de ses crimes avec une aisance » qui vous déconcerte. Vous le diriez toujours dans ces termes ?
Tout à fait. Je vois bien, du reste, les échecs de la décolonisation, mais je ne pourrai jamais en tirer une quelconque nostalgie, du type « L’Algérie, c’était mieux avant ». Henri m’a appris un grand pragmatisme, comme je vous le disais. Je ne m’attache plus au mot « communiste », d’ailleurs — quand les communistes égyptiens ont été libérés, en 1963, suite à la pression exercée par les Soviétiques, ils ont reconstitué un parti communiste égyptien ; Henri m’expliquait qu’il fallait dissoudre le parti, au regard du contexte égyptien, pour que le communisme perdure, fût-ce d’une autre façon. Lénine et Trotsky ont décidé d’en finir avec l’appellation « sociaux-démocrates », car le terme ne correspondait plus, au regard de la trahison de la social-démocratie lors de la Première Guerre mondiale. Mais, plus que le « communisme » lui-même — je ne suis pas un fétichiste des mots —, il y a que la forme qu’il prenait, que nous avons connue, celle des mouvements ouvriers fondés sur les grandes entreprises et le syndicalisme de masse, n’existe plus. On ne va pas la recréer. Il faut trouver d’autres formes. Recréer.
Le soutien du PCF, via Marchais, à l’invasion soviétique de l’Afghanistan, fin 1979, fut votre point de rupture ?
« Je préfère un prêtre qui combat le colonialisme à un athée favorable à l’Algérie française. »
Oui. Le fameux « droit de cuissage » de Marchais… Je suis alors au Comité central et il est en vacances à Cuba. Durant quinze jours, il n’y a pas de position officielle du Parti — même si L’Humanité est plutôt favorable à l’intervention. À cette époque, je ne savais rien de l’Afghanistan. Il y a ensuite un communiqué du Bureau politique expliquant que nous n’avons pas à prendre position, ni pour, ni contre. Et puis il y a le voyage de Marchais à Moscou… Et son intervention en direct, durant le journal télévisé : je suis alors à Colonel Fabien [siège du PCF, ndlr] avec tous les permanents. On le regarde. Il fait sa sortie. J’étais catastrophé, tandis que je sentais, chez les cadres du Parti, un énorme soulagement. Je crois qu’ils n’étaient pas tant concernés par l’Afghanistan que par le fait que Marchais se rapprochait ainsi ouvertement de l’URSS, revenant dès lors aux fondamentaux, dos au Parti socialiste… J’en veux beaucoup à Marchais. Mais le PC était déjà mort. Sa base sociale était en train de disparaître — la forteresse ouvrière Renault, c’était 30 000 travailleurs ; aujourd’hui, la plus grande usine, Peugeot, compte 6 000 cols blancs.
Pourquoi n’avez-vous jamais été sensible à l’anticléricalisme traditionnel de la gauche, républicaine ou radicale ?
Probablement car je n’ai pas grandi en France. La religion est un tel poids, en Égypte. Je m’interroge parfois là-dessus, oui… D’autant que la question laïque était totalement absente, en France, entre les années 1960 et 1990 ! Il n’y a eu qu’un seul livre sur le sujet durant cette période. Henri a eu, là aussi, sa part. Les porteurs de valises, durant la guerre d’Algérie, comptaient un certain nombre de prêtres ! Je préfère un prêtre qui combat le colonialisme à un athée favorable à l’Algérie française. Henri était persuadé, au regard des nouveaux rapports de force internationaux, qu’on peut être croyant et révolutionnaire. Ça me semblait normal, également. Et qui a‑t-on trouvé, dans les années 1980, face à l’offensive anti-tiermondiste ? Le Comité catholique contre la faim et pour le développement !
« J’ai trouvé d’importantes convergences avec les croyants », avez-vous écrit.
Oui. Je suis devenu athée durant mon adolescence. J’étais d’ailleurs persuadé que l’athéisme allait, très logiquement, se répandre aux quatre coins du monde. Mais ça n’a plus eu d’importance : savoir qui est athée ou a la foi n’est plus, à mes yeux, un enjeu essentiel. J’ai réalisé que les humains ont besoin de se rattacher à des croyances — même moi, bien qu’elles soient d’un autre ordre. Ce qui m’importe, c’est ce qu’on fait sur le terrain, ce sont les actions politiques.
D’où votre compagnonnage avec Tariq Ramadan ?
Je crois que c’est François Burgat, le politologue, qui nous avait mis en relation — Tariq venait, en 2000, d’écrire un livre avec un catholique pratiquant. Nous sommes tous les deux originaires d’Égypte ; je suis le fils de Curiel et lui le petit-fils d’Hassan el-Banna [fondateur des Frères musulmans, ndlr]. Et nous avons commencé à discuter sur cette base. L’important n’est pas que je partage ses idées — il y en a des tas que je ne partage pas : Tariq Ramadan était un interlocuteur à même de représenter un nombre important de musulmans, en France. Et nous refusions de parler avec lui. L’Institut Montaigne vient de publier une étude : 37 % des musulmans de France l’estiment ou se sentent proches de ses idées. On est dans une situation absurde ! Au fond, Tariq révèle, bien au-delà de la question religieuse, la mémoire coloniale : personne, à gauche, ne se dit raciste ; par contre, on peut être islamophobe. C’est crucial, pour comprendre notre époque ; c’est la véritable ligne de clivage qui traverse tous les courants politiques et tous les groupuscules. Je ne connais aucun espace qui ne s’écharpe pas sur Ramadan et tout ce qu’il suppose et implique, par rapport à l’islam de manière plus générale.
Y compris dans notre rédaction…
Vous voyez ! (rires) Même au sein du Monde diplomatique. On ne peut pas en discuter rationnellement.
Vous avez été pointé du doigt plus d’une fois, du fait de vos liens avec Ramadan.
« Tariq Ramadan révèle, bien au-delà de la question religieuse, la mémoire coloniale : personne, à gauche, ne se dit raciste ; par contre, on peut être islamophobe. »
Je m’en fous. J’ai déjà été marginalisé à cause de mes positions sur la Palestine. Ma gêne ne vient pas de ces accusations, mais du fait que je n’ai, jusqu’à aujourd’hui, toujours pas obtenu de réponse rationnelle. Pourquoi est-il impossible de discuter de l’islam en France ? C’est le célèbre dessin sur l’Affaire Dreyfus : un dîner en famille, en première case ; une bagarre généralisée, dans la seconde. « Ils en ont parlé. » (rires) On ne peut pas discuter ! Le foulard, Ramadan… Tariq est un leader qui développe un discours politique à l’instar de tous les autres dirigeants politiques. Il énerve à ce point car il est comme nous, car il nous ressemble : lorsqu’on entend certains représentants d’organisations musulmanes que les jeunes appellent « les blédards », tout le monde s’en moque. Ils ne menacent rien. Mais Ramadan, c’est nous.
Mais quand Bernard Cassen, président d’honneur d’Attac France et ancien directeur général du Monde diplomatique, dénonce les collusions entre Ramadan et le mouvement altermondialiste, doit-on parler de racisme ?
Cassen a toujours porté, au sein du Diplo, une ligne particulière : le souverainisme très laïque. Il existe de vraies sensibilités différentes au sein de ce journal. Je ne veux pas nommer qui est raciste ou non. Je connais, par exemple, de fervents partisans des droits des Palestiniens qui sont islamophobes.
Comment définissez-vous l’islamophobie ? Vous avez écrit qu’il s’agit d’« une lutte qui [vous] semble décisive pour l’avenir de la France et de l’Europe ».
« Le Coran existe depuis le VIIe siècle ; il fut le texte des royaumes, des empires et des Républiques socialistes du monde arabe. »
Il n’y a pas de mot parfait — de même que la notion d’« antisémitisme ». L’islamophobie n’est en rien la critique de l’islam, mais l’attribution aux musulmans de caractéristiques propres qui relèveraient du Coran ou de leur religion. C’est de penser que l’islam est l’explication de tout. Qu’il faut étudier le Coran pour comprendre le terrorisme. C’est évidemment absurde. Le Coran existe depuis le VIIe siècle ; il fut le texte des royaumes, des empires et des Républiques socialistes du monde arabe : personne ne pensait alors à le lire pour comprendre des actions politiques. Chacun le lisait à sa manière. L’islamophobie consiste de nos jours à penser qu’il existe une « menace islamique mondiale ».
Vous aviez mis en parallèle, sur votre blog Nouvelles d’Orient, l’islamophobie et la judéophobie.
C’est un parallèle très pertinent, avancé notamment par Ilan Halevi. Il parlait d’un « effet miroir ». Un parallèle n’est pas une égalité, cependant. Nous traversons une crise économique, politique et culturelle ; l’islam est présenté comme le problème n° 1. Dans les deux cas, cela vise des minorités pauvres — quoi qu’aient pu exprimer les fantasmes à propos des Juifs et malgré l’existence de banquiers juifs…
Le militant palestinien et socialiste Georges Habache a raconté, dans un livre d’entretien, qu’il était comme démuni face à la percée de l’islam politique au sein même des militants traditionnellement marxistes du FPLP. Comment avez-vous observé cette évolution, en tant que journaliste ?
Il y a un retour du religieux, c’est indéniable. Un des signes est le foulard. Prenons l’Égypte sur cinquante ans : 90 % des musulmanes le portent, ce qui n’était pas le cas avant. Mais la majorité des étudiants sont des femmes et celles-ci travaillent bien plus qu’avant. Il faut prendre en compte toutes ces données. Il y a, dans ce regain identitaire musulman, un facteur de résistance à ce qui est perçu comme une mainmise coloniale. Burgat énonce une thèse à ce sujet : il y a trois étages à l’indépendance — politique, économique, culturelle. Nous sommes dans ce troisième temps. Former ses propres outils à partir de son propre langage. Il est important de le comprendre. Dans les années 1970, un membre du Bureau politique du Parti communiste égyptien est devenu frère musulman : il expliquait, lorsqu’on lui en demandait la raison, qu’il ne voulait plus passer une demi-heure à présenter, à chaque rencontre avec le public, qui étaient Marx, Engels et Lénine — et qu’il suffisait de mentionner le Coran pour qu’il soit aussitôt compris ! Je ne justifie pas du tout cette approche, mais il est vrai qu’il existe une culture profonde et propre à chaque peuple. Ce qui ne signifie pas qu’il faille figer cette culture. J’avais d’ailleurs écrit sur ce « pari » des révolutions arabes : parvenir à un compromis historique entre laïcs et islamistes. Quelles sont les règles minimales que l’on peut accepter ? Nous avons aujourd’hui la voie égyptienne et la voie tunisienne : la seconde est plus chaotique, mais à mes yeux préférable.
Cette problématique se pose également au sein des quartiers populaires.
« Plus personne n’est capable de s’adresser à ces classes populaires, prises dans leur ensemble et malgré leurs divisions. Ni les Blancs ni les racisés. »
Les espaces de « l’antiracisme politique » portent en France un discours décomplexé. Un discours de personnes qui comprennent parfaitement comment cette société fonctionne. Je place beaucoup d’espoirs dans cette génération. Quand j’interviens à leurs côtés, je parle de la question sociale — mais ils n’ont pas besoin de moi pour l’aborder : le porte-parole du CCIF, par exemple, en parle régulièrement. À quoi j’ajoute que les quartiers populaires ne sont pas seulement composés de musulmans : on en vient donc à la question, plus générale, de la représentation des classes populaires. Et nous revoici à ce que nous disions sur le PC ! Contrairement au mythe des Trente Glorieuses, la situation des ouvriers n’était pas brillante, dans les années 1950, mais ils avaient une utopie (quand bien même ils n’y croyaient pas tous) et une image. Il y avait des films à leur gloire. Gabin jouait un ouvrier ! On n’imagine plus ça, aujourd’hui… Plus personne n’est capable de s’adresser à ces classes populaires, prises dans leur ensemble et malgré leurs divisions. Ni les Blancs ni les racisés. Le Parti des Indigènes de la République pose par ailleurs cette question : dans quelle mesure la classe ouvrière blanche profite-t-elle de la domination du tiers-monde ? La classe ouvrière non-blanche française en tire elle aussi profit : il y a un privilège à vivre en Europe. En partie construit sur le dos du tiers-monde — mais c’est une autre question…
On ne parle avec entrain du féminisme que lorsqu’il touche aux féministes algériennes, avez-vous dit un jour…
J’ai bien vu, depuis les années 1960, à quel point le féminisme a eu du mal à lutter. La parité — élémentaire — n’est toujours pas respectée ! Allez voir le nombre de colloques où il n’y a que des hommes blancs : ça ne choque personne. Et vous avez Élisabeth Badinter pour expliquer que la lutte féministe est terminée, pour les Blancs ! Ce double langage m’a toujours amusé.
Est-ce que « l’islamo-gauchisme » existe ?
J’accepte de me définir comme « islamo-gauchiste », ça ne me dérange pas.
Hollande vient de sortir un livre, dans lequel il raconte que le citoyen lambda ne s’inquiète plus de son pouvoir d’achat, mais de voir des barbes et des voiles dans les transports en commun. Comment sort-on de ça par le haut ?
« La France a si longtemps été la terre rêvée des Arméniens et des Juifs… Tout le monde voulait venir en France. »
C’est là, précisément, la trahison de la gauche. Je n’y crois pas. La France et les États-Unis sont deux pays d’immigration importants — avec bien sûr du racisme. Mais on entend bien plus, là-bas, que les populations immigrées représentent une chance pour le pays tout entier. Qui le dit, chez nous ? Hollande, dans ces multiples « confidences », évoque également les « vagues d’immigrés » : on n’a reçu que quelques milliers de réfugiés syriens. Il n’y a pas de vagues. Pire : ce qui devrait nous faire honte est le fait que les Syriens ne veulent plus venir en France ! La France a si longtemps été la terre rêvée des Arméniens et des Juifs… Tout le monde voulait venir en France. C’est fini. Les politiques et les médias portent la principale responsabilité dans cette affaire : tout le monde a accepté l’idée — qui relève du mépris social — que les pauvres sont racistes. On a intégré les Italiens, les Espagnols et les Polonais, quand bien même on trouvait, à chaque fois, des raisons pour ne pas le faire. Mais il y avait à l’époque une force politique capable de le faire : le PC. Et ça, c’est fini aussi. Plus grand monde ne s’oppose à l’idée que « le FN pose les vraies questions ».
Le « sentiment anti-immigrés », disons, viendrait des médias ? Ce n’est pas une demande de la population ?
Non. Ou alors le peuple devient demandeur à mesure que les médias ne cessent d’en parler.
Comment expliquer que quelqu’un comme Jean-Luc Mélenchon, qui maîtrise très bien tout ce dont nous parlons depuis une heure, mette son discours « d’ouverture » en sourdine, celui de 2012, pour un projet plus « ferme » ? Son équipe dit assumer ce déplacement au nom du sentiment majoritaire du peuple, pourtant !
J’ai souvent discuté avec lui : ça vient de sa formation politique. Il a un formatage très traditionnel ; c’est un ultra-laïc et ça pèse sur son évolution. Il a mené une plutôt bonne campagne en 2012, car elle était collective ; là, il pète les plombs. J’aime mieux le dernier appel des évêques de France, pour « retrouver le sens du politique », à ce qu’il raconte désormais. Sans même parler de la question universaliste, unique en France : nous sommes républicains et seul notre modèle en vaut la peine. Je préfère parler de « multiversalisme » et, au slogan altermondialiste « Un autre monde est possible », je préfère « D’autres mondes sont possibles ».
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Zahra Ali : « Décoloniser le féminisme », juin 2016
☰ Lire notre article « Ngô Văn, éloge du double front », Émile Carme, mars 2016
☰ Lire la traduction du texte de Booby Seale, « Black Panthers – pour un antiracisme socialiste », décembre 2015
☰ Lire notre entretien avec Médine : « Faire cause commune », septembre 2015
☰ Lire notre article « Tuer pour civiliser : au cœur du colonialisme », Alain Ruscio, novembre 2014
☰ Lire « Henri Curiel, entre deux rives » (Memento)