Entretien inédit pour le site de Ballast
Amazon serait, selon une étude du cabinet OC & C Strategy consultants, l’enseigne préférée des Français. Pratique, rapide, efficace ; soit. Mais comme le révélait le journaliste Jean-Baptiste Malet, auteur de l’enquête En Amazonie : « Il faut que le consommateur comprenne que, si son livre arrive aussi vite dans sa boîte aux lettres, c’est parce que l’envers du décor est aussi violent. » Acheter n’est jamais un acte anodin, surtout lorsque l’on sait que la Confédération syndicale internationale a désigné son PDG, cette année, comme « pire patron au monde ». En ces fêtes de fin d’année qui s’approchent, un mouvement de boycott a été lancé : Amazon Anonymous. Nous nous sommes entretenus avec Renny Aupetit, libraire parisien (Le Comptoir des mots) à l’origine d’une plate-forme en ligne, « mutualiste » et soucieuse de préserver le « lien social » — il l’assure : « Il est encore temps de résister ».
Pourquoi avoir pris position par rapport à Amazon ?
Je suis quelqu’un de pragmatique ; je vis dans un monde où on a le droit d’avoir des concurrents et Amazon a le droit, comme tout le monde d’exercer, son métier. En tant que citoyen, je sais qu’Amazon doit de l’argent à l’État Français, qu’il a sa holding domiciliée au Luxembourg, qu’il contribue peu à l’économie française et qu’il ne respecte pas la législation du travail. Et cela m’interpelle. En tant que libraire, je sais qu’Amazon tente de contourner la loi sur le prix unique du livre. Je dis donc aux lecteurs : « à chaque fois que vous en achetez un livre, demandez-vous à qui vous l’achetez et qui vous avez envie de renforcer ou de soutenir ? » Je donne juste les éléments pour que les lecteurs et les internautes sachent à qui ils ont affaire.
Vous allez tout de même, dans une tribune parue dans le journal Le Monde cette année, jusqu’à le désigner comme un « voyou ».
« Amazon incarne un système capitalistique poussé à l’extrême, contre lequel une grande partie de la planète essaie de lutter. »
C’est un voyou qui applique des méthodes de voyou. Mais je ne fais qu’interpeller les lecteurs en leur disant : maintenant que vous connaissez les méthodes de cet opérateur, faites comme bon vous semble ! Je veux leur dire : ne regardez pas seulement votre petit intérêt personnel mais aussi les enjeux sur la société. En achetant à Amazon, on renforce un système qui n’est pas contributif à l’économie du pays. Les gens se plaignent, en France, de payer des impôts, mais plus ils utilisent Amazon, plus ils ont de chances d’en payer ! Savez-vous que si vous additionnez Google, Apple, Facebook et Amazon, en termes de chiffres d’affaire, on obtient le PIB du Danemark ? C’est-à-dire que ces quatre sociétés équivalent au PIB du 35e pays dans le monde. Et tout ça échapperait à l’impôt ? Tout ça, ce sont des écoles ou des hôpitaux que nous n’aurons pas. Là, ça n’a plus rien à voir avec le monde du livre, c’est un débat de société. Si je sais que mon boulanger a une holding au Luxembourg, j’arrêterai de lui acheter du pain !
Et que répondez-vous à ceux qui traiteraient votre combat de « passéiste » ou d’hostile aux nouvelles technologies ?
Que ce n’est pas le sujet ! Je vends des livres sur Internet, je vends des livres numériques. Il n’y a pas « le moderne » qui s’affranchit de toutes les lois et « le ringard »… Je respecte un écosystème, je vis dans un monde régulé, avec des lois, une législation, avec des accords entre pays. Pourquoi dire « moderne = Amazon » ? Et pour le dire d’une manière moins polémique, oui, Amazon a un peu révolutionné la manière d’acheter des produits culturels, et des livres en particulier. Mais ils le font sans aucun respect des équilibres — même aux États-Unis, les États cherchent à contrer leur développement. Amazon incarne un système capitalistique poussé à l’extrême, contre lequel une grande partie de la planète essaie de lutter. Sauf que la machine s’est tellement emballée, que ces sociétés-là sont tellement puissantes qu’aucun État – que ce soit la France, ou en Europe ou aux États-Unis – n’arrive à freiner cette dynamique folle.
Donc quand le PDG d’Amazon, Jeff Bezos, explique que « rendre les livres accessibles est bon pour la culture », cela vous fait doucement rigoler ?
Il peut dire ce qu’il veut. Mais si je prends l’exemple de la France, là où Amazon est le plus puissant, c’est essentiellement dans les zones urbaines. Donc c’est mensonger et manipulateur.
Pour réagir de façon concrète, vous avez lancé Lalibrairie.com. Quelle était l’idée de départ ?
« Ce n’est pas politicien, c’est politique. C’est un enjeu de société. »
La démarche est toute simple : c’est du commerce connecté. C’est-à-dire que derrière Lalibrairie.com, il y a des vraies librairies. Nous ne sommes pas des « passéistes », nous sommes « modernes » comme Amazon : j’ai bien compris qu’il était plus pratique pour tout le monde de pouvoir se renseigner, commander et réserver des livres de chez soi, bien au chaud, à partir d’Internet. Simplement, je dis : vous pouvez passer votre commande puis la retirez chez un commerçant culturel – que ce soit un libraire ou un marchand de journaux. Donc je développe un réseau : aujourd’hui 1 800 l’année prochaine 3 000. Je propose aux libraires, qui n’en ont pas forcément les moyens, de vendre également des livres via Internet. C’est quand même incroyable : on est en France, les livres sont écrits par des auteurs français, édités par des éditeurs français, lu par des Français, et l’opérateur qui pourrait devenir le premier libraire de France est une structure domiciliée au Luxembourg !
Sur la charte de votre site, vous mettez en avant le lien social, le commerce de proximité et les acteurs locaux. Vous revendiquez-vous d’une démarche politique ?
Oui. Au sens noble du terme. Ce n’est pas politicien, c’est politique. C’est un enjeu de société. Je suis généticien et je pense que chaque innovation technologique est un progrès potentiel : l’électricité, le nucléaire, Internet… Après, tout dépend de l’utilisation que l’on fait de ces découvertes. Si demain on en vient à favoriser une société où chacun commande chez lui et se fait tout livrer, un grand nombre de gens n’auront finalement adressé la parole à personne dans la journée. Cette société où l’humain ne serait pas au centre, je n’ai pas envie d’y vivre. Je pense que c’est extrêmement important de sortir de chez soi et d’aller récupérer la commande qu’on a effectuée chez un vrai commerçant. Je ne veux pas imposer mon modèle à tout le monde, mais je suis très content, par exemple, d’avoir dans notre réseau des magasins qui sont le dernier commerçant du village, celui qui fait le grand écart entre la Poste, le dépôt de journaux, la station-service et un peu d’épicerie…