Entretien inédit | Ballast
Nous sommes au début des années 1980 : Marc, Philippe, Catherine et une poignée d’amis ne veulent pas de l’avenir qu’on leur propose ; ils décident de prendre la tangente. Direction le plateau des Millevaches, dans la Creuse. En plus de leur expérience communautaire, la joyeuse troupe décide de s’attaquer à la production pour prouver qu’il est possible non seulement de vivre, mais aussi de travailler « autrement ». En 1988, après plusieurs années de formation et de tâtonnements, ils créent la scierie Ambiance Bois. Ils sont six à y travailler, sans patron, en se partageant les tâches et les responsabilités. Vingt-huit ans plus tard, Ambiance Bois existe toujours. Les six du départ sont aujourd’hui vingt-cinq et les activités se sont diversifiées : en plus de produire et vendre du parquet et du lambris avec du bois de la région, Ambiance Bois construit et installe maintenant des maisons en bois. Marc, présent depuis le début, nous raconte ses vingt-huit ans d’expérience politique autogérée. Vingt-huit ans à tenter d’œuvrer malgré le cadre productif capitaliste, sans y perdre son âme et son énergie. Vingt-huit ans d’ancrage sur un territoire. Vingt-huit ans à mettre ses idéaux au contact du réel.
À Ambiance Bois, les 25 travailleurs sont tous « agents d’usinage du bois ». Vous avez tous le même statut aux yeux de l’administration. Cette égalité sur le papier se vérifie-t-elle dans la réalité ? Tout le monde décide de tout ? Tout le monde touche à tout ?
Il est clair que la parole des uns et des autres n’a pas le même poids. On n’a pas tous la même présence, la même façon de s’exprimer, le même intérêt pour Ambiance Bois, la même histoire dans l’entreprise… Il y a une inégalité dans la prise de parole et la façon dont elle est perçue. Cette inégalité n’est pas statutaire, alors on travaille avec ça et on le prend en compte. Mais la possibilité que chacun s’exprime sur tous les sujets est réelle, et il y a aussi plein de manières de peser sur l’entreprise sans que cela passe par la prise de parole en réunion. Tout le monde ne décide pas de tout quand on est 25. Il y a plein d’activités au sein d’Ambiance Bois qui ne relèvent pas de tout le monde mais des gens qui s’en occupent. Par exemple, l’équipe plus spécialisée sur l’aspect commercial a ses propres réunions, assez régulières, au cours desquelles ils réfléchissent sur leur activité. Pour que tout le monde ait une vision d’ensemble sans pour autant tout gérer, on a différents niveaux de décision, qui correspondent à l’activité dont on est responsable à un moment donné. Mais les décisions importantes qui concernent l’entreprise (l’embauche d’une nouvelle personne, un investissement qui nous engage sur des niveaux financiers importants ou à long terme, ou une modification de l’organisation du travail entre nous) sont prises en réunion générale de toute l’équipe.
« La dominante, c’est que personne n’est mono-tâche. »
Concernant le partage des tâches, on n’est pas dans une situation où tout le monde fait tout. Il y a trop de métiers différents et on ne peut pas passer indifféremment à n’importe quel poste, sans compter qu’on n’a pas envie de tout faire. La dominante, c’est que personne n’est mono-tâche. En général, chacun s’occupe à la fois des activités de production et d’autres de bureau, mais ce n’est pas une règle absolue et ça dépend aussi des goûts et des aspirations de chacun, ou encore de nos limites physiques. On a les uns et les autres des boulots où on est plus en position d’exécutants et d’autres de décideurs. Par ailleurs, la gestion du temps laisse une large place aux aspirations individuelles et à la manière dont chacun veut s’organiser. Moi, j’ai une grosse dominante administration, gestion et compta. Ce sont les domaines sur lesquels je passe l’essentiel de mon temps. J’ai eu très longtemps une intervention sur des postes basiques de production (sciage, rabotage) mais je ne le fais plus depuis un an pour raison de santé. À part ça, je suis chauffeur de poids lourds et très investi sur la partie formation des jeunes qui représente environ 2 mois de travail par an.
Comment vous organisez-vous pour que l’information circule et que la parole de chacun soit prise en compte ?
Pour que l’information circule, il y a une modalité d’organisation qui aide pas mal : tous les jours, on fait une pause d’une demi-heure qui regroupe toutes les personnes qui travaillent sur le site. Des infos s’échangent, de manière plus ou moins formelle. Et ça se passe dans une salle entourée de tableaux d’affichage. Et quand on veut être sûr que tout le monde reçoive une info, on diffuse l’info par un courriel général. On a aussi une réunion mensuelle d’information et de prise de décisions. Sinon, l’info circule dans les petits groupes de travail. Pour la construction de maison, l’équipe chantier a ses propres réunions. Et puis quand des groupes de 3 ou 4 sont sur un chantier sur une période assez longue, l’info circule plus facilement que dans les groupes de 25. Pour la prise de parole, il n’y a pas de méthodologie régulière ou systématique. Ça nous arrive de pratiquer des tours de table sur certains sujets importants mais c’est pas fréquent car quand tu fais un tour de table à 25, à la fin du tour, il s’est passé 2 h 30 ! On fonctionne plus sur des prises de paroles volontaires. Et même si on ne vote pas, on fait quand même un tour rapide pour vérifier que tout le monde est d’accord. Le fonctionnement a ses limites, notamment dans la répartition de la parole, mais il est assez efficace et génère globalement pas mal de satisfaction.
Vous ne votez pas ?
On est plutôt sur un mode consensuel, à savoir, la décision qu’on va prendre quand plus personne ne s’y oppose catégoriquement. Ça ne veut pas dire que tout le monde est d’accord avec la décision mais que tout le monde accepte qu’elle soit prise.
Votre PDG est tiré au sort. Pourquoi ce choix ?
En interne, le PDG n’a aucune signification. Il sert très peu, même vis-à-vis de l’extérieur, personne ne sait qui est le PDG, mis à part sur certains papiers administratifs. Le seul facteur qui différencie le PDG d’un autre, c’est qu’il porte la responsabilité pénale de l’entreprise. Comme on n’a pas trouvé de moyen de la porter collectivement, on la porte à tour de rôle. Ce qui est important ce n’est pas que le PDG soit tiré au sort, c’est que tout le monde va l’être à un moment ou un autre sur une période assez longue de vie de l’entreprise.
Vous fabriquez du parquet, du lambris et des maisons avec du bois de la région. Votre motivation de départ était de « travailler autrement ». Auriez-vous pu le faire en vendant des ordinateurs, des services à la personne ou des titres de créance sur les marchés financiers ?
« La motivation de départ n’était pas de travailler le bois mais de travailler autrement. On n’aurait pas pu faire n’importe quoi : du fer, du papier, de la production alimentaire… »
Ce n’est pas l’activité qui nous a réunis au départ même si depuis, parmi les gens qui sont rentrés dans Ambiance Bois, certains sont venus pour l’aspect bois, charpente ou construction de maison. Mais la motivation de départ n’était pas de travailler le bois mais de travailler autrement. Pour autant on n’aurait pas pu faire n’importe quoi. On voulait produire un bien qui nous semblait utile pour tout le monde et nécessaire pour vivre. Ça aurait pu être du fer, du papier, de la production alimentaire… Il y avait plein de choses possibles mais aussi plein de choses pas possibles. Un critère fondamental était d’être dans le travail de production destiné à répondre à un besoin essentiel de la vie. Un autre choix important au départ, était de faire quelque chose qui ressemble un peu à une petite usine. C’était important de montrer que, y compris dans un travail de type industriel, on peut mener ça de manière humaine, autogérée, responsabilisant pour les uns et les autres. C’était et c’est toujours une dimension fondamentale pour nous. La dimension de la production dans une société, à savoir fabriquer les objets avec lesquels on vit, nous paraissait indispensable. On est un certain nombre à penser qu’il est important que chacun prenne un peu sa part de ce travail-là. Mais il ne faut pas non plus se laisser submerger par ces seules fonctions. On cherchait à trouver un mode d’organisation qui nous permette de nous épanouir et de nous investir dans d’autres domaines. Le temps partiel permet de nous faire vivre une expérience de production autogérée mais aussi de vivre plein d’autres choses dans notre vie, ce qui fait que nous ne sommes pas que dans la production économique.
Économie sociale et solidaire, entrepreneuriat social, entreprises libérées, l’idée de « travailler autrement » est à la mode. Qu’est-ce qui différencie Ambiance Bois des coopératives comme le Crédit Agricole ou des entreprises comme Google qui pratiquent le management à la cool et offrent plus de souplesse à leurs employés ?
Une chose fondamentale est de savoir pour qui et au bénéfice de qui on travaille. À Ambiance Bois on est nous-mêmes décideurs et bénéficiaires de notre activité. Ce n’est pas seulement une forme d’organisation du travail différente, on se redistribue les bénéfices et on vit de cette activité là. Si on est organisés comme ça, ce n’est pas pour atteindre une meilleure performance mais pour que soient prises en compte les aspirations individuelles des gens qui composent l’entreprise. Il y a des points communs avec différentes autres formes d’organisation du travail qui peuvent se tester ailleurs mais il y a des différences qui relèvent de l’état d’esprit, du pourquoi on fait les choses, qui changent fondamentalement la manière dont ça se passe et surtout qui relèvent du pouvoir : il ne s’agit pas seulement d’organiser le travail de manière souple et humainement gratifiante, il s’agit pour les travailleurs d’avoir le véritable pouvoir de décision sur l’entreprise et tous ses grands choix fondamentaux.
À Ambiance Bois, on ne travaille pas pour assurer une rentabilité au capital investi, mais pour permettre à des êtres humains de vivre dignement, et si possible plaisamment leur travail, en tout cas pas dans une situation de domination et d’en tirer de quoi subsister. C’est l’équipe de travail et les gens qui la composent qui sont le facteur fondamental, la raison d’être même de ce projet. Et ce devrait être la raison d’exister de toute entreprise : produire quelque chose d’utile pour la société, et permettre aux salariés d’en tirer leur revenu, en respectant les utilisateurs. Ensuite, si ça permet aussi d’assurer une certaine rémunération des capitaux investis, tant mieux, mais ce n’est pas le but premier, la raison d’être de l’entreprise. L’autre chose qui nous différencie, c’est qu’on n’est pas simplement une entreprise, pas juste un endroit où on crée un produit, du travail de la valeur. On est installés et investis dans le milieu territorial dans lequel on est. On agit pour l’amélioration du contexte de vie local, et pas seulement par ricochet parce qu’on a un poids économique local, mais parce que ça fait partie des motivations même de faire exister cette entreprise.
Vous avez choisi le statut assez rare de SAPO. En quoi le choix de se constituer en société anonyme plutôt qu’en coopérative vous semblait-il plus approprié pour mener à bien votre envie de « travailler autrement » ?
Au départ, on s’est posés la question de se monter en SCOP [Société coopérative et participative] mais une raison importante du choix du statut a été notre activité de production. On avait besoin de mobiliser des capitaux importants pour créer l’entreprise. On a donc dû mobiliser de l’argent qui n’appartenait pas seulement aux gens qui allaient travailler dedans. Dans les SCOP, les travailleurs ont vocation à être propriétaires de leur outil de travail. Ici ce n’est pas possible. Il y avait besoin que des gens d’autres provenances apportent de l’argent. La question est de savoir comment on fait pour que les apporteurs de capitaux et des travailleurs s’associent pour créer un outil de travail et le gérer ensemble tout en donnant priorité au facteur travail. Dans la SAPO, il y a une reconnaissance du facteur travail en tant que tel. Les personnes qui participent à l’entreprise ont le droit à la décision et à l’administration de la société et participent aux bénéfices du simple fait de leur travail, sans avoir à apporter d’argent. Dans les SCOP, il faut détenir une part sociale pour cela, acquise par transfert d’argent. Dans les SAPO, le facteur travail à lui tout seul, donne la qualité d’associé. Politiquement ça veut dire que le facteur travail est au même niveau d’importance que le facteur capital. Par ailleurs, dans une SCOP, la loi n’oblige pas les travailleurs à devenir coopérateurs. On peut ainsi rester toute sa vie dans une SCOP en étant simplement salarié. Dans la SAPO, par contre, tous les gens qui travaillent deviennent automatiquement associés au bout d’un an de présence. Ils entrent alors automatiquement dans la SCMO (Société Coopérative de Main d’Œuvre) qui est collectivement détentrice des actions travail qui donnent le pouvoir de décision et le droit à la répartition des bénéfices et au sein de laquelle les décisions sont prises suivant le principe coopératif « une personne = une voix ».
En mêlant utopie et gagne-pain, vous avez choisi de jouer selon les règles du jeu du marché. Comment une entreprise comme la vôtre, qui refuse l’hyper spécialisation, qui pratique massivement le temps partiel et a un processus de prise de décision horizontal peut-elle survivre dans un environnement compétitif dominé par le diktat de la rentabilité ? Les lois du marché vous ont-elles poussées à faire des compromis avec vos idéaux ?
« Il y a une tension permanente entre gérer l’équilibre économique et garder des rythmes de vie qui restent humains. »
Je ne suis pas sûr que le mode d’organisation hiérarchique soit plus performant que notre mode d’organisation à nous ! Je ne suis pas sûr du tout que ce postulat se vérifie dans la réalité. Notre capacité à pouvoir exister et à être rentable, je ne pense pas qu’elle soit handicapée par notre mode de fonctionnement. Par contre, la difficulté est liée à notre secteur d’activité, qui implique de lourds investissements et peu de marges, au choix de la taille, au fait d’être une petite entreprise industrielle dont les concurrents sont cent ou mille fois plus gros. Ça, ce n’est pas facile à maintenir dans le contexte économique de concurrence. Enfin, le choix de valoriser des bois locaux plutôt que d’importer des bois d’Europe de l’Est nous coûte également plus cher. Est-ce que ça nous amène à faire des compromis ? Oui certainement, il y a une tension permanente entre gérer l’équilibre économique et garder des rythmes de vie qui restent humains. On est sous pression économique, on doit souvent courir, on travaille parfois plus que ce qu’on souhaiterait. Mais le fait de s’insérer dans le système économique global n’est pas une contrainte subie. On voulait rester en contact des autres et pas vivre dans notre coin. C’est important car on avait, et on a toujours je crois, l’envie de travailler au changement social. Et on avait aussi envie d’être au cœur du système économique, de pouvoir montrer qu’on peut y agir et faire autrement et que si nous on le fait, d’autres peuvent aussi le faire.
Pendant longtemps, Ambiance Bois était, pour la plupart d’entre vous, une communauté de vie et de travail. Vous partagiez un toit mais aussi vos revenus. Pourquoi avoir fait le choix de ne plus séparer vie personnelle et vie professionnelle ? Comment arriviez-vous à faire cohabiter les deux ? Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Dans le choix de départ, c’était un positionnement fondamental de ne pas déconnecter le travail des autres tranches de la vie, ne pas faire comme si c’était des mondes à part et qu’on était tantôt un travailleur, tantôt un citoyen engagé, tantôt un ami… On est tout ça à la fois, et on ne voulait pas saucissonner nos vies en tranches, surtout si ces tranches sont en contradiction entre elles. Les différents endroits dans lesquels on s’exprime, on les veut en cohérence les uns avec les autres, idéalement, en complémentarité. On voulait qu’il y ait des transferts, que notre activité économique puisse nous permettre de nous engager par ailleurs. On a aussi fait le choix dès le début, de travailler avec des gens qui ne faisaient pas ce choix de vie. Il y avait des gens qui partageait cette globalité, et d’autres qui ne partageaient que le travail. Aujourd’hui, il y a toujours des gens, j’en fais partie, qui partagent le travail et d’autres dimensions de leur vie, mais on est un très faible nombre. Sur 25, on est 4 à partager la vie collective en plus du travail. Et la moitié des membres du collectif de vie n’est plus à Ambiance Bois. On a aujourd’hui des histoires dissociées : l’histoire collective d’un groupe qui a fait le choix de vivre ensemble et l’histoire d’Ambiance Bois qui fait l’expérience de travailler autrement.
Ambiance Bois a grandi depuis sa création, passant de 6 à 25 travailleurs. Vous avez intégré à l’équipe des personnes qui ne partageaient pas votre vie et qui n’étaient pas autant animées que les fondateurs par l’idéal autogestionnaire ? Quel impact a eu cette croissance sur la dynamique collective et la démocratie au sein de l’entreprise ?
Ça change les manières de vivre ensemble, le fonctionnement collectif. Quand on est 6, surtout si on vit ensemble, tout le monde entend tout le monde, tout le monde participe aux conversations. Dès qu’on est plus nombreux, il faut trouver d’autres modes de communication, prévoir des moments de réunion, car ça ne se fait plus naturellement comme dans un petit groupe de 6. On change la manière de procéder mais ça ne change rien à la recherche de fonctionner collectivement, ça l’enrichit plutôt d’être à 25. Aujourd’hui, on est 25 ; au départ les gens étaient animés par cet idéal, aujourd’hui les gens ne sont pas forcément tous animés par ça, c’est très intéressant, car on continue pourtant à fonctionner en autogestion et on revendique ça assez fort. Quand on s’est réunis pour nos 25 ans, c’est ce mot d’autogestion qu’on a tous voulu porter et mettre en avant, c’est un peu l’élément fédérateur. Ça montre que ce modèle autogéré n’est pas réservé à des spécialistes ou des militants. Je pense profondément qu’il est applicable à n’importe qui. On peut rentrer, sans recherche préalable, y trouver sa place et son compte même si on vient d’autres horizons. Ce mode d’organisation est fait pour tout le monde. Les gens qui disent qu’il n’y a pas d’autres modes d’organisation possible que le modèle hiérarchique, ils ne disent pas la vérité, notre expérience le prouve.
L’existence et la pérennité d’Ambiance Bois dans un système capitaliste hyper concurrentiel interrogent. En quoi pratiquer l’autogestion en entreprise contribue-t-elle à lutter contre le capitalisme ? N’y a-t-il pas un risque de contribuer à rendre la domination capitaliste et étatique plus supportable ? En d’autres termes, l’autogestion est elle soluble dans le capitalisme ?
On ne le fait pas uniquement pour notre propre satisfaction personnelle mais pour créer une alternative au mode d’organisation de la société, remettre en cause ce qu’induit le capitalisme. On n’est ni une lutte ni une caution. On se situe en opposition au mode d’organisation capitaliste du travail et de la société. On n’est pas en train de le saper, il ne se laisse pas saper facilement même par des formes d’action plus virulentes. On n’est pas en train de le détruire donc, mais on construit autre chose qui a de la pertinence. On bâtit un type de fonctionnement qui est réellement différent et quand il se complète avec d’autres types de choix (notamment les choix de consommation des uns et des autres ou les manières d’être en solidarités avec d’autres initiatives), on arrive à construire des véritables alternatives au monde dominant qui dépassent largement notre entreprise. Sur le Plateau de Millevaches, on est dans un autre mode d’organisation de la société, ça veut pas dire qu’on fait tomber le capitalisme, partout ni même localement, mais on a affaire à une construction de société autre qui relève de beaucoup de dimensions de la vie et pas seulement de l’organisation du travail. Et ça concerne suffisamment de monde pour qu’on puisse parler d’un autre mode de société possible. On est en résistance constructive.
Des recycleries, médias et cafés associatifs, l’Assemblée du Plateau, Tarnac et son Magasin Général… Ça bouge sur le plateau de Millevaches où vous êtes installés ! D’où vient cette dynamique et comment Ambiance Bois et ses membres y participent ? Parlez-nous de l’Assemblée du Plateau…
« On n’est ni une lutte ni une caution. On se situe en opposition au mode d’organisation capitaliste du travail et de la société. »
C’est un mélange de gens et une dynamique complexe qui s’inscrit dans histoire très longue (contexte de communisme rural, présence d’éléments syndicaux et révolutionnaires, notamment autour des maçons creusois) et qui est bien antérieure à notre arrivée sur le Plateau. Les uns et les autres, on vient d’horizons et de modes de contestation sociale différents, mais ça ne nous empêche pas de mener nos propres actions et d’être en soutien des actions des autres. On ne se tire pas dans les pattes, c’est ce qui est caractéristique de ce qui se passe ici. Le compagnonnage que nous mettons en place avec le réseau Repas a également permis de créer pas mal de liens. Paradoxalement, l’affaire de Tarnac a renforcé les solidarités, ça a mis en lien des gens qui sans se regarder en chien de faïence étaient critiques les uns par rapport aux autres. On a réalisé que les solidarités perçues et actives sont plus importantes que les vraies différences qui nous séparent. On est un grand panel de personnes qui font des liens les uns avec les autres. On essaie d’agir en solidarité, ça permet d’avoir une énorme force de transformation. On n’est pas porteurs du même discours ni des mêmes pratiques, mais on est porteurs d’une vraie alternative. Ce qui est à l’œuvre ici, c’est à la fois la construction d’une autre société et la lutte contre ce qui ne nous convient pas. Les moyens de lutte et de construction des uns et des autres diffèrent mais tous sont utiles.
Vous appartenez au Réseau Repas. Pouvez-vous nous en dire deux mots. Qu’est-ce que ces échanges vous apportent ? Est-ce que cela vous a permis d’aller plus loin dans la réalisation de vos idéaux ?
Pour les structures comme nous qui existons déjà, ça nous enrichit, ça influe sur nos modes de fonctionnement. On se rencontre pour échanger sur des sujets que l’on a en commun (partage des tâches, problèmes humains, argent…). Quand on échange avec d’autres, on perçoit des choses auxquelles on n’avait pas forcément pensé nous-mêmes. On va chercher des idées chez les autres, on va faire évoluer notre propre histoire à travers ce qu’ils ont fait évoluer chez eux. Mais la vocation du réseau est de permettre que de nouvelles expériences se tentent et que ça diffuse un max et qu’un peu partout, il y ait des choses qui naissent, porteuses d’une construction nouvelle, qui à leur tour vont faire émerger des projets de société et des réalités différentes.
Vous avez maintenant un peu d’expérience dans le monde de l’autogestion. Qu’est-ce que vous conseilleriez à une bande de jeunes qui, comme vous à l’époque, a envie de changer le monde ou, au moins, de vivre autrement ? Vous leur conseilleriez de se lancer dans la création d’une entreprise autogérée ?
Je leur conseillerais de suivre leurs aspirations et ne pas écouter ceux qui disent que ce n’est pas possible. Énormément de choses sont possibles, il ne faut surtout pas se limiter. Il faut vivre et construire ce dont on a envie, conformément à ses idéaux. Est-ce que ça doit passer par une entreprise ou pas, ça je n’en sais rien. A des moments, il va falloir lutter et s’affranchir des contraintes que la société porte et dont tout le monde est le relais, notamment les réseaux familiaux et amicaux, mais il y a beaucoup moins de limites que ce que l’on croit.
REBONDS
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